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Le présent numéro des Cahiers de droit, consacré à l’immatériel et à la dématérialisation, publie certaines présentations qui se sont tenues lors du colloque international du 17 mars 2017 à l’Université Laval intitulé : « Le droit des sûretés et le droit des biens à l’épreuve de l’immatériel et de la dématérialisation : regards croisés ».
Cet évènement avait pour objet d’analyser un nouveau volet du droit des sûretés : les sûretés portant sur des biens ou droits incorporels, tels que les créances, les valeurs mobilières, les titres intermédiés ou les brevets, les droits d’auteur, les marques de commerce ou l’achalandage.
Ces dernières années, le droit des sûretés français — par le jeu de l’Ordonnance no 2006-346 du 23 mars 2006 relative aux sûretés, J.O. 24 mars 2006, p. 4475 — et le droit des sûretés québécois — par l’insertion de nouvelles dispositions dans le Code civil du Québec en 2008 et en 2015 — ont subi des modifications importantes. Il était alors venu le temps pour les universitaires, notamment québécois, d’ouvrir le champ à des réflexions critiques sur des dispositions légales souvent adoptées selon le calendrier politique et en dehors de toute analyse doctrinale.
À cet égard, le texte de notre collègue Christophe Albiges démontre clairement la complexité et la diversité des règles françaises quant à la constitution, à l’opposabilité et à la réalisation des sûretés portant sur les biens incorporels. Cet éparpillement des règles législatives au sein des multiples codes français (Code civil, Code de commerce, Code monétaire et financier, Code de la propriété intellectuelle, Code du cinéma et de l’image animée), maintes fois dénoncé par la doctrine contemporaine, diminue son attractivité à l’égard tant des particuliers que des entreprises françaises et mêmes étrangères. Le constat français est patent : l’hétérogénéité des différentes opérations portant sur des richesses immatérielles susceptibles d’être valorisées contribue à limiter l’efficacité du système des sûretés mobilières incorporelles. Le professeur Albiges, à l’aune d’un travail de droit comparé avec d’autres législations étrangères comme celles du Québec, de la Roumanie ou de la Belgique, préconise pour la France un régime de base complété par des dispositions spécifiques propres à certaines sûretés incorporelles. Insuffler une cohérence à la fois globale et interne serait le leitmotiv pour une nouvelle réforme française du droit des sûretés.
À l’occasion de ce travail de réflexion initié lors du colloque, il était opportun d’analyser les implications légales liées aux nouvelles prévisions bouleversant, dans une certaine mesure, les droits communs des sûretés français et québécois. Mais aussi il était judicieux d’aborder les transformations causées par le phénomène de la dématérialisation qui affecte les modèles et les concepts civilistes traditionnels comme la propriété et la possession.
C’est ce qu’a effectué la professeure Yaëll Emerich en étudiant la propriété des droits et des biens incorporels à travers le prisme comparé du droit civil et de la common law. Selon notre collègue, l’importance de l’immatériel n’est pas nouvelle dans la théorie du droit des biens, le droit romain nous le prouve. Toutefois, la diversité et la complexité des biens de nature incorporelle ou immatérielle se sont imposées au gré de l’évolution socioéconomique des sociétés. Réduire la propriété aux seuls biens corporels paraît dépassé. Ainsi, la recherche d’une définition et de critères précis en vue d’établir un régime juridique pour les biens incorporels est encore utile, même si en common law il n’y a pas de définition précise des choses et des biens, comme nous le rappelle la professeure Emerich. Il s’agit davantage d’une définition descriptive qui consiste à recenser les biens objets de propriété en les désignant soit comme des ressources matérielles, soit comme des biens intellectuels. Des critères peuvent être envisagés comme l’appropriation, par exemple, qui est le critère pivot permettant de donner à la chose sa qualité de bien. La valeur économique, quant à elle, est devenue un critère central dans les deux traditions. La valeur d’une chose ou d’un droit est un des attributs servant à qualifier cette chose ou ce droit de bien.
Toujours selon la professeure Emerich, la théorie civiliste est par tradition attachée à une conception matérialiste de la propriété, tandis que la common law est davantage ouverte à l’idée de l’immatériel. Au-delà d’une apparente opposition entre la commom law et le droit civil, il existe un rapprochement dans la conception du bien et de ses critères. Il se dessine alors une forme de droit commun des biens incorporels derrière l’apparence de la particularité des objets immatériels.
Par ailleurs, la spécificité des biens incorporels et la valeur qui y est attachée sont autant de facteurs qui ajoutent à la difficulté de saisir les biens ou les droits incorporels. La professeure Christine Hugon s’est justement livrée à une analyse de la saisie des droits issus des propriétés industrielle et intellectuelle. Elle s’est aussi interrogée sur les effets de l’immatérialité : complique-t-elle la réalisation forcée des biens intellectuels ou industriels ? L’examen des textes législatifs démontre des dispositions lacunaires en matière de propriété industrielle, voire rares dans le cas du droit d’auteur. Par exemple, la saisie du droit d’auteur n’est a priori pas possible. En revanche, la saisie des revenus générés par l’exploitation du droit d’auteur est une voie choisie par le législateur. L’hétérogénéité peut traduire des différences de nature entre les divers types de propriétés industrielle et intellectuelle. Par ailleurs, la professeure Hugon constate que les professionnels effectuent rarement la saisie de brevets, de marques ou de droits d’auteur en raison des difficultés propres à la nature des droits incorporels.
Au Québec, les professionnels sont sensibles à l’évolution des pratiques commerciales de leurs voisins et sont conscients de l’émergence de nouveaux biens incorporels, notamment ceux qui présentent une valorisation marquée comme les valeurs mobilières, les titres intermédiés ou les créances dites pécuniaires. Pour preuve, sous la pression du secteur financier, de nouvelles législations spéciales se sont introduites, à la hâte, dans le Code civil du Québec afin d’harmoniser les dispositions civilistes avec celles de l’Ontario ou des États-Unis dans un esprit de libéralisme économique. Le législateur a fait des choix, privilégiant l’efficience des marchés, la rentabilité des investissements liés aux transactions financières canadiennes à l’échelle des Amériques (notre texte). Au Québec, en dehors du débat universitaire, la dématérialisation a consisté à adapter le contrat de gage à des biens incorporels comme des créances ou des valeurs mobilières en créant le concept d’une dépossession fictive par la remise du titre représentant la créance (la théorie de l’incorporation du droit dans le titre) ou le concept de maîtrise des valeurs mobilières ou des créances au profit du créancier gagiste qui est bien souvent un courtier ou une institution bancaire (par l’insertion notamment des articles nouveaux 2714.1 et suiv. et 2713.1 et suiv. C.c.Q.). L’inscription en compte du nom du nouveau titulaire des valeurs ou des créances objets du gage, la conclusion d’un contrat de maîtrise ou même l’absence de contrat de maîtrise sont désormais des modalités juridiques permettant d’atteindre cette dématérialisation du contrat de gage lorsqu’il porte sur des valeurs mobilières, des titres intermédiés ou des créances dites pécuniaires.
La diversité des biens incorporels et dématérialisés et leurs utilités font émerger une pluralité de droits de propriété ou ersatz de droit de propriété : celui du constituant, celui du teneur de compte, celui du bénéficiaire (notre texte).
Or la prolifération des droits ou des biens immatériels (créances, valeurs mobilières, instruments dérivés, créances issues des contrats d’assurance vie, clientèle, quotas laitiers, quotas d’émission de gaz à effet de serre, permis de taxi, etc.) et leurs diversités actuelle et future (inventions biotechnologiques, cellules souches, etc.) laissent transparaître les lacunes des théories juridiques en droit des biens et des sûretés. Mais plus encore, elles laissent apparaître des menaces pour nos ordres juridiques internes. Ces menaces ne sont pas liées à la spécificité des biens incorporels, mais surgissent en raison de leur traitement par le législateur « crypto-politicien[1] » soucieux d’harmoniser les opérations de transfert portant sur des titres financiers ou sur certains dépôts bancaires, favorisant ainsi des opérations de garantie ou de simples compensations en les assimilant à tort à la technique du gage (notre texte).
Une fois le concept de dématérialisation décrit et analysé, un autre débat semble se profiler : peut-on en extraire la seule valeur pour tenter de construire, au sein de la théorie des biens et de celle des sûretés, un régime juridique propre aux biens immatériels ?
Ainsi, ce numéro spécial des Cahiers de droit constitue sans nul doute une première analyse de ce phénomène postmoderne lié à la dématérialisation du droit des biens et des sûretés à travers le prisme du droit comparé franco-québécois, ce qui ouvre le débat sur des idées réflexives et critiques dans un domaine technique où l’on se doit de réagir rapidement, soit celui du droit financier.
Appendices
Note
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[1]
Jean-Pascal Chazal, « La propriété : dogme ou instrument politique ? Ou comment la doctrine s’interdit de penser le réel », R.T.D. civ. 2014.763.