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À partir de données recueillies sur le terrain, pratiquement aux quatre coins du monde[1], Ghislain Otis, Jean Leclair, et Sophie Thériault, proposent une lecture analytique, descriptive et comparative de la manière dont le droit est appréhendé et vécu dans les contextes où coexistent un système juridique étatique et un ou plusieurs systèmes juridiques non étatiques. Il est question ici de systèmes juridiques qui ont concurremment vocation à régir un même territoire, une même matière et une même population. Les auteurs identifient cette situation sous l’appellation de « pluralisme juridique », et ce faisant, lèvent quelques équivoques terminologiques et définitionnelles quant à la façon dont ils appréhendent cette expression dans le cadre de cette étude.

Ainsi, l’ouvrage exclut clairement de son champ le pluralisme juridique dénommé « global ou transnational »[2] et postule d’un pluralisme juridique qui au-delà du référent étatique, s’intéresse à d’autres formes de juridicités, notamment celles qui s’inscrivent justement en dehors du giron de l’État. Pour les auteurs, il faut affranchir le droit du paradigme de l’État tout en s’interrogeant sur les limites de ce qui pourrait relever du vocable « droit » et de l’adjectif « juridique ». Autrement dit, dépasser l’« étatisme juridique » sans toutefois donner dans le « panjuridisme »[3]. Contrairement aux considérations essentialistes qui enferment le droit dans un cadre nécessaire à son identification, en occurrence l’État, les auteurs s’inscrivent plutôt dans l’approche conventionnaliste portée par Brian Z. Tamanaha[4]. Cette approche prône l’identification collective du droit qui serait alors ce que les membres d’un groupe social donné conviendraient de désigner comme tel, soit toute chose pertinente en raison du fort potentiel de représentativité de toutes les couches sociales qui s’en dégage.

Il découle de ce qui précède que les auteurs appréhendent le pluralisme juridique comme une manifestation particulière du pluralisme normatif, comme l’idée d’une pluralité d’ordres juridiques pouvant exister en marge de l’État. C’est d’ailleurs en cela que par l’emploi de l’expression « système juridique », ils renvoient non seulement à l’État, mais aussi à toute autre configuration juridique capable de manifester une autonomie qui, quand bien même elle serait relative, lui permettrait de gérer et de conserver le contrôle des modalités de l’interaction qu’induit le contexte plural.

L’ensemble de l’ouvrage s’inscrit dans une démarche scientifique uniforme. Plutôt qu’une démarche prescriptive, à l’image de ce que l’on a coutume de voir dans le cadre des études portant sur le pluralisme juridique qui tendrait à le représenter comme une méthode d’appréhension du droit nécessairement bonne ou inéluctablement problématique, les auteurs optent pour une démarche descriptive qui envisage le pluralisme juridique comme une réalité empirique à décrypter, à comprendre. Il est donc question, pour eux, de décrire et expliquer à travers une analyse exégétique la rencontre des systèmes juridiques étatiques et non étatiques. Fondant leurs analyses sur les thèmes de la famille, de la justice et du foncier, les auteurs s’inspirent du vécu plurijuridique des communautés atikamekw nehirowisiwok, innus et secwépemc du Canada, roms de Roumanie, kanak de la Nouvelle-Calédonie et des îles Salomon, krou de la Côte d’Ivoire[5]… pour décrire dans la première partie de leur ouvrage les procédés de gestion du pluralisme juridique, faire état, dans la deuxième partie, des paramètres de l’action dans un tel contexte et en présenter les effets sur les différents groupes d’acteurs dans la troisième partie. La thématique choisie et les zones géographiques ciblées entrent à bien des égards dans le cadre définitionnel délimité à l’entame par les auteurs, et relèvent pour ainsi dire du « pluralisme juridique manifeste »[6] qui donne à l’ouvrage toute sa crédibilité.

Première partie : « Les procédés de gestion du pluralisme juridique »

Dans cette première partie[7], deux des trois auteurs (Ghislain Otis et Sophie Thiériault) décrivent la manière dont, en contexte de pluralité, les systèmes juridiques fonctionnent en tenant compte de l’existence les uns des autres : « Les procédés de gestion du pluralisme juridique sont donc les moyens et les actions mis en place par un système juridique pour déterminer et prendre en charge les conséquences de l’existence d’un ou d’autres systèmes juridiques » (p. 32). Le système qui met en place le ou les procédés de gestion sera appelé « système gestionnaire » tandis que l’autre en face, celui auquel se réfère le système gestionnaire sera, lui, nommé « système de référence ».

À la lumière des cas étudiés, les deux auteurs identifient deux grandes façons de procéder à la gestion du pluralisme juridique : d’une part la gestion par articulation et, d’autre part, la gestion par adaptation. La première façon de procéder suppose de la part du système gestionnaire, une acceptation partielle ou totale, formelle ou informelle du système de référence de sorte que ce dernier produit à son égard ce que les auteurs ont appelé un « effet de jure direct et contraignant ». Ce type de gestion se décline sous deux formes : l’articulation par réception et l’articulation par retrait. On parle de réception lorsque dans bien des cas le droit étatique avec une intensité forte (par le biais de la constitution ou de la loi) ou plutôt faible (de manière informelle) incorpore le droit non étatique, coutumier ou autochtone (c’est selon l’appellation usitée)[8] dans son ordonnancement juridique avec effet erga omnes. Quoique le sens contraire soit plutôt rare (le droit non étatique qui reçoit directement des éléments du système étatique), il n’est tout de même pas à exclure. Dans le cadre du retrait, il s’agit en revanche d’un système qui, au contact direct de l’autre se retire et lui cède la place dans la prise en charge d’un conflit quelconque ou d’une situation donnée. Ce retrait emporte reconnaissance par le système gestionnaire de la juridicité du système de référence et peut être le fait soit du système étatique soit du système non étatique[9].

La seconde façon de procéder, soit la gestion par adaptation suppose qu’un système s’inspire d’un autre, s’adapte et se transforme sans nécessairement reconnaître en l’autre une source juridiquement contraignante. Cette forme de gestion se décline elle aussi sous deux aspects : l’adaptation par imitation et l’adaptation par modulation endogène. L’imitation consiste pour un système juridique donné à s’inspirer de méthodes, de procédés ou de solutions qui ont cours dans un autre système et à les adapter à son contexte et à sa propre culture juridique. Il est important comme le font remarquer à juste titre les auteurs de noter que l’imitation ne s’observe pas seulement dans le pluralisme juridique tel que présenté dans cet ouvrage, elle peut aussi intervenir dans les rapports d’échange d’un droit étatique à un autre. Au demeurant, l’État tout comme les systèmes juridiques non étatiques peuvent se comporter en système imitateur. La modulation endogène, pour sa part, consiste pour un système en un ajustement de son droit en conséquence de son contact avec un autre système dont il reconnaît l’existence et l’action. La particularité de cette forme d’adaptation réside en ce que le système gestionnaire ne se contente pas de reprendre les solutions élaborées par un autre système, il puise surtout en lui-même les éléments nécessaires à sa transformation. Ce procédé est très souvent utilisé par les ordres juridiques autochtones ou coutumiers[10].

À travers les exemples concrets qui ponctuent chaque procédé exposé, c’est le caractère pratique de l’ouvrage qui est mis en avant. Cela dénote la subtilité dans l’explication des modes de gestion ainsi présentés. Intéressons-nous à présent à la deuxième partie de l’ouvrage consacré à l’action de différentes personnes engagées dans la mise en oeuvre de ces procédés.

Deuxième partie : « Les paramètres de l’action dans un contexte de pluralisme juridique »

Dans la description de l’action en milieu plurijuridique, l’auteur de cette partie, Jean Leclair, fait ressortir deux éléments essentiels à savoir les ressorts de l’action et les contextes de son déploiement[11]. Il précise d’emblée qu’aux fins de l’ouvrage l’être humain sera considéré comme ni entièrement hétéronome ni totalement autonome dans la mesure où sa liberté de choix et d’action dépend du ou des contextes dans lesquels il se trouve. L’auteur révèle par la suite que l’action en contexte de pluralisme juridique est paramétrée par les facteurs que sont la mutabilité, la cognition et la capacité. Des facteurs qui, en fonction des contextes déterminés par le degré de vitalité des systèmes juridiques, conditionnent l’action des opérateurs qu’ils soient étatiques, non étatiques ou même de simples individus :

1. Le facteur de mutabilité renvoie au caractère instable et changeant du contexte plural qui nait de la rivalité dynamique entre les systèmes juridiques en présence. Ainsi, face à la compétition normative, on peut observer un comportement stratégique venant des opérateurs des systèmes juridiques, mais aussi des individus. C’est alors la course à la recherche du for le plus favorable (« forum shopping »)[12], et le positionnement des systèmes juridiques se révèle d’autant plus fluctuant qu’ils tentent de se rendre attractifs quitte à brouiller les lignes de démarcation entre eux.

2. La cognition est le facteur qui permet d’expliquer la façon dont les acteurs d’un système appréhendent les autres systèmes. L’auteur fait état d’un regard de réticence à la reconnaissance de l’autre qui s’expliquerait par le fait que les acteurs d’un système ou d’un autre sont influencés par celui dans lequel ils se reconnaissent, le regard qu’ils portent sur les autres systèmes étant alors déformé par les routines cognitives et le conditionnement systémique.

3. Le dernier facteur cité, la capacité, apparait comme l’aptitude des systèmes concurrents à marquer leur efficacité et leur légitimité aux yeux des individus. Ce facteur présente donc un double aspect : la capacité à répondre aux attentes des populations et la capacité à établir des rapports de confiance avec ces dernières. Dans ce contexte, l’auteur parle de la notion de la spatialité de la diffusion de l’autorité des systèmes juridiques, entendu comme la capacité des systèmes à étendre leur impact sur le territoire et sur les populations, et cela est conditionné par leur degré de vitalité doublé de leur ancrage social (réponse aux attentes matérielles et symboliques).

Tous ces facteurs pris ensemble en tenant compte de la configuration contextuelle aident à une meilleure compréhension de l’interaction entre systèmes juridiques et entre systèmes juridiques et simples individus.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le contexte de déploiement de l’action en milieu plurijuridique varie selon que l’on est en présence d’un système fort ou d’un système faible. Ce degré de vitalité des systèmes vient donner une orientation à l’action des opérateurs étatiques ou non étatiques et des individus. Ainsi que le souligne l’auteur, pour les États le degré de vitalité se mesure à leur capacité à affirmer leur souveraineté à l’échelle du territoire national et à se faire les gardiens des valeurs jugées fondamentales, tandis que pour les communautés coutumières ou autochtones, il se mesure à leur capacité à assurer leur autopréservation en cherchant à garantir l’intégrité de leur système juridique. Ces points interviennent donc comme des objectifs que les systèmes juridiques, étatiques ou non étatiques, se doivent d’atteindre dans les rapports de pouvoir dynamiques et fluctuants qui les opposent. Dans la poursuite de cet objectif principal, les États développent des axes stratégiques communs et des axes stratégiques spécifiques qui, eux, varient selon le degré de vitalité de chacun. Sur la question de la catégorisation États forts/États faibles, il est important de relever à toutes fins utiles les éclaircissements qu’apporte l’auteur à ce sujet (p. 87-88) :

Un État faible est caractérisé par une capacité limitée de gouverner ou de régir sa société et, d’une manière plus générale, de nouer avec celle-ci des relations mutuellement constructives. […] Les États forts disposent d’une force et d’une capacité institutionnelle que n’ont pas les États faibles […] Quitte à nous répéter, la distinction proposée ici n’est qu’idéal typique. […] Notre objectif, ne l’oublions pas, n’est pas de fonder une théorie des États forts ou faibles, mais simplement de nous munir d’un outil heuristique pour parler de la notion de spatialité de diffusion du pouvoir des uns et des autres.

Par ces propos, l’auteur affirme sa fidélité à la posture exclusivement descriptive adoptée tout le long de cet ouvrage. Ainsi dans la quête de l’atteinte de leur objectif principal, les États ont généralement en commun l’affirmation du monopole étatique, le cas échéant, par la contrainte physique légitime, et cette démotivation passe souvent par trois éléments :

  1. L’exclusion du droit non étatique des domaines jugés névralgiques ;

  2. La standardisation des coutumes en vue d’en faire une meilleure gestion dans les contextes où elles sont multiples[13] ; et

  3. L’assujettissement des droits non étatiques au respect des valeurs que l’État juge fondamentales, entre autres, l’intérêt de l’enfant, le principe d’égalité homme-femme.

Par ailleurs, pour ce qui est des axes stratégiques propres aux États, alors que les États forts manifestent une préférence pour la non-gestion du pluralisme d’autant plus qu’ils sont en mesure de s’imposer en tout point de vue aux communautés réfractaires[14], les États faibles optent plutôt pour l’articulation par réception ou par retrait qui consiste à tendre la main aux autres systèmes juridiques non étatiques quand bien même la reconnaissance d’un système concurrent ne serait pas leur aspiration première[15]. De ces facteurs contextuels, l’auteur retient en gros que les opérateurs étatiques qu’ils soient forts ou faibles agissent, vis-à-vis des systèmes non étatiques, presque toujours dans une posture de supériorité, du reste, alléguée en ce qui concerne les États faibles. Il découle de cette posture des rapports distants qui conduisent à la méconnaissance, à l’ignorance du droit coutumier et de son milieu sauf dans le cas particulier des opérateurs étatiques dits de proximité. Ces derniers sont plus près du terrain, des populations et donc s’imprègnent mieux des réalités coutumières, leur action tant dans les États forts que dans les États faibles répond au fait qu’à un certain niveau la coopération s’impose bon gré mal gré.

Tout comme les États, pour atteindre leur objectif principal, les systèmes non étatiques ont également des stratégies communes et des stratégies spécifiques selon qu’ils sont faibles ou forts. Eu égard à l’ancrage communautaire qui caractérise les systèmes non étatiques et limite leur portée à un espace local bien déterminé, ces systèmes optent pour une politique stratégique commune, celle de l’ « auto préservation ». Cette politique consiste, en règle générale, dans le cas de ces systèmes (elle peut connaitre quelques variations en fonction des systèmes et de leur contexte) en l’acceptation de concessions en vue de les protéger un tant soit peu de l’hégémonie de l’État. De façon spécifique, les systèmes juridiques non étatiques forts se portent tantôt vers une articulation formelle tantôt vers une articulation informelle, et cela se traduit par le fait que de tels systèmes n’éprouvent pas nécessairement le besoin d’externaliser leur autorité, toutefois ils ne voient pas non plus d’un mauvais oeil la reconnaissance formelle. Les systèmes juridiques non étatiques faibles, quant à eux, ont une préférence pour l’articulation formelle. Du fait de leur faiblesse, la reconnaissance formelle est un moyen sûr d’accéder à une consécration solennelle par l’État fort plutôt qu’à une éradication. L’action des opérateurs non étatiques est donc largement marquée par le souci de préserver l’intégrité de leur système juridique. Selon qu’ils sont forts ou faibles, ils refusent ou non de se plier au droit étatique tout en recherchant plus de légitimité et d’efficience.

Par ailleurs, l’auteur fait valoir que le contexte de systèmes juridiques étatiques ou non étatiques, forts ou faibles, en concurrence détermine tout autant l’action des simples individus. Cependant, il précise avec justesse d’ailleurs que contrairement aux systèmes juridiques, les individus n’ont aucune autorité et qu’ils subissent dans une certaine mesure le contexte, d’où la variabilité notable dans leurs comportements. Pourtant, sans les considérer comme maitres de leur sort, l’auteur ne les voit pas non plus comme de simples automates évoluant au gré du contexte. En effet, il met en lumière des facteurs qui expliquent que le choix d’un individu se portera plus probablement sur un système non étatique en raison de sa force, de sa vitalité, mais aussi de sa proximité à la fois physique et axiologique. En revanche, l’individu sera plus attiré (surtout en milieu urbain, quoique la proximité supposée de l’État ne soit pas toujours garantie) par le système étatique compte tenu de la transformation de repères culturels[16] et de certaines garanties socio-économiques offertes. Dans la troisième partie de l’ouvrage, l’auteur expose les effets qui découlent du choix d’un tel ou d’un autre procédé de gestion et de l’action des opérateurs et des individus.

Troisième partie : « Les effets de la gestion du pluralisme juridique »

Pour Ghislain Otis (auteur de cette partie), il faut tenir compte, relativement aux effets de la gestion du pluralisme juridique, de deux types de situations : d’une part celle dans laquelle le pluralisme juridique n’est pas géré (la non-gestion), et d’autre part, la situation de gestion proprement dite.[17]

Les effets de la non-gestion se répercutent aussi bien sur les systèmes juridiques que sur les individus. En ce qui concerne les systèmes, l’auteur souligne qu’en pareil contexte soit ils se renforcent mutuellement (cas de parfaite convergence normative), soit ils se nuisent réciproquement (production d’externalités négatives) ou encore ils ne produisent aucun effet significatif l’un envers l’autre en fonction de la vitalité respective de chacun. Dans le cas des individus, la non-gestion est tantôt périlleuse, tantôt avantageuse. Le péril réside non seulement dans l’insécurité juridique qui peut emmener, par exemple, l’individu à encourir une peine, une obligation double pour une même conduite, mais aussi dans la relativité juridique qui émane des ordres juridiques dissemblables qui se superposent (les mêmes faits pouvant aboutir à des résultats différents en fonction du système). L’auteur décrit en la matière l’écartèlement juridique des individus duquel découle un positionnement opportuniste, un vagabondage judiciaire (mentionné précédemment sous l’appellation de forum shopping) qui, finalement, vient renforcer la situation d’insécurité juridique. Pourtant, cette situation qui paraît préjudiciable peut s’avérer favorable à certains égards selon les intérêts et les perspectives des individus. Et l’auteur soutient que le pluralisme juridique peut être source de « bipolarité » du droit. En effet, le principal avantage du contexte plurijuridique réside dans la possibilité qu’ont les individus de contourner les règles de l’un ou l’autre des systèmes ou même de les superposer selon l’avantage qu’ils en tirent. On en vient à se demander si en fin de compte l’individu n’est pas celui qui, par son action (que l’auteur nomme ici « bricolage normatif »), crée le droit qu’il entend se voir appliquer. C’est du moins la thèse que soutiennent les tenants du pluralisme juridique radical en considérant l’individu comme le siège du pluralisme juridique[18]. L’auteur bat en brèche cette thèse en argumentant que « la capacité de l’individu de s’affranchir des règles de sa communauté, de l’action des systèmes et des contres-stratégies déployées par les autres usagers du droit est parfois limitée voire inexistante » (p. 235). Pour sûr, dans le contexte plurijuridique ivoirien, par exemple, où les femmes sont très souvent illettrées (elles représentent près de 60 % de la population analphabète) et subissent fréquemment le poids de plusieurs facteurs discriminants (le genre, l’âge, l’état matrimonial…), la posture d’une femme âgée vis-à-vis de ses droits, à la croisée des différents ordres juridiques, relèvera plus de l’ignorance que d’une fine stratégie visant à tirer le meilleur des systèmes en présence.

Dans le contexte de la gestion du pluralisme juridique, les effets sont fonction du procédé usité et peuvent s’observer tant sur les systèmes juridiques que sur les individus. Ainsi en cas d’articulation, en particulier d’articulation par réception, le système récepteur subit l’effet d’une hybridation juridique (une sorte d’entre-deux juridique, ni totalement étatique, ni entièrement non étatique). Le système articulateur, lui, crée un « droit coutumier officiel » qu’il ne faut pas confondre avec le « droit coutumier vivant ». Il en découle une dualisation (le régime hybride qui cohabite avec le régime étatique) et une personnalisation du droit (le domaine d’application de l’articulation se rapporte très souvent au statut personnel des individus, une faculté d’option peut être introduite dans le droit étatique). À l’égard des individus, l’articulation par réception produit les mêmes effets que ceux qui sont engendrés dans le cadre d’une situation de non-gestion, l’insécurité juridique demeure donc vive. Cependant, ici, deux effets juridiques méritent d’être mis en lumière : d’une part, l’effet de bouclier par lequel la possibilité des conflits de normes est réduite et les solutions mises en conformité offrant ainsi une protection face aux conflits intersystémiques, et d’autre part, l’effet levier qui assure l’équivalence des statuts personnels par le transfert de droits et avantages du système étatique vers le système récepteur. En revanche, dans l’articulation par retrait, le système articulateur est mis sur la touche et s’en remet à l’autre système. Il en résulte un droit non hybridé pour le système récepteur, ce qui a pour effet de désamorcer la conflictualité normative et la concurrence. En vertu de la personnalisation du droit, les effets du retrait ne profiteront qu’aux membres d’un groupe autochtone ou d’une communauté coutumière. Les individus échappent à l’éventualité d’une double sanction, mais se voient fermer la voie de l’option ou du cumul d’avantages.

Dans le schéma d’une adaptation qu’elle soit par imitation ou par modulation endogène, les systèmes juridiques effectuent un travail sur eux-mêmes qui a pour effet d’atténuer le conflit normatif et d’intensifier la concurrence par l’augmentation de l’attractivité du système gestionnaire. À l’égard des individus, l’adaptation par imitation est bénéfique dès lors qu’elle élimine les contradictions et permet la stratégie du cumul. Cependant elle devient préjudiciable lorsque dans le contexte d’une répression par exemple, elle induit une double sanction. La question de la dualité ou de la pluralité des systèmes n’est pas régulée. Il en va de même dans le cas de l’adaptation par modulation endogène à la différence que le positionnement concurrentiel est atténué.

Dans un point particulier, l’auteur explique les effets des procédés de gestion sur le système de référence en mettant l’accent sur ce qu’il a appelé le « principe de l’internalité juridique ». Corollaire de l’autonomie des systèmes, ce principe intervient dès lors que le système de référence est considéré comme autonome, valide et effectif. Toute action du système gestionnaire allant dans le sens de la gestion du pluralisme juridique n’est alors opérante sur le plan juridique qu’envers lui-même. La reconnaissance étatique du système de référence pourra renforcer sa juridicité exoétatique, mais sera sans grande incidence sur son autonomie dans le champ social. Toutefois, comme le souligne si bien l’auteur, le principe de l’internalité juridique ne signifie pas que la manoeuvre du système gestionnaire n’a absolument aucun effet sur le système de référence. Il existe des effets dénommés « externalités » en raison de leur autorité juridique indirecte. L’auteur en dénombre quatre :

  1. l’effet de compétition qui renvoie à la persistance de l’application concurrente des systèmes ;

  2. l’effet de canalisation par lequel le système gestionnaire arrive à faire correspondre les pratiques coutumières aux catégories existantes du droit étatique ;

  3. l’effet d’adaptation et de réautonomisation qui résulte du travail que le système de référence effectue sur lui-même afin de répondre à l’action du système de gestion ;

  4. l’effet d’externalisation étatique par lequel le droit étatique par sa gestion prête main forte au système de référence dans la protection et le renforcement de son autonomie.

Conclusion

Aux termes de ce bel ouvrage, le professeur Otis se prononce sur quelques questionnements que révèle cette étude de la vie du pluralisme juridique. De l’intérêt de la gestion du contexte plurijuridique à l’épineuse question de la « résurgence autochtone » en passant par la thèse réfutée de l’individu bricoleur, la théorie de l’autonomie des systèmes (principe de l’internalité juridique) et l’hypothèse d’une gestion « pluraliste » du pluralisme, l’auteur revisite les points saillants de ce qui pourrait relever de la réalité ou de mythes dans la gestion du pluralisme juridique.

Le moins que l’on puisse dire est que cet ouvrage offre une nouvelle orientation et des perspectives novatrices dans le domaine de la recherche sur le pluralisme juridique. Il lève un pan de voile et suscite la réflexion sur des aspects jusque-là très peu explorés. L’approche non prescriptive par le regard désenchanté qu’elle induit est pour beaucoup dans ce renouvellement conceptuel qui bouscule les acquis et invite à saisir autrement la problématique du pluralisme juridique.