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Jusqu’à la fin des années 1960, les sciences humaines et sociales étaient terriblement démunies par rapport aux sciences dites « dures ». La géographie française était enfermée à l’intérieur du paradigme « classique » irréductible aux préceptes cartésiens. Elle pouvait fournir une approche problématique, un cadre conceptuel, mais pas une méthode. Mes premiers pas en géographie ont été faits dans ce contexte.

En juin 1969, j’avais soutenu une thèse de doctorat à l’Institut de Géographie Alpine de l’Université de Grenoble sous la direction de Germaine Veyret, une ancienne élève de Raoul Blanchard. Le sujet était les transformations agrosylvopastorales des communautés de la Maurienne et de la Tarentaise inscrites dans la zone périphérique du parc de la Vanoise en Savoie, France. J’étais diplômé de l’École de Commerce et de l’Institut d’Études Politiques, et ma formation en géographie était réduite aux séminaires de troisième cycle. J’adoptais la notion de « genre de vie », avancée par Vidal de la Blache et revue par Sorre (1948), tout en débordant de l’idée qu’elle était limitée à la connaissance des lieux. Selon moi, l’espace géographique est l’espace présent ; ce n’est pas un temps arrêté, car il serait l’espace du passé. L’espace présent est un temps en gestation radicalement différent de l’espace reçu qu’il utilise, certes, mais aussi de l’espace à venir qu’il construit. C’est l’articulation de l’un et de l’autre qui m’intéressait pour décrire les changements attribuables au tourisme. Cette pratique du présent mobilisait les pouvoirs (extérieurs à la région étudiée), les acteurs externes et internes, d’où les rapports de force entre projets à venir et vestiges du passé. Les mécanismes de transformation de l’espace, des structures fonctionnelles, étaient selon moi d’ordre systémique, géosystémique.

En août 1970, je fus engagé comme professeur adjoint au département de géographie de l’Université de Sherbrooke pour enseigner la géographie urbaine et les méthodes quantitatives. Pour la première spécialité, qui exigeait d’enseigner le réseau urbain des Cantons-de-l’Est, j’avançais que la réalité n’était pas dans l’existence des villes, mais plutôt dans une construction idéale faisant apparaître le fonctionnement du système urbain se déployant sur un espace et se modifiant dans le temps. Pour la seconde spécialité, j’intégrais l’enseignement des statistiques à l’informatique afin d’aider les étudiants à s’initier au décryptage du programme SPSS (Statistical Package for Social Sciences).

Durant l’été 1971, lors d’une recherche sur le terrain en Martinique dirigée par Romain Paquette, je découvris la géographie sociale, en particulier l’intérêt de la géographie des représentations et celle des comportements dans l’espace. Cette enquête menée dans la partie montagneuse du nord de l’île consistait à étudier les conditions de vie des agriculteurs et leurs représentations pour déchiffrer les choix qu’ils réalisaient entre culture vivrière et culture d’exportation (la banane) ou les deux [1]. À la manière de ma thèse de doctorat, cette recherche faisait apparaître la pression du temps et, avec elle, la menace permanente du changement.

À l’aide de grilles de lecture élaborées en géographie sociale, j’essayais de comprendre comment s’effectuaient la connaissance du milieu, l’adoption de pratiques, le rôle de la mémoire et le changement d’état de l’espace avec le temps, démarches complémentaires et sous-jacentes aux enquêtes que je mènerais sur la ville de Sherbrooke quelques années plus tard.

Dans cet article, je commencerai par évoquer des éléments de contexte qui ont sans doute influencé mon orientation, dont quelques courants en géographie sociale. Ensuite, je présenterai les démarches empiriques liées aux représentations et aux comportements d’activités qui nous ont aidés à produire la carte mentale de la ville de Sherbrooke. Certains bâtiments publics furent des repères importants de cette carte, d’où l’intérêt d’une approche sémiotique pour saisir les types de « communication » entre objets et groupes de répondants. Enfin, dans les commentaires et la conclusion, je décrirai l’intérêt et les limites de ces démarches tout en mentionnant la place occupée par ces recherches dans l’avancement de la géographie sociale québécoise.

L’espace social urbain

Les écrits de Sorre (1961) et, surtout de Claval (1973) dessinent les contours d’un paradigme qui se situe à la rencontre de la géographie et de la sociologie. Pour ce dernier, la géographie doit essayer d’élaborer des modèles relationnels susceptibles de rendre compte de la réalité sociale, par exemple, des relations entre les acteurs et les territoires. En réalité, la géographie de langue française a longtemps adopté les points de vue présents à l’intérieur de la sociologie. Vidal de la Blache (1902) retenait le paradigme holistique de Durkheim pour qui l’objet des recherches en sociologie était le fait social, adapté aux conditions géographiques. Pierre George (1964), plus engagé, considérait l’étude des conditions sociales selon une perspective plus géographique et la possibilité d’une pratique géographique qui pourrait changer ces conditions.

Si les deux disciplines ont pour objet commun la société et ses composantes, elles diffèrent par la méthode. La sociologie avant la géographie adoptait la recherche empirique, la vérification empirique de théories. Emile Durkheim dans ses ouvrages, dont Le Suicide (1897), en cherchant à se libérer du subjectivisme, proposait une méthode fondée sur la comparaison de statistiques et de caractéristiques quantitatives pour construire le concept d’« anomie ».

Face à la complexité de la réalité urbaine, d’autres lectures s’imposaient toujours. L’objet commun des modèles de Burgess (Park et Burgess 1970, [1925]), de Hoyt (1939), de Harris et Ullman (1945) fut la structure interne de la ville. Ces chercheurs ont mis en évidence un modèle respectivement concentrique, sectoriel et nucléé dont la présence impliquerait une similitude d’origines et de formes de croissance. Selon Claval (1968), il s’agissait de développer, par vérification empirique, une ou des théories pour mieux rendre compte de la réalité, ici la croissance de la ville et sa structure interne. Dans le même ordre d’idées, citons les recherches sur les aires sociales dont les auteurs, des sociologues, énonçaient une théorie du changement. À mesure que la population d’une métropole augmente, des modifications qu’on peut interpréter spatialement interviennent dans l’étendue des relations sociales, dans la différenciation des fonctions. Les auteurs élaborèrent trois indices susceptibles de décrire le changement : les statuts socioéconomique, familial et ethnique. Chacun était associé à un des trois modèles spatiaux énoncés ci-dessus. Shevky adoptera une méthode graphique pour Los Angeles (avec Williams, 1949), puis pour San Francisco (avec Bell, 1953). Une démarche quantitative, et non plus graphique, sera développée par Berry (1971) appliquant l’analyse factorielle (AF) à une matrice d’informations géostatistiques (en lignes : les unités géographiques ; en colonnes : les variables). Cette méthode lui permettra d’extraire des facteurs correspondant aux indices décrits ci-dessus qui, dans un second temps, seront interprétés géographiquement. La méthode suscite certaines controverses. Par exemple, Villeneuve (1972) affirme que les aires sociales (une aire sociale est composée d’unités géographiques – les secteurs de recensement, seule échelle disponible à cette époque – qui ont le même profil selon un des trois indices) sont des construits et non des milieux de vie, des quartiers. Toutefois, l’argument majeur en faveur de cette méthode tient à la convergence des résultats pour de nombreuses études menées sur les métropoles américaines et canadiennes dans les années 1960 et 1970. Selon Reymond et Racine (1975), l’AF fut une des bases de l’approche quantitative en géographie.

J’appliquais l’AF à la ville de Montréal (Thouez, 1973) puis à la ville de Sherbrooke (80 000 habitants). Sans entrer dans les détails méthodologiques, les résultats de l’AF pour cette dernière portaient sur deux facteurs. Le premier : le statut socioéconomique, bipolaire, opposait les quartiers favorisés du nord et de l’ouest, et défavorisés du centre-sud et de l’est de la ville. Le second regroupait les statuts familial et ethnique. Ce facteur bipolaire opposait les ménages âgés et ceux de langue anglaise (20 % de la population) établis dans les quartiers nord et en partie au centre-sud, aux ménages plus jeunes résidant à la périphérie.

Conscient des limites de cette méthode qui faisait abstraction des réalités vécues, je l’envisageais comme toile de fond pour l’inscription de problèmes sociaux, qu’il s’agisse de foyers d’incendie, d’accidents de la route ou de criminalité. Nous avons répertorié et cartographié les foyers d’incendie en 1969 et 1971 sur la carte des aires sociales de 1971. Les résultats illustrent une concentration des incendies dans les quartiers défavorisés et denses du centre-sud et de l’est de la ville. Les accidents de la route, pour ces années, donnaient des résultats similaires. Le risque d’accident avec blessures était plus élevé dans ces quartiers et sur les artères principales, dont la rue King. Les données sur la criminalité pour 1975 et 1976, en différenciant les crimes contre la propriété et les délits contre la personne, offraient deux schémas différents. La configuration spatiale des premiers (80 % du total des délits) s’apparentait à un T dont la barre était localisée au centre-ville, l’axe suivant la rivière Magog entre les quartiers nord et ouest. Les seconds (5 % de l’ensemble des délits) étaient concentrés dans le centre-sud et l’est de la ville.

Il existe plusieurs niveaux de lecture de l’espace social. Le premier niveau est celui de la délimitation des aires sociales, c’est-à-dire de la composition spatiale et sociale urbaine. Le second prévoit le croisement des données du recensement – reliées au domicile – et des données sur les phénomènes sociaux – basées sur l’occurrence des événements. Il nous permet de mettre en évidence la concentration géographique de ces problèmes dans les quartiers défavorisés de la ville. Je n’ai pas continué dans cette perspective ouverte sur le questionnement social des inégalités. Je recentrais mon intérêt sur l’espace social de la ville à l’aide de nouvelles grilles de lecture en géographie de la perception et en géographie des comportements.

La carte mentale de Sherbrooke

Dans la foulée du philosophe Boulding (1956) démontrant l’intérêt d’une approche phénoménologique des paysages urbains, deux directions ou courants enchevêtrés pouvaient être envisagés.

Le premier, avec Downs et Stea (1973), portait sur la notion de cognitive mapping : une abstraction englobant les aptitudes cognitives ou mentales nous permettant de recueillir, d’organiser, d’emmagasiner, de se rappeler et de manipuler l’information sur l’environnement spatial. La carte cognitive est la représentation organisée du temps et de l’espace par un individu, alors que la carte mentale est le produit de son action. C’est donc l’ensemble des expériences vécues et des images que l’on a d’un espace, qui préparent des actions futures. Celles-ci se réalisent lorsqu’interviennent les événements qui les favorisent. Ainsi pour Lynch (1969), la carte mentale illustre les ensembles structurants du milieu urbain selon l’exemple de Boston. Le second courant, avec Bailly (1974), adoptait le terme behavioral geography. Selon cet auteur, le comportement spatial dépend de l’évaluation que chacun se fait de son environnement, donc de l’image qu’il se façonne. Il combine les prémisses de la perception et des comportements car, selon Bailly, la vision de la nouvelle géographie consiste à privilégier les processus cognitifs et les attitudes spatiales. Cette approche était aussi celle de géographes comme Lowenthal (1973), Kates (1970) et Gould (1969). L’individu transforme les stimuli externes en contenu mental, en « système-mémoire » rappelant la perception intuitive que chaque individu a du temps et de l’espace. Cette approche mettait l’accent sur les relations interactives entre individus et territoires non plus comme cause-effet, mais sur la base de notre expérience, de nos représentations du milieu urbain.

Ces commentaires soulignent que la terminologie en géographie psychosociale en langue anglaise ou française soulevait des difficultés pour la compréhension des courants de pensée. Par exemple, un numéro spécial des Cahiers de géographie de Québec (nos 53-54, 1977) indiquait que les géographes québécois de l’Université Laval préféraient le terme de géographie humaniste voire de géographie culturelle même si les mots-clés d’identification des articles sont : image mentale, perception, paysage, vie et vécu, représentations, etc.

La recherche pour construire la carte mentale de la ville de Sherbrooke par ses résidants fut réalisée sous la direction de Romain Paquette avec les étudiants de géographie. L’échantillon était représentatif de la taille de la population de chaque quartier à l’exception du quartier ouest (où se trouve l’université). Le questionnaire comprenait trois parties : une partie socioéconomique et démographique sur le profil des répondants, une autre sur les déplacements et la localisation d’activités : achats, récréation et travail. La dernière était une question générale (inspirée de Lynch, 1969) : « Trouvez, sur le plan qui vous est fourni, la partie de Sherbrooke que vous connaissez bien. » Le plan sur lequel les répondants inscrivaient leurs réponses incluait le réseau des rues, les deux rivières et la limite administrative de la ville. La carte mentale résultait du groupement des réponses et des 471 documents cartographiques des répondants sur une matrice de 336 cellules (en X) par 224 cellules (en Y) soit une grille de 75 264 cellules (Fauteux, 1974). La valeur 1 fut attribuée à chaque élément dessiné dans une cellule. La méthode consistait à analyser chaque réponse individuelle puis à les regrouper. Souvent, les réponses individuelles aboutissaient à une superposition des zones, donc à des représentations ou des actions partagées.

Figure 1

Carte mentale de la ville de Sherbrooke dans les années 1970

Carte mentale de la ville de Sherbrooke dans les années 1970

Cette figure est issue des isolignes des classes de fréquence de la carte mentale de la ville de Sherbrooke, réalisée par par Matial Fauteux en 1974.

Le réseau routier provient de la base de données géospatiale de Statistique Canada de 2006.

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La figure 1 présente les isolignes des classes de fréquence (selon le nombre de fois que chaque cellule est citée). On note deux configurations majeures au centre de la carte, séparées par la rivière Saint-François. Les pics ont une valeur comparable (classe 13 : 176-190 citations) : l’intersection King-Wellington et le centre-ville à l’ouest du plan d’eau (noeud et zone centrale selon la terminologie de Lynch) ; ensuite, le pont Aylmer (classe 1a : 132-146 citations) qui relie le quartier est au centre-ville ; enfin, une zone polyfonctionnelle avec des gradients plus réguliers à l’est par rapport à l’ouest de la ville (zone en expansion dans les années 1970).

Les axes majeurs sont la rivière Saint-François (nord-sud), la rivière Magog (ouest-est) et la rue King (parallèle à ce dernier plan d’eau) ; les axes secondaires (ouest-est) sont le boulevard de Portland (quartier nord) et la rue Galt (quartier ouest). L’analyse secondaire des données de l’enquête révèle que les répondants dont la durée de résidence était inférieure à un an accordaient plus d’importance aux axes de transport alors que les autres, surtout ceux et celles qui avaient toujours vécu à Sherbrooke, privilégiaient les points de repère.

Cette recherche est différente de celle de Lynch (1969), car elle incluait les « espaces d’activités » (motifs des déplacements et localisation des destinations). Selon Gould (1969), il y a des liens entre images mentales et déplacements – l’expérience conférant une stabilité relative du champ perceptif. Enfin, à la différence de la psychologie sociale, qui s’intéresse à l’influence des processus cognitifs et sociaux sur les relations entre individus (relations interpersonnelles), cette approche mettait l’accent sur l’interaction spatiale.

L’analyse sémiotique des points de repère de la carte mentale de Sherbrooke

Ma rencontre avec le sociologue Raymond Ledrut à l’Université Sabatier de Toulouse en 1973, fut à l’origine de l’analyse sémiotique des points de repère de la carte mentale de Sherbroke. Ledrut avait publié son ouvrage Images de la ville cette année-là. Selon lui, l’analyse du sens des signes de la ville et des relations des citadins avec le centre-ville nous apprend plus sur leur vécu individuel et collectif, sur le symbolisme de leurs actes, que sur la ville elle-même. L’image est une forme d’adaptation de l’individu au milieu urbain basée sur l’expérience, c’est-à-dire sur une « structure de connaissance ». Par ailleurs, la ville est un champ de « significations », d’où l’importance des points de repères dont le choix est fonction de facteurs personnels et collectifs (comme la culture). Parallèlement, la thèse de doctorat de Bailly se précisait. Ainsi, en 1974, l’auteur présentait une revue synthétique des travaux sur la perception des axes routiers : il s’agissait de dégager les éléments perçus par l’utilisateur – aussi bien que par l’observateur – lors du déplacement et de trouver ce que la mémoire conservait de ce mouvement. S’appuyant sur les travaux d’Appleyard (1970), il notait que, dans le cas de l’automobiliste, ce sont les objets proches qui sont remarqués plutôt que ceux qui sont éloignés. Toutefois, ces derniers (immeubles, monuments) sont importants pour l’orientation de l’automobiliste. Les observations dépendent du mode de transport. Les repères ainsi que les schémas logiques et l’échelle sont les trois grands critères perspectifs pouvant être rattachés aux traits physiques du paysage.

La sémiotique, comme théorie générale des signes, peut s’avérer une aide précieuse à la signification des images et à l’analyse des signes. Selon cette approche, les objets topologiques peuvent être envisagés selon deux dimensions corrélées, le signifiant spatial et le signifié culturel. Ce rapport est central dans les recherches à propos de l’espace (Bailly, 1981). Selon Ledrut (1973), le centre urbain toulousain est perçu comme le lieu de projection des discours des groupes dominants. L’exploitation de ce centre, à l’aide de symboles, est le résultat de stratégies de groupes. Ce n’est plus le discours de la ville, mais celui des points de repère qui sont précisés par leur forme, leur volume, leur couleur, leur position et leur signification d’après les groupes divers qui les fréquentent ou non (Boudon, 1971).

Figure 2

Hôtel de ville de Sherbrooke, 1972

Hôtel de ville de Sherbrooke, 1972

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Empruntant cette direction de recherche, j’ai mené une enquête sur la représentation par les migrants d’origine urbaine et rurale, résidant à Sherbrooke, de six bâtiments de services publics (trois sont retenus ici) saisis comme points de repère d’après la carte mentale de la ville. L’échantillon a été construit à partir de 3000 fiches de demande d’eau et d’électricité à Hydro-Sherbrooke entre janvier 1970 et décembre 1971 (une fiche était remplie par tout nouveau résidant et indiquait l’ancienne et la nouvelle adresse). Pour donner une répartition régulière des répondants, une grille centrée sur l’intersection King-Wellington fut dessinée à l’aide d’axes de 30 degrés et de cercles de 1,6 km de ce point central vers l’extérieur. La taille de l’échantillon était de 101 répondants : 72 d’origine urbaine et 29 d’origine rurale (le seuil de 2000 habitants différenciait les municipalités urbaines et rurales).

Une planche de trois photos en couleur de l’édifice fut remise à chaque répondant (par exemple, l’hôtel de ville, figure 2). Après avoir identifié le bâtiment, le répondant devait répondre à la question : « À quoi pensez-vous lorsque vous voyez cet édifice? ». La méthode sémiotique du sociologue Greimas (1966) fut choisie comme mode d’analyse du contenu. Elle permet de découvrir trois axes de valeurs. Le premier axe comportait deux pôles, un « imagé » renvoyant à l’apparence de l’objet (cela me fait penser à…) ; l’autre « utilitaire » (bien situé, utile, etc.). Le second axe correspondait aux valeurs esthétiques (stylisé, beau, etc.).

Le troisième axe englobait des éléments affectifs et intuitifs (par exemple, je n’aimerais pas y envoyer mon enfant seul, je ne voudrais pas y habiter, etc.). Cette démarche tenait compte des réponses qui ne se rapportaient pas à l’objet lui-même, mais à la photographie. Les axes identifiés pouvaient résulter d’un décryptage subjectif. J’adoptais la méthode des axes sémantiques appliquée par Lowenthal (1973) et Harrison et Sarre (1971) pour identifier les composantes d’images. Tout d’abord, la méthode de « triades » fut appliquée aux éléments descriptifs de l’analyse de contenu. Elle consistait à identifier deux termes proches par rapport à un troisième (Bannister et Mair, 1968). Aux termes retenus, nous en avons ajouté d’autres à partir de listes préétablies (Kasmar, 1970) pour construire la grille d’axes sémantiques bipolaires à six intervalles d’évaluation (figure 3). Cette grille fut appliquée à chacun des six points de repère.

Le bâtiment 1, hôtel de ville (objet proche), est situé sur la rue Wellington. Les jugements des répondants, en particulier des migrants d’origine urbaine, furent plus négatifs que positifs : sombre, mal situé, vieux, non stimulant, tassé, terne, peu plaisant. La différence entre les deux groupes de migrants est statistiquement significative, elle peut être expliquée par une fréquence plus importante de visites par le groupe de migrants d’origine urbaine. À l’époque, le plan de revitalisation du centre-ville prévoyait la construction d’un nouvel édifice, l’immeuble en place étant alors mal adapté aux besoins d’une ville en croissance.

Le second bâtiment, la cathédrale (objet éloigné) est situé sur le plateau Marquette à proximité de la falaise qui surplombe l’artère commerciale Wellington. C’est un point de repère important surtout pour les résidants du quartier est. Malgré le nombre élevé de réponses neutres, les évaluations des migrants d’origine urbaine étaient plus positives que négatives. Les citations imagées et esthétiques dominent : beau, stylisé, dégagé, imposant (figure 3).

Le troisième bâtiment, le bureau de poste avec le drapeau canadien qui le surplombe, se trouve aussi sur le plateau Marquette mais, à la différence de l’édifice précédent, il est localisé sur une artère très fréquentée, la rue King ouest. Il présente une forme monumentale et fonctionnelle évidente. Les réponses des deux groupes de migrants sont similaires : important, bien situé, accessible, utile. Les citations « imagées » ou « affectives » ne sont pas présentes. Si les évaluations positives dominent pour les deux groupes de migrants, il n’y a pas de différence en termes de visites. Il est vrai qu’il existait un réseau de bureaux de poste par quartier, ce qui peut expliquer la faible fréquentation.

Les résultats pour les six points de repère (les autres édifices étant le palais de justice, le cégep [2] et la bibliothèque municipale) ne présentaient pas de différences majeures entre les deux groupes de migrants. Pour aller plus loin, la recherche fut poursuivie dans deux directions : le classement des points de repère selon six catégories (générale, architecturale, familiarité, environnement, accessibilité et utilité) et leur localisation par les répondants sur une carte de base de la ville. Pour les deux groupes, les préférences furent associées aux significations esthétiques et pratiques, en particulier avec l’utilité, c’est-à-dire à la relation entre la forme et la fonction. Les localisations des édifices furent groupées sur deux cartes, une pour les migrants d’origine urbaine, l’autre pour ceux d’origine rurale. Les résultats de la méthode centrographique dégageaient des figures ovales plus larges pour les migrants d’origine rurale, soulignant leur incertitude pour localiser correctement les points de repère (Thouez, 1974).

Figure 3

Axes sémantiques bipolaires

Axes sémantiques bipolaires

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Commentaires et conclusion

En 1973, Claval écrivait qu’« on parle de la géographie sociale pour faire image beaucoup plus que pour expliquer un cadre précis et vraiment structuré ». Par ailleurs, analysant les thèmes géographiques à l’ACFAS, Deshaies (2006) notait l’arrivée de la géographie sociale après 1980, même si elle n’était pas absente avant cette date sous d’autres formes comme la géographie féministe. En d’autres termes, la géographie sociale de langue française était dans les années 1970 en gestation, d’où les courants divers de recherche. Parmi les auteurs cités par Bailly (1981), je mentionnerai Frémont (1976) qui introduit l’affectivité et le symbolisme dans la géographie régionale ; Guérin et Gumuchian (1977) qui font appel à la sémiologie pour dresser une typologie des images perçues en montagne ; Ferras (1978) sur la formation de cartes mentales de deux villes du Languedoc. Si en France les méthodes de la psychologie sont introduites pour saisir le vécu individuel des humains, au Québec elles sont utilisées en géographie humaniste et surtout culturelle pour, entre autres, interpréter à travers les discours et les images les sentiments exprimés par les répondants et les acteurs. Par ailleurs, Villeneuve (2009) cite Raffestin (1980) pour qui les relations entre territoire et pouvoir passent par l’étude de la connaissance et de la pratique que les êtres humains ont de l’espace, d’où l’idée d’étudier les actions humaines dans leur contexte spatial. Il n’est pas étonnant de constater que, des deux côtés de l’Atlantique, les principaux travaux étaient consacrés à la territorialité régionale et urbaine, thèmes qui intéressaient déjà les géographes.

À l’époque, la géographie sociale de langue française n’était pas absente de mes grilles de lecture même si je m’inspirais principalement de la littérature anglo-saxonne. Nous y avons en effet tiré concepts et méthodes pour mener les recherches empiriques décrites ci-dessus, à la croisée des deux influences : anglo-saxonne et française.

Celles-ci ont eu un certain impact sur l’avancement de la géographie sociale. Cet impact se trouve à deux niveaux, d’abord au regard de chacune des trois démarches, ensuite au niveau plus général de l’apport de la géographie sociale à la connaissance.

La construction des aires sociales dans un espace urbain à l’aide de méthodes quantitatives (outre l’AF, citons la méthode des groupements, celle des chaînes d’association, etc.) issues de la psychologie est une poursuite sur de nouvelles bases de la différenciation spatiale et sociale de la ville. Cette démarche a permis de comparer les résultats entre différents espaces urbains. Berry (1971) appelait cette méthode « écologie factorielle », car elle dégageait des aires supposées homogènes dans un cadre conceptuel, celui du changement social qui varie selon les villes. En ce sens, les méthodes quantitatives étaient considérées comme des outils, des procédés pour décrire une réalité trop complexe pour être appréhendée directement par l’observateur. Les aires sociales sont indicatives de « situations » qui rendent plus ou moins bien compte de la réalité sociale, des interrelations sociales, du vécu. Dès les années 1970, ce courant néopositiviste subissait des critiques qui laissaient perplexes les jeunes chercheurs formés à cette école. Toutefois, l’apparition de données plus fines à microéchelle et celle des systèmes d’information géographique (SIG), dans les années 1980, offraient de nouvelles perspectives. Notre travail a permis de le démontrer. Au Québec, des géographes ont créé leur compagnie, comme Compusearch et Altus Géocom, pour définir à microéchelle des profils de consommateur (souvent reliés au code postal de résidence des acheteurs de telle ou telle entreprise commerciale ou de service), pour sélectionner des localisations de magasins, de services, etc. dans l’espace urbain. Cette approche fonctionnelle s’inscrit fort bien dans la société de consommation.

Certes, il manquait une approche psychosociale pour avoir une perspective plus large. Par exemple, le concept de classe sociale a peu à voir avec l’idée d’indicateurs objectifs, d’où l’intérêt d’une approche subjective des relations interpersonnelles et des relations que l’humain entretient avec le milieu. C’est ainsi que les cartes mentales sont apparues. Cette interprétation du vécu par la géographie de la perception et des comportements présente certes une difficulté terminologique expliquée par Kitchin (1994). Selon lui, le terme « carte » porte à confusion. S’agit-il d’une déclaration explicite – la carte cognitive est une carte – d’une analogie – la carte cognitive est comme une carte –, d’une métaphore – la carte peut être interprétée comme si elle était une carte –, ou d’un construit hypothétique, une fiction conventionnelle ? Dans le dernier cas, le terme « carte » n’est pas à prendre au pied de la lettre. Il s’agit en effet d’un construit basé sur l’hypothèse – qu’il est raisonnable d’admettre – que des entités sous-jacentes, ou processus, existent et qu’ils sont en principe observables. Ainsi, le débat représentation versus réalité basé sur l’idée d’un raisonnement binaire est contre-productif. Quelle que soit sa forme, la représentation est la réalité et cette dernière ne peut être distinguée de la représentation. Ainsi, la carte mentale des résidants de Sherbrooke – une des seules initiatives au Québec dans ce domaine – est la représentation qu’ont ces résidants de leur ville. Leur perception du tissu urbain combinée à leurs déplacements d’activités aide à dégager des structures fonctionnelles n’excluant pas l’imagination. Pour aller plus loin, il s’agirait de comprendre comment les représentations sont produites et remises en question. Par exemple, Rose (1993) souligne que l’analyse des paysages est profondément enracinée dans les valeurs culturelles et la connaissance masculine. Vers le milieu des années 1980, la géographie féministe adoptait au Québec une position radicale sur l’interaction sociale, en particulier sur les rapports femmes-hommes (Rose, 1984). L’interaction sociale – relations de substance selon Villeneuve (2009) – ouvrait plus grandes les portes que les relations de forme de la géographie de la perception. Selon Villeneuve, les rapports interpersonnels aidaient à comprendre l’organisation de la vie quotidienne et, à la différence de l’analyse factorielle, cette direction de recherche mettait l’accent sur les liens bidirectionnels entre l’espace résidentiel – et social – et l’espace économique tels que décrits par Villeneuve et Rose (1988) dans leur étude sur le genre et l’emploi des ménages à Montréal.

L’analyse sémantique des points de repère à Sherbrooke par les migrants d’origine urbaine et d’origine rurale aurait pu être poursuivie par celle de leur rôle dans l’orientation en ville. Par ailleurs, la sémiologie spatiale constitue une tentative intéressante pour l’étude des signes, des symboles des lieux – le centre-ville en particulier – où agissent les groupes dominants. L’influence de la symbolique dans nos sociétés est aussi présente dans les oeuvres littéraires. Selon Fremont (1980), le pays de Caux de Maupassant traduit la plénitude d’une société paysanne, ses valeurs, ses rapports sociaux et le rôle de l’argent et du plaisir. Je suis frappé qu’à l’exception de Bureau (1984, 1997, 2004), peu de géographes aient occulté le passé pour reconstruire l’espace du présent. L’analyse des textes littéraires, de l’imaginaire, débouche sur une géographie du vécu territorial qui complète les autres directions prises par la géographie sociale depuis les années 1980.

La géographie sociale a beaucoup évolué depuis 30 ans, tant au Québec que dans les autres pays de langue française. Cette évolution a, selon Deshaies (2006), favorisé une reglobalisation des relations entre les sociétés (et les acteurs) et leurs territoires. À travers la pluralité des directions de recherche des années 1970-1980, la géographie, pour reprendre les mots de Levy et Lussault (2003), peut désormais s’affirmer comme science sociale. Si elle intègre pleinement le « paradigme actoriel », elle doit aussi être concernée par le « paradigme de l’action » pour une connaissance critique et émancipatoire fondée sur le souhait de transformer la réalité.