Article body
Le constat du caractère multiforme, voire « éclaté[1] », de la jurisprudence est certes une première leçon à tirer de ce superbe numéro spécial portant sur un aspect important de la culture juridique au pays et ailleurs. Malgré la diversité du phénomène recensée par les auteurs réunis ici, il y a une forte tendance chez les juristes à percevoir une certaine unité dans l’activité judiciaire — on parle couramment de la jurisprudence — tout comme dans l’édification de la doctrine, elle aussi souvent évoquée comme un ensemble ou même une « entité[2] ». Or, c’est une évidence que chaque jugement se démarque en ce qu’il est intimement lié à la personne qui le rend et au style qu’elle adopte pour ce faire. Quand on s’attarde au jugement comme acte de communication juridique en mettant l’accent sur la rédaction des motifs, celui qui tient la plume s’efface difficilement devant l’oeuvre accomplie, du moins dans la pratique judiciaire canadienne[3]. Si cela relève en effet d’une évidence, pourquoi les juges se demandent-ils si souvent, en relisant leurs jugements, « où est le je dans mes motifs » ? Peut-être le juge sait-il que « ses » motifs ne lui appartiennent qu’en partie. Quelle que soit son emprise sur les motifs, le jugement est surtout l’oeuvre de sa cour, source ultime de son autorité.
Il est vrai que le juge parle au nom de son tribunal et qu’il s’efforce souvent de dire le droit de façon « pure[4] » — c’est-à-dire épurée de son regard personnel — face à une question posée par les parties et un contexte dicté par les contours de l’affaire. Mais comme c’est le cas pour le professeur dans les pages d’une revue scientifique, la figure du juge se profile assurément derrière ses motifs et, au Canada du moins, le juge n’hésite pas, à l’intérieur des balises imposées par sa charge, à se dévoiler un peu[5]. Même lorsqu’il s’astreint au modèle de jugement dominant dans le système juridique qui est le sien, le juge laisse des traces personnelles dans la forme même des jugements qu’il rend[6]. Cela étant, si chaque juge sait que, même s’il tient la plume, il n’a aucunement la pleine souveraineté sur ses motifs, comment peut-il arriver à un juste équilibre entre ces styles « pur » et « impur » ? Rédigeant ses motifs en tant que membre de la cour, le juge doit être conscient qu’en application des règles du stare decisis horizontal, il peut lier ses collègues et sa cour par ses motifs, et ce, qu’il exerce sa fonction au sein d’un tribunal de première instance ou d’appel. Devant cette réalité, quelle place est laissée pour le « je » dans les motifs ?
Au moment de trancher la question, les experts ne sont pas unanimes. Une juge qui fait autorité en la matière propose à ses collègues siégeant en première instance d’écrire à la troisième personne, puisque c’est en tant que tribunal que ces juges rendent jugement : « En termes de communication, on voudrait éviter que le public fasse l’amalgame entre la personne du juge et la fonction qu’il exerce comme représentant de la cour. La distance revêt une certaine importance[7] ». Dans un autre ouvrage sur la rédaction des motifs destiné aux juges canadiens, on semble donner le conseil inverse. Constatant une tendance vers un décorum judiciaire moins marqué par le formalisme, le professeur Edward Berry fait état de ce qu’il perçoit comme une pratique judiciaire préconisant l’emploi de la première personne : « most contemporary judges prefer “I” because it acknowledges the human basis of their professional role and engages them more directly with the parties before them. “The Court” creates a much more formal and disengaged persona and tends to be preferred by judges who value strongly the impersonality of the judicial system[8] ». On dit — ce n’est qu’impressionniste — que dans les provinces et territoires de common law au Canada, le « je » domine, tandis que la pratique habituelle au Québec en première instance s’aligne sur le modèle de la troisième personne — le tribunal, et non pas le « je ». Les comparatistes pourraient peut-être y voir une piste pour démêler la question — ancienne, mais un peu fatiguée — de la force relative de la jurisprudence comme « case law » ou « decided cases » selon les traditions juridiques en cause[9]. Mais la question à savoir si le juge peut — et s’il doit — laisser son empreinte personnelle sur la facture même des motifs, et l’impact que cette empreinte peut avoir sur la légitimité du jugement rendu, ne reçoit que peu d’attention.
Pourtant, pour le décideur au quotidien, cette question est fondamentale : elle dépasse les enjeux de pure forme pour toucher à l’attitude même que l’on adopte en tranchant les litiges. Chaque fois que le juge choisit les mots qui motiveront sa décision, il doit aussi en quelque sorte choisir entre l’attitude du « je » et celle de « la cour », décidant ainsi quelle part de lui-même il révélera aux lecteurs de ses motifs. La narration à partir de la voix du « je » met l’accent sur le regard personnel du juge comme acteur dans l’affaire ; cela donne une visibilité sur l’originalité de ses propos ; l’empathie de son traitement ; son style à lui ; son « avis », exprimé parfois avec égards pour les autres, parfois non. En revanche, la perspective de la cour fait ressortir le côté impersonnel, voire ex cathedra des motifs rédigés ; elle rend palpable la retenue de celui qui écrit pour la cour ; parfois elle traduit aussi un manque d’audace, mais pas forcément, et souvent un air d’humilité, mais pas dans tous les cas.
Naviguer entre les deux pôles du personnel et de l’institutionnel dépasse la seule question technique de l’emploi du je ou du tribunal et demande au juge de réfléchir sur la place de la subjectivité dans la présentation des motifs. Certes, il y a des écueils dans l’emploi du registre « pur » : le péché de l’orgueil, l’oubli que l’autorité du juge vient de son décret et se colle à sa personne par le biais de son serment d’office et — ce qu’il faut redouter le plus — les touches inutiles de sarcasmes ou peu judicieuses d’incivilité[10]. De la même manière, si elle n’est pas maniée avec doigté, la voix impersonnelle du Tribunal peut être perçue comme manquant d’empathie ; la retenue peut être comprise comme signe d’immobilisme ; la prudence peut se lire comme un frein artificiel à la justice. Que faire ?
On pourrait penser quelque peu inusité de chercher une réponse à ce dilemme dans le droit judiciaire continental, surtout que les racines de la culture professionnelle du juge québécois, comme le professeur Jutras l’a montré de manière percutante, « sont profondément enfoncées dans le terreau de la common law[11] ». Je me permets néanmoins de diriger mon attention vers la recherche menée par le juge français Antoine Garapon qui, avec d’autres dans un ouvrage intitulé Les vertus du juge[12] portant sur les fondements philosophiques de l’action de rendre justice, offre des réflexions utiles au juge canadien qui se questionne sur la part du subjectif dans les motifs de jugement.
Les auteurs Garapon, Allard et Gros décrivent comment le juge idéal pourrait donner pleine expression aux différentes vertus qui marquent l’exercice de sa fonction. Ils identifient d’abord des vertus de « distance » qui devraient séparer le juge et celui qui est jugé (ce sont des vertus de dignité, d’impartialité, de renoncement, d’indépendance, de désintéressement et d’effacement qui devraient animer toute l’action du juge, y compris quand il rédige ses motifs)[13]. Ces qualités s’associent d’abord au statut du juge plutôt qu’à sa personne. Grâce à ces vertus de distance, écrivent-ils, le juge peut exercer une fonction impersonnelle et indépendante, lui permettant de ne pas exposer outre mesure sa personne dans le jugement qu’il entreprend, ou bien dans les motifs qu’il confectionne pour justifier sa prise de décision en tant qu’acteur institutionnel. Cette mise à distance est contrebalancée par des vertus de « proximité » (celles que l’on rattache aux instincts humains de sympathie, de compassion, d’empathie, et de sollicitude)[14]. Ces vertus encouragent, au contraire des vertus de distance, le rapprochement personnel du juge par rapport à celui ou celle qu’il doit juger. Elles l’amènent à développer sa faculté de comprendre, en termes humains, les demandes qui lui sont faites, et de demeurer sensible aux souffrances multiples auxquelles il doit faire face en salle d’audience.
C’est bien dans un exercice de balancement entre « distance » et « proximité » que le juge, dans tout geste posé sur le banc, peut construire « une relation à soi » qui tient compte, aussi, de la « relation du juge à l’institution qui est scellée par le serment[15] ». Trouver le juste équilibre entre distance et proximité permet au juge de dépasser le problème, somme toute formel, du choix entre le je et le tribunal dans la rédaction de ses motifs. Associée aux considérations institutionnelles et à la voix du tribunal, la distance permet la création d’un espace notionnel entre le juge et sa fonction. Cette distance permet, aussi, que le juge se sépare non seulement des influences extérieures « mais aussi par rapport aux sentiments intérieurs qui le rendent subjectif[16] ». Mais ceci ne doit pas se faire aux dépens d’une saine proximité qui, selon le magistrat Antoine Garapon et ses collègues, doit être palpable dans la façon que le juge rend justice, jusqu’à la facture même de ses motifs.
Plus largement, ces considérations permettent de soutenir la confiance du public dans l’administration de la justice et, ainsi, de renforcer la primauté du droit au pays, comme le souligne le juge Binnie dans l’arrêt Sheppard : « la motivation des jugements constitue un aspect fondamental de la légitimité des institutions judiciaires aux yeux du public[17] ». Cette légitimité tient, peut-on supposer, en partie à l’équilibre entre distance et proximité qui anime le travail de rédaction. Les motifs des juges doivent être guidés, nous enseigne-t-on, par des considérations éthiques qui tiennent à la personne du juge et à l’institution à laquelle il appartient. Ajoutons que les motifs se portent mieux — rédigés à la première ou à la troisième personne, peu importe — s’ils sont guidés, de concert, par des vertus quelque peu contradictoires de proximité et de distance.
Appendices
Notes
-
[1]
Le mot est employé pour exposer ce qui est décrit comme une nouvelle tendance dans la motivation des jugements en droit français dans Yves Donzallaz, « La technique de rédaction des jugements au regard des finalités de la motivation », (2019) 13 Bull. ACCPUF 73, 83.
-
[2]
Dans La doctrine, Paris, Dalloz, 2004, les professeurs Philippe Jestaz et Christophe Jamin expliquent qu’en droit, le terme « doctrine » est souvent employé pour faire référence à « l’ensemble des ouvrages » et « l’ensemble de ceux qui les ont écrits », le tout habilement qualifié par les auteurs d’« entité » (p. 2).
-
[3]
C’est un des thèmes des commentaires visant l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, sur le devoir de motiver les jugements en matière criminelle au pays. Voir, par ex., les riches développements dans Anna S. P. Wong, « What Is in a Name ? The Judicial “Duty” to Give Reasons », (2022) 69 Crim. L.Q. 237.
-
[4]
À propos de la rédaction des motifs, le juge américain Richard Posner oppose les méthodes « pure » (un style formel ou solennel) et « impure » (un style plus personnel ou familier) dans R. Posner, « Judges’ Writing Styles (And Do They Matter ?) », (1995) 62 U. Chi. L. Rev. 1421, 1426 et suiv., en prenant appui sur une distinction dressée pour la poésie par Robert Penn Warren.
-
[5]
Dans « La loi et le droit : la nature et la fonction créatrice du juge dans le système de droit québécois », (2015) 56 C. de D. 87, le juge Louis LeBel salue les qualités personnelles de la juge L’Heureux-Dubé, dont le « courage prudent » manifeste dans les motifs de cette juge qui était connue pour ses dissidences à la Cour suprême du Canada (p. 96).
-
[6]
Dans une conférence inédite prononcée en mai 2021, Lord Burrows de la Cour suprême du Royaume-Uni explique que la forme imposée aux juges par le modèle classique de l’arrêt de sa cour offre une discipline et une contrainte, mais que malgré tout « judges should stamp their own personality on judgments to make them interesting and memorable » : Andrew Burrows, Judgment-Writing : A Personal Perspective, 2021, p. 11, [en ligne], [www.supremecourt.uk/docs/judgment-writing-a-personal-perspective-lord-burrows.pdf] (juillet 2023).
-
[7]
Louise Mailhot, Écrire la décision. Guide pratique de rédaction judiciaire, 2e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2004, p. 35. La juge Mailhot précise que l’emploi du je domine pour des motifs rédigés en appel selon le modèle canadien de la décision collégiale.
-
[8]
Edward Berry, Writing Reasons : A Handbook for Judges, 5e éd., Toronto, LexisNexis, 2020.
-
[9]
Convaincu que la jurisprudence en droit civil n’est qu’une simple autorité persuasive plutôt qu’une véritable source du droit, le juge Pierre-Basile Mignault refusait l’expression « case law » pour désigner la jurisprudence en droit civil canadien : P.-B. Mignault, « The Authority of Decided Cases », (1925) 3 Can. Bar. Rev. 1. Pour une lecture nuancée du problème, nourrie d’une fine appréciation de la mixité du droit privé québécois, il faut lire Adrian Popovici, « Dans quelle mesure la jurisprudence et la doctrine sont-elles source de droit au Québec ? », (1973) 8 R.J.T. 189.
-
[10]
Sur ces questions, voir Yves-Marie Morissette, « A Personal Perspective on Judgment Writing », (2022) 26 Can. Crim. L. Rev. 131, 142-157.
-
[11]
Daniel Jutras, « Culture et droit processuel : le cas du Québec », (2009) 54 R.D. McGill 273, 286. M. Jutras prévoyait, déjà en 2009, « la résurgence de l’héritage civiliste » amenée par la réforme de la procédure civile dans les années à venir (id., 288).
-
[12]
Antoine Garapon, Julie Allard et Frédéric Gros, Les vertus du juge, Paris, Dalloz, 2008.
-
[13]
Id., « Chapitre 2. Les vertus de distance », p. 31-60.
-
[14]
Id., « Chapitre 3. Les vertus de proximité », p. 61-107.
-
[15]
Id., p. 178.
-
[16]
Id., p. 43.
-
[17]
R. c. Sheppard, préc., note 3, par. 5.