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Source de vie et de développement social, frontière naturelle, voie de communication, l’eau (et ses usages) intéresse le droit depuis ses origines. Le plus ancien traité répertorié portait sur le partage des eaux de l’Euphrate, 3 100 ans av. J-C. Au fil du temps, le droit de l’eau a été enrichi par de nombreuses normes juridiques qui témoignent des coutumes et des paradigmes dominants ayant traversé son histoire. Malgré la mise en place d’importants arsenaux juridiques, la gestion de l’eau représente toujours un des principaux enjeux nationaux et internationaux du xxie siècle. En effet, les usages de l’eau s’intensifient et soulèvent des questions quant aux droits et aux obligations qui s’y rattachent. Dans plusieurs régions, la disponibilité et la qualité de l’eau sont menacées par les pressions que représentent le changement climatique et la mondialisation. Les connaissances scientifiques évoluent rapidement et remettent en cause les classifications traditionnelles du droit. Autant de raisons factuelles et juridiques pour les États de revoir leurs pratiques en matière de gestion de l’eau, révision amorcée au Québec depuis l’adoption de la Politique nationale de l’eau de 2002 et dont témoigne également la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection adoptée en 2009.

Ce contexte invite à poursuivre et à renouveler la réflexion sur le droit de l’eau. Ainsi, la proposition de la professeure Catherine Ribot, membre du comité scientifique de la revue, de consacrer le présent numéro au droit de l’eau, a séduit par l’actualité et la richesse du thème qui interpelle autant les praticiens que les théoriciens du droit. Comme Jane Matthews Glenn le rappelle brillamment dans son texte, une bonne compréhension des règles de droit privé portant sur l’eau est un préalable nécessaire au succès de tout régime public de gestion de l’eau, puisque le droit de l’eau, étroitement lié à la façon dont le droit appréhende la propriété, plonge ses racines dans les traditions juridiques. Le droit doit contribuer à protéger la ressource en eau, mais il peine à trouver les moyens de les protéger pour la collectivité.

Subissant l’influence de l’héritage des traditions civiliste et de common law, le droit de l’eau n’est toutefois pas statique. Le concept de dévelop­pement durable influe de plus en plus sur la transformation du droit de l’eau, qui est en cours, et les juristes doivent contribuer à élucider les nombreuses questions qu’elle pose. La nature unique de l’eau la place au coeur de la prospérité économique et sociale des peuples. Aujourd’hui, la pérennité de certains usages de l’eau est menacée, ce qui donne lieu à de nouveaux conflits devant lesquels le juriste ne peut rester indifférent. Il sait bien que ce droit moderne de l’eau doit maintenant s’inscrire dans le projet auquel les États ont accepté d’adhérer et qui est celui d’un développement durable. Ce dernier devient ainsi le cadre que le droit de l’eau doit promouvoir afin que les valeurs sociales et environnementales y fassent définitivement leur entrée.

Le juriste doit réfléchir aux modèles de gouvernance, de gestion et de protection de l’eau. L’encadrement juridique doit relever le défi d’assurer la disponibilité de la ressource en eau, en quantité et en qualité, sans oublier le fait que cette responsabilité est commune à tous les acteurs.

Le progrès ne se mesurant plus uniquement sur le plan quantitatif, mais aussi sur le plan du bien-être, de la santé, de la justice et de l’équité, les droits de la personne sont une catégorie juridique qui est devenue incontournable dans les discussions sur l’eau. Quelques textes dans ce numéro apportent un éclairage sur son rôle ou sa nécessité dans la définition de nouveaux instruments juridiques pour protéger les ressources en eau (TracyHumby et Maryse Grandbois ; Sylvie Paquerot ; Pascale Steichen).

De nombreux auteurs posent d’emblée la question centrale du statut juridique de la ressource et de son influence sur la gouvernance et sur les responsabilités qui en découlent, avec le souci constant de la recherche d’une équité entre les générations actuelles mais aussi entre ces dernières et les générations futures (Madeleine Cantin Cumyn ; Suzanne Comtois et Bianca Turgeon ; Jane Matthews Glenn ; François Goliard ; Sylvie Paquerot; Fabienne Quilleré-Majzoub et Tarek Majzoub). D’autres font état des possibilités et des limites de cadres juridiques originaux qui pourraient contribuer à une meilleure protection de la ressource en eau, notamment les contrats de rivière en France, l’encadrement statutaire et contractuel de l’agriculture biologique à Munich ou encore la gouvernance écologique de bassins tels que celui de la rivière des Outaouais (AlexandreBrun ; Ingeborg Krimmer ; Jamie Benidickson).

« L’eau est-elle un objet de commerce ? » se demandent d’autres auteurs qui se questionnent à savoir si l’eau est un bien marchand comme les autres, destiné à être régi par les règles du droit du commerce international, ou s’il est, ou encore devrait être, un patrimoine qu’il faut protéger en tant que tel (Patrick Forest ; Yenny Vega Cardenas et Nayive Biofanny Vega). 

« L’eau est dans tous ses états ! » rappellent certains autres auteurs dont les textes exhortent le droit à considérer davantage le cycle hydrologique de l’eau, à protéger ses débits écologiques, à assurer sa disponibilité dans les cas de raréfaction des ressources hydriques, à trouver ou à retrouver les principes généraux qui s’appliquent aux eaux de fonte des glaciers de montagne, lesquelles alimentent de plus en plus les cours d’eaux internationaux, compte tenu du réchauffement du climat (HugoTremblay ; Catherine Choquette, Édith Guilhermont et Marie-Pier Goyette Noël ; Teresa Elola Calderón ; Fabienne Quilleré-Majzoub et Tarek Majzoub).

« Que d’eau !… Que de droit ! » s’exclament quelques auteurs, ajoutant à l’unisson que ce droit est trop volumineux, épars, complexe. Plusieurs textes illustrent ce souci de rationaliser le droit moderne de l’eau pour le rendre plus cohérent et pour en assurer un plus grand respect. Force est de constater que, si l’inefficacité des politiques de l’eau peut être attribuée en partie à une volonté politique insuffisante, il n’en demeure pas moins que la complexité du droit peut également constituer un frein considérable à sa gestion cohérente et durable (DanielBouchard et Hélène Gauvin ; Jean-Louis Gazzaniga et Xavier Larrouy-Castéra ; David Gilles ; Pascale Steichen).

Devant l’inertie, voire la lenteur, des autorités publiques responsables de la mise en oeuvre du droit de l’eau, la sollicitation du juge apparaît comme une solution ultime mais nécessaire (NathalieHervé-Fournereau).

L’appel des Cahiers de droit à nourrir la réflexion sur les traditions et les transformations du droit de l’eau pour apporter des réponses à ces interrogations a été largement entendu et témoigne bien de la vitalité stimulante de la recherche en droit de l’environnement. La présentation de ce double numéro consacré à l’eau nous a permis de réfléchir sur les transformations en cours du droit de l’eau. Cet écho remarquable de 28 auteurs venant du Canada et d’ailleurs confirme la pertinence de ce numéro où les questions liées au statut de l’eau, à la propriété, à la gouvernance, à la responsabilité, au droit à l’eau, à la hiérarchie des usages, au rôle du législateur et au rôle du juge sont abordées, pour le plus grand plaisir du lecteur qui trouvera matière à réflexion dans un domaine du droit en pleine évolution.