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En 1959, le doyen Savatier affirmait déjà que l’immatériel avait envahi nos vies[1]. Le temps lui a donné raison. Loin d’être nouveaux[2], les biens immatériels se sont toutefois multipliés ces dernières années selon un rythme exponentiel, tout en concernant toutes les branches du droit.

Le développement des réalités immatérielles oblige le juriste à s’interroger sur son propre droit, à s’ausculter, comme un médecin qui fait son autodiagnostic. Il se questionne alors soit sur l’existence de lacunes éventuelles affectant son système juridique face à des dispositions parfois inadaptées, soit au sujet du déferlement de dispositions juridiques nouvelles décidées à la hâte, souvent sous la pression de diktats financiers.

L’immatériel met à l’épreuve les concepts juridiques mêmes, comme la propriété, la possession et le gage, qui, bien souvent, ont vocation à appréhender le réel, de manière dogmatique, et ce, même jusqu’à sa linguistique. Ainsi, un métalangage dogmatique[3] a été mis en place depuis l’influence des romanistes[4] sur les codes civils français et québécois au sujet de ces concepts classiques où le matérialisme est omnipotent.

Schématiquement, au fil des années, deux techniques juridiques ont pu être appliquées avec plus ou moins de succès : elles ont consisté soit à tenter d’assimiler les biens incorporels à des biens corporels en leur appliquant la théorie fictive de l’incorporation du droit dans le titre, soit à essayer, par l’abstraction ou l’intellectualisation, d’appréhender les biens immatériels en acceptant leur contenu intangible, ce qui a conduit notamment les juristes à proposer une redéfinition des prérogatives juridiques des titulaires de droits portant sur les biens immatériels.

Les questions récurrentes au fond qui se posent en droit des sûretés, en droit des biens et dans les matières dites périphériques reviennent souvent sur la redéfinition de concepts clés comme la propriété et le gage. Certains auteurs nous parlent d’une propriété rénovée, renouvelée ou éclatée[5]. D’autres croient en une spécificité des biens incorporels[6], en une sous-classification singulière, comme la catégorie des biens intellectuels ; d’autres tentent de les adapter aux structures juridiques existantes et conçues pour des biens corporels[7].

La dématérialisation a donc amplifié les controverses et a creusé, un peu davantage, certaines difficultés conceptuelles en forçant les législateurs issus de systèmes civilistes à concevoir rapidement des solutions juridiques susceptibles de répondre aux contingences des marchés financiers nationaux et internationaux.

Force est de constater que la dématérialisation est un processus entamé depuis plusieurs années. On pourrait même dire qu’il s’est banalisé puisqu’il touche de nombreux domaines de la vie de tous les jours : informatique et comptable (écriture électronique), administratif (relevés, documents), bancaire (factures électroniques, transactions en ligne). Les exemples sont nombreux et presque anodins puisque les techniques de dématérialisation ont envahi la vie de millions d’individus, d’entreprises ou de consommateurs dans leur espace juridique quotidien. Le droit n’a pas été épargné, et il s’agit ici de décrire un phénomène général et ses conséquences appliqué à un pan spécialisé du droit : le droit du financement et, son corollaire, le droit des garanties portant notamment sur certains biens incorporels. En effet, la particularité de notre sujet tient à son objet : les sûretés portant sur certaines créances dites pécuniaires, les valeurs mobilières et les titres intermédiés. Les créances pécuniaires et les valeurs mobilières ainsi que les titres intermédiés ressemblent à la monnaie, elles en ont plusieurs caractéristiques qui les rendent distinctives : fongibles, parfois négociables, en circulation, intangibles, sans corps, ayant une valeur économique, susceptibles à la fois d’appropriation, de cession et de garantie.

Comme nous l’avions déjà décrit[8], les supports papier ont été remplacés par les écritures comptables, tandis que les virements et les transactions empruntent désormais des voies électroniques. De nouveaux actifs financiers ont vu le jour. Il s’agit de valeurs mobilières détenues par des courtiers, que l’on nomme « titres intermédiés » : ces courtiers sont chapeautés par un dépositaire central, telle la Caisse canadienne de dépôt de valeurs (Canadian Depository for Securities ou CDS). À travers cette structure pyramidale, l’émetteur ne traitera qu’avec le dépositaire central qui, lui, agira avec des intermédiaires comme les courtiers des institutions financières détenant indirectement les titres pour le compte de leurs clients-investisseurs qui se retrouveront en bas de cette pyramide. Les avantages sont nombreux : un gain de temps et un coût réduit améliorant les transactions sur le plan national et international et surtout favorisant les rendements de la planète finance.

Les premières modifications au système juridique québécois survenues en 2008, lors de l’adoption du projet de loi sur le transfert des valeurs mobilières et l’obtention des titres intermédiés, entrées en vigueur le 1er janvier 2009[9], ont amorcé le processus de dématérialisation des valeurs mobilières dans le domaine du gage. Les nouveaux articles 2714.1 à 2714.9 insérés dans le Code civil du Québec[10] ont dès lors mis en place un gage spécial pour les valeurs mobilières et les titres intermédiés. Ainsi, le nouveau concept de la maîtrise des valeurs mobilières et des titres intermédiés côtoie celui d’une dépossession matérielle (remise matérielle du titre représentant des créances prévues par les articles 2702 et 2709 C.c.Q.) exigée lors de la conclusion d’un gage sur des biens meubles.

Dans la même veine, on a assisté récemment à un second mouvement visant à dématérialiser la prise de garantie portant sur certaines créances dites pécuniaires. En effet, l’adoption du projet de loi no 28[11], présenté le 26 novembre 2014 et sanctionné le 21 avril 2015, a permis de créer le gage par maîtrise sur des créances pécuniaires, soit celles qui portent sur des sommes d’argent déposées sur un compte financier ou remises à un tiers en vue de garantir l’exécution d’une obligation.

Aucun débat parlementaire n’a pu fournir de justification ou d’explication sur cette nouvelle dynamique de dématérialisation du droit des sûretés puisque, lors du dépôt de projet de loi omnibus, il a été davantage discuté de l’application des tarifs modifiant la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance[12] que des dispositions nouvelles affectant le gage par maîtrise.

Cette absence de discussion et le peu de littérature publiée dans des ouvrages ou des revues juridiques sur le sujet nous ont conduite naturellement à examiner ce nouveau régime spécial sur certaines créances pécuniaires[13] afin de le comparer aux modifications antérieures à 2008 portant sur le gage par maîtrise sur les valeurs mobilières et les titres intermédiés et de situer ces deux réformes dans une perspective critique et réflexive plus globale.

En effet, les régimes juridiques encadrant ces deux gages spéciaux, complexes même pour les initiés, nous donnent l’opportunité à la fois de présenter l’objet, les finalités et les risques des techniques juridiques de garantie et d’amorcer une réflexion renouvelée sur la notion de sûreté et sur le droit de la propriété.

Est-ce pour autant en conclure que la dématérialisation des titres et des créances est un agent perturbateur du droit des sûretés ? Cette conclusion hâtive ne peut s’imposer. La dématérialisation n’étant pas une fatalité en soi, elle devrait être analysée comme un des risques générés par la société postmoderne et elle n’est certainement pas la cause directe des bouleversements survenus ces dernières années en droit des sûretés. Ce sont les moyens légaux mis en place sous la contrainte des diktats financiers qui ont formé des microséismes, des altérations mettant ainsi à mal des mécanismes traditionnels comme le gage, l’opposabilité de droits réels mobiliers ou le droit de propriété. Ce sont donc les modes légaux, les règles nouvelles de constitution, d’opposabilité et de rang et le choix de politiques législatives qui peuvent essuyer des critiques de la part des juristes.

La notion de sûreté s’inscrit ainsi, et à nouveau, au coeur de nos préoccupations puisqu’au travers de l’évolution du gage, sous l’impulsion des titres intermédiés, des valeurs mobilières et des créances pécuniaires, la notion de maîtrise remet en cause les prérogatives dévolues au débiteur propriétaire du bien remis en gage. Les techniques juridiques de gage sont modifiées sous l’effet de la maîtrise de biens dématérialisés, appréhendés par et pour leur valeur économique. Cette technique d’affectation des valeurs remises en gage s’est muée, en réalité, en une technique d’appropriation directe des valeurs en faveur du créancier gagiste, ce qui laisse croire en une conception nouvelle des notions de sûreté et de propriété lorsqu’elles portent sur les objets immatériels sous étude. La variété des prérogatives nouvelles conférées, par délégation, au créancier gagiste nous conduit à déceler une nouvelle normativité qui s’est immiscée dans le droit des sûretés et revient indirectement sur la théorie dominante de la propriété. Il convient désormais d’y voir davantage des droits de propriété. La plasticité infinie[14] des droits de propriété nous permettra-t-elle de justifier a posteriori ces changements conceptuels qui dépassent de loin la simple technicité des règles juridiques ? Nous tenterons parfois de les comprendre, sans forcément les justifier, en abordant certaines considérations d’ordre économique afin d’appréhender ces modifications législatives dans le mouvement de pensée libérale propre à la société de marché. Ces réflexions, nous l’espérons, ne sont que les premières s’ajoutant probablement à d’autres travaux plus étoffés qui révéleront les aspects pratiques des transactions financières et peut-être commenteront l’éclosion de contentieux liés aux gages spéciaux par maîtrise.

Examinons à présent les régimes spéciaux des gages par maîtrise, leurs caractéristiques et leurs applications (partie 1). Cette étape préalable permettra de comprendre l’évolution de la technique légale de garantie sur ces biens incorporels et l’émergence de l’appropriation directe de la valeur revisitant, par voie de conséquence, la notion de sûreté et la théorie classique de la propriété (partie 2).

1 Introduction de deux régimes spéciaux et caractéristiques des mesures adoptées 

À titre préliminaire, il est utile de rappeler les contextes dans lesquels se sont présentées ces deux réformes instaurant deux formes de gage par maîtrise avant d’aborder les deux régimes portant sur les valeurs mobilières et les titres intermédiés (1.1) et sur certaines créances pécuniaires (1.2) issus de ces réformes.

Partie préliminaire : contextes législatifs

La Loi sur le transfert des valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés (LTVM), modifiant certaines dispositions du C.c.Q. et insérant de nouveaux articles, s’est inscrite dans un projet global d’harmonisation des lois du Canada sur le transfert des valeurs mobilières. L’objectif officiellement affiché consistait à adapter les lois québécoises pour les mettre en adéquation avec les pratiques commerciales confrontées au phénomène de la dématérialisation des valeurs mobilières et au système de détention indirecte.

En effet, le système de détention directe et matérielle des valeurs mobilières engendrait des coûts importants et rendait les opérations risquées en termes de vol, de fraude ou de perte. Il a été progressivement remplacé par le système de détention indirecte, d’où l’appellation « titres intermédiés » ; la majorité des titres émis par les États et les grandes sociétés sont détenus par les dépositaires centraux nationaux (comme la CDS au Canada).

La LTVM et les changements dans le C.c.Q. sont aussi le résultat d’une volonté d’harmonisation avec la Loi de 2006 sur le transfert des valeurs mobilières[15] de l’Ontario et avec l’article 8 de l’Uniform Commercial Code (UCC).

Les nouveaux articles 2713.1 à 2713.9 C.c.Q., entrés en vigueur en 2015, ont répondu tout d’abord à une difficulté conceptuelle, celle de créer des sûretés sur des sommes d’argent en raison principalement de la fongibilité, de l’absence de support matériel ou de l’existence d’un titre matériel insuffisamment porteur de droits. L’argent, selon la forme de représentation choisie, peut être classé dans l’une ou l’autre des catégories de biens corporels ou incorporels. La constitution du gage selon les exigences des articles 2702 et suivants C.c.Q. peut paraître malaisée, sauf à représenter ces sommes sur un support matériel et à appliquer la théorie de l’incorporation du droit dans le titre. Toutefois, la question de la non-négociabilité du titre peut faire ressortir ses défauts congénitaux puisque la transmission par délivrance des créances représentées par des titres non négociables peut s’avérer inefficace, notamment sans effet juridique vis-à-vis des acquéreurs et des tiers.

Cette nouvelle réforme de 2015 n’a pas consacré une idée nouvelle puisque, déjà dans le domaine des instruments dérivés et afin de prévoir des garanties portant sur des espèces, la Loi sur les instruments dérivés avait introduit, au moyen de ses articles 11 et 11.2[16], une compensation conventionnelle opposable à tous. Toutefois, n’ayant pas été suffisamment satisfaits, les participants aux marchés ont sollicité une nouvelle intervention législative au Québec cette fois, plus conforme à la législation américaine. En effet, l’article 9-327 UCC prévoit une sûreté sur les fonds déposés sur un compte bancaire, obtenu par la maîtrise et opposable aux tiers en ayant préséance, peu importe leur date de publicité effective. Le calque américain est patent.

Le législateur a cru bon aussi de réagir à la suite de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Caisse populaire Desjardins de l’Est de Drummond c. Canada[17] qui avait qualifié, reprenant la solution dégagée dans l’affaire Caisse populaire Desjardins de Val-Brillant c. Blouin[18], de gage, au sens du droit commun, une convention d’épargne prévoyant notamment une clause de compensation sur des sommes d’argent non représentées par des titres négociables. La dissidence, manifestée par la juge Marie Deschamps, avait refusé une telle interprétation dite extensive des articles 2702 et 2709 C.c.Q., soutenant qu’il n’y avait qu’une exception de gage possible sur des créances représentées sur des titres négociables et prévue dans la LTVM au travers des articles 2714.1 et suivants C.c.Q., notamment de l’article 2714.7.

En résumé, deux régimes dérogatoires sont désormais accessibles pour les particuliers et les entreprises afin de donner en garantie leurs valeurs mobilières et leurs titres intermédiés (1.1) ainsi que certaines de leurs créances pécuniaires (1.2) comme leurs dépôts bancaires ou leurs comptes à recevoir. Les cadres légaux de ces deux régimes seront présentés afin de comprendre la technicité des règles de constitution, d’opposabilité et de rang. Nous tenterons également de saisir leurs finalités et leurs applications possibles.

1.1 Régime du gage des valeurs mobilières et des titres intermédiés

Le concept de maîtrise, empruntant celui de contrôle (control) issu de la législation américaine, met en exergue une technique de garantie fiduciaire dénommée « gage par maîtrise » portant sur des actifs financiers comme les valeurs mobilières et les titres intermédiés. Ce gage sur ces biens immatériels de nature financière obéit à des règles juridiques complexes décrites selon un double système de détention directe et indirecte résultant des dispositions légales issues de la LTVM et du C.c.Q. (1.1.1). Il s’agira de les expliquer de manière synthétique afin de prendre la mesure des impacts possibles sur les autres créanciers en termes d’opposabilité et de rang (1.1.2).

1.1.1 Concept de maîtrise et règles de constitution selon le double système de détention directe et indirecte

À défaut de remettre matériellement les valeurs mobilières entre les mains du créancier acquéreur[19], notamment dans le cas de valeurs mobilières représentées par certificat, la LTVM prévoit, à travers ses différents modes de constitution du gage portant sur des valeurs mobilières et des titres intermédiés, certaines formalités écrites : l’inscription dans les registres de l’émetteur, l’inscription du créancier comme titulaire du compte de titres ou la conclusion d’un accord de maîtrise tripartite souscrit entre l’émetteur ou le courtier en valeurs mobilières, le créancier gagiste et le débiteur.

La LTVM légalise la notion de maîtrise qui avait été déjà envisagée par les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Val-Brillant[20] à propos du gage sur des créances non représentées par des titres négociables pris par des particuliers, en prévoyant cette fois son obtention au travers de nombreuses formes simplifiées de transfert ou de cession d’actifs financiers.

Ainsi, le gage sur des valeurs mobilières et des titres intermédiés s’obtient de différentes manières, lesquelles peuvent se présenter comme suit :

  1. Dans le cas de valeurs mobilières avec certificat, il s’obtient par la livraison du certificat et l’endossement ou l’inscription au registre de l’émetteur du transfert ou du nom du créancier gagiste (en présence d’un certificat nominatif) (art. 2714.1 C.c.Q. ; 50 et 55 LTVM) ;

  2. Dans le cas de valeurs mobilières sans certificat, il s’obtient par inscription dans les registres de l’émetteur ou par accord de maîtrise entre débiteur détenteur, son créancier et l’émetteur (art. 51, 56 et 57 LTVM) ;

  3. Dans le cas de titres intermédiés, il résulte de la titularité du compte ou de la conclusion d’un accord de maîtrise entre le débiteur titulaire du compte de titres, son créancier et l’intermédiaire (art. 56, 57 et 113 LTVM ; art. 2714.1 C.c.Q.).

Ainsi, la maîtrise remplace la dépossession, caractéristique essentielle et traditionnelle reconnue au gage[21]. L’idée, au prix d’une réduction, voire d’une sophistication juridique extrême, est de donner la maîtrise au créancier gagiste sur les instruments financiers sans le besoin d’une autorisation ou d’une intervention additionnelle du propriétaire débiteur des actifs financiers. Le créancier exerce le plus souvent un contrôle efficace sur ces biens financiers, en devenant titulaire du compte de titres ou par accord de maîtrise. Par ailleurs, compte tenu de la disparition programmée du système direct de détention des valeurs mobilières, le créancier peut garantir avec davantage de fiabilité sa créance et réduit ainsi considérablement l’aléa lié au crédit, soit l’incertitude de ne pas être payé. Nous verrons que, grâce à certaines prérogatives, il peut même se satisfaire à tout moment sans justifier du défaut de son débiteur. Dans ce cas, la maîtrise se présente alors comme un mécanisme de garantie fiduciaire efficace.

1.1.2 Règles spéciales en matière de rang et d’opposabilité

En principe, la date d’opposabilité aux tiers d’une hypothèque établit son rang, et ce, quel que soit le mode de publicité retenu (la dépossession dans le cas d’un gage ou l’inscription au Registre des droits personnels et réels mobiliers (RDPRM) dans le cas d’une hypothèque sans dépossession), conformément à l’article 2945 C.c.Q. Selon les règles de droit commun du C.c.Q., la dépossession n’induit pas un rang prioritaire : une hypothèque publiée par inscription au RDPRM prend rang avant une autre hypothèque subséquemment publiée par dépossession.

Or, le régime mis en place par la LTVM modifie cet ordre traditionnel de rang. Les hypothèques portant sur des valeurs mobilières ou titres intermédiés obéissent au nouvel ordre de rang suivant :

  • premier rang : le gage par maîtrise en faveur du courtier en valeurs mobilières (art. 2714.3 C.c.Q.). Cette faculté légale est un avantage concédé en faveur du courtier créancier gagiste, prévu par les articles 2714.3 C.c.Q. et 115 al. 3 LTVM. Cette solution consistant à octroyer une sûreté en faveur de son intermédiaire est possible pour le débiteur titulaire du compte de titres afin de garantir ses obligations, dans le cadre bien souvent d’un titre sur marge. Dans ce cas, le courtier agit comme un prêteur et se voit attribuer la qualité de créancier gagiste de premier rang ;

  • deuxième rang : le créancier gagiste par titularité (art. 2714.2 al. 3 C.c.Q.) ;

  • troisième rang : le créancier gagiste qui a obtenu une dépossession par maîtrise prend rang avant toute autre hypothèque mobilière portant sur les mêmes valeurs ou titres, quel que soit le moment où cette autre hypothèque est publiée, dès l’obtention de cette maîtrise (art. 2714.2 al. 1 C.c.Q.). Il s’agit des créanciers avec certificat au porteur, sans certificat, ou des créanciers détenant des titres intermédiés et qui ont obtenu la maîtrise par accord. Si les mêmes valeurs ont fait l’objet de plusieurs hypothèques, l’ordre de collocation sera déterminé selon la date de l’obtention de la maîtrise concernant chacune de ces hypothèques (art. 2714.2 al. 2 C.c.Q.) ;

  • quatrième rang : le créancier gagiste avec certificat nominatif, même s’il n’a pas la maîtrise de ces valeurs mobilières, prend rang avant le créancier qui détient une hypothèque sans dépossession, quel que soit le moment de sa publication (art. 2714.4 C.c.Q.) ;

  • cinquième rang : le créancier d’une hypothèque sans dépossession devenue opposable aux tiers par inscription au RDPRM prend rang en dernier lieu.

La règle de l’ordre temporel a été malmenée par le régime dérogatoire mis en place en 2009. Sa portée est quasi nulle lorsqu’il s’agit d’une hypothèque mobilière sans dépossession, laquelle perd donc en pratique tout son intérêt pour un créancier car son rang, comparé aux autres créanciers gagistes, sera relégué en dernière position. Le RDPRM, fruit de la politique de rationalisation et de modernisation du droit des sûretés issue de la grande réforme de 1994 du C.c.Q., perd ainsi de son attrait juridique comme registre d’opposabilité de premier choix.

1.2 Régime du gage sur certaines créances pécuniaires

En dépit de certaines réserves[22], le législateur a calqué de nouveau en 2015 le régime américain de l’article 9 UCC en matière de gage sur les dépôts bancaires et même plus encore, en envisageant, de manière étendue, le gage sur des créances pécuniaires remises à des tiers, personnes physiques ou morales, en garantie de l’exécution d’une obligation. Abordons les concepts de maîtrise, de créances pécuniaires et de compte financier afin de comprendre ce nouveau gage par maîtrise dérogatoire aux règles, de droit commun, notamment celles issues des dispositions 2702 et 2703 C.c.Q. (1.2.1). Ensuite, nous pourrons décrire les règles incontournables d’opposabilité et de rang afin de comprendre les applications et les difficultés d’interprétation possibles ainsi que l’efficacité du gage par maîtrise, notamment en cas de concours avec d’autres créanciers (1.2.2).

1.2.1 Concepts juridiques (maîtrise, créances pécuniaires et compte financier) et règles de constitution

Comme déjà mentionné, ce gage sur des sommes d’argent a permis de contourner certaines difficultés conceptuelles, notamment en raison de la fongibilité et de la variabilité des sommes d’argent déposées sur un compte financier. La sûreté porte non pas sur l’argent en tant que tel, mais sur la créance pécuniaire contre celui qui doit cette somme d’argent. Par ailleurs, ces nouvelles dispositions concernent non seulement des dépôts bancaires, mais aussi des sommes d’argent remises à un tiers à titre de garantie et en faveur d’un créancier.

La notion de créances pécuniaires vise les sommes d’argent portées au crédit d’un compte financier ou déposées entre les mains d’un tiers à titre de garantie. Sont exclues formellement de la définition : les créances représentées par des valeurs mobilières et des titres intermédiés visés par la LTVM, celles ayant pour objet la monnaie ou des billets individualisés dont le paiement devra être fait par la restitution selon le même mode individualisé (art. 2702 et suivants C.c.Q. applicables) et les créances représentées par un titre négociable (art. 2709 C.c.Q. applicable).

Selon l’article 2713.6 C.c.Q., un compte financier est un compte, autre qu’un compte de titres au sens de la LTVM, au crédit duquel des sommes d’argent sont ou peuvent être portées et dont le teneur, étant débiteur du solde créditeur, s’engage à considérer le titulaire du compte comme étant autorisé à exercer les droits afférents à ce solde.

Les banques et les coopératives de services financiers sont teneurs de comptes financiers. Le sont également les courtiers, les sociétés de fiducie, les sociétés d’épargne et les personnes qui, dans le cours normal de leurs activités, tiennent des comptes financiers pour autrui. Cette dernière expression vise vraisemblablement les comptes en fidéicommis tenus par un avocat ou un notaire.

Ainsi, depuis 2015, le législateur québécois a prévu deux situations de gage par maîtrise concernant des créances pécuniaires et trois façons juridiques d’y parvenir : un créancier peut obtenir la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant de l’hypothèque contre lui (première situation) ou, encore, d’une créance pécuniaire détenue par le constituant contre un tiers (deuxième situation) dans deux cas prévus : présence d’un solde créditeur ou remise de sommes d’argent à un tiers, personne physique ou morale.

1.2.1.1 Première situation prévue à l’article 2713.2 C.c.Q. : la créance pécuniaire gagée par le créancier gagiste lui-même

Un créancier peut obtenir la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant de l’hypothèque contre lui. Dans ce cas, un créancier obtient la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant contre lui si le constituant a consenti à ce que cette créance garantisse l’exécution d’une obligation envers le créancier (art. 2713.3 C.c.Q.). Le titulaire de l’hypothèque grevant une créance dite pécuniaire est également le débiteur de cette créance. Ce cas vise la banque qui détient une hypothèque portant sur un dépôt bancaire crédité à un compte ouvert au nom du débiteur. Peu importe l’origine de la créance, elle peut prendre pour source les comptes clients d’une entreprise.

Ce gage exige alors une entente bilatérale. Cela pourrait prendre la forme d’une clause de compensation dans un contrat de crédit ou une convention bancaire régissant un compte ou un acte d’hypothèque grevant le compte et les sommes d’argent créditées. Les clauses de compensation insérées dans certaines conventions bancaires pourraient être requalifiées de gage ; ce procédé légal appliquerait la solution dégagée par les juges de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Drummond[23]. La compensation serait un mode de garantie bancaire assimilable à un gage. Ainsi, les différents types de sûretés tentent à se confondre. Les classifications civilistes traditionnelles en droit des sûretés ne sont plus étanches.

1.2.1.2 Deuxième situation prévue par les articles 2713.2 et 2713.4 C.c.Q. : le gage d’une créance pécuniaire détenue par le constituant contre un tiers

Un créancier peut obtenir la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant contre un tiers (cas prévu par les articles 2713.2 in fine et 2713.4 C.c.Q.). Ces sommes d’argent sont déposées sur un solde créditeur tenu par une institution financière ou sont versées par le constituant à un tiers, personne physique ou morale.

Le législateur québécois va au-delà de sa source d’inspiration américaine en créant non seulement une sûreté sur les dépôts bancaires (art. 2713.4 (1) C.c.Q.), mais aussi en permettant à une personne qui a remis une somme d’argent à un tiers de garantir l’exécution d’une obligation envers un créancier (art. 2713.4 (1) C.c.Q.).

L’exigence de l’affectation de la somme d’argent en garantie de l’exécution d’une obligation envers un créancier ne semble pas être retenue dans le cas d’une somme d’argent déposée sur un compte financier si l’on s’en tient à une analyse étroite des dispositions de l’article 2713.4 (1) C.c.Q.

En dehors du cas de la créance portée sur un solde créditeur d’un compte financier, la somme versée par le constituant à un tiers doit l’avoir été en vue de garantir l’exécution d’une obligation au créancier. Sans affectation initiale intentionnelle ou spécifique, la somme versée et déjà entre les mains d’un tiers pourrait-elle faire l’objet d’une nouvelle affectation ? La réponse semble dépendre de l’interprétation restrictive ou élargie que l’on souhaite donner à l’article 2713.4 C.c.Q. Le législateur a-t-il voulu limiter le gage à toute somme déposée entre les mains d’un tiers et affectée initialement et exclusivement à ce but précis ? Le gage est-il toujours une mesure exceptionnelle relevant des règles de droit civil d’interprétation stricte ou encore la volonté de constituer légalement un gage devrait-elle être appréciée plus largement selon les besoins de financement ?

Le gage des sommes d’argent déposées sur un compte en fidéicommis détenu par un avocat ou un notaire semble être possible sous réserve du respect des exigences prévues par l’article 2713.4 C.c.Q. : les sommes devraient avoir été déposées en vue de garantir l’exécution d’une obligation, à moins de considérer que ces sommes représentent une créance portée sur un solde créditeur d’un compte financier détenu par un tiers habilité au sens de l’article 2713.6 C.c.Q. in fine. Toutefois, cette question sera abordée ultérieurement compte tenu des développements jurisprudentiels récents.

En tout état de cause, dans cette deuxième situation, le créancier peut conclure avec le tiers et le constituant un accord de maîtrise aux termes duquel le tiers convient, relativement au solde créditeur ou à la somme d’argent, de se conformer aux instructions du créancier sans le consentement additionnel du constituant (art. 2713.4 (2) C.c.Q.).

Si l’on s’en tenait à une lecture étroite de l’intégralité des dispositions de l’article 2713.4 C.c.Q., on pourrait croire les conditions cumulatives. Le créancier obtient la maîtrise par accord de maîtrise ou par titularité. Or, l’article 2713.5 C.c.Q. octroie une faculté au tiers puisqu’il n’est pas tenu de conclure un accord de maîtrise avec le créancier relativement au solde créditeur ou à la somme d’argent, même si le constituant le lui demande. Ainsi, la maîtrise peut être obtenue sans accord ou du moins sans la participation du tiers, avec un doute pour cette dernière possibilité, ce qui posera vraisemblablement des difficultés conceptuelles et de preuve. Il serait souhaitable d’avoir au moins une entente bilatérale entre le créancier gagiste et le débiteur, même si l’écrit ne semble pas être une condition de forme exigée sur le plan légal.

Le tiers n’est pas tenu, non plus, de confirmer l’existence d’un tel accord, sauf si le constituant le lui demande (art. 2713.5 C.c.Q.).

1.2.2 Applications possibles du gage par maîtrise, règles d’opposabilité et de rang

Il est au préalable utile d’exposer les applications possibles des deux formes de gage par maîtrise sur certaines créances pécuniaires pour d’abord en saisir certaines difficultés d’interprétation (1.2.2.1) et pour ensuite examiner les règles d’opposabilité et de rang (1.2.2.2).

1.2.2.1 Applications et difficultés d’interprétation possible

Dans la première situation prévue par l’article 2713.2 C.c.Q., un créancier peut obtenir la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant de l’hypothèque contre lui. Cette sûreté vise les cas suivants : une institution financière prend en garantie la créance de son client qu’il détient contre elle ; un entrepreneur général, créancier du solde dû par le maître d’oeuvre en vertu d’un contrat d’entreprise, donne en gage à ce dernier la créance du solde afin de garantir l’exécution de ses obligations pour une soumission concernant d’autres travaux ; un franchisé donne en garantie à son franchiseur les ristournes payables par ce dernier.

Il s’agit d’une forme de compensation allégée : aucune condition d’exigibilité, de liquidité et de créance certaine n’est exigée par l’article 2713.4 C.c.Q. Ces dispositions semblent contourner les exigences en matière de compensation de plein droit, notamment celles prévues par l’article 1673 C.c.Q.

Ce gage sur créance pécuniaire sera vraisemblablement très souvent utilisé dans le cas où le client veut consentir une sûreté à l’institution financière qui détient son dépôt bancaire en contrepartie d’un crédit garanti. Ce gage vise ainsi une créance gagée future, non encore née au jour de la conclusion du contrat de gage. L’entente bilatérale le permet. Cette créance pourrait varier selon les fluctuations propres aux unités monétaires déposées dans le compte bancaire.

Dans la seconde situation envisagée par le législateur et décrite aux articles 2713.2 et 2713.4 C.c.Q., un créancier peut obtenir la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant contre un tiers, notamment par accord de maîtrise ou titularité. L’article 2713.4 C.c.Q. énonce les conditions à réunir. La créance porte sur le solde créditeur d’un compte financier tenu par le tiers pour le constituant ou sur une somme d’argent versée par le constituant à un tiers pour garantir l’exécution d’une obligation envers le créancier (par. 1).

Il s’agit ici de plusieurs cas possibles : de dépôts bancaires au crédit d’un compte détenu par une autre institution financière mis en gage au profit d’une première banque, ou d’un dépôt de garantie versé par un locataire à un locateur ; du solde de prix de vente ou de toute somme d’argent remise en vue d’être restituée correspondant au paiement de prestations ou de services rendus.

Une interrogation subsiste concernant le gage portant sur des sommes d’argent déposées sur un compte en fidéicommis, plus particulièrement auprès du greffe d’un tribunal. Ces sommes d’argent pourraient-elles être gagées selon les nouvelles dispositions, notamment l’article 2713.4 C.c.Q., ou faut-il leur appliquer les règles de constitution et d’opposabilité relatives au gage de droit commun ?

Pour répondre à cette question, il est impératif de reprendre certains développements jurisprudentiels afin de soumettre plusieurs éléments de réponse.

Tout d’abord, les affaires Brouillette-Paradis (Paysages Paradis) c. Boisvert[24], 9052-5494 Québec inc. (Proposition de)[25] et Drummond[26] reprenant à certains égards par les enseignements de l’affaire Val-Brillant[27], s’étaient prononcées sur cette question, avant l’introduction des nouvelles dispositions sur le gage portant sur certaines créances pécuniaires. Les juges, sous forme d’obiter, ou de manière plus directe notamment dans la cause Brouillette-Paradis, ont admis le gage sur des sommes d’argent consignées auprès du greffe ou déposées auprès d’un compte en fidéicommis et non représentées par un titre négociable.

Dans une autre affaire, Basile c. 9159-1503 Québec inc., rendue sous l’empire du nouvel article 2702 C.c.Q., le juge Kasirer a souligné « l’incertitude autour du gage constitué sur un bien incorporel en application de l’article 2702[28] ». Toutefois, il a retenu la validité du gage d’une somme d’argent consignée auprès d’un greffe, « [m]ême s’il ne s’agit pas d’un titre négociable au sens des articles 2702 et 2709 C.c.Q.[29] ».

Récemment dans l’affaire Copropriété Les Villas Glendale c. Construction Beau-Vain inc.[30], la juge de la Cour supérieure a repris la solution dégagée par la Cour d’appel dans les affaires Brouillette-Paradis et Basile[31]. La juge Christiane Alary a considéré que le dépôt d’une somme d’argent au greffe donne naissance à un titre de créance et que l’offre judiciaire de céder en garantie ce titre de créance portant sur une somme d’argent constitue une hypothèque mobilière avec dépossession. Cette mise en possession permet de répondre aux conditions fixées par les articles 2702 et 2703 C.c.Q. La juge ne s’est pas prononcée sur la pertinence quant à l’application des nouvelles dispositions 2713.1 C.c.Q. et suivantes et des articles 1, 2 et 4 sur les dépôts extrajudiciaires de la Loi concernant les dépôts au Bureau général de dépôts pour le Québec[32].

À notre avis, il est utile de s’interroger sur le maintien des décisions de la Cour d’appel compte tenu de la lecture des articles 2713.1 (1) et 2713.4 (1) C.c.Q., lesquels pourraient viser les sommes d’argent non représentées par des titres négociables et déposées entre les mains d’un tiers en garantie de l’exécution d’une obligation. Si une interprétation large devait être retenue, les consignations de sommes d’argent effectuées sur des comptes en fidéicommis pourraient être requalifiées de gage par maîtrise, sous réserve de prouver la maîtrise, soit par accord de maîtrise, soit par titularité. Toutefois en l’absence d’écrit, ce qui semble être une possibilité à la lecture des articles 2713.4 et 2713.5 C.c.Q., la preuve de l’intention de constituer un tel gage par maîtrise est plus délicate.

Quant à la qualification de gage par maîtrise à l’égard d’un dépôt d’une somme d’argent consignée au greffe d’un tribunal, la réponse semble moins sûre, compte tenu de l’absence de dispositions légales explicites à ce sujet qui auraient pu mentionner que les sommes d’argent consignées devaient être sous la maîtrise du ministre, comme il est prévu par l’article 4 de la Loi concernant les dépôts au Bureau général de dépôts pour le Québec[33] visant les dépôts extrajudiciaires de valeurs mobilières. Il nous est permis alors de douter de l’intention du législateur d’englober, dans le régime d’exception concernant le gage par maîtrise, une telle consignation faite entre les mains du ministre des Finances.

1.2.2.2 Règles d’opposabilité et de rang concernant le gage sur certaines créances pécuniaires

Les règles en matière d’opposabilité et de rang sont encore une fois exorbitantes du gage de droit commun et imposent une lecture attentive :

  • au premier rang, le créancier gagiste par titularité (art. 2713.8 al. 3 in fine C.c.Q.) ;

  • au deuxième rang se positionne la créance gagée due par le créancier gagiste, selon l’article 2713.3 C.c.Q., gage obtenu selon une entente bilatérale ;

  • au troisième rang, le gage obtenu par accord de maîtrise, s’il y a concours entre plusieurs créanciers gagistes : selon l’article 2713.8 al. 2 C.c.Q., ceux-ci prennent rang entre eux selon le moment où le tiers a convenu de se conformer aux instructions du créancier ;

  • au dernier rang prend place le créancier détenant une hypothèque sans dépossession, quelle que soit la date de publicité.

Encore une fois, l’hypothèque sans dépossession reste la grande perdante de cette réforme de 2015. Le créancier hypothécaire se prévalant de l’inscription sur un registre informatisé, centralisé et suffisamment fiable, tel que le RDPRM, ne pourra jouir pleinement des effets liés au temps, car la date de son inscription ne lui sera d’aucun recours face à un créancier gagiste. Le gage par maîtrise déjoue les référents traditionnels auxquels le droit civil a été longtemps attaché. La maîtrise a balayé la dépossession, au sens matérialiste du terme, mais n’offre en réalité qu’une sûreté bien souvent secrète dont la publicité aux yeux des tiers est quasi inexistante, ce qui laisse les autres créanciers confrontés à un aléa plus grand, celui de voir leurs sûretés dévaluées, voire inefficaces.

Le gage a donc bien évolué depuis le Code napoléonien pour devenir le refuge de gages spéciaux portant sur des biens incorporels de nature financière. La technique d’affectation de garantie a donc été revisitée pour les besoins du marché financier dans un esprit de libre concurrence et de compétitivité assumée par les provinces canadiennes avec les États-Unis. Nous verrons que cette évolution de la technique légale en technique d’appropriation fiduciaire n’est pas sans risque à l’égard des autres créanciers munis de sûretés. Des prérogatives importantes ont été concédées au créancier gagiste par maîtrise comme le droit de vendre et de réhypothéquer ou le droit de percevoir la créance à tout moment. Ces grands écarts conceptuels avec le gage sur lequel nous reviendrons peuvent avoir des répercussions sur le concept classique de la théorie du droit de propriété.

2 Évolution de la technique légale originelle de garantie en une technique d’appropriation directe de la valeur  et ses conséquences

Les techniques juridiques relatives au gage ont été modifiées sous l’effet de la maîtrise de biens dématérialisés, appréhendés par et pour leur valeur économique. Nous verrons que cette technique d’affectation des valeurs remises en gage s’est transformée en une technique d’appropriation des valeurs en faveur du créancier gagiste (2.1), ce qui laisse croire en l’existence d’une conception renouvelée des notions de sûreté et de propriété lorsqu’elles portent sur les objets immatériels sous étude (2.2).

2.1 Évolution de la technique légale originelle : le gage classique mis à l’épreuve

Un gage puissant dématérialisé a pu voir le jour. Or les nouvelles règles particulières de constitution (2.1.1) et d’opposabilité (2.1.2) mettent à l’épreuve l’édifice de droit commun et entraînent notamment des risques de conflits de rang avec les tiers.

2.1.1 Supériorité du gage dématérialisé et particularisme des règles de constitution

Le gage par maîtrise sur valeurs mobilières et les titres intermédiés peut être constitué de manière écrite et de plusieurs manières décrites ci-après et prévues par les articles 57 (3) et 114 (3) LTVM. Toutefois, ces différentes règles de constitution varient selon le mode de détention directe ou indirecte des valeurs mobilières. La livraison, l’inscription dans les registres de l’émetteur, la conclusion ou non d’un acte de maîtrise, la titularité du compte sont autant de marques de flexibilité juridique contractuelle offertes au créancier gagiste. Il lui est aussi loisible de ne pas matérialiser son gage et d’envisager l’absence d’accord : la loi le prévoit dans certains cas de détention directe (valeur mobilière sans certificat) et de détention indirecte (titre intermédié). Le gage classique de droit commun inscrit aux articles 2702 et 2703 C.c.Q. n’impose pas d’écrit, même s’il est en pratique conseillé d’éviter la forme verbale pour des raisons probatoires.

À la lecture des dispositions commentées dans notre première partie, il est évident que la supériorité du gage par maîtrise est affirmée par rapport à l’hypothèque mobilière sans dépossession, laquelle nécessite un écrit sans exception et une inscription au RDPRM pour être valide. Toutefois, en matière d’hypothèque sans dépossession portant sur des valeurs mobilières et des titres intermédiés, le législateur a prévu une exception en faveur du courtier devenu créancier hypothécaire dans le cadre, par exemple, d’une avance sur marge. Cette hypothèque sans dépossession peut être constituée sans formalité de publicité ni inscription au RDPRM, selon l’article 2701.1 C.c.Q.

En ce qui concerne le gage par maîtrise sur certaines créances pécuniaires, il nécessite une entente bilatérale, un accord de maîtrise ou non, ou une titularité du compte bancaire. Encore une fois, le législateur a sophistiqué les modes spéciaux de constitution pour justifier d’une réelle obtention de la maîtrise des créances pécuniaires par le créancier gagiste.

On assiste à la mise en place de garanties simplifiées sur certains biens incorporels. La célérité des transactions et l’efficacité des garanties sont vraisemblablement des motifs justifiant de tels allègements.

Le gage classique devient une pâle copie devant ce nouveau véhicule attrayant que représente le gage par maîtrise. La dématérialisation des biens, leur financiarisation, la mondialisation de l’économie et la virtualisation numérique sont autant de facteurs contingents qui favorisent de tels changements législatifs induisant une nouvelle forme de contrat encore dénommé « gage », sur des actifs financiers ou des créances bancaires.

2.1.2 Effets des nouvelles règles d’opposabilité et de rang à l’égard des tiers : les risques de conflits

Comme il a été expliqué, ce gage par maîtrise n’a pas besoin d’être publié : l’accord de maîtrise est non obligatoire ou, du moins, le tiers n’est pas tenu de conclure cet accord, et ce, même si le constituant le demande ; sa divulgation est possible si le débiteur le demande (art. 57 et 114 LTVM ; art. 2713.5 C.c.Q.). Cette nouvelle façon de concevoir l’opposabilité fait primer la confidentialité des transactions sur le souci d’une transparence collective. Ces nouvelles dispositions légales placent les relations entre créancier prêteur et débiteur propriétaire sur une nouvelle échelle, celle de l’efficience économique. On pourra s’interroger en filigrane de nos développements sur leur propre rationalité, réduite à l’efficience économique, leur effet apparent, leur origine et leur possible répercussion sur les tiers.

Les rangs alloués aux créanciers gagistes par maîtrise sont nettement plus favorables à ceux détenus par les créanciers gagistes par remise matérielle ou par les créanciers munis d’une hypothèque sans dépossession par inscription. Ces nouveaux rangs rendent compte d’un système complexe où coexistent des formes de garantie concurrentes dont certaines sont devenues inefficaces. Le législateur a donc privilégié certains créanciers au détriment d’autres ; la main invisible de l’État organise d’une certaine manière la spéculation sur les marchés financiers et le financement des entreprises en faveur des banques, jouissant en pratique du premier rang.

Le gage par maîtrise obtenu par accord non divulgué ou par titularité induit des risques de méconnaissance par les tiers souhaitant prendre une hypothèque sur des titres en réalité déjà gagés ; l’absence d’obligation légale d’identification des titres ou des créances pécuniaires spécifiquement sur un compte spécial ne favorise aucunement la transparence des opérations de garantie.

Est légalement consacré le défaut de divulgation de l’accord de maîtrise envers les tiers, sauf si le détenteur, le titulaire du compte ou le constituant, c’est-à-dire le débiteur, lève le secret autour de l’acte (art. 57 (1), (2) et (3), 114 LTVM ; art. 2713.5 C.c.Q.). Par exemple, l’article 2713.5 C.c.Q. prévoit que celui qui détient le compte financier n’est pas tenu de confirmer l’existence d’un tel accord de maîtrise. Cette formulation lui permet de garder le silence sur la nature des conventions conclues et de préserver la confidentialité au profit de certains créanciers garantis. Cet aspect occulte du gage par maîtrise sur valeurs mobilières, titres intermédiés ou créances pécuniaires nous paraît dangereux au regard de la sécurité des transactions conclues avec les tiers[34].

Il incombe aux tiers de faire preuve de prudence. Lors de la vente de créances ou d’actions d’une entreprise, le notaire devra effectuer des vérifications diligentes auprès du vendeur pour rechercher l’existence d’un gage par maîtrise. Le RDPRM n’offrira aucune garantie d’information. Toutefois, malgré les rangs préférentiels conférés à l’intermédiaire ou aux autres créanciers gagistes par rapport à l’hypothèque sans dépossession, les créanciers prioritaires, notamment l’État, restent prioritaires. Mais les autres créanciers hypothécaires, comme le sous-traitant muni d’une hypothèque légale de la construction, auront plus de difficulté à se prévaloir de leur rang face à un entrepreneur qui se trouve créancier gagiste par maîtrise. La banque prêteuse, créancière gagiste sur un compte bancaire, sera bien souvent au premier rang face aux autres créanciers munis d’une hypothèque légale ou conventionnelle sans dépossession.

En pratique, les gages par maîtrise des valeurs mobilières et des créances pécuniaires supplantent les hypothèques mobilières sans dépossession publiées même avant le 1er janvier 2009 et 2016 selon les dispositions transitoires (art. 372 Loi visant le retour à l’équilibre budgétaire[35]).

2.2 Évolution de la technique de garantie : de l’affectation à l’appropriation directe de la valeur au moyen de la maîtrise

L’évolution de la technique de gage qui, en réalité, apparaît désormais comme une technique d’appropriation directe de la valeur, notamment lorsqu’elle est constituée au profit des créanciers gagistes par maîtrise, emporte une double incidence à la fois d’ordre conceptuel et politique sur les notions de sûreté et de propriété. La dématérialisation, combinée à l’harmonisation des législations canadiennes et américaines, est revenue sur le contrat de gage. La notion même de sûreté a été revisitée puisque, sous couvert du jeu de la propriété, il est question non plus de l’affectation du bien mais plutôt d’une technique d’appropriation de la valeur (2.2.1). Le gage est dénaturé et détourné de ses fonctions initiales. La vision fantasmée de la théorie de la propriété unitaire et individuelle est dépassée ; la propriété s’est éclatée en un faisceau de droits permettant au débiteur de transmettre ses prérogatives au point de s’annihiler (2.2.2). Par ailleurs, au-delà de l’aspect technique des modifications législatives intervenues, il nous est permis de croire que l’efficience du marché sert d’échelle à l’État-législateur, lequel privilégie non plus les apporteurs de capitaux, soit les actionnaires, mais récompense plutôt les institutions financières. La propriété de ce type de biens-valeurs va progressivement changer de mains et l’on assiste à une redistribution des richesses immatérielles selon le cours de la Bourse et les activités des courtiers. Cette redistribution se fait au détriment des salariés des entreprises, des prestataires, des fournisseurs, des consommateurs et des autres créanciers garantis de l’entreprise (2.2.3). Cette dernière sous-partie tiendra lieu de conclusion à nos développements.

2.2.1 Notion de sûreté revisitée : de la technique d’affectation à une technique d’appropriation directe de la valeur

À l’origine, le contrat de gage, pétri de matérialité[36], a été conçu pour porter sur des biens mobiliers corporels. La remise matérielle entre les mains du créancier gagiste qui annonce la dépossession du débiteur illustre bien l’idée de publicité, certes imparfaite, vis-à-vis des tiers. L’objet du gage est conservé entre les mains du créancier jusqu’au complet paiement, signe de la satisfaction du prêteur. La caractéristique essentielle, la dépossession, qui en fait une « condition fusion » réside dans cette matérialité visible : l’acte de remise permet l’affectation du bien, et ce, au service de la dette. Le gage a été longtemps perçu comme une technique d’affectation d’un bien mobilier corporel : lorsqu’il portait sur des biens incorporels, cela se traduisait par la remise du titre représentant la créance ou le droit incorporel.

Cette technique d’affectation du bien s’est muée, au fil des évolutions sociale et économique des sociétés modernes, en une technique d’affectation de la valeur économique. Comme nous l’avions démontré dans nos travaux de recherche[37], certaines propositions originales se sont révélées justes. Ainsi et compte tenu des réalités économiques du marché, le gage serait devenu « l’affectation directe et immédiate à la garantie d’une créance de la valeur économique d’un bien déterminé[38] ».

La valeur est l’objet véritable de l’affectation[39]. Sous couvert d’une commodité de langage et de perception, la valeur demeure cachée derrière un bien ou un ensemble de biens qui ne sont qu’en apparence objet de la sûreté réelle[40]. La valeur se confond aussi souvent avec l’instrumentum, qui ne sert que comme véhicule permettant sa circulation. Le compte financier ou le certificat papier ne sont que des accessoires. La valeur du bien incorporel existe indépendamment de ces supports.

Selon nous, la notion de sûreté mobilière pouvait être définie comme « l’affectation à titre préférentiel ou à titre exclusif d’un droit sur la valeur d’un bien meuble ou d’un groupe de biens meubles ayant pour finalité essentielle de garantir une obligation[41] ». Toutefois, cette définition doit évoluer en raison des nouvelles techniques de gage par maîtrise, en ajoutant une alternative : « l’affectation ou l’appropriation à titre préférentiel ou exclusif[42] ».

Un grand nombre d’auteurs[43] se sont prononcés sur l’importance de cette notion de valeur en droit des biens. La notion de valeur avait vocation, un jour, à devenir elle-même un bien, selon Savatier[44]. Elle tire son origine du début des échanges vitaux, notamment d’ordre alimentaire, entre les individus. Elle est déjà nettement présente lors des balbutiements du commerce, à l’ère du troc[45].

Le professeur Christian Atias n’a pas hésité à affirmer que seule la valeur dans un contrat de gage était engagée[46] et à ajouter ceci : « ce que le créancier sait pouvoir attendre du gage, c’est la valeur de la chose[47] ». Cette valeur est réservée au profit du créancier qui la détient à titre conservatoire durant le gage et qui pourra en principe, le cas échéant, la réaliser en cas de recouvrement de la créance gagée[48]. Toutefois, nous constaterons qu’avec les gages par maîtrise le créancier n’a plus à attendre le défaut du débiteur pour réaliser.

Ce droit sur la valeur pourrait être appliqué à toute forme de sûreté mobilière[49]. L’hypothèque, sans déposséder le constituant, confère à son titulaire la possibilité de se faire payer par préférence sur la valeur du droit. Elle ne porte pas en réalité sur le bien, mais sur la valeur du droit possédé sur ce bien[50].

La valeur d’échange et d’usage[51], dans le cas du gage sur créances pécuniaires, permet d’asseoir la garantie, porte sa crédibilité aux yeux du créancier qui peut accorder sa confiance au débiteur et croire en son remboursement. Sans cette valeur, notamment d’échange, le bien ne pourrait servir de garantie.

2.2.2 Théorie de la propriété rediscutée

Partant de l’idée que cette technique d’affectation s’est transformée, sous l’effet de la mondialisation des échanges et de la dématérialisation des biens, en une technique d’appropriation de la valeur, notamment dans le cas des gages spéciaux par maîtrise, cette évolution a eu nécessairement un impact sur la théorie dominante de la propriété privée individuelle reproduite par la doctrine civiliste majoritaire[52]. Cette vision fantasmée d’une propriété privée et individuelle issue de la Révolution française et héritée de la philosophie des Lumières promet des attributs imparables : usus, fructus, abusus, perpétuité, exclusivité, absoluité[53]. Les manuels, les traités, les codes civils, les auteurs civilistes, les décisions des tribunaux, dans leur très grande majorité, entretiennent cette vision dogmatique de la propriété[54], même si certains auteurs constatent son éclatement, sa désagrégation[55], et proposent une vision moderne ou romaine (Frédéric Zénati-Castaing et Thierry Revet[56]), personnaliste (Planiol[57] et Ginossar[58]) ou bien structurelle[59]. Les auteurs conservent une démarche empreinte de juridisme (manière de penser et de formuler un discours sur le droit[60]), justifiant les règles juridiques par la technique juridique et le formalisme, ne s’aventurant que peu ou pas à étendre la propriété vers les sphères politique, économique et sociologique[61]. Sous prétexte de neutralité du discours juridique, l’évolution conceptuelle de la propriété apparaît anecdotique ou marginale en réduisant, pour l’essentiel, la propriété à la figure du propriétaire-souverain, jouant ainsi « un rôle structurant et homogénéisateur du discours doctrinal[62] ».

En effet, les modifications législatives sur les gages par maîtrise ont opéré bien plus qu’un changement de vocabulaire, soit un changement conceptuel concernant la perception du droit de propriété du débiteur constituant. Ce débiteur constituant du gage par maîtrise transmet au créancier gagiste ses prérogatives de propriétaire. Nous analyserons les conséquences de ce mésusage des choses[63], notamment sur les droits de la propriété, dépassant ainsi la théorie dogmatique de la propriété.

En principe, l’animus domini[64] du créancier gagiste lui fait défaut — sachant qu’il n’est pas propriétaire de la chose gagée —, d’où l’hypothèse de la « possession dérivée » de Savigny[65]. L’animus domini[66] ne peut être invoqué par le créancier gagiste : il ne peut prétendre avoir la volonté de posséder la chose comme un propriétaire, il est obligé de conserver le bien et de le restituer à l’échéance du gage. Sous l’époque romaine, l’idée qui a été même reprise par les commentateurs du Code civil napoléonien était celle de croire que le créancier gagiste n’invoquait que la possession naturelle de son droit de gage et non du droit de propriété[67]. Les gages par maîtrise opèrent une rupture avec toutes ces idées, ce qui se traduit notamment par la mise à l’écart des dispositions légales encadrant les recours hypothécaires en cas d’une défaillance du débiteur (art. 2714.6 et 2759 C.c.Q.).

Visiblement, l’obtention de la maîtrise confère au créancier gagiste l’animus domini : la faculté légale de se comporter comme un propriétaire. Elle lui en donne les puissantes prérogatives tirées du triptyque romaniste : usus, fructus et abusus.

En vertu de l’article 2714.6 C.c.Q., le créancier gagiste peut vendre ou grever d’une hypothèque mobilière en faveur d’un tiers les valeurs mobilières et les titres intermédiés qu’il a reçus en gage, sauf convention contraire entre le constituant et le créancier. En pratique, l’autorisation du débiteur est insérée dans l’accord de maîtrise. Le créancier gagiste détient l’abusus. Le créancier gagiste peut aussi vendre ou en disposer autrement sans préavis ni délaissement selon l’article 2759 C.c.Q., ce qui est nouveau par rapport aux dispositions anciennes. Les accords de maîtrise insèrent de manière automatique ce type de clause. Le créancier gagiste, dès la conclusion de l’accord, jouit donc d’un droit d’appropriation direct consacré.

Par ailleurs, le droit de percevoir la créance lors d’un gage sur certaines créances pécuniaires donne au créancier gagiste un droit sur l’usus et le fructus selon l’article 2713.7 C.c.Q., ce qui est nouveau. Le créancier peut en effet retirer au constituant, et ce, à tout moment et sans inscription, son droit initial de percevoir la créance. Cette faculté de perception directe était déjà reconnue à l’article 2737 C.c.Q., avant les modifications apportées en 2015, mais d’une manière différente. En effet, l’article 2737 C.c.Q., d’ailleurs maintenu, prévoit dans le cas du gage sur créance une distribution particulière des fruits et des revenus, sauf stipulation contraire : le créancier remet au constituant les fruits qu’il a perçus et il impute les revenus perçus, d’abord au paiement des frais, puis des intérêts qui lui sont dus et, enfin, au paiement du capital de la dette. Cet article reste inchangé, mais ne semble pas s’appliquer aux cas du gage portant sur des créances pécuniaires puisque l’article 2713.7 C.c.Q., de rédaction nouvelle, est pertinent.

L’accord de maîtrise conclu en matière de gage sur certaines créances pécuniaires, conformément à l’article 2713.4 (2) C.c.Q., peut aussi prévoir ce droit de perception direct de l’usus et du fructus, tout comme les accords de maîtrise en matière de valeurs mobilières et de titres intermédiés le confirment. Le créancier gagiste exerce donc un contrôle quasi absolu sur les valeurs mobilières, les titres intermédiés ou les créances pécuniaires, et ce, sans autorisation supplémentaire du débiteur.

Le droit de propriété est en quelque sorte dédoublé au profit à la fois du propriétaire et du créancier gagiste par maîtrise puisque ce dernier peut exclure les autres individus de la maîtrise du bien concerné. En effet, le créancier gagiste dont le gage porte sur des valeurs mobilières ou des titres intermédiés, et a été obtenu par maîtrise, bénéficie de la faculté d’empêcher des tiers de revendiquer leur propriété ou les autres créanciers d’exercer leurs recours hypothécaires, car il a acquis ses droits « libres de toute revendication[68] ».

Ce statut d’« acquéreur protégé » permet notamment au créancier gagiste par maîtrise d’ignorer les autres créanciers, ce qui lui octroie une sorte de pouvoir de blocage, paralysant ainsi l’action des autres créanciers. Aucune concurrence n’est alors admise. Cette possibilité octroyée au créancier gagiste d’exclure les tiers revendiquant éventuellement un droit de propriété ou un droit de créance, comme les autres créanciers munis de sûretés, rappelle l’idée d’exclusivité conférée habituellement au propriétaire et qualifiée d’attribut juridique essentiel au droit de propriété organisant les relations entre les personnes et les choses[69].

Il s’agit bien d’un droit de propriété au sens du droit romano-byzantin. En effet, le mot proprietas met en exergue l’idée d’appartenance personnelle[70] et rend compte de la relation entretenue par le titulaire des droits avec les autres individus quant à l’usage des choses. La propriété est souvent présentée comme un droit exclusif, une relation privilégiée qu’entretient le propriétaire avec son bien, ce qui lui permet d’exclure les tiers et ainsi de jouir de toutes les utilités possibles de la chose[71]. De manière originale, cette relation peut être perçue, à l’inverse, comme une relation d’inclusion, comme un lieu de relations interpersonnelles tenues ensemble par un engagement fiduciaire[72]. On peut aussi y voir la reconnaissance de l’existence d’un titulaire de droit réel démembré, une propriété abstraite dépouillée de tout pouvoir sur la chose, déléguant la maîtrise à une autre personne.

Les prérogatives du créancier gagiste par maîtrise reprennent cette idée de divisibilité du titre que l’on retrouve en common law au travers de la théorie des domaines (doctrine of estates)[73]. C’est d’ailleurs un point de jonction avec le droit civil qui a connu dans son système féodal des propriétés multiples, superposées et qui organise, au sein de son code, des démembrements de propriété comme l’usufruit (art. 1119 C.c.Q.) ou prévoit des mécanismes comme la substitution (art. 1229 C.c.Q.) mettant en scène des propriétés successives, étalées ou empilées. Aucun ne jouit d’une propriété absolue, ni le grevé ni l’appelé, second bénéficiaire. En fait, l’article 2714.6 C.c.Q. consacre un intérêt futur de propriété, car le créancier gagiste peut potentiellement s’approprier directement les valeurs mobilières, comme le créancier gagiste sur certaines créances pécuniaires peut directement percevoir la créance (art. 2713 C.c.Q.). Le gage par maîtrise est-il comparable à un démembrement de la propriété, comme certains auteurs le défendent pour les sûretés réelles[74] ? S’agit-il d’un démembrement comparable à l’usufruit qui, par nature temporaire, donne au nu-propriétaire l’espoir de récupérer la plénitude de ses droits sur le bien à l’extinction de l’usufruit ?

Le débiteur démembrerait la valeur d’échange de son bien en l’attribuant au créancier muni d’une sûreté et en le cantonnant dans le montant restant dû de sa créance. Il conserverait la valeur d’usage du bien, sauf exception dans le domaine du gage par maîtrise sur certaines créances pécuniaires.

Cette idée d’assimilation du gage par maîtrise à une technique de démembrement de la propriété pourrait être défendue à condition de rompre avec la théorie classique de l’existence d’un numerus clausus des droits réels qui est d’ailleurs contestée par des auteurs contemporains[75] et, dans une certaine mesure, par les tribunaux reconnaissant des droits réels de jouissance innommés comme le droit d’extraction[76], le droit de chasse ou de pêche[77].

La plasticité[78] du droit de la propriété nous permet de croire en une conception souple dudit droit, en constatant, d’ores et déjà, la pluralité de droits de propriété. De toute façon, le propriétaire ne peut en tout temps exercer toutes les prérogatives attachées à ce droit[79]. Il nous est permis de nous interroger en cas de transmissibilité d’un droit de vendre ou de réhypothéquer : ces facultés compromettent-elles le droit de propriété du débiteur dans le cas du gage par maîtrise ? Peut-être, mais le débiteur constituant conserve les potentialités d’un droit de propriété partagé ou délégué au créancier gagiste : son abusus est restreint et possible dans la juste mesure de l’exercice concurrent de l’abusus du créancier gagiste par maîtrise. Les articles 2714.6, 2759 et 2713 C.c.Q. nous laissent penser à l’existence d’un démembrement en raison de la nature particulière et dématérialisée des biens-objets de la propriété. Difficile d’y voir une modalité comme la copropriété indivise, puisque tous les copropriétaires indivis conservent intacts tous les attributs et les caractères de la propriété individuelle, soit une propriété pleine et entière.

La LTVM ne se prononce pas clairement sur cette question de la propriété des titres, en plus d’adopter une terminologie déroutante en parlant de transfert ou d’acquisition pour l’hypothèque et d’acquéreur de droits pour le créancier gagiste (art. 6). Toutefois, l’article 107 LTVM évoque la situation où un courtier en valeurs mobilières doit honorer tous les titres intermédiés sur un actif financier. Dans ce cas, les droits détenus par le courtier sur cet actif le sont pour les titulaires de titres, ne sont pas sa propriété et ne peuvent donc faire l’objet de réclamation de la part de ses créanciers. L’alinéa 2 de cet article prévoit que « [c]hacun des titulaires de titres sur un actif financier a un droit proportionnel dans cet actif, quel que soit le moment où il a obtenu son titre ou le moment où l’intermédiaire en valeurs mobilières a acquis ses droits dans l’actif[80] ». Cette affirmation pourrait nous faire croire que les titulaires des titres disposent d’un droit de copropriété indivise dans l’actif financier. Mais, compte tenu de la rédaction de ces deux alinéas, évoquant, d’une part, le cas d’un paiement contraint par le courtier au bénéfice de tous les titulaires de droits et excluant, d’autre part, le moment où le courtier a acquis ses droits, il nous semble que le courtier peut acquérir ses droits dans l’actif. Cela nous fait penser à une propriété partagée. De toute façon, cet article concerne une situation particulière révélant les droits de chaque titulaire dans l’actif financier et non les rapports entre le titulaire, le créancier et le courtier qui peut être aussi créancier. Par ailleurs, les autres dispositions de la LTVM, combinées à celles du C.c.Q., notamment celles conférant des prérogatives de propriétaire au créancier gagiste, ne nous permettent pas de croire en une propriété individuelle pleine et entière pour le débiteur constituant, ni d’y voir une copropriété indivise, partagée en parts égales entre le débiteur et le créancier gagiste.

Le raisonnement consistant à qualifier les droits du créancier gagiste en les comparant aux techniques possibles envisagées dans le C.c.Q. marque ses propres limites face à la rédaction, rompue à la technique financière, des nouvelles dispositions de la LTVM et du C.c.Q. et à l’importation du concept de garantie, comme la notion de control, issue de la common law (Loi de 2006 sur le transfert des valeurs mobilières de l’Ontario ; art. 9 UCC). Ainsi, la notion de propriété (property) paraît plus adaptée et permet une plus grande variabilité dans l’appréhension des droits de propriété en les analysant comme un faisceau de droits ou un fagot de droits[81]. Des auteurs comme Honoré ont identifié les onze éléments qui composent la property comme le droit de posséder, le droit d’usage, le droit au capital, le droit de transmissibilité[82]. Avec la théorie des domaines, la common law reconnaît aussi un droit intermédiaire dans la relation d’une personne à sa chose, à son fonds de terre, seule la Couronne étant réputée être un propriétaire véritable[83]. Cette personne aurait un intérêt juridique protégé[84]. Il n’y a pas de propriété privée absolue puisque tout domaine, toute propriété est dérivée de la Couronne. On retrouve très clairement cette idée au travers de l’énumération des prérogatives du créancier gagiste par maîtrise.

Ainsi, en adoptant une réflexion plus large, les nouvelles dispositions sur le gage par maîtrise peuvent trouver une source d’explication dans la théorie économique de l’école des droits de propriété (Property Rights[85]). Cette approche définit « les droits sur les biens comme résultat et condition d’une allocation et réallocation des ressources entre les individus échangistes. La rareté oblige à définir le domaine de chacun, ses droits[86] ». Cette approche extensive déborde le domaine juridique en important la logique de l’efficience économique[87].

En conclusion, la dématérialisation des instruments financiers et de certaines créances pécuniaires a conduit, grâce aux technologies numériques et à l’effet d’une politique libérale prônant l’harmonisation législative à l’échelle internationale, à étirer la notion de gage, voire à la déformer, et, par ricochet, à revisiter le domaine de la propriété. Ces changements législatifs permettent de constater l’existence de solutions normatives variables selon les biens immatériels considérés et dépassent ainsi la théorie dominante offrant une conception classique de la propriété. Le droit de propriété n’est plus une relation entre une personne et sa chose, mais une somme de droits complexes ayant souvent pour objet des biens dématérialisés, conférant des prérogatives à de nombreuses personnes reliées entre elles et dont les intérêts à protéger sont imbriqués[88].

2.2.3 Considérations de politique législative et d’ordre économique et social

Cette évolution du gage, passant de la technique d’affectation à la technique d’appropriation de la valeur et reléguant les droits de propriété entre les mains du créancier, pourrait, selon nous, s’expliquer pour plusieurs raisons principales : la particularité des biens concernés (biens/droits financiers), l’influence des concepts anglo-saxons au sujet de la propriété perçue comme un ensemble de droits (bundle of rights), comme nous l’avons précédemment expliqué, et en raison du choix du législateur d’utiliser la propriété comme un instrument de politique économique. Nous allons développer ce dernier point qui tiendra lieu aussi de propos conclusifs.

Le caractère absolu de la propriété peut être perçu comme une entrave au dynamisme économique et le législateur doit parfois résoudre des conflits mettant en présence des intérêts sociologiques et économiques contradictoires. A priori, en matière de gage sur valeurs mobilières et titres intermédiés ainsi que sur certaines créances pécuniaires, le législateur a fait des choix privilégiant l’efficience des marchés et la rentabilité des rendements liées aux transactions financières canadiennes à l’échelle de l’Amérique du Nord. Même si législateur intervient dans des domaines de droit privé comportant en son sein des prescriptions plus politiquement neutres, ces nouvelles dispositions sur les gages spéciaux révèlent un législateur « crypto-politicien[89] » soucieux d’harmoniser les opérations de transfert de garanties portant sur les titres financiers ou sur certains dépôts bancaires, favorisant aussi les opérations de compensation en les assimilant à des techniques de garantie. L’absence de contentieux dans ce secteur financier, spécialisé, réservé aux initiés, cloisonné et confidentiel facilite le changement de techniques juridiques et permet l’alignement de pratiques bancaires à l’échelle nationale et internationale.

L’État est intervenu dans la régulation des marchés, en permettant une réallocation des richesses au profit ultimement des institutions financières prêteuses. La propriété est utilisée, au travers de ces techniques de garantie dénommées « gages par maîtrise », comme un instrument politique. Il a le mérite de lever le voile sur l’illusion d’une théorie de la propriété unitaire et homogène. En effet, la diversité des biens, notamment incorporels et dématérialisés, et leurs utilités font émerger une pluralité de droits de propriété.

La propriété peut être perçue comme un rapport de droit entre un propriétaire et un non-propriétaire, lequel est susceptible de bénéficier des prérogatives du premier, selon les besoins reconnus par un État à un moment de son histoire. L’État organise les pouvoirs et la répartition des richesses, notamment en agissant sur certains instruments de régulation comme la propriété privée.

Le phénomène général de rareté du sol, de l’espace, des ressources naturelles et du temps, qui concerne les sociétés postmodernes, a conduit inévitablement les êtres humains à se livrer un concours pour accéder au contrôle et à l’usage des ressources rares[90]. L’enjeu majeur est d’organiser et de conjuguer les différentes manières d’obtenir des droits de propriété ou des droits d’usage permettant de tirer le maximum des utilités que les biens peuvent fournir. Le crédit doit désormais porter sur des objets qui supportent plus d’un usage, plus d’une affectation. Les gages sans dépossession avaient proliféré sous le Code civil du Bas Canada autour des différentes formes de nantissement et des cessions en stock. L’hypothèque sans dépossession a permis au débiteur, lors de la réforme de 1991, de conserver son bien objet de l’hypothèque, évitant ainsi de gaspiller son crédit après une première affectation. Mais les formalités, notamment l’inscription au RDPRM, s’avèrent être, probablement, pour le milieu financier, trop contraignantes et contre-productives en termes de rentabilité et de coût. Ainsi, les gages par maîtrise permettent d’éviter ces contraintes juridico-économiques.

Parallèlement à ces contingences, le concept de propriété — en dépit du discours doctrinal dogmatique — a évolué en raison de la liberté contractuelle, de la libre concurrence et de la compétitivité économique. Ainsi, la transmissibilité des biens et des droits de propriété a autorisé les individus à envisager une variété de cas de transférabilité des droits[91]. Ces arrangements ont parfois été favorisés par le législateur, comme c’est le cas en matière de gages par maîtrise. Ainsi, chaque individu peut négocier avec d’autres l’agencement de son droit de propriété[92]. L’État n’intervient plus pour apporter des bienfaits à la collectivité en distribuant un droit de propriété à des personnes en situation de déséquilibre lorsque la libre concurrence est entravée. Il modifie le contenu des droits de propriété légitimement acquis par certains individus en concédant ces mêmes droits à d’autres. Le capitalisme moderne a cédé la place à une société corporatiste[93].

Il est vrai aussi que tous les individus n’ont pas les mêmes capacités[94] à gérer les biens qui leur appartiennent, ni les biens des autres. La recherche, par la collectivité et par l’État, de l’usage le plus efficient revient donc à permettre aux courtiers en valeurs mobilières, qui font le lien entre les dépositaires centraux, la société émettrice et l’investisseur, d’agir le plus efficacement sur le marché financier. Le courtier en valeurs mobilières paraît le plus apte, en raison de son expérience, de ses capacités professionnelle et financière, à contrôler les ressources en utilisant une technique prioritaire d’appropriation immédiate de la valeur des instruments financiers, ce qui pourrait expliquer les articles 2701.1, 2713.7, 2714.3, 2714.6 et 2714.7 C.c.Q.

Toutefois, cette recherche de l’efficience des transactions dans l’exploitation et la gestion des ressources ne devrait pas entraîner de conséquences négatives sur la protection des autres droits de propriété, ceux des tiers, et porter atteinte au principe de sécurité juridique. Dans un avenir plus ou moins proche, les juges seront saisis de situations de déséquilibre afin d’assurer une juste distribution des préférences et de rétablir ainsi un plus juste échange entre les acteurs intervenant dans le secteur des garanties.