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Rares sont les ouvrages abordant l’exécution en matière civile sous l’ange du droit comparé. Rares sont également les ouvrages sur la gestion publique des institutions et des professionnels chargés de cette exécution. Nous savons qu’au Québec, et depuis la suppression des shérifs, l’huissier de justice est seul compétent pour l’exécution forcée mobilière et immobilière. Afin d’exercer, ce professionnel doit être diplômé en droit et obtenir un permis délivré par la Chambre des huissiers de justice du Québec après avoir suivi avec succès une formation, un stage et une évaluation. Une fois le permis obtenu, l’huissier peut travailler à son compte ou comme salarié d’une structure déjà existante. Le système français n’est pas si éloigné. L’huissier de justice – qu’il convient d’appeler commissaire de justice depuis le 1er juillet 2022 – doit également être diplômé en droit et réussir avec succès un examen professionnel. Toutefois, s’il veut exercer à titre libéral, il est dans l’obligation d’acheter une charge souvent très onéreuse ; un héritage de l’Ancien Régime durant lequel le Roi monnayait l’exercice de certaines prérogatives de puissance publique. Mais que se passe-t-il au-delà de nos frontières ? C’est l’immense mérite de Wendy Kennett d’avoir su aborder cette question dans une très riche monographie en langue anglaise publiée aux éditions Intersentia. Contrairement aux systèmes juridictionnels, pour lesquels il existe un modèle universel, les systèmes exécutionnels sont d’une très grande diversité. Ces différences s’expliquent tant par l’histoire et la culture de chaque nation que par des impératifs d’ordre politique ou économique que l’auteur expose avec soin. Surtout, Madame Kennet ne se contente pas d’exposer les différents systèmes étudiés les uns à la suite des autres. Elle se plie, au contraire, à une véritable classification doctrinale accompagnée d’intéressantes réflexions générales sur ce qui définit l’exécution forcée et sur les limites de son harmonisation à l’échelle européenne.

L’introduction pose les bornes du sujet abordé dans l’étude. Il n’a pas pour objectif de détailler les différentes voies d’exécution nationales – les presque 600 pages de l’ouvrage n’y suffiraient pas – mais de catégoriser, selon une méthode éminemment comparatiste, les personnes chargées de l’exécution forcée et les méthodes qu’elles mettent en oeuvre pour y parvenir. Le choix a été fait de se concentrer sur l’exécution forcée des obligations civiles et commerciales de nature pécuniaire. La délicate question de l’expulsion des locataires ou des squatteurs n’y est donc pas traitée. Le choix a également été fait de se borner à certains États européens : Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, France, Pays-Bas, Pologne, Slovénie, Suède et quelques autres pays d’Europe centrale et orientale (République tchèque, Pologne, Hongrie, Roumanie et Estonie). Si l’on comprend parfaitement l’option de limiter l’étude à l’espace européen, on regrettera l’absence du Royaume-Uni et de la République d’Irlande. L’ouvrage s’adresse sans doute prioritairement à un lectorat anglophone familier de ces législations, mais les systèmes de common law se retrouvent de facto exclus d’une comparaison qui se voulait pourtant englobante.

La première partie de l’ouvrage regroupe trois chapitres de prolégomènes. Le premier chapitre présente très opportunément l’histoire des différents systèmes nationaux déjà classés en trois modèles d’exécution : le modèle administratif, le modèle d’externalisation par officier de justice et le modèle juridictionnel. Ces trois modèles viennent d’une matrice originelle de tradition romaniste qui se serait diversifiée au fil des siècles. La comparaison entre les systèmes français et allemand est tout à fait saisissante. Les huissiers français ont rapidement pris leur indépendance par rapport aux tribunaux dont ils assuraient le service d’audience. Inversement, le rôle des agents d’exécution allemands a progressivement été réduit au bénéfice du tribunal dont ils restaient dans l’étroite dépendance. Le second chapitre consacre quelques développements pédagogiques aux concepts et théories de gestion publique auxquels les juristes ne sont pas nécessairement familiers. La perspective comparatiste est encore respectée lorsque l’auteur oppose le modèle centralisé napoléonien aux traditions plus fédéralistes des pays germaniques. Madame Kennett souligne, néanmoins, que tous les États ont été confrontés, pour le meilleur et pour le pire, aux desiderata des partisans du new public management puis de la new public governance. Le troisième chapitre se concentre sur les conséquences de ces théories managériales en matière d’exécution forcée ainsi que sur les exigences du droit européen (Droit de l’Union européenne et Convention européenne des droits de l’homme) et les recommandations, moins contraignantes, de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ). L’auteur met en exergue que ces évolutions ont été particulièrement déstructurantes pour le système vertical et légicentré français tout en relevant le paradoxe que la France opte finalement pour une exécution forcée dirigée par un professionnel indépendant.

La seconde partie entend aborder, plus en détail, les législations répondant au modèle administratif d’exécution forcée (administrative model). Dans les États concernés, l’exécution forcée des créances privées et publiques est prise en charge par l’administration ; le plus souvent par le biais d’organismes publics dédiés à un niveau local ou national. Ces organismes peuvent se voir confier d’autres tâches que le recouvrement comme la prévention et le traitement du surendettement. Les agents chargés de l’exécution ont le statut de fonctionnaire. Parmi les États sélectionnés par l’auteur, un seul s’inscrit dans cette catégorie : la Suède.

La troisième partie s’intéresse aux législations appliquant un modèle d’externalisation (outsourcing) par officier de justice comme cela est pratiqué au Québec (judicial officer model). Dans les États concernés, l’exécution est confiée aux membres d’une profession réglementée spécialisée dans l’exécution forcée en matière civile. L’État ne dirige pas à proprement parler l’exécution, mais se contente d’encadrer les fonctions d’un officier public exerçant une profession libérale et auquel il confie une activité d’exécutant à titre de monopole. Ils exercent très souvent d’autres activités monopolistiques ou concurrentielles : signification des actes de procédures, constats, recouvrement amiable, médiation, etc. Ils engagent leur responsabilité professionnelle en cas de faute dans l’exécution. On retrouve ce modèle en Belgique, en France, aux Pays-Bas et dans de la plupart des pays d’Europe centrale et orientale (République tchèque, Pologne, Hongrie, Roumanie et Estonie).

La quatrième partie présente les législations attachées au modèle juridictionnel d’exécution forcée (court-centred model). Dans les États concernés, les juridictions restent responsables de l’exécution de leurs jugements et même des autres titres exécutoires. Elles agissent sur demande des créanciers qui peuvent être représentés, ce qui tend à confier un rôle important aux représentants dans la détermination de la stratégie de recouvrement. Les demandes ne sont pas nécessairement traitées par un juge au sens strict, mais peuvent aussi l’être par un greffier doté de compétences plus étendues. Les décisions du tribunal relatives à l’exécution forcée sont ensuite mises en oeuvre par un agent d’exécution dont les pouvoirs d’initiative demeurent limités. Il s’agit du modèle appliqué en Espagne, en Autriche et en Slovénie. On le retrouve aussi en Allemagne quoique légèrement hybridé puisque le Gerichtsvollzieher y dispose d’une liberté assez comparable à celle de l’huissier français ou québécois.

Les conclusions de l’étude – qui s’étendent sur près de vingt-cinq pages – sont particulièrement intéressantes. L’auteur y constate que les différentes législations européennes ont évolué selon deux tendances complémentaires ces dernières années. D’une part, un renforcement du pouvoir d’initiative des agents d’exécution. D’autre part, une simplification de l’accès aux informations patrimoniales du débiteur. Il remarque, en particulier, que le lien entre l’État et les agents d’exécution s’est globalement distendu, ce qui a eu pour conséquence juridique de renforcer leurs obligations déontologiques et leur responsabilité professionnelle. Malheureusement, le sens du service public a parfois été perdu sur le chemin de la compétitivité et de la concurrence entre exécutants. Par ailleurs, Madame Kennett estime que la numérisation de l’exécution forcée ne doit pas effrayer et, qu’au contraire, elle pourra être source de solutions efficientes en termes de recherche d’informations, d’obtention des titres exécutoires ou de saisie des actifs numériques. Cependant, ces réformes prennent du temps et la transformation numérique de la société est très hétérogène selon les États. L’auteur termine ses propos conclusifs en soulignant que l’existence de différents systèmes d’exécution est un frein naturel à la circulation des titres exécutoires et à l’exécution transfrontalière. Cependant, l’harmonisation à tout prix n’est pas non plus la panacée, car la barrière de la langue ou les inévitables subtilités imposent la plupart du temps d’employer un juriste local. Au moins à l’échelle de l’Europe, la solution résiderait peut-être dans la mise en réseau d’agents d’exécution dotés d’un haut niveau de compétences. Madame Kennett constate que des efforts ont déjà été faits en ce sens, mais qu’ils doivent être poursuivis. Il est vrai que la matière est délicate, car, comme elle le souligne, il y a toujours un équilibre à trouver entre accessibilité et équité, entre les droits du créancier et le droit des débiteurs vulnérables économiquement à un certain niveau de protection ainsi que, pour les autorités publiques, entre la nécessité de sanctionner les mauvais comportements et celle d’éviter l’exclusion sociale du débiteur.

Le fait que l’ouvrage soit d’expression anglaise et qu’il n’étudie que des législations européennes ne doit pas rebuter le lecteur québécois qui saura y puiser de nombreux éléments de réflexion pour comprendre et analyser son propre système d’exécution forcée. Il constitue surtout un appel au développement des recherches et des collaborations internationales dans un domaine juridique d’une importance pratique considérable, mais encore trop ignoré par les universitaires de part et d’autre de l’Atlantique.