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Les droits sociaux en France sont consacrés par le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel il est reconnu valeur constitutionnelle dans la mesure où le préambule de l’actuelle Constitution du 4 octobre 1958 y fait référence — de même qu’il se réfère à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et, depuis la révision constitutionnelle du 1er mars 2005, à la Charte constitutionnelle de l’environnement de 2004. La principale conséquence de la valeur constitutionnelle reconnue au préambule de 1946 est donc que les principes qu’il consacre peuvent servir au contrôle de la conformité des lois à la Constitution exercé par le Conseil constitutionnel. Il faut néanmoins rappeler que cette utilisation des textes auquel renvoie le préambule de 1958 pour le contrôle des lois n’a débuté que durant les années 1970. Auparavant, le préambule de 1958 était considéré comme n’ayant pas de nature juridique, et sa référence à des textes constitutionnels antérieurs semblait par conséquent d’ordre essentiellement symbolique. Au contraire, en acceptant de contrôler la loi au regard de l’ensemble de ces textes, le Conseil constitutionnel a tranché par hypothèse la question de la justiciabilité des droits sociaux résultant du préambule de 1946.

Ce préambule se présente sous la forme de 18 alinéas dont le premier rappelle les droits inaliénables et sacrés de l’être humain et réaffirme ceux qui ont été consacrés en 1789 ; outre cette référence à la Déclaration révolutionnaire, le premier alinéa paraissait essentiellement symbolique. Dans une décision de 1994, le Conseil constitutionnel en a cependant déduit le principe de dignité de la personne humaine[1]. Le deuxième alinéa dispose que le peuple français proclame des « principes politiques, économiques et sociaux », qualifiés de « particulièrement nécessaires à notre temps », qui sont ensuite énoncés dans les alinéas 3 à 18. À noter que tous ne concernent pas des droits sociaux. La doctrine considère comme tels les principes résultant des alinéas 5 à 8 et 10 à 13. Deux remarques doivent être faites à leur égard.

La première remarque est que ces alinéas sont formulés de façon synthétique, et même parfois vague, en raison du contexte d’élaboration du préambule d’octobre 1946. Ce dernier fait en effet suite à un premier projet constitutionnel, rejeté par un référendum du 5 mai, qui s’ouvrait par une déclaration des droits. Celle-ci comprenait davantage de droits sociaux, dans des articles rédigés de façon plus précise. Le préambule du 27 octobre est une formule de compromis après l’échec du premier projet. Il consacre néanmoins une liste de droits sociaux non négligeable, parmi lesquels se trouvent, selon l’ordre du texte, les éléments suivants :

  • le droit d’obtenir un emploi ;

  • la liberté syndicale ;

  • le droit de grève ;

  • le principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail et celui de leur participation à la gestion des entreprises ;

  • les conditions nécessaires au développement de l’individu et de la famille ;

  • les principes de protection de la santé, de sécurité matérielle, ainsi que la garantie du repos et des loisirs ;

  • le droit à des moyens convenables d’existence en cas d’incapacité de travailler ;

  • l’égalité et la solidarité des Français par rapport aux charges qui résultent de calamités nationales ;

  • l’accès à la formation professionnelle et à l’instruction ;

  • le principe d’un enseignement public laïc et gratuit à tous les degrés.

La seconde remarque tient à ce que, au sein de cet ensemble, une distinction a toujours été faite entre les droits sociaux qui s’assimilent en réalité à des droits « classiques », faisant principalement peser sur les pouvoirs publics une obligation d’abstention, et ceux qui, à l’inverse, sont constitutifs d’obligations positives à la charge de ces derniers. On parle aussi de droits-créances[2], dans la mesure où ils érigeraient l’individu en créancier de la collectivité, à qui il reviendrait d’assurer l’accès à tous concernant la protection sociale, la santé, le logement, l’instruction, etc. Cette image est ancienne ; elle semble plonger directement ses racines dans la Révolution française, période au cours de laquelle sera discutée l’éventuelle reconnaissance d’une dette étatique en matière d’instruction et d’assistance aux plus pauvres, et d’une créance corrélative de ceux-ci — termes inspirés de la dialectique du Contrat social alors dominante[3]. Ce sera sur cette seule catégorie des droits-créances que porteront nos propos : en effet, ils ont été visés par un certain nombre de critiques, en particulier sur leur justiciabilité, sans que ce terme ait été nécessairement employé.

Selon nous, deux grands types d’arguments ont été retenus. Ceux du premier type tendaient à établir que les droits sociaux ainsi délimités seraient injusticiables dans le sens où les juges ne pourraient pas les appliquer et les protéger. Nous verrons que, entre la période de leur consécration au niveau constitutionnel par le préambule de 1946 et l’essor de la jurisprudence du Conseil constitutionnel au cours des années 1970 et 1980, la jurisprudence administrative a pu paraître confirmer cette idée d’une impossible protection juridictionnelle des droits sociaux. Le second type d’arguments tend à faire valoir que les juges ne devraient pas appliquer et protéger de tels droits (si ce n’est avec une grande prudence…). La justiciabilité des droits sociaux n’est alors pas tant considérée comme impossible que comme inopportune, et même contraire à la compétence du Parlement démocratiquement élu pour opérer un certain nombre d’arbitrages politiques et budgétaires nécessairement complexes. Toutefois, les deux registres de discours ont souvent été inextricablement mêlés.

Signalons enfin que la notion de justiciabilité n’a été introduite que récemment dans le discours doctrinal français. Auteure d’une thèse sur la justiciabilité des droits sociaux dans le cadre européen, Carole Nivard rappelait l’origine anglo-saxonne de ladite notion. Selon elle, la justiciabilité correspond à « la capacité des tribunaux de connaître de l’allégation de leur violation par des victimes individuelles[4] ». L’emploi de la notion en France s’est développé à partir des années 2000 et 2010 : tendant à être cantonnée dans cette question des droits sociaux, elle apparaît dans des travaux plaidant en faveur de leur justiciabilité[5]. Ce fait pourrait surprendre compte tenu de ce que ces droits étaient alors appliqués depuis un certain nombre d’années, par le Conseil constitutionnel aussi bien que par les autres juges, administratifs ou judiciaires. Il manifeste en réalité une ambiguïté persistante quant à la portée du phénomène. Qu’un juge puisse appliquer les dispositions constitutionnelles énonçant les droits sociaux, soit, mais dans quel contexte ? Avec quelles significations et quelles conséquences ? En réalité, des éléments de résistance existent à l’idée d’une pleine assimilation des droits sociaux aux autres droits dits fondamentaux, qu’ils tirent leur fondement de la Constitution ou de conventions internationales. En définitive, il n’existe pas de représentation ou de croyance unanime, ni au sein des auteurs ni parmi les juges, quant à ce point. Dès lors, deux constats doivent être dressés. À l’encontre d’une culture constitutionnelle durablement hostile aux droits sociaux, la Ve République a permis de voir tranchées leur nature juridique et leur justiciabilité — dans un sens large d’application par un juge. Pour autant, leur place dans la doctrine des droits fondamentaux reste discutée, à la faveur des ambiguïtés du droit positif, lesquelles entretiennent des divisions doctrinales.

1 Une justiciabilité des droits sociaux finalement acquise

La justiciabilité des droits sociaux a été acquise progressivement sous la Ve République, à partir du moment où le Conseil constitutionnel a commencé à contrôler la loi au regard des textes auxquels renvoie le préambule de la Constitution de 1958. Auparavant, des débats existaient sur la nature juridique de ces textes, qu’il soit question de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ou du préambule constitutionnel de 1946. Si la justiciabilité des droits civils et politiques de 1789, d’une part, et celle des droits sociaux de 1946, d’autre part, semblent donc acquises au même moment, les représentations dominantes jusqu’alors établissaient en réalité une nette différenciation entre les deux catégories. Deux types de croyances caractéristiques de la culture juridique française ont eu une influence en ce sens ; elles n’ont été renversées qu’à la faveur d’une démarche éminemment pragmatique du juge constitutionnel.

1.1 Les obstacles culturels initiaux à la justiciabilité des droits sociaux

À notre avis, deux croyances ont joué un rôle décisif dans la déconsidération touchant les droits sociaux. La première tient à l’assimilation des droits de la personne à des droits subjectifs, modèle auquel les droits sociaux seraient en revanche irréductibles ; la seconde réside dans l’impossibilité supposée pour le juge de sanctionner un droit constitutif d’une obligation positive de la puissance publique.

1.1.1 L’impossible assimilation des droits sociaux aux droits subjectifs

S’il existe une croyance ancienne, et persistante, au sein de la doctrine de droit public, c’est bien qu’un droit de la personne ou — selon la terminologie plus contemporaine — un droit fondamental répond nécessairement au modèle du droit subjectif. La croyance se révèle tellement forte qu’elle fait figure de présupposé qui n’est donc, en tant que tel, pas explicité. Le concept de droit subjectif n’est, par conséquent, pas défini, et l’expression apparaît moins pour affirmer que les droits fondamentaux sont subjectifs que pour relever que les droits sociaux ne paraissent pas l’être…

La notion de droit subjectif en France vient pourtant du droit privé. Sa prégnance dans les conceptions de la doctrine de droit public tient certainement à un des facteurs décisifs de constitution de la culture juridique : la formation universitaire. En effet, le droit privé et, en particulier, le droit civil ont précédé, et longtemps « dominé » en quelque sorte, le droit public dans l’enseignement postérieur à la Révolution de 1789. À la fin du xixe siècle est apparu dans les facultés françaises un enseignement d’introduction au droit civil, qui faisait figure d’introduction à la science juridique dans son ensemble. Il sera alors question de transmettre, au-delà d’un exposé des principales institutions et règles du droit positif, une connaissance des notions transversales censées le structurer. Dans cette optique, « la grande distinction entre le droit objectif et les droits subjectifs […] a longtemps constitué la trame de la grande majorité des cours et des manuels d’introduction[6] ».

Ces notions sont d’abord doctrinales, même si des textes ou la jurisprudence peuvent employer celle de « droits subjectifs ». Il existe cependant d’intenses controverses doctrinales quant à la définition de ces derniers, lesquelles ne font que montrer son importance structurante pour la pensée juridique. Selon le lexique juridique de référence, le Droit objectif désigne l’« [e]nsemble de règles de conduite socialement édictées et sanctionnées, qui s’imposent aux membres de la société[7] », tandis que le droit subjectif correspond à une « prérogative individuelle reconnue et sanctionnée par le Droit objectif qui permet à son titulaire de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose dans son propre intérêt ou, parfois, dans l’intérêt d’autrui[8] ». Ainsi, la distinction entre Droit objectif et droits subjectifs n’est pas opposition, les seconds résultant du premier ; cela représente une conception du droit désormais majoritairement positiviste, alors que la première acception des droits subjectifs en faisait plutôt des prérogatives inhérentes à la nature humaine et, par conséquent, antérieures à la règle de droit — nous y reviendrons.

Quoi qu’il en soit, l’enseignement d’introduction au droit civil a perduré jusqu’à nos jours, mais s’est autonomisé sous la forme d’une introduction générale au droit, et les manuels s’y rapportant ne sont plus nécessairement la première partie d’un ensemble de traités relatifs au droit civil. Toutefois, tradition oblige, le cours en question est généralement attribué à des enseignants de droit privé, ceux-ci constituant donc les auteurs majoritaires des manuels sur le sujet[9]. La distinction entre le Droit objectif et le droit subjectif n’en forme plus nécessairement « la trame » ; elle reste cependant présente dans de nombreux ouvrages. La notion de « droit subjectif » imprègne donc toujours la formation reçue par les étudiants de première année de droit en France.

Or, la présentation généralement faite des droits subjectifs par la doctrine privatiste exclut les droits sociaux, faute (supposément) pour eux de répondre aux « canons » de la notion. Le professeur Marc Pichard a recherché dans les manuels les explications de cette exclusion[10]. Les arguments avancés tiennent surtout à ce que les droits sociaux seraient affectés d’une indétermination quant à ce à quoi ils ouvrent droit, mais aussi souvent une « imprécision relative au débiteur — sa personne comme la possibilité d’exercer des voies de droit contre lui[11] ». En outre, Pichard relève qu’il serait aussi difficile de les rattacher à l’une ou l’autre grande catégorie existante au sein desdits droits subjectifs. La classification proposée repose en effet sur une summa divisio entre droits patrimoniaux, susceptibles d’une évaluation en argent d’un côté, et droits extrapatrimoniaux, insusceptibles d’une telle évaluation de l’autre[12]. Le rattachement des droits sociaux aux droits de la personne devrait conduire à les relier aux droits extrapatrimoniaux ; pourtant, s’apparentant pour « la plupart d’entre eux […] à un bienfait quantifiable en argent[,] […] ils devraient être cités parmi les droits patrimoniaux[13] ».

En bref, les droits sociaux sont perçus comme irréductibles au modèle du droit subjectif par la doctrine majoritaire de droit privé, aujourd’hui encore. Il n’est dès lors pas étonnant que la doctrine (de droit public) spécialiste des droits et libertés, habituée de par sa formation universitaire à assimiler droit (de l’individu) à droit subjectif, ait longtemps utilisé des arguments proches de ceux que l’on peut lire sous la plume des auteurs de droit privé pour dénier la justiciabilité des droits sociaux. À absence de droit (social) subjectif, absence de sanction juridictionnelle possible… Si la définition du droit subjectif est difficile, nous notons cependant deux grandes tendances : « le droit subjectif sera tour à tour perçu comme ce qui aurait une réalité antérieurement à la loi (jusnaturalisme moderne, XVIe-XVIIIe ou contemporain, XIXe-XXe siècles), mais sera aussi considéré comme une faculté (ou un pouvoir) attribuée par la loi à un individu[14] ». Or, les droits sociaux sont présentés comme ne correspondant à aucune de ces deux figures du droit subjectif.

La première figure du droit subjectif est la prérogative de l’individu antérieure à la loi (au sens de règle de droit). Pendant la période révolutionnaire, quand dominent les conceptions du jusnaturalisme moderne, des discussions auront lieu dans les assemblées sur l’assistance due aux pauvres et l’instruction due à tout enfant. Des dispositions des constitutions de 1791 et de 1793 en portent la trace[15]. Pourtant, quand la doctrine de droit public se constitue, elle va dénier qu’il ait pu être question pour les révolutionnaires de consacrer de la sorte des droits (subjectifs) à l’assistance et à l’instruction. Par exemple, Adhémar Eismen précise ceci :

Les droits individuels présentent tous un caractère commun ; ils limitent les droits de l’État, mais ne lui imposent aucun service positif, aucune prestation au profit des citoyens […] L’obligation de fournir à tous l’assistance, l’instruction et le travail pourrait, tout au plus, être considérée comme un devoir de l’État ; et c’est bien seulement ainsi qu’elle a été proclamée par quelques-unes de nos Constitutions[16].

Cette opinion est alors largement répandue. Le fait que le jusnaturalisme imprégnant les révolutionnaires les a empêchés de concevoir des droits sociaux opposables à la société est contestable[17], mais peu importe : la représentation sera tenace. On en trouve trace dans la doctrine contemporaine des libertés publiques. Auteur d’un manuel de référence en la matière, Jean Rivero commentera les textes de 1791 et de 1793 en affirmant qu’ils « mettent à la charge de l’État deux obligations positives : l’assistance et le développement de l’instruction. Mais ces obligations ne sont pas la contrepartie d’un droit reconnu à l’homme. On sait que des droits “naturels”, antérieurs à la société, ne pouvaient logiquement consister en créances sur elle[18] ».

À défaut de correspondre à des droits subjectifs naturels antérieurs à la loi, les droits sociaux ne peuvent-ils alors équivaloir à un droit subjectif comme faculté attribuée par la loi — seconde figure majeure de la notion ? Dans cette acception, prérogative de l’individu et action en justice sont étroitement corrélées : à la prérogative du titulaire du droit subjectif se rattache une obligation pour un débiteur, ce dernier pouvant être directement contraint au respect de cette obligation par le juge. En raison du développement du contrôle de l’Administration par le Conseil d’État et de l’émergence conséquente d’un droit administratif sous la IIIe République, un débat aura lieu sur l’existence d’un droit subjectif (légal) à l’assistance. En effet, des dispositifs d’assistance sont mis en place par des lois de 1893[19], de 1904[20] et de 1905[21] à destination respectivement d’abord des malades, puis des enfants et, enfin, des vieillards, infirmes et incurables.

Or, la doctrine rejette de nouveau l’idée qu’il puisse en résulter un droit subjectif pour l’individu. En bref, ce dernier n’aurait, selon elle, ni les moyens de contraindre l’administration à créer le service, ce qui était certes vrai, ni ceux de faire constater par le juge son intérêt personnel à bénéficier du service, ce qui se révélait plus contestable. L’assistance serait ainsi instituée dans l’intérêt général et non dans celui, particulier, de son bénéficiaire. La doctrine soulignera en outre que le bénéfice des prestations reste sujet à l’appréciation discrétionnaire de l’Administration[22]. Ainsi, les éléments constitutifs d’un droit subjectif semblent faire défaut, dont l’action en justice (sanctionnant l’obligation du débiteur corrélative du droit) est déterminante. La multiplication des droits sociaux amènera à mettre l’accent sur ce défaut d’action en justice possible, faute pour cette justice de pouvoir sanctionner des obligations positives contre l’État.

1.1.2 L’impossible sanction des droits constitutifs d’obligations positives

Nous venons de le voir, le débat sur l’assistance au cours de la IIIe République avait conduit à mettre en avant la nature positive de l’obligation mise à la charge de la puissance publique. Dans le sillage de la terminologie contractualiste privilégiée sous la Révolution, les notions de dette (de la collectivité), de créance (de l’individu), de prestation sont employées pour évoquer les droits sociaux, fût-ce pour nier leur nature de véritables droits de la personne. Cette analyse se généralisera avec l’entrée en vigueur du préambule de la Constitution de 1946. Ce dernier émancipe le champ des droits sociaux du seul domaine de l’assistance aux pauvres pour les consacrer comme des droits de tout être humain : au développement, à la sécurité matérielle, à la protection de la santé, à des moyens convenables d’existence, à l’instruction et à la formation professionnelle… Les commentaires initiaux du préambule mettent l’accent sur la différence entre les obligations ainsi sous la responsabilité de l’État et celles qui résultent des droits de 1789, qui sont réaffirmés : l’opposition entre obligations positives versus obligations négatives, ou encore entre action et intervention versus abstention, se cristallise définitivement. Or, de l’entrée en vigueur du texte jusqu’au développement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel au cours des années 1970 et 1980, les droits sociaux constitutifs d’obligations positives paraîtront dépourvus de toute sanction : la doctrine vise par là non seulement l’absence de sanction en l’état du droit qui règne alors, mais aussi l’absence de toute sanction concevable.

Deux commentaires majeurs du préambule constitutionnel de 1946 sont publiés en 1947 : le premier est signé de Jean Rivero et Georges Vedel[23] ; le second, de Robert Pelloux[24]. Ils concordent en bien des points, à commencer par l’analyse faite des principes sociaux contenus dans les alinéas 10 à 13. Selon Rivero et Vedel, « la société, d’après l’alinéa 10, continue de s’assigner comme fin le développement de la personne ; mais, à la différence de la société libérale, elle ne croit pas pouvoir atteindre cette fin par l’abstention[25] ». En effet, les alinéas qui suivent l’alinéa 10 « ont tous un caractère commun : ils […] font [l’individu] créancier de la nation » ; la société, désormais, « assume des devoirs positifs que peut seule assurer la mise en oeuvre de services publics puissants[26] ». Ils concluent enfin leur texte par le constat d’une contradiction entre les droits de 1789 et ceux de 1946, contradiction « qui n’est pas dans les fins » mais « dans l’ordre des moyens[27] ». En effet, « [à] la seule obligation de ne pas faire en 1789, 1946 substitue […] des obligations de faire à l’égard desquelles le particulier est, vis-à-vis de la société, en position de créancier[28] ». Quant à Pelloux, il souligne qu’avec les alinéas 10 à 13 du préambule « on reconnaît aux individus ce qu’on a appelé parfois un statut positif, c’est-à-dire le droit d’exiger de l’État certaines prestations[29] ». De nouveau, l’auteur note l’opposition avec « la conception purement individualiste et libérale de 1789, [dans laquelle] l’individu possédait seulement à l’encontre de l’État un statut négatif : il se voyait reconnaître un certain nombre de libertés constituant en somme un véritable domaine réservé où l’État ne pourrait pas empiéter[30] ». Le constituant de 1946, au contraire, « s’est préoccupé de mettre au point un statut positif aussi complet que possible[31] ».

Une telle présentation des droits sociaux comme impliquant une obligation positive sera ensuite pérennisée dans les manuels de libertés publiques — matière qui apparaît dans les programmes universitaires pendant les années 50. Elle est en quelque sorte classique et semble largement converger avec le droit comparé, si bien qu’il ne nous paraît pas utile à ce stade de multiplier les références à ces manuels. Il convient en revanche de nous attacher aux raisons qui amèneront à conclure que de tels droits ne peuvent être appliqués par un juge. Rappelons que, si la Constitution de 1946 crée un comité constitutionnel chargé d’un « pseudo-contrôle de constitutionnalité[32] » des lois, il est exclu que ce contrôle s’exerce au regard du préambule. Néanmoins, la doctrine ne s’arrête pas à cet obstacle, et elle envisage les autres sanctions possibles, d’ordre politique ou juridictionnel, des principes constitutionnels relatifs aux droits et libertés.

La principale sanction politique est la question préalable, procédure par laquelle une assemblée décide qu’il n’y a pas lieu d’engager la discussion du texte soumis à son examen, du fait d’un motif d’opposition qui rendrait inutile toute délibération au fond. L’adoption de la question préalable équivaut au rejet de l’ensemble dudit texte. L’un des motifs d’adoption d’une question préalable est l’inconstitutionnalité présumée du texte. De la sorte, le contrôle du respect de la Constitution par la loi est, au premier chef, confié à l’auteur même de cette loi. Dans son commentaire, Pelloux envisage que les principes de ce texte consistant en une obligation négative puissent ainsi faire l’objet d’une question préalable. Il estime en revanche que l’on ne saurait concevoir « aucune sanction, même mineure[33] », des principes constitutifs d’une obligation positive. La pensée de l’auteur est que, si une question préalable peut être opposée à un texte enfreignant une liberté, en revanche aucune procédure ne peut permettre de réagir à l’inertie du législateur. Dans la mesure où les droits sociaux sont constitutifs d’obligations positives, ils nécessitent une mise en oeuvre législative ; en l’absence de cette dernière, aucune sanction n’en paraît possible, ce qui vaut au demeurant pour la sanction politique qu’est la question préalable comme pour la sanction juridictionnelle.

Sur ce second terrain de la sanction juridictionnelle, la doctrine rappelle que le juge administratif peut contrôler des actes administratifs au regard de la Constitution, dès lors que le vice d’inconstitutionnalité résulte de l’acte lui-même et non de la loi dont il tient son fondement[34]. Cette hypothèse, déjà limitée, ne pourrait cependant jouer selon tous les auteurs qu’en cas de suffisante précision des principes constitutionnels opposés à l’acte administratif. Selon Rivero et Vedel, il faut faire une distinction entre les différents alinéas du préambule, tous ne pouvant pas être considérés comme énonçant une règle de droit ; ce ne sera le cas que si le texte « renferme l’édiction d’une règle de conduite » et que la règle ainsi édictée « a un certain minimum de précisions, peut se résoudre en la prescription d’actions ou d’abstentions déterminées[35] ». S’agissant de l’application du préambule par un juge, Pelloux estime de même que « seules pourront être prises en considération les dispositions du préambule qui sont formulées avec assez de précision juridique[36] ». Or, les droits sociaux supposant une mise en oeuvre législative, ils seront considérés comme affectés d’une indétermination telle qu’elle fait obstacle à cette possibilité d’application juridictionnelle. Le Conseil d’État, juge administratif suprême, se rangera à cette position, les droits en cause paraissant dès lors privés de toute sanction possible. Deux jurisprudences doivent particulièrement être signalées.

En premier lieu, le Conseil d’État rejettera des demandes d’indemnisation fondées sur l’alinéa 12 du préambule constitutionnel de 1946, lequel a pour objet de garantir à tous les Français une réparation en cas de « calamités nationales ». Les demandes émanaient de personnes ayant perdu des biens en raison de l’accession à l’indépendance d’une ancienne colonie française dans laquelle elles étaient établies. Ayant cité l’alinéa 12, le Conseil d’État rejette leur requête au motif que « le principe ainsi posé, en l’absence de toute disposition législative en assurant l’application, ne saurait servir de base à une action contentieuse en indemnité[37] ». Le juge administratif refuse ici de se substituer au législateur pour établir le droit à indemnisation réclamé par les requérants. On se trouve devant l’hypothèse, souvent envisagée par la doctrine, d’une abstention du législateur à mettre en oeuvre le droit proclamé dans la Constitution. Or, affirme par exemple Rivero, « tant que l’État n’a pas réuni les moyens nécessaires pour s’acquitter de son obligation, le droit du créancier ne peut s’exercer. Il demeure virtuel[38] ». Autrement dit encore, seule la loi conférant au droit un contenu précis, le principe constitutionnel l’énonçant ne peut donc servir de fondement à un contrôle juridictionnel ; aucun juge ne peut contraindre le Parlement à adopter le texte législatif nécessaire ; une fois ce texte adopté, c’est lui qui sert de fondement à la revendication de son droit par le bénéficiaire, et non le principe constitutionnel. Ce dernier est en définitive, dans une telle conception, réduit à une simple proclamation de principe, de nature au mieux symbolique ou morale. C’est ce qu’exprime la thèse du professeur Philippe Braud sur la notion de liberté publique parue en 1968[39]. Prenant appui sur la jurisprudence précitée du Conseil d’État relative à l’alinéa 12 du préambule, l’auteur relève que « le Conseil d’État estime, en l’espèce, que le principe invoqué en défense ne saurait servir de base à une action contentieuse. C’est donc qu’il ne crée pas un véritable droit subjectif, sinon le texte n’aurait pu être écarté a priori. Le même raisonnement serait valable, à n’en pas douter, pour le droit au repos, aux loisirs, à l’instruction, etc.[40] ». Et d’ajouter : « Cette solution doit être approuvée. Les droits-obligations positives proclamés dans le Préambule ne sont pas des normes juridiques, car ils ne remplissent pas une condition indispensable : l’aptitude à l’effectivité[41]. »

En second lieu, de tels points de vue seront encore renforcés par la jurisprudence administrative relative au principe de gratuité de l’enseignement public, affirmé par l’alinéa 13 du préambule de 1946. À plusieurs reprises, le Conseil d’État refusera en effet d’annuler, comme contraires à ce dernier, des actes administratifs établissant des frais de scolarité pour l’inscription à l’université[42] ou dans des établissements français d’enseignement à l’étranger[43]. Une différence importante par rapport aux arrêts concernant l’alinéa 12 existait pourtant ici. Alors que les demandes d’indemnisation fondées sur l’alinéa 12 revenaient à solliciter directement du juge la reconnaissance d’un droit, en dehors de toute loi, tel n’était pas le cas des affaires relatives à la gratuité de l’enseignement public. En effet, le droit à l’instruction était déjà assuré par les textes. Les requêtes étaient des demandes en annulation d’un acte paraissant contraire aux modalités selon lesquelles le droit doit être exercé d’après le préambule, à savoir dans des conditions de gratuité à tous les degrés d’enseignement. Ces affaires laissaient entrevoir une possibilité d’application juridictionnelle des droits sociaux constitutifs d’obligations positives : à défaut de pouvoir contraindre le législateur à les mettre en oeuvre, le juge pourrait au moins empêcher les autorités publiques d’adopter des actes contraires à ces droits. Le Conseil d’État ferme pourtant aussi cette porte. Selon une doctrine « officielle » en ce qu’elle émane de membres de la juridiction administrative elle-même, la raison tiendrait à ce que la formule de l’alinéa 13 « paraît créer une obligation morale plus qu’un droit » ; ce ne serait donc pas une « véritable règle de droit positif, applicable sans l’intervention préalable d’aucun texte particulier[44] ».

En définitive, la prégnance de la notion de droit subjectif dans la culture juridique française et la définition des droits sociaux comme des obligations positives se compléteront et se recouperont en partie, et elles finiront par aboutir au déni de la possibilité pour un juge d’appliquer ces derniers. La représentation dominante jusque dans les années 1970 n’est pas que le juge ne doit pas protéger les droits sociaux, mais qu’il ne le peut pas ; cette inaptitude à l’application juridictionnelle conduit à conclure à leur absence de nature juridique. À partir des années 1970, au contraire, le Conseil constitutionnel appliquera progressivement l’ensemble des dispositions contenues aussi bien dans la Déclaration de 1789 que dans le préambule de 1946. Cette jurisprudence remet donc en cause le double postulat de leur absence de nature juridique et de leur injusticiabilité, dans une démarche empreinte de pragmatisme.

1.2 Le pragmatisme du Conseil constitutionnel : la justiciabilité reconnue des droits sociaux

La définition des droits sociaux comme étant constitutifs d’obligations positives a longtemps polarisé l’attention sur la difficulté liée à l’éventuelle omission du législateur : aucune procédure juridictionnelle ne paraissait permettre d’y remédier. Au fil du temps, la jurisprudence du Conseil constitutionnel conduira à envisager une autre hypothèse : celle dans laquelle les droits sociaux seraient mis en cause par le législateur, non par omission mais par action, c’est-à-dire par l’adoption de normes les (re)mettant en cause. En effet, le Conseil constitutionnel est le plus souvent saisi de la question de savoir si la loi nouvellement adoptée remet en cause ou non un droit social. Par exemple, l’introduction d’une nouvelle condition au bénéfice d’une prestation sociale méconnaît-elle les principes garantis par l’alinéa 11 du préambule de 1946 de sécurité matérielle et de droit à des moyens convenables d’existence[45] ? La baisse du taux de remboursement des soins par l’assurance maladie viole-t-elle le principe de protection de la santé énoncé par le même alinéa[46] ? Le Conseil constitutionnel est de la sorte invité à définir en quelque sorte un seuil en deçà duquel les principes constitutionnels seraient privés d’effectivité. Si la possibilité d’un tel contrôle juridictionnel paraît désormais aussi logique qu’évidente, les choses n’ont cependant été acquises que progressivement. C’est que le juge constitutionnel allait alors à l’encontre d’une culture d’injusticiabilité des droits sociaux dont nous avons vu qu’elle était bien établie. Sa démarche pour ce faire nous semble avoir été essentiellement pragmatique.

Ce pragmatisme se révèle dans les comptes rendus des délibérations du Conseil constitutionnel : à noter que ceux des années 1959 à 1993 sont désormais publics[47], ce qui inclut la période de reconnaissance de la valeur constitutionnelle du préambule de 1958 et des textes auxquels il renvoie. Rappelons de plus, en particulier pour le lecteur non français, que l’acte fondateur de cette jurisprudence est la décision Liberté d’association du 16 juillet 1971[48]. Le compte rendu de la délibération révèle que l’occasion est opportunément saisie de se faire « défenseurs des libertés[49] » ; la question de savoir si le préambule a bien valeur juridique, et avec lui les textes qu’il cite (Déclaration de 1789 et préambule de 1946), est quasiment tue. Le contraste avec l’intense débat doctrinal sur ce point, héritier d’un débat plus général sur la nature des déclarations de droits et des préambules né sous la IIIe République, se révèle saisissant. En ce qui concerne plus particulièrement les droits sociaux, ce sera en observant le même silence à l’égard des controverses sur leur nature ou non de véritables règles juridiques (que le juge administratif, nous l’avons vu, aurait pour sa part niée) que le Conseil acceptera d’en faire application. Il est vrai que, s’agissant des droits-créances, cette application est tardive ; l’idée s’était sans doute imposée entre-temps que toutes les dispositions contenues dans la Déclaration de 1789 et le préambule de 1946 constituaient bien des normes juridiques, pouvant servir de paramètres pour le contrôle de constitutionnalité des lois.

Alors que la première application du droit de grève date de 1979[50], et celle de la liberté syndicale, de 1981[51], l’apparition dans le contentieux constitutionnel de ceux des droits sociaux considérés comme des droits-créances est en effet tardive. Certes, on cite à juste titre la décision I.V.G. de 1975 en tant que première à contrôler une loi au regard d’un des principes « particulièrement nécessaires à notre temps » du préambule de 1946 : le principe de protection de la santé[52]. Encore faut-il souligner que le contentieux en cause n’avait en rien trait à un droit social. En effet, contestant la dépénalisation de l’avortement, les requérants invoquaient une atteinte au principe de protection de la santé de l’embryon, compris ici comme l’équivalent d’un droit à l’intégrité physique, voire d’un droit à la vie. De façon une nouvelle fois pragmatique, le Conseil accepte d’examiner le grief sans s’interroger sur le point de savoir si une telle interprétation du principe de protection de la santé est recevable ou si ce dernier ne devrait être compris que comme un droit à accéder aux soins. En définitive, ce n’est qu’en 1987 que le Conseil constitutionnel applique l’alinéa 11 du préambule de 1946 dans un contentieux véritablement « social », en ce qu’il porte sur l’accès à une prestation sociale[53]. Pour sa part, le droit au travail, consacré à l’alinéa 5, n’apparaît dans sa jurisprudence qu’en 1998[54] ; le droit à l’enseignement, en 2001[55]. Un objectif de valeur constitutionnelle relatif à la possibilité de disposer d’un logement décent avait en outre été reconnu par le juge constitutionnel sur le fondement des dixième et onzième alinéas combinés au principe de dignité de la personne humaine en 1995[56].

Relevons que le contentieux dominant quantitativement reste celui de l’accès aux prestations sociales, rattachées à l’alinéa 11 du préambule de 1946. À cet égard, les requêtes sont variables : elles peuvent porter sur la conformité à cet alinéa d’un nouveau dispositif, du financement alloué à des prestations ou encore sur une condition d’accès à la prestation… En général, cependant, elles reviennent toutes à faire valoir que la loi déférée a aménagé l’accès à la prestation sociale d’une façon telle qu’elle méconnaît le onzième alinéa. Sans référence aucune au débat sur l’absence supposée de nature juridique de cet énoncé, comme des autres proclamant des droits-créances, le Conseil constitutionnel a donc accepté d’en faire usage pour le contrôle de la loi. L’acceptation d’un tel contrôle a été facilitée par son caractère dit objectif : le juge n’est pas sollicité ici pour assurer la protection d’un droit subjectif de l’individu, mais pour garantir le respect de la norme supérieure par la norme inférieure. Cette idée d’un contentieux objectif puise sa source dans une classification ancienne des recours en droit administratif. Quelle que soit la part d’aléa inhérente à une telle classification — il en existe d’autres —, le contentieux constitutionnel français paraît en effet correspondre assez bien à cette figure d’un contentieux objectif. C’est évidemment le cas dans le contexte du contrôle a priori, le Conseil constitutionnel ne pouvant être saisi que par des autorités politiques, alors qu’il agit pour défendre non pas un intérêt subjectif mais la légalité constitutionnelle. C’est aussi le cas en ce qui concerne la question prioritaire de constitutionnalité, contrôle a posteriori entré en vigueur en 2010. Certes, la question est posée par un justiciable à l’occasion d’un litige devant une juridiction. Une fois renvoyée, cependant, elle s’« objectivise » pour être jugée abstraitement par le Conseil constitutionnel : ce dernier doit décider si la loi déférée porte atteinte ou non aux droits et libertés garantis par la Constitution d’une façon générale, et non dans le cas d’espèce à l’origine du renvoi.

En définitive, la possibilité d’appliquer les droits sociaux au moins dans un contentieux de type objectif a été présentée par Guy Braibant, membre du Conseil d’État français, comme s’apparentant à une « justiciabilité normative[57] » :

[Cette dernière] ne permet au juge de […] garantir [un droit] que lorsqu’il est confronté à d’autres normes, et donc que dans le cadre d’un contentieux objectif. Le juge ne pourra qu’écarter ou annuler les normes inférieures contraires à sa mise en oeuvre ou celles qui diminuent son niveau de protection […] Cette justiciabilité limitée serait opposée à la justiciabilité plus poussée que serait la « justiciabilité subjective », c’est-à-dire la capacité de la norme à être exigible devant le juge en vue d’obtenir une satisfaction individuelle[58].

Il apparaît ainsi que le prisme du droit subjectif continue à conditionner la perception des droits sociaux en France : alors qu’il avait d’abord abouti au déni de leur nature juridique, il conduit désormais à en limiter les formes concevables d’application juridictionnelle. Quoi qu’il en soit, la doctrine était bien contrainte de tirer les conséquences de la jurisprudence constitutionnelle qui n’a fait aucune distinction apparente dans la possibilité d’invoquer les différentes dispositions des textes constitutionnels. Même celles qui sont réputées les plus imprécises pourraient servir de paramètre en vue du contrôle de la loi.

Cette position du Conseil constitutionnel contraste donc bel et bien avec celle que Conseil d’État a antérieurement adoptée, où il niait toute forme de justiciabilité des droits-créances : « justiciabilité subjective » — on a cité le refus de statuer sur des demandes d’indemnisation fondées sur l’alinéa 12 du préambule de 1946 —, mais aussi simple « justiciabilité objective » — refus de contrôler des actes administratifs généraux au regard du principe de gratuité de l’enseignement public résultant de l’alinéa 13 du même texte. Ce contraste ressort encore d’une décision récente du juge constitutionnel, en date du 11 octobre 2019[59], qui impose au contraire à la loi le respect du principe de gratuité de l’enseignement public à tous les degrés, y compris par conséquent à l’enseignement supérieur. Autrement dit, ce que le Conseil d’État avait refusé d’imposer à l’acte administratif, le Conseil constitutionnel l’impose à l’acte pourtant supérieur qu’est la loi. Le rapprochement de ces deux positions antagoniques met à jour la part d’arbitraire parfois contenue dans la jurisprudence, derrière des solutions présentées comme techniquement inéluctables.

Bien entendu, il faut ajouter que la position du Conseil d’État a elle-même évolué depuis. Dépassant la jurisprudence constitutionnelle, un phénomène d’application croissante des droits sociaux par tous les juges se manifeste, qui correspond à une évolution plus générale d’importance grandissante des droits fondamentaux dans l’ordre juridique contemporain. La place nous manque ici pour dresser un bilan, même sommaire, de l’utilisation faite des droits sociaux respectivement par les juges administratifs, d’un côté, et par les juges judiciaires, d’un autre côté. En elle-même, cette utilisation confirme que les droits sociaux sont désormais, en principe, justiciables devant tous les juges. Leur place parmi les droits fondamentaux reste néanmoins discutée.

2 Une place discutée au sein des droits fondamentaux

Deux représentations encore largement ancrées dans la culture juridique française contribuent à singulariser les droits sociaux par rapport aux autres droits et libertés : leur absence (présumée) d’applicabilité directe, d’une part ; leur coût, d’autre part. L’absence d’applicabilité (ou invocabilité directe, la terminologie pouvant varier d’un auteur à l’autre) s’entend de l’impossibilité pour l’individu de se prévaloir de la norme supralégislative (constitutionnelle ou issue d’un traité) qui consacre un droit social tant que ce dernier n’a pas été mis en oeuvre par la loi. Cela renvoie en définitive à une croyance déjà signalée, soit celle qui tient à l’impossibilité d’assimiler les droits sociaux à des droits subjectifs, notion dans laquelle la vision des droits reste « encastrée[60] ». Fondée ou non sur un plan technique, l’absence supposée d’applicabilité directe trouve un écho dans la jurisprudence, laquelle alimente alors cette représentation doctrinale. La justiciabilité des droits sociaux en France se révèle donc partielle, puisque leur application est paralysée dans certains contentieux. Cependant, elle est aussi limitée, car les juges font par ailleurs preuve, quand ils acceptent au contraire de les appliquer, d’une véritable retenue (self-restraint) dont la principale explication semble tenir à leur coût.

2.1 Une justiciabilité partielle : l’absence présumée d’applicabilité directe des droits sociaux

L’application de l’ensemble du préambule de 1946 par le Conseil constitutionnel induit deux acquis. Premièrement, les normes de ce préambule qui énoncent des droits sociaux ne sont pas purement proclamatoires ou symboliques : elles ont bien un contenu prescriptif au respect duquel les autorités publiques sont astreintes. Deuxièmement, le juge peut leur imposer ce respect dans le contexte d’un contentieux objectif, en annulant une norme inférieure contraire au préambule. Il n’en reste pas moins que les droits en cause doivent être mis en oeuvre, en premier lieu par le législateur. Il en résulte une représentation dominante selon laquelle, en l’absence de cette mise en oeuvre législative, l’individu ne peut faire protéger son droit directement par un juge. Une distinction se cristallise donc entre contentieux objectif, dont peuvent en principe relever les droits sociaux, et contentieux subjectif, dont ils seraient toujours exclus. Une illustration emblématique de cette exclusion est fournie par le contentieux du référé-liberté devant le juge administratif. Une courte présentation préalable de cette procédure permettra de mieux comprendre la place particulière qui est faite aux droits sociaux en son sein.

Le référé-liberté a été créé, en même temps que d’autres procédures proches, par une loi du 30 juin 2000[61], entrée en vigueur le 1er janvier 2001. Résumons en disant que le but était de doter le juge administratif d’un instrument efficace de protection des droits et libertés, qui lui faisait défaut jusqu’alors[62] ; le référé-liberté représente donc un contentieux subjectif par excellence, dont l’objet est de permettre à l’individu de faire protéger son droit ou sa liberté en justice. Prévue par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative[63], la procédure permet d’attaquer devant le juge administratif des décisions positives ou négatives, un simple comportement ou même une carence ou une abstention ; l’acte ou le comportement doit émaner d’une personne morale de droit public ou d’un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public. Pour que le juge puisse ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde de la liberté fondamentale » à laquelle il est porté atteinte, trois conditions doivent être remplies :

  1. l’atteinte à la liberté fondamentale doit être grave ;

  2. ladite atteinte doit être manifestement illégale ;

  3. la demande doit être justifiée par l’urgence.

Un élément important d’attractivité de la procédure réside dans sa rapidité. En première instance, les tribunaux administratifs doivent statuer selon la loi dans un délai de 48 heures — on observe plutôt en pratique un délai de 4 ou 5 jours. Un recours en appel est ouvert dans un délai de 15 jours directement devant le Conseil d’État, qui doit statuer à son tour dans un délai de 48 heures.

Pour ce qui nous intéresse, il importe de préciser que, selon les termes mêmes de la loi, cette procédure de référé permet au juge administratif d’intervenir en cas d’atteinte à une liberté fondamentale. Au cours des débats, les parlementaires ont constaté que cette notion ne renvoie à aucune catégorie consensuelle en droit français. Ils se sont abstenus de la définir eux-mêmes, laissant intentionnellement le soin au Conseil d’État, en tant que juge administratif suprême, de délimiter au fil des affaires les libertés fondamentales au sens du référé-liberté. Or, pendant une dizaine d’années, seuls ont été considérés comme tels des droits et libertés de facture classique, c’est-à-dire des droits défensifs, impliquant à titre principal une abstention des pouvoirs publics. Les tentatives pour faire protéger les droits sociaux par cette procédure ont donc d’abord échoué. Le Conseil d’État a ainsi refusé en 2002 l’invocabilité, dans ce contexte, du droit au logement, au motif qu’un tel droit ne résultait ni de la Constitution ni des conventions internationales auxquelles la France est partie[64]. Il s’est également opposé en 2005 à la protection du droit à la santé, l’alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1946 ne concernant, selon lui, que la santé publique[65]. À partir des années 2010, le Conseil d’État a finalement admis que soient protégés dans les limites du référé-liberté quelques droits sociaux, en nombre restreint. Cette jurisprudence semble de prime abord remettre en cause le postulat selon lequel les droits sociaux sont inapplicables dans le cas d’un contentieux subjectif, dès lors que le référé-liberté en est une illustration par excellence. En réalité, les choses sont plus nuancées. En effet, la position du Conseil d’État consiste à ne protéger des droits sociaux dans le contexte du référé-liberté que dans la mesure où ils sont précisément concrétisés par la loi. Cela confirme donc que les normes constitutionnelles consacrant de tels droits demeurent en elles-mêmes inapplicables directement, au sens où elles ne permettent pas à l’individu de requérir la protection du juge. Une brève présentation de la jurisprudence nous permettra de le démontrer.

Le référé-liberté s’est ouvert au domaine social en 2009, quand le Conseil d’État a accepté de protéger dans ce contexte le droit à des conditions matérielles d’accueil décentes des demandeurs d’asile[66]. Ce droit avait d’abord été consacré par le même Conseil d’État l’année précédente, sur le fondement d’une directive européenne[67] ; il constitue une composante du droit d’asile reconnu par l’alinéa 4 du préambule de 1946[68]. Il faut savoir que le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile en France est loin de répondre à tous les besoins : par exemple, le nombre de places dans les centres qui leur sont réservés, et où ils sont censés être hébergés le temps de l’examen de leur demande, est notoirement insuffisant. Le référé-liberté permettra donc au juge administratif de constater, dans certains cas, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale et d’enjoindre à l’Administration de fournir au requérant un hébergement[69]. Le droit à des conditions matérielles d’accueil décentes ainsi protégé a pour particularité de constituer une composante d’un droit civil, soit le droit d’asile. Toutefois, le Conseil d’État admettra ensuite l’invocabilité dans le cas du référé-liberté d’autres droits sociaux : le droit à l’instruction des enfants handicapés en 2010[70], le droit à l’hébergement d’urgence en 2012[71], le droit à une prise en charge pluridisciplinaire des personnes atteintes du handicap résultant du syndrome autistique en 2013[72], ainsi que le droit à l’hébergement et à la prise en charge éducative des mineurs étrangers non accompagnés[73].

Si ces droits peuvent être qualifiés de sociaux, en ce qu’ils impliquent en particulier l’octroi par la puissance publique de prestations matérielles, nous voyons qu’ils visent des catégories de personnes limitées, souvent considérées comme vulnérables. Leur justiciabilité dans le contexte du référé-liberté aurait été reconnue en raison de l’intention affichée par le législateur de consacrer en faveur de ces dernières un véritable droit, et des précisions subséquemment apportées dans les textes de loi sur les modalités de mise en oeuvre d’un tel droit. L’existence d’une concrétisation législative précise paraît donc constituer pour le Conseil d’État un élément décisif d’applicabilité dans le contexte du référé-liberté. Cette impression est confirmée par la rédaction des décisions qui concernent les deux droits appliqués qui ont un fondement constitutionnel, à savoir le droit à des conditions matérielles d’accueil décentes des demandeurs d’asile, composante du droit d’asile reconnu à l’alinéa 4 du préambule de 1946, et le droit à l’instruction des enfants handicapés, qui trouve une assise dans l’alinéa 13 du même texte[74]. Dans les deux cas, en effet, la rédaction retenue crée une disjonction de la norme constitutionnelle, qui constitue la source formelle du droit, et des normes législatives de mise en oeuvre, dont seule la violation peut justifier le prononcé d’une mesure de sauvegarde par le juge du référé.

Ainsi, le Conseil d’État retient que « la privation pour un enfant, notamment s’il souffre d’un handicap, de toute possibilité de bénéficier d’une scolarisation ou d’une formation scolaire adaptée, selon les modalités que le législateur a définies afin d’assurer le respect de l’exigence constitutionnelle d’égal accès à l’instruction, est susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale[75] ». Cette formule fait apparaître que seule une atteinte grave et manifestement illégale au droit tel que rendu effectif par la loi peut justifier l’intervention du juge du référé ; en d’autres termes, ce sont les modalités d’application prévues par la loi qui rendent ici le droit directement invocable par le justiciable à l’encontre de l’Administration. Conséquence décisive : selon le Conseil d’État, les normes constitutionnelles proclamant des droits à prestation restent inapplicables en tant que telles, du moins dans le cas d’un contentieux subjectif. Certes, ces normes peuvent servir à contrôler une norme inférieure, mais elles se révèlent impuissantes à fonder directement la prétention de l’individu à bénéficier des prestations prévues dans la Constitution, tant que la loi n’en a pas précisé les modalités de mise en oeuvre.

Il demeure donc bien en droit français une idée d’incomplétude des dispositions consacrant des droits sociaux, dont nous pourrions donner encore d’autres exemples. Cette incomplétude supposée résulte de la nécessaire intervention de la loi, qui empêcherait de voir dans les dispositions en cause l’énoncé de droits subjectifs directement applicables. L’indispensable mise en oeuvre par la loi ramène aussi aux choix budgétaires du moment, et donc au coût des droits sociaux, qui donnerait lieu à une véritable retenue des juges.

2.2 Une justiciabilité limitée : coût des droits sociaux et self-restraint des juges

La question des disponibilités financières pour mettre en oeuvre les droits sociaux représente l’une des difficultés névralgiques s’agissant de leur protection par le juge. L’argument est ancien mais résistant : les ressources sont limitées, et il reviendrait d’abord au législateur d’en décider l’affectation. Certains textes constitutionnels consacrent ainsi des droits sociaux et l’obligation corrélative de l’État de prendre les mesures nécessaires à leur effectivité « dans la limite » des ressources disponibles ; à défaut de mention dans le texte, le facteur financier, ou réserve du possible, est parfois explicitement mis en avant par les cours. En France, le Conseil constitutionnel, dont la jurisprudence a, la première, consacré la justiciabilité des droits sociaux pour le contrôle des lois, ne tient compte qu’implicitement de leur coût ; pour tacite qu’elle soit, cette prise en considération n’en est pas moins très forte, tant elle semble la principale justification de la réserve qui imprègne la jurisprudence.

Le contentieux social quantitativement le plus présent devant le Conseil constitutionnel est celui de l’aménagement des droits à prestations sociales. Ces derniers trouvent un fondement dans le onzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 qui consacre la protection de la santé, la sécurité matérielle et le droit à des moyens convenables d’existence. Le Conseil constitutionnel y voit des « exigences constitutionnelles » qu’il appartient au législateur de ne pas priver de garanties légales. Le critère de la privation de garanties légales constitue donc le standard de contrôle quand le Conseil est saisi d’un texte de loi qui aménage l’accès à des prestations sociales. Or, depuis la première décision sur le sujet rendue en 1987 jusqu’à aujourd’hui, aucune décision n’a conclu que l’alinéa 11 avait été privé de garanties légales. Autrement dit, le Conseil constitutionnel a validé l’ensemble des textes déférés, quels qu’aient été les reculs opérés dans la protection sociale : baisse de remboursement des soins des assurés sociaux ; réforme défavorable de l’assurance retraite ; conditions plus restrictives d’accès à une aide sociale ; etc. Certes, le constat doit être nuancé par celui de décisions concluant au contraire à la violation du principe d’égalité concernant le bénéfice d’une prestation sociale. Il est toutefois frappant que les espèces en question ne couplent jamais le constat d’un traitement discriminatoire à celui d’une violation de l’alinéa 11, ce qui sous-entend donc que seul est en cause un problème d’égalité devant la loi, et non de jouissance d’un droit substantiel.

En outre, le Conseil constitutionnel se révèle conciliant en ce qui a trait aux objectifs poursuivis par le législateur et avancés pour justifier certaines économies budgétaires. Par exemple, à plusieurs reprises, il a validé des réformes restrictives de l’aide médicale d’État (AME)[76], dispositif qui permet aux étrangers en situation irrégulière, qui sont exclus de ce fait de l’assurance maladie, d’accéder néanmoins à un panier de soins prévu par la loi. La dernière décision en date sur le sujet est celle du 27 décembre 2019[77]. Les dispositions de loi critiquées avaient pour objet de subordonner la prise en charge de certains frais relatifs à des prestations programmées et ne revêtant pas un caractère d’urgence à un délai d’ancienneté de bénéfice de l’AME. Le juge constitutionnel a considéré que le législateur entendait de la sorte « lutter contre les usages abusifs de [cette] aide[78] » ; ce faisant, il « a poursuivi les objectifs de valeur constitutionnelle de bon usage des deniers publics et de lutte contre la fraude en matière de protection sociale[79] ». Au regard des conditions entourant la nouvelle disposition (en particulier la possibilité de déroger à l’exigence nouvelle dans le cas où le respect du délai pourrait avoir des conséquences vitales ou graves et durables sur l’état de santé de la personne), ledit juge a conclu à une « conciliation qui n’est pas manifestement disproportionnée[80] » entre les objectifs de la loi et le droit à la protection de la santé. Le Conseil constitutionnel qualifie donc identiquement d’exigence constitutionnelle, d’un côté, des objectifs n’ayant pas de fondement textuel exprès — bon emploi des deniers publics et lutte contre la fraude — et, de l’autre, un droit consacré au contraire dans un texte constitutionnel. La motivation nous paraît contestable, car elle met en définitive sur le même plan la fin — la protection des droits de la personne — et les moyens — l’efficacité économique.

Pierre Mazeaud, alors qu’il était président du Conseil constitutionnel, a résumé les raisons de la retenue de la juridiction à l’égard des droits sociaux dans une conférence donnée en 2005. À son avis, les droits sociaux du préambule de 1946 « doivent être considérés comme n’ayant pas un caractère absolu, n’étant pas d’application directe et s’adressant non aux particuliers mais au législateur pour lequel ils constituent des obligations de moyens et non de résultat. En particulier, ils ne sont pas des droits subjectifs, dotés d’une justiciabilité directe[81] ». Et Mazeaud d’ajouter : « C’est évidemment le réalisme qui a dicté cette solution : le niveau des prestations servies par l’“État Providence” étant conditionné par la situation économique, il ne serait pas raisonnable de le fixer de façon rigide au niveau constitutionnel[82]. »

L’argument du réalisme renvoie donc à celui des ressources disponibles : en outre, nous tenons à souligner la qualification donnée aux droits sociaux de simples obligations de moyen, et non de résultat.

Le Conseil constitutionnel n’est toutefois pas le seul à paraître souscrire à cette idée de droits se ramenant à une simple obligation de moyen, au nom des ressources limitées. Le contentieux du référé-liberté devant le Conseil d’État en fournit une autre illustration. Nous avons vu que cette procédure a été ouverte à certains droits sociaux, le premier chronologiquement ayant été le droit à des conditions d’accueil décentes des demandeurs d’asile. Après les premières décisions en ce sens, des centaines de requêtes ont été portées devant le juge administratif, dont beaucoup aboutissaient. Le Conseil d’État a alors précisé : que le caractère grave et manifestement illégal de l’atteinte au droit d’asile devait s’apprécier « en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente » ; et que le juge des référés ne pouvait adresser une injonction à celle-ci que dans le cas où, d’une part, son comportement ferait « apparaître une méconnaissance manifeste des exigences qui découlent du droit d’asile et où, d’autre part, il [résulterait] de ce comportement des conséquences graves pour le demandeur d’asile, compte tenu notamment de son âge, de son état de santé ou de sa situation de famille[83] ».

Certes, on comprend que des critères tels que l’âge, l’état de santé et la situation de famille interviennent dans le raisonnement du juge des référés : le prononcé de mesures de sauvegarde doit répondre à des hypothèses éminemment exceptionnelles, celles d’atteinte à la fois grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. En revanche, la référence aux « moyens dont dispose l’autorité compétente » se révèle problématique : elle suggère que le manque de moyens pourrait exonérer l’Administration du respect d’un droit. Poussée à son paroxysme, cette logique de prise en considération des moyens dont elle dispose permet à l’Administration d’organiser sa propre défaillance, avec l’assentiment du juge administratif. Et en effet, après l’établissement des nouveaux critères d’appréciation de l’atteinte portée au droit d’asile, les requêtes des demandeurs d’asile demandant à bénéficier de conditions d’accueil décentes ont moins souvent été couronnées de succès auprès du juge des référés. Or, la prise en considération des moyens dont dispose l’Administration a également été exigée pour l’appréciation de l’atteinte portée aux autres droits sociaux justiciables du référé-liberté, à propos desquels des standards de contrôle similaires ont été établis. En définitive, nous estimons que la distinction entre obligation de moyen et obligation de résultat a été transposée indûment au domaine des droits fondamentaux. L’affirmation d’une simple obligation de moyen leur est antithétique. En effet, s’il existe bien un droit fondamental, il appartient aux pouvoirs publics de mettre en oeuvre les moyens nécessaires à son effectivité pour tous ses bénéficiaires.

En conclusion, la place des droits sociaux au sein des droits fondamentaux est encore discutée, car leur nature de droits l’est : la jurisprudence même ne va pas sans entretenir la vision de simples objectifs, ou principes constitutifs d’une obligation de moyen, et non de résultat… Il semble désormais difficile de conclure à une représentation communément admise au sein des professionnels du droit sur le sujet. Il est vrai qu’une forme de justiciabilité des droits sociaux existe, et les thèses anciennement admises quant à l’impossibilité même de cette justiciabilité n’ont donc plus cours. Cependant, des croyances limitant cette dernière sont toujours à l’oeuvre, que trahissent à la fois la réserve du juge quand il applique ces droits et le refus persistant d’en faire application dans certains cas. La protection juridictionnelle des droits sociaux est encore pensée à l’aune des cadres conceptuels ayant structuré le contentieux public français, en particulier selon la distinction entre contentieux objectif et contentieux subjectif. Une meilleure prise en considération du droit comparé constituerait sans doute un facteur de relativisation, si ce n’est de dépassement, de ces cadres conceptuels, et des limites qui en résultent pour la pleine effectivité des droits sociaux.