Abstracts
Résumé
Nous présentons ici la première des trois étapes d’un projet de recherche portant sur l’élaboration d’une théorie contractuelle renouvelée fondée sur une interprétation dialogique du contrat. Dans le premier texte, qui paraît ici, les auteurs cherchent à inscrire le contrat dans une perspective dialogique englobant plusieurs aspects méthodologiques et conceptuels propres à la linguistique et à la théorie littéraire. Le dialogisme, en favorisant la considération de l’altérité intrinsèque au jeu interprétatif qui anime tout contrat, se présente comme une avenue théorique stimulante pour contrer la réification contemporaine des contractants. À titre d’approche interprétative, il peut permettre de faire place à deux individus socialisés et pleinement personnifiés. En considérant l’entente contractuelle non plus comme un bien économique produit à grande échelle et porteur du discours monologique démultiplié, mais bien comme une norme juridique privée inévitablement appropriée par les deux contractants, les auteurs veulent repositionner l’interprétation des contrats au sein même du volontarisme. Par l’intermédiaire du dialogisme, chaque contractant peut inscrire sa pleine capacité juridique dans le processus normatif. D’entité abstraite dépourvue de complexité, le contractant deviendrait véritable acteur dans l’élaboration et la compréhension de l’entente contractuelle.
Abstract
The following paper presents the first of three stages of a research project seeking to develop a renewed theory of contract based upon a dialogical interpretation of the act of contracting. The authors attempt to frame the contract within a dialogical perspective that draws together several methodological and conceptual considerations found in linguistics and literary theory. By favouring consideration of the intrinsic “otherness” found in the interpretative exchange that forms the substance of any contract, dialogism comes to the fore as a stimulating theoretical approach to counter contemporary reifying of contracting parties. As an interpretative approach, this makes it possible to deal with two individuals, socialized and fully personified. By no longer considering a contractual meeting of the minds as a mass-produced economic commodity grounded in multiparous monological discourse, but indeed as a private legal bond inevitably appropriated by both contracting parties, the authors want to resituate the interpretation of contracts within the bounds of voluntarism. As such, dialogical discourse becomes the medium allowing each contracting party to root their full legal capacity in this normative process. Contracting parties cease to appear as abstract entities devoid of complexity, instead to become dynamic actors in the formulation and understanding of their contractual agreement.
Article body
« [T]out problème reste ouvert, sans fournir la moindre allusion à une solution définitive[1]. »
Notre étude a pour objet la critique de la théorie contemporaine du contrat et de sa perception individualiste à l’aide d’une méthode inspirée des théories linguistiques du dialogisme et de la polyphonie. Contrairement au monologisme apparent des contrats contemporains, nous soutenons qu’il y a dialogicité des pratiques contractuelles, c’est-à-dire que le discours juridique qu’est le contrat est toujours formé de plusieurs voix et que les juristes doivent l’interpréter en conséquence. D’entrée de jeu, soulignons que, en matière d’analyse dialogique du contrat, les textes sont rarissimes, sinon inexistants. Nous devrons donc nous limiter « à la simple tâche qui consiste à esquisser les orientations de base que devrait prendre une réflexion approfondie sur le langage et les procédures méthodologiques à partir desquelles cette réflexion doit s’établir pour aborder les problèmes concrets de la linguistique[2] », et de ses liens avec l’interprétation juridique du contrat. Nous croyons qu’une telle analyse linguistique du contrat peut permettre de faire ressortir davantage l’importante part d’intersubjectivité qui le compose. Les contractants ne sont pas que des opposants, ils ne peuvent pas être que des adversaires qui s’intéressent à la défense de leur gain potentiel ; ils sont inévitablement acteurs d’un processus social complexe qui implique la formation du discours contractuel. C’est ce que le détour théorique vers le dialogisme et la polyphonie que nous présenterons dans le présent texte permet de comprendre. Ainsi, nous souhaitons contribuer au renouveau discursif dans lequel ne cesse de s’élaborer la théorie du contrat depuis l’adoption du volontarisme juridique.
Nous présentons ici la première des trois étapes qui constituent notre projet de recherche portant sur l’élaboration d’une théorie contractuelle renouvelée, soit l’esquisse d’une possible relation entre approche dialogique et interprétation théorique du contrat. Le premier texte cherche à inscrire le contrat dans une perspective dialogique englobant plusieurs aspects méthodologiques et conceptuels propres à la linguistique et à la théorie littéraire. Il sera suivi d’un deuxième texte qui présentera un panorama des principales approches linguistiques s’inspirant du dialogisme et de la polyphonie[3], ce qui permettra, dans un troisième et dernier texte, d’établir des définitions fonctionnelles et distinctives du dialogisme contractuel et de la polyphonie contractuelle, ainsi que de présenter des exemples d’application[4].
Afin de nuancer le rôle des volontés engagées dans la formation de la norme contractuelle, notre présentation argumentative devra toucher plusieurs concepts des sciences humaines. Ces outils théoriques serviront à démontrer les facettes multiples du contrat, sur le plan tant linguistique que psychologique et social, nous incitant à déborder largement du spectre économique dans lequel il est généralement présenté en droit. À cette fin, nous décrirons brièvement notre position critique quant à la théorie contractuelle (1) afin de justifier la recherche d’un nouvel entendement contractuel sensible aux voix multiples dont il est composé (2). De plus, il nous faudra décrire les ouvertures possibles du dialogisme en matière contractuelle qui prennent en considération l’importance de l’altérité (3) et du rôle de l’interprétation (4). En raison de la pluralité conceptuelle dans laquelle s’inscrivent le dialogisme et la polyphonie, nous terminerons cette étude initiale par la présentation de certains apports méthodologiques et conceptuels provenant de divers champs d’études (5).
1 Une critique liminaire de la théorie des contrats
En droit civil, les préceptes contractuels de base sont simples et connus. Le contrat était perçu, en vertu du Code civil des Français de 1804 et sous l’empire du Code civil du Bas Canada de 1866, comme le produit de la rencontre des volontés des deux parties. Cette conception qui n’impliquait aucune forme de matérialisme (en vertu du principe dit du consensualisme), se basait sur les assises du libéralisme politique et du libéralisme économique au nom desquels chaque individu est responsable de son bien-être. Or, avant même le développement du consumérisme, cette approche théorique a fait l’objet de nombreuses critiques, grandement stimulées en France par l’adoption du Code civil allemand, ce qui opérait un changement théorique significatif du contrat. Par la suite, tant en raison du développement du capitalisme moderne que des pratiques contractuelles qui en ont découlé, la théorie du volontarisme résultant d’un excès de libéralisme sera remise en cause. Les juristes réalisent alors que, puisque la satisfaction attendue par l’une des parties dépend de l’appauvrissement corrélatif de l’autre, ce « système de vases communicants auquel [est] soumise l’analyse du contrat est déroutant et inconciliable avec la nature réelle du contrat[5] ».
La critique du volontarisme contractuel demeure toujours d’actualité dans la mesure où, notamment, ce fondement théorique a été reconduit dans le Code civil du Québec en 1994[6]. Et cela, à l’encontre des nombreux travaux critiques qui, entre autres, depuis Gounot[7], n’ont eu de cesse de remettre en cause la valeur de la théorie volontariste pour permettre l’évaluation et la réévaluation de ce que certains qualifient désormais de dogme de l’autonomie de la volonté. Malgré — ou en raison — de cette déconstruction persistante, plusieurs éléments de nature sociale demeurent en matière de contrat, par exemple celui de l’échange au sein du solidarisme contractuel[8], de l’interrelation dans l’approche relationnelle[9], voire de l’intersubjectivité dans une conception habermassienne[10]. Somme toute, une référence constante au dialogue et à la volonté de communication entre les contractants semble subsister dans le contexte juridique contemporain du contrat de masse qu’est le contrat d’adhésion. Et pour cause, puisque la compréhension des contrats ne peut être abordée qu’au strict niveau de l’intérêt des parties[11] sans que le droit ignore ainsi plusieurs dimensions sociales d’importance, si ce n’est plus simplement une dimension humaine[12]. En ce sens, il ne faut pas perdre de vue qu’avant de produire de l’économie le rapport contractuel crée des normes juridiques. Ce rapport normatif fondamental ne peut donc être occulté.
Le contexte de surconsommation de produits et de services de même que la prolifération des contrats d’adhésion ont inévitablement contribué à la remise en question des fondements contractuels de droit positif et à leur perte de sens juridique. Plusieurs règles protectrices contreviennent aujourd’hui aux principes de la théorie générale du contrat, constat qui apparaît souhaitable, si ce n’est inévitable, à la communauté juridique. Le consommateur — entendu au sens large — est vulnérable à de multiples égards : sur le plan stratégique, il subit la domination du stipulant ; sur le plan symbolique, il fait l’objet de fortes sollicitations commerciales ; sur le plan systémique, il use d’un outil contractuel produit à grande échelle. Or, ces situations de vulnérabilité s’avèrent « normales et souvent banalisées dans la société contemporaine[13] ». La nature même du contrat à titre d’artéfact social[14] s’est ainsi profondément modifiée[15]. La culture juridique a bien fait état de ces changements au cours du xxe siècle, mais c’est trop souvent par référence aux notions floues de bonne foi, de loyauté, d’équité ou de morale contractuelle que le droit des contrats se développe et s’adapte. Ces notions apparaissent fortement au sein des justifications obligationnelles depuis quelques années et sont l’expression évidente d’une forme de postmodernité juridique[16]. À notre avis, ces concepts vaguement significatifs ne peuvent contribuer de manière satisfaisante à l’élaboration d’une nouvelle compréhension de la relation contractuelle[17]. Par ailleurs, ils sont sans doute représentatifs d’un constat plus général applicable à l’ensemble du domaine juridique[18]. C’est pour tenter de répondre à ce déficit théorique, qui s’exprime notamment dans la crise du contrat[19], que les juristes doivent tenter d’établir un nouveau paradigme contractuel basé non pas sur une conception individualiste du contrat — c’est-à-dire la rencontre de deux volontés qui s’opposent et la considération des faits ayant mené à cette fusion pour établir le contenu obligationnel —, mais sur la nature éminemment intersubjective, sociale et humaine du contrat. Cela, afin de contribuer à un renouveau normatif qui s’inscrit dans un projet de modernité juridique à poursuivre, plutôt qu’abandonnée aux seuls besoins de l’économie néo-libérale. Pour ce faire, plusieurs approches peuvent être adoptées. Dans la présente étude, nous nous pencherons sur une théorie applicable à l’origine au texte littéraire, soit le dialogisme élaboré par Mikhaïl Bakhtine au début du xxe siècle.
Le contrat est une finalité commune aux parties. Comment donc y a-t-il eu généralisation du contrat d’adhésion dans la pratique juridique, sans qu’une adaptation théorique substantielle réussisse à s’harmoniser avec une telle réalité ? Si cette interrogation n’est pas originale, elle nous paraît encore d’une grande pertinence théorique. Bien que les adaptations prétoriennes et législatives des dernières décennies aient permis de parer aux plus importantes injustices contractuelles, ce qui a relégué l’intérêt pour un discours théorique général du contrat au second plan au profit de la considération de son utilité économique (et donc sociale ?), il semble inévitable aujourd’hui de s’intéresser au revers de légitimité de ces règles juridiques. De telles règles d’exception favorisent au final la mise en exergue de « l’élément le plus brillant du système, celui qui fait l’apologie de l’autonomie de la volonté de tous, du petit artisan réel à l’énorme personne morale d’envergure internationale, qui sont sur un pied d’égalité […] et [elles] occultent par la même occasion la planification et le “gouvernement” caché par l’organisation métaphorique[20] ». Dans un tel contexte, l’interrogation se justifie : est-il possible de légitimer le paradigme contractuel contemporain que constitue le contrat d’adhésion ? Autrement dit, comment aborder la relation obligationnelle, dans un contexte de contrat de masse, à titre de véritable création juridique (soit la naissance de l’obligation contractuelle) à plusieurs voix, et donc comme le fruit de la volonté des parties, et non comme un trope[21] ? Dans la foulée, la place laissée à la volonté des parties s’est atténuée, à tel point que le volontarisme ne constitue plus de nos jours qu’un leurre pour la majorité des justiciables alors que le contrat est perçu à titre de bien économique[22]. Si l’objet du contrat demeure toujours le même (lier les parties sur le plan juridique), les règles doivent-elles et peuvent-elles changer pour donner un sens normatif accessible aux deux parties ? Le contrat est-il encore une forme de « discours » pour les contractants ? A-t-il pour rôle de « communiquer » un engagement ? Si les réponses à ces interrogations devaient être positives, ne serait-ce qu’en partie, il faudrait alors reconnaître au contrat une nature intersubjective que lui refuse justement la réification dont il semble faire l’objet aujourd’hui plus que jamais[23].
Il paraît important, dans une recherche de sens normatif et de ré-humanisation du lien contractuel, de réévaluer la place de la communication véritable entre les cocontractants dans la mesure où le contrat demeure un acte de volontés multiples. Nous souhaitons donc vérifier si une nouvelle approche théorique pourrait faciliter, non pas le rejet du rôle de la volonté, mais bien une rencontre des volontés plus significative. Autrement dit, nous tentons d’aborder la relation contractuelle sous un angle davantage intersubjectif et donc représentatif du discours à pluralité de voix que constitue le contrat. Par conséquent, c’est du rejet du volontarisme, qui est à la base du contrat à titre de bien à manipuler et à exploiter au sens économique, qu’il est question, et non du rôle de la volonté des parties dans la formation des contrats. Il s’agit de resituer le modèle volontariste — le seul envisageable en matière contractuelle par ailleurs — dans une perspective communicationnelle élargie ne prenant pas uniquement en considération les rapports de force des parties. Une approche basée sur le dialogisme permettrait de considérer globalement la théorie volontariste et la prolifération des contrats de masse. Le contrat, qu’il soit envisagé comme une parfaite rencontre de volontés égales et autonomes, ou comme un bien commercial imposé par un contractant à une partie qui désire y adhérer, demeure un discours producteur de sens pour les deux parties. Le dialogisme ouvre ainsi la voie à une recherche de sens normatif là où certains croyaient — à tort — que seuls l’économie et l’intérêt des parties étaient significatifs. Il le fait non pas en rejetant ces paramètres, mais en les entourant, en les superposant à toutes les autres considérations susceptibles d’être exprimées par les deux locuteurs que sont toujours les cocontractants. En ce sens, le dialogisme et la polyphonie renouvellent le volontarisme sans succomber à une idéologie du social — telle qu’elle a été exprimée, par exemple, dans la Loi sur la protection du consommateur[24].
Notre critique trouvera donc appui sur une approche dialogique et polyphonique de la relation contractuelle. Ainsi, nous souhaitons tracer la voie vers quelques pistes de réflexion doctrinale qui permettront, croyons-nous, d’éclairer de nouvelle manière les relations contractuelles. Ce faisant, le contrat à titre d’objet d’échange et d’enrichissement pourrait devenir un outil de communication sociale et juridique avant d’être un bien économique. Une présentation générale de la voie dialogique en matière de contrat est nécessaire ici pour mieux démontrer l’importance que revêt l’altérité au sein du fait social que constitue nécessairement le contrat.
2 La voie dialogique à titre de possible ré-humanisation du lien contractuel
En linguistique, la notion de dialogisme, tout comme celle de polyphonie, révèle la non-unicité du sujet qui s’exprime. Autrement dit, ces notions démontrent la présence d’une multitude de voix dans tout énoncé, contractuel ou non. Cela est vrai également pour les contrats d’adhésion, bien qu’il semble a priori n’y avoir qu’un seul locuteur. Ainsi, lorsque vient le moment d’interpréter le sens d’un contrat imposé par une partie, le postulat du sujet parlant unique en vertu duquel un énoncé n’exprimerait que les paroles de celui qui l’a produit se trouve renversé. Dès lors que l’on dépasse le simple producteur de l’énoncé pour s’attacher aux représentations diverses délivrées par le langage, le sens ne se livre plus comme une représentation homogène, mais bien comme une forme de dialogue abstrait (dialogisme) ou de concert de voix orchestrées (polyphonie). Rappelons qu’à l’origine des notions de dialogisme et de polyphonie[25] se trouvent le socio-sémioticien russe Bakhtine ainsi que certains de ses contemporains (le Cercle de Bakhtine)[26], ou encore des penseurs actuels qui cherchent à demeurer près de sa pensée[27]. De même, depuis quelques décennies, Oswald Ducrot recourt à la notion de polyphonie en linguistique[28] et les travaux de plusieurs polyphonistes scandinaves, à l’origine de la théorie scandinave de la polyphonie linguistique (ScaPoLine), cherchent à anticiper l’influence des phénomènes polyphoniques sur l’interprétation des textes[29].
Dans le présent texte, par dialogisme, il faut entendre une anthropologie de l’altérité[30]. Todorov écrivait : « Je ne peux me percevoir moi-même dans mon aspect extérieur, sentir qu’il m’englobe et m’exprime […] En ce sens, on peut parler du besoin esthétique absolu que l’homme a d’autrui, de cette activité d’autrui qui consiste à voir, retenir, rassembler et unifier, et qui seule peut créer la personnalité extérieurement finie ; si autrui ne la crée pas, cette personnalité n’existera[31]. »
Cela signifie, pour le contractant, que l’ego est en relation et en communication perpétuelle avec l’alter, sans lequel il ne saurait exister et donner lieu à une relation juridique par l’entremise du contrat. Selon Bakhtine, une telle aliénation constitutive — pour parler modérément en termes nietzschéens — est parfaitement reflétée dans le langage que nous héritons, d’une part, d’autrui, et que nous orientons, d’autre part, vers l’autre. Ce qui fait dire ceci à Todorov : « Aucun membre de la communauté verbale ne trouve jamais des mots de la langue qui soient neutres, exempts des aspirations et des évaluations d’autrui, inhabités par la voix d’autrui. Non, il reçoit le mot par la voix d’autrui, et ce mot en reste rempli. Il intervient dans son propre contexte à partir d’un autre contexte, pénétré des intentions d’autrui. Sa propre intention trouve un mot déjà habité[32]. »
Pour Bakhtine, toute activité langagière est habitée par le dialogue. Comme le contrat, en tant qu’énoncé et comme activité langagière, est en relation, en interaction, avec d’autres énoncés, il est lui aussi habité par le dialogue. Somme toute, « [i]l ne saurait y avoir d’énoncé isolé. Un énoncé présuppose toujours des énoncés qui l’ont précédé et qui lui succéderont ; il n’est jamais le premier, jamais le dernier[33] ». De même, « [i]l n’y a pas un “sens en soi”. Le sens n’existe que pour un autre sens, avec lequel il existe conjointement[34]. » Un tel dialogue peut être extériorisé par l’alternance des tours de parole, ce qui sera nommé le « dialogal ». Cependant, il peut également rester intériorisé, dans la mesure où l’énoncé s’oriente vers d’autres énoncés « au principe de sa production comme de son interprétation[35] », ce qui constituera le dialogique. Cette orientation vers l’altérité discursive permet la considération de l’autre dans l’un[36] de sorte qu’un énoncé ne fait sens que dans son rapport à l’autre. En matière de contrat, à l’heure où l’individualisme et la défense stratégique de ses propres intérêts modulent la compréhension interprétative du lien contractuel, une telle approche qui introduit l’altérité discursive permet un recul critique justifié. Ainsi, c’est l’interprétation en matière de contrat qui pourrait se trouver transformée si les juristes tenaient compte des travaux de Bakhtine. Dans la mesure où ces derniers tendent à établir les liens fondamentaux entre tous les énoncés discursifs, il est incohérent d’isoler les cocontractants dans l’expression de leur volonté individuelle. La volonté contractuelle est, à ce titre, un appel inévitable à la rencontre. En ce sens :
L’objet du discours d’un locuteur, quel qu’il soit, n’est pas objet de discours pour la première fois dans un énoncé donné, et le locuteur donné n’est pas le premier à en parler. L’objet a déjà, pour ainsi dire, été parlé, controversé, éclairé et jugé diversement, il est le lieu où se croisent, se rencontrent et se séparent des points de vue différents, des visions du monde, des tendances. Un locuteur n’est pas l’Adam biblique, face à des objets vierges, non encore désignés, qu’il est le premier à nommer […] Un énoncé, cependant, est relié non seulement aux maillons qui le précèdent mais aussi à ceux qui lui succèdent dans la chaîne de l’échange verbal. [L’]énoncé, dès son tout début, s’élabore en fonction de la réaction-réponse éventuelle, en vue de laquelle il s’élabore précisément[37].
Il faut considérer que le contractant qui soumet — voire impose — un texte contractuel à son vis-à-vis « ne fait jamais que construire une schématisation devant son auditoire sans la lui “transmettre” à proprement parler[38] ». De plus, toute schématisation, et le contrat en particulier, est une coconstruction et ainsi elle « a pour rôle de faire voir quelque chose à quelqu’un, plus précisément, c’est une représentation discursive orientée vers un destinataire de ce que son auteur conçoit ou imagine d’une certaine réalité[39] ». Selon la « nature communicationnelle » de l’échange verbal, Bakhtine[40] distinguait les productions « naturelles », spontanées, appartenant aux « genres premiers » (ceux de la vie quotidienne), des productions « construites », institutionnalisées, qui appartiennent à des « genres seconds », qui dérivent des premiers. À cette expression, « genres seconds », Maingueneau et Cossutta préfèrent l’expression « genres constituants » — qui, par leur finalité « symbolique », déterminent les valeurs d’un certain domaine de production discursive — et trouvent que « sont constituants essentiellement les discours religieux, scientifique, philosophique, littéraire, juridique[41] ». Le contrat « appartient à une communauté textuelle spécifique et sa signification institutionnelle doit être établie en fonction de cette communauté[42] ». Le discours contractuel se présente ainsi comme une production « construite », un genre « second » (Bakhtine) ou « constituant » (Maingueneau et Cossutta[43]) découlant d’une relation inévitable entre les parties. Le contrat n’est plus, dès lors, le simple produit économique d’un contexte dépersonnalisé d’échange de biens.
Dans cette perspective, une réflexion holistique et philosophique du dialogisme pourrait, à notre avis, favoriser l’intégration du dialogue et de l’altérité au sein de la théorie des contrats et, ce faisant, stimuler sa ré-humanisation. De la sorte, le rôle des volontés réciproques des parties pourrait être réactualisé. Grize explicite ainsi le postulat du dialogisme :
Une schématisation, à la fois processus et résultat, est engendrée par une double activité. On est en présence d’un phénomène d’induction ou de résonance, comme disent les physiciens […] Lorsqu’un courant variable parcourt une bobine A, il induit un courant variable dans la bobine B placée dans son voisinage, mais il faut être attentif à la nature des bobines. Le courant induit par résonance ne sera identique au courant inducteur que si les deux bobines, elles, sont identiques. Or, il est pour le moins invraisemblable de penser que des locuteurs A et B puissent être identiques. En fait, ils ne le sont jamais, ne serait-ce que parce que c’est A qui a l’initiative du discours. Dès lors l’isomorphisme entre la construction et la reconstruction d’une schématisation n’est qu’un cas limite purement théorique et ne se réalise que dans des « textes » logico-mathématiques formels, ce sont des calculs, pas des discours[44].
Par conséquent, l’égalité entre les contractants, en ce qui a trait à l’expression de leurs volontés réciproques au sein de l’entente contractuelle, se présente tel un mythe. C’est sur l’inégalité, soit le caractère non identique intrinsèque des parties au contrat, que les juristes doivent mettre l’accent afin de redonner un sens juridique au volontarisme. Tout cela implique à l’évidence un changement épistémologique majeur. Du reste, de la croyance idéologique en l’égalité contractuelle qui se reflète dans le volontarisme, nous sommes passés à une compréhension technique et administrative des contrats (employeur-employé, consommateur-commerçant, locataire-locateur, assuré-assureur, etc.) qui emprunte à une telle conception logico-mathématique. Or, il nous faut reconsidérer l’existence du discours entre les parties et l’expression des personnalités qu’il implique. Aussi, dans une société où le contrat d’adhésion est de moins en moins producteur de sens, le dialogisme :
s’ouvre à un horizon inter-personnel, le dialogue « vrai », même lorsque les différents énoncés en présence sont complexes, [et] révèle sa fécondité : il est producteur de sens. Rien n’est aussi indispensable que cette production de sens pour éviter la logomachie et les incertitudes sémantiques, lorsqu’il est question du droit des contrats, des règles de la fiscalité ou des normes du droit international : non seulement les concepts familiers peuvent, à la faveur d’une critique pertinente, être précisés, mais les concepts anciens ou désuets, voire obsolètes, peuvent être réévalués et répondre de la sorte aux réquisits qu’impose le contexte du moment[45].
Par la compréhension intersubjective qu’il met en évidence, le dialogisme autoriserait davantage la qualification du contrat d’acte de volonté et faciliterait la justification de la contrainte normative qu’engendre l’échange obligationnel de droit privé. Le contrat, avant toute considération morale de bonne entente réciproque des parties, est un fait social complexe qui intègre inévitablement, comme tout discours, une part d’altérité. Il importe donc de rechercher une nouvelle force doctrinale qui permettrait de combler le vide de légitimité laissé par l’éclatement du volontarisme contractuel et des préceptes qu’il soutient telles la force obligatoire du contrat, l’autonomie de la volonté et la formation même du contrat. Sans compter qu’une approche dialogique, en tablant sur la non-unicité du discours créé par les parties, légitimerait l’intervention du juge en matière d’interprétation contractuelle et permettrait d’éviter les faux-fuyants théoriques que sont la bonne foi et la moralité contractuelle. En somme, nous proposons d’envisager le contrat, sur le plan juridique, à titre de fait social plutôt que d’entente morale.
3 L’altérité, le fait social et le contrat
« Car c’est l’un des traits constants de toute mythologie petite-bourgeoise, que cette impuissance à imaginer l’Autre. L’altérité est le concept le plus antipathique au “bon sens”[46]. »
Nous voulons démontrer ici que les contractants ne sont jamais neutres, isolés dans leur identité propre. Au contraire, l’identité des parties doit être perçue dans « l’autre » et avec lui. Précisons que nous n’adhérons à aucune conception psychologiste du droit (ou du contrat). Le dialogisme ne se présente pas comme une variante d’une forme de philosophie de conscience. Il ne s’agit pas d’affirmer que tout vient de l’extérieur au contractant, que l’on n’est rien sans l’autre. Toutefois, si tout ne vient pas de l’extérieur et si l’individu se prononce toujours en son propre nom, il ne peut le faire dans un univers contractuel monologique qui, trop souvent, le réifie. Le contractant doit être interpellé, à défaut de quoi il n’est qu’un objet ne pouvant contracter que selon les prémisses d’autrui (le législateur, les études de marché, les besoins socioéconomiques imposés, etc.). En permettant l’ouverture à l’autre qu’est le contractant, nous voulons considérer l’individu socialisé et personnifié, tourner le faisceau interprétatif vers l’individu qui contracte par l’intermédiaire d’une véritable conscience propre. Le dialogisme dans le contrat s’inscrit dans le développement d’un individu comblé (socialisé et personnifié) et non d’un individu recevant tout des autres tel un incapable, voire comme un objet manipulé et contrôlé. Le contrat, en ce sens, se conçoit indubitablement comme un fait social créé par des locuteurs.
Cela peut être mis en évidence grâce aux travaux de Bakhtine. Au début des années 20, Bakhtine élabore un modèle en trois parties de la psyché humaine (« moi pour moi-même », « moi pour autrui » et « autre pour moi »)[47], complètement distinct du modèle (aussi tripartite) de Freud[48], et fondé sur les critères de perception et de perspective. À chaque moment, chacun de nous est une personne en deux sens : un « moi pour moi-même » (comment ma conscience me perçoit de l’intérieur) et un « moi pour autrui » (comment j’apparais aux autres de l’extérieur)[49]. Les deux perspectives sont tout aussi réelles, mais ce n’est que la seconde qui est articulée et palpable. Par contre, le « moi pour moi-même » est le champ du possible, des solutions de rechange non réalisées, des rêves non formés. En principe, il est toujours flou, non satisfait par aucune donnée, puisqu’il « sait » que tout ce qui vit est non finalisé et aurait pu être différent ou meilleur. Comme le « moi pour moi-même » se trouve dans un endroit profond, loin des marges, il ne peut percevoir ni s’exprimer par ses propres moyens. Il est donc peu fiable en tant que source de rapports véridiques sur moi-même. Ici, la notion d’altérité s’avère d’une grande importance théorique au sein du contrat et de la relation entre les parties. En effet, nous recevons les images et les mots que nous possédons par l’entremise du « moi pour autrui ». C’est toujours notre « moi », bien entendu, dans le sens où nous en sommes intimement conscients, mais nous n’en sommes pas l’origine unique ; c’est un mélange de ce que les autres voient en nous, de ce que les autres projettent sur nous, et de ce que nous incorporons ensuite dans notre image de nous-mêmes. Ces projections peuvent être empathiques (exemples stéréotypés : le prêteur de fonds perçoit l’étudiant désargenté comme un jeune homme prometteur, ce qui incite la confiance ; le locateur veut faciliter la vie à un jeune couple avec enfants qui lui semble en difficulté) ou cruelles (exemples stéréotypés : le cocontractant perçu comme irresponsable et devant acquitter des dommages-intérêts pour son laxisme ; le législateur qui impose le respect de règles strictes à l’assureur perçu comme omnipuissant), vraies ou fausses, mais nous ne pouvons les ignorer, parce qu’elles représentent les seules données indubitables que nous ayons sur nous-mêmes ; elles fournissent les notions pour la compréhension de soi. Nous construisons systématiquement notre moi à partir des fragments de « surface finalisée » que les autres fournissent. De la même manière, tous les autres utilisent notre vue des autres. Ainsi, le « moi pour autrui » a un verso, soit l’« autre pour moi » (le troisième terme de ce modèle). Pour nous et pour les autres, les images, les impressions, les intonations doivent traverser la frontière d’une conscience à une autre avant que l’identité en tant que telle soit enregistrée. L’identité n’appartiendrait donc pas pleinement aux individus, mais se trouverait à la frontière entre eux : elle est concrète, historique et inévitablement partagée. L’altérité dans le contrat se présente comme la reconnaissance de cette frontière identitaire poreuse, ouverte entre les parties. Aussi, les cocontractants ne doivent pas être perçus comme des agents économiques neutres et indépendants. Au contraire, l’identité des contractants est réciproquement partagée, ce qui contribue à la production du discours juridique qu’est le contrat.
Ce modèle de la conception du moi, que Bakhtine appelle « architectonique », semble suggérer que l’individu (ou le groupe) doit chercher des réactions les plus variées à son égard, en absorbant les idées des autres avec gratitude. Selon Emerson et Morson, Bakhtine aurait regardé avec scepticisme la politique identitaire des groupes d’aujourd’hui, dans la mesure où celle-ci implique l’étude de soi ou part de la présomption qu’« il faut l’être pour le comprendre[50] ». Pour Bakhtine, il faut être autrui pour comprendre. Plus une identité héritée est renforcée, plus les possibilités se rétrécissent et moins il devient probable de développer une riche diversité des réponses possibles à la contingence radicale du monde. Le conseil de Bakhtine pour l’individu et pour les cultures est le même : saisir autant d’« autres pour moi » que possible, afin de garantir un moi riche, inventif, divers et unique à sa culture. Pour l’analyse du contrat, cette approche est donc contraire à celle en vertu de laquelle nous devrions isoler et opposer l’assuré à l’assureur, ou encore le commerçant au consommateur. Il ne s’agit plus d’invoquer le respect de l’exigence de « bonne foi » pour chaque « adversaire », mais de reconnaître la richesse intrinsèque au rapport juridique formé par les contractants. Par exemple, l’expérience de l’homme d’affaires ou du locataire de longue date est en effet diversement riche selon la prise en considération — plus ou moins consciente — des « autres pour moi ».
Un autre exemple de l’altérité intrinsèque au rapport contractuel peut être trouvé dans les travaux de R.D. Laing. Celui-ci développe une perspective similaire, bien qu’elle soit plus surprenante pour l’analyse du contrat dans la mesure où elle implique un détour vers l’étude de la schizophrénie et ses parallèles possibles avec la fréquente réification des humains. Nous croyons qu’un tel détour est riche d’enseignement pour la compréhension contemporaine du contrat. Ainsi, le psychologue britannique, partant de son analyse existentialiste de la schizophrénie, franchit le pas suivant et parle de la réification des personnes dans le discours commun[51]. Précisons que Laing ne renie pas la réification ; il l’accepte comme l’un des discours possibles, mais non comme le seul[52]. Il compare tout acte de réification de la personne aux perspectives que les psychotiques ont sur le monde :
Il semble extraordinaire que, tandis que les sciences physique et biologique ont généralement gagné la partie contre les tendances à vouloir personnaliser le monde des choses ou à chercher des intentions humaines dans le monde animal, une authentique science des personnes s’est à peine ébauchée à cause de la tendance invétérée à dépersonnaliser ou à « chosifier » les personnes. [D]es êtres qui se conçoivent eux-mêmes comme des automates, des robots, des pièces de machine ou même des animaux […] sont à juste titre considérés comme fous. Mais pourquoi alors ne considérons-nous pas comme tout aussi folle une théorie qui s’efforce de transformer les personnes en automates ou en animaux[53] ?
De manière plus précise, Laing énonce que « la schizophrénie est une conséquence possible d’une difficulté anormale d’être une personne “totale” avec l’autre, c’est-à-dire de se sentir soi-même dans le monde[54] ». Osons ici la question : est-ce à dire que nous faisons face à une forme plus ou moins aiguë de schizophrénie contractuelle ? Nous pourrions le croire, dans la mesure où, par exemple, une personne qui contracte est aujourd’hui transformée presque systématiquement en « adhérent » aux yeux des juristes[55]. Cet adhérent passif qui clique sur la case apparaissant à l’écran ou qui se contente, en raison du manque, de l’absence ou d’une trop grande variété de choix, de signer en automate le document qui lui est présenté, est-il toujours et vraiment une personne pour le droit des contrats ? De même pour le contractant que sera la banque, rarement véritablement personnifiée par son représentant, mais qui n’en constitue pas moins une personne morale aux yeux de la loi, est-il autre chose qu’une entité purement économique qui ne cherche qu’à se lier juridiquement avec une entité adhérente tout aussi économique, et non avec une « personne totale » ? Autrement dit, la théorie du contrat permet-elle aux juristes d’envisager les contractants comme des « personnes totales » dont l’identité contractuelle est réciproquement partagée (l’ouverture à l’« autre pour moi »), ou les théoriciens du droit des contrats préfèrent-ils plutôt, par dépit ou en résonance au discours réifiant, envisager les contractants à titre de dénominateurs juridiques communs qui s’intègrent — et doivent le faire — aux prédicats utilitaristes de notre société ? Proposons que le volontarisme est contrecarré à l’heure actuelle par l’impossibilité pour chaque contractant « d’être une personne totale avec l’autre ». Soutenons également que le contrat aurait une signification juridique plus substantielle si chaque consommateur, assuré, caution, franchisé, employeur, mandataire ou commerçant pouvait se « sentir lui-même dans le monde » où il s’engage juridiquement. Ainsi, le cas extrême des malades mentaux peut servir comme récit exemplaire pour la lecture dialogique des textes et des contrats. Toujours selon Laing :
Il est […] d’une importance pratique considérable d’être capable de voir que l’idée et (ou) l’expérience qu’un homme a parfois de son être peut être très différente de celles d’un autre. Dans ces cas-là, on doit être capable de s’adapter soi-même, en tant que personne, à la conception des choses qu’a l’autre plutôt que de se borner à voir cet autre comme un objet appartenant au système de références que l’on a soi-même. Il faut effectuer cette adaptation sans décider a priori qui a tort et qui a raison. Cette faculté est un préalable absolu et évident lorsqu’on a affaire à des psychotiques[56].
De même, à notre avis, lorsqu’il s’agit de justifier en droit les devoirs de renseignement et de conseil qu’a l’institution financière à l’égard du client inexpérimenté, ou encore lorsqu’il faut expliquer juridiquement l’obligation qu’a l’assuré de transmettre toute information pertinente pour l’évaluation du risque à son assureur[57]. Il faut évidemment comprendre que l’approche de Laing — que nous qualifierons de psychologie « dialogique » — va jusqu’à la limite de l’identification avec autrui[58], mais de telles considérations nous paraissent significatives. Dans le même ordre d’idées, et comme chez Bakhtine, le « moi pour autrui » ne peut pas exister sans et en dehors de l’« autre pour moi »[59]. Nous pourrions même suggérer que Laing fait explicitement écho à Bakhtine en employant ses termes dans la division du psyché :
Lorsque deux personnes saines d’esprit sont ensemble, il est normal que A voie en B plus ou moins celui que B estime être, et vice versa. En d’autres termes, je m’attends à ce que ma propre conception de moi-même soit, en gros, acceptée par l’autre, dans la mesure où je ne joue pas délibérément la comédie, où je ne mens pas et ne suis pas hypocrite. Dans ce contexte de santé mentale, il reste cependant une assez grande possibilité d’erreur, de conflit, de malentendu, en bref de décalage entre la personne que l’on est à ses propres yeux (son être-pour-soi) et la personne que l’on est aux yeux de l’autre (son être-pour-autrui) et réciproquement. Cela revient à dire que lorsque deux personnes saines d’esprit se rencontrent, il y a reconnaissance mutuelle et réciproque de l’identité de chacune, fondée sur deux éléments de base : a) je reconnais l’autre pour celui qu’il estime être ; b) il me reconnaît pour celui que j’estime être[60].
Or, qui sont les contractants sinon « deux personnes saines d’esprit [qui] se rencontrent » ?
Le contrat, loin de se limiter à l’analyse économique, implique aussi, à titre de phénomène juridique, la considération d’éléments linguistiques, psychologiques, moraux, etc. En ce sens, bien plus qu’un fait social, il peut facilement être perçu comme un « fait social total », pour reprendre les termes de Mauss[61]. Et de cette prise en considération de l’altérité intrinsèque à l’échange humain, juridique ou autre découle une importante activité interprétative. Les juristes sont déjà formés à l’importance de l’interprétation des contrats. En ce sens, il serait relativement aisé de reconnaître que ce rôle interprétatif majeur est la conséquence de la perméabilité inévitable à cet « autre pour moi » avec lequel se lie chaque contractant.
4 L’interprétation de la relation interlocutoire au sein du contrat
Sur le plan juridique, l’interprétation d’un contrat a pour fin d’en déterminer le contenu lorsqu’une clause est ambiguë, lorsque deux clauses claires paraissent contradictoires (ou cessent d’être claires quand l’ensemble du contrat est pris en considération), ou parce que le contrat comporte des lacunes et qu’une « interprétation complétive » est nécessaire. L’étude herméneutique traditionnelle présuppose l’existence d’un espace liminal entre le sens d’une proposition et l’intention de l’énonciateur. La sémantique des textes suggère qu’une proposition vague peut avoir deux ou plusieurs sens et qu’il est fort possible qu’aucun de ces sens ne soit le sens désiré par l’énonciateur[62]. Umberto Eco[63] propose deux versions fondamentales de l’acte d’interprétation littéraire : d’une part, interpréter veut dire prendre en considération l’existence d’une nature objective du texte, son essence, son indépendance ; d’autre part, interpréter, c’est partir de la prémisse que le texte se prête à une infinité d’interprétations. Eco critique cette version, parce qu’elle refuse de connaître l’intentio operis. Il souligne la primauté d’une lecture du « sens commun », basée sur le sens littéral du texte : le lecteur doit accepter tout d’abord le « degré zéro » du sens. Le respect accordé au sens littéral, ainsi qu’au principe de la « cohérence textuelle interne » (selon lequel toute partie du texte peut être utilisée pour confirmer ou pour rejeter une interprétation de toute autre partie), peut guider le lecteur vers une compréhension dialogique de l’acte interprétatif : de l’intention de l’auteur, par l’intention du texte, vers l’intention du lecteur. Toutes ces « intentions » sont des « interprétants[64] » de n’importe quelle sorte de texte, et donc également juridique et contractuel.
Toujours sur le sujet de l’interprétation, Jerzy Wroblewski, quant à lui, met en évidence trois noeuds d’instruments interprétatifs dans le droit : sensu largissimo (interprétation sémiotique ou linguistique), sensu largo (interprétation systématique) et sensu stricto (interprétation évaluative)[65]. L’interprétation au sensu largissimo, utilisée pour traiter de toutes sortes d’objets culturels, est le terrain favori de la philosophie analytique et de la sémiotique. Elle puise, entre autres, dans les observations de Wittgenstein sur la formation des règles. Si les mots, ainsi que les prescriptions légales formées de mots, n’ont pas de sens intrinsèque, alors les interprètes peuvent leur fournir des sens dans le processus d’interprétation. Une variante extrême a été proposée par Dworkin, selon qui les textes légaux, étant des objets culturels, sont semblables aux oeuvres littéraires produites par plusieurs auteurs, dont chacun veut créer la meilleure oeuvre d’art[66]. Dans l’interprétation au sensu largo, le récepteur du message comprend que cela a un certain sens contextuel ou discursif. En s’inspirant de Bakhtine, Peter Goodrich décrit le langage du droit comme un système d’usage et d’application qui traduit la réalité sociale dans ses propres termes interprétatifs afin de la contrôler, de manière que la force du droit soit non pas dépendante de son sens et de son interprétation, mais plutôt liée à un contexte institutionnel et historique de communication légale ou de discours légal[67]. Goodrich affirme que le discours légal « est un discours qui devrait idéalement être lu dans des termes institutionnels de dominance et de subordination[68] ». L’interprétation au sensu stricto, enfin, s’applique lorsqu’il y a une dispute concernant le sens qui devrait être attribué à un acte de communication légale. Le choix d’une quelconque possibilité suppose aussi un acte de communication. Dans le cas de cette interprétation, si une clause est ambiguë et peut être lue d’une façon selon laquelle le contrat sera invalide, ou encore d’une autre manière selon laquelle il sera valide, la deuxième interprétation sera préférée. L’intentio operis, comme l’appelle Eco, reste au centre des préoccupations de ces trois variantes interprétatives, mais cette « intention » n’est nullement un simple message ; elle est toujours, en littérature comme en droit, un « acte ». Or, cet acte, contractuel et juridique en ce qui nous concerne ici, revêt plusieurs caractères qui ne sont pas toujours pris en considération par les juristes. Les traces linguistiques des actes de langage sont des éléments qui peuvent guider l’interprétation. Sur le plan linguistique, ce sont les traces des actes de langage qui donnent des indices quant à la valeur illocutoire/perlocutoire de ce qui est dit/écrit. Ainsi, ils guident inévitablement l’interprétation que nous faisons d’un texte. À titre d’exemple, lorsque quelqu’un dit ou écrit qu’il promet X, le lecteur va présupposer la sincérité du locuteur dans son interprétation.
S’attachant aux scènes d’énonciation « légales », le philosophe J.L. Austin fait ressortir le caractère locutoire, illocutoire et perlocutoire des affirmations. Il souligne que la dimension perlocutoire est souvent négligée et que l’interprète est victime de ce qu’il nomme l’« illusion descriptive[69] ». Nous pouvons résumer la distinction entre les actes locutoires, illocutoires et perlocutoires en ces termes : l’acte illocutoire est l’acte « effectué en disant quelque chose, par opposition à l’acte de dire quelque chose[70] ». Les actes perlocutoires, quant à eux, représentent des actes effectués par le fait de dire quelque chose. En ce sens :
Des actes des deux types – ou, plus précisément, des actes désignés par le même mot (par exemple des actes équivalant à l’acte illocutoire d’avertir, ou à l’acte perlocutoire de convaincre) – peuvent être exécutés sans qu’on use de paroles ; mais même alors, l’acte (l’avertissement, par exemple) doit être un acte non verbal conventionnel pour mériter d’être appelé illocutoire ; et, en revanche, les actes perlocutoires ne sont pas conventionnels, bien qu’on puisse les susciter par des actes qui le sont. Un juge devrait pouvoir décider, en entendant ce qui a été dit, quels actes locutoires et illocutoires ont été exécutés ; mais non quels actes perlocutoires[71].
Austin classifie les affirmations au caractère illocutoire, parmi lesquelles certaines nous intéressent directement :
Un certain nombre d’autres termes peuvent se présenter à l’esprit, chacun étant susceptible de recouvrir convenablement telle ou telle classe plus ou moins étendue de performatifs : de nombreux performatifs, par exemple, sont des énonciations contractuelles (« je parie ») ou déclaratoires (« je déclare la guerre »)[72].
Cependant, ces affirmations ont aussi un caractère perlocutoire, qui est le premier à être oublié :
Lorsque la procédure – comme il arrive souvent – suppose chez ceux qui recourent à elle certaines pensées ou certains sentiments, lorsqu’elle doit provoquer par la suite un certain comportement de la part de l’un ou l’autre des participants, il faut que la personne qui prend part à la procédure (et par là l’invoque) ait, en fait, ces pensées ou sentiments, et que les participants aient l’intention d’adopter le comportement impliqué[73].
Austin met en garde les juristes contre l’illusion « descriptive » par laquelle ils oublient la valeur performative de certaines affirmations[74]. L’illusion « descriptive » touche, selon Austin, surtout les gens de loi :
Seule la conviction encore très répandue – et qui va jusqu’à l’obsession – que les énoncés de la loi et les énonciations employées, disons, dans les actes légaux, doivent être, de quelque façon, des affirmations vraies ou fausses, a empêché nombre d’hommes de loi de mettre en ce domaine bien plus d’ordre que nous ne pouvons quant à nous espérer le faire – et je n’oserais même affirmer que quelques-uns d’entre eux ne l’ont pas déjà fait. Ce qui en tout cas nous intéresse plus directement, c’est de nous rendre compte qu’un très grand nombre d’actes qui relèvent de l’Éthique ne sont pas – comme les philosophes sont trop enclins à le supposer – tout simplement en dernier ressort des mouvements physiques : beaucoup d’entre eux ont le caractère général d’actes qui seraient (totalement ou en partie) conventionnels ou rituels, et donc, exposés, entre autres choses, à l’échec[75].
Pourtant, le caractère illocutoire est évident dans les documents contractuels où figurent souvent des expressions telles que « par les présentes ». Selon Austin, cette expression « indique bien que l’énoncé (écrit) de la phrase est l’instrument […] par quoi s’effectue l’acte d’avertissement, d’autorisation, etc. “Par les présentes” constitue un critère utile pour reconnaître le caractère performatif de l’énonciation[76] ». Toute cette perspective interprétative est généralement biffée de l’analyse contractuelle. C’est donc, en quelque sorte, une dimension dialogique supplémentaire qui est ignorée. Et c’est un tel appauvrissement théorique que les ouvertures du dialogisme en matière d’interprétation pourraient contribuer à freiner, notamment par ces divers apports conceptuels.
5 Les apports et les écueils conceptuels
Le dialogisme redonne voix aux deux parties contractantes, re-situant ainsi les cocontractants au coeur d’un processus davantage juridique qui implique des personnes douées de parole, plutôt qu’un processus strictement économique exploitant des acteurs réifiés. Nous croyons que le dialogisme peut, en droit des contrats, ouvrir un tel horizon interpersonnel qui faciliterait la reformulation théorique du rapport contractuel. À cette fin, certains des apports conceptuels du dialogisme doivent être étudiés. Dans la mesure où aucune étude établissant le lien direct entre le dialogisme et le contrat n’a été faite à ce jour, il nous paraît pertinent de présenter ici quelques concepts et considérations théoriques élaborés autour du vaste champ d’étude qu’est le dialogisme et associés à divers domaines des sciences sociales. Ce faisant, nous soulignerons brièvement tant les apports que les écueils potentiels du dialogisme en matière de contrat. Si, dans les pages précédentes, nous nous sommes principalement intéressés à la représentation et à l’interprétation de l’altérité dans les discours, dans les pages qui suivent, le dialogisme prendra des dimensions tout autres, dans le sens où nous nous éloignerons de ses implications discursives pour nous rapprocher de ses implications sociales.
Le dialogisme présuppose une éthique qui échappe en même temps aux limitations inhérentes à l’utilitarisme et à une éthique basée sur la philosophie de Kant. L’utilitarisme met ses prémisses dans l’intérêt égoïste, dans une apologie pour le marché sans entrave, tandis que la philosophie kantienne est fondée sur un code moral absolutiste, qui trouve sa validité en lui-même, ce qui est nécessairement extérieur aux relations sociales de tous les jours et qui les réprime. Pourtant, il y a une tendance parmi beaucoup de théoriciens contemporains à mettre le signe d’égalité entre l’éthique kantienne et l’éthique pure et simple, et qui ont suggéré qu’il conviendrait d’abandonner l’effort de théorisation dans le domaine de l’éthique. Lyotard, par exemple, soutient que toute tentative d’articuler un discours fondateur pour des notions comme justice, impartialité et équité transforme en dernière instance l’impulsion éthique dans un système représentationnel de la connaissance qui perpétue la violence matérielle et symbolique contre une réalité hétérodoxe et récalcitrante[77]. Le dialogisme présuppose une éthique qui puise dans un nouvel humanisme — mais qui évite les pièges épistémologiques et éthiques de l’humanisme orthodoxe —, tout en refusant d’abandonner entièrement des notions comme communication, responsabilité ou entente intersubjective[78]. En ce sens également, le dialogisme peut permettre à la théorie du contrat de se développer dans la continuité du projet juridique moderne qu’était le volontarisme.
Dans cette optique, chez Buber, il n’y a aucune annihilation du soi. L’intégrité du « Je » et du « Tu » est maintenue dans la rencontre dialogique et n’est pas compromise par la nature ouverte, réciproque de l’évènement[79]. En effet, c’est par le dialogue, ce processus de reconnaissance mutuelle, que l’individuation du soi peut avoir lieu, que l’individu est comblé, c’est-à-dire socialisé et personnifié[80]. Cependant, si le but de tout être humain est, selon Buber, de nature aristotélique — au sens de la réalisation des potentialités internes, le telos —, alors un tel projet ne peut réussir qu’à l’aide de l’Autre, à l’intérieur de la sphère de l’interhumain et non, comme le suggérait Nietzsche, par un acte suprême de réalisation individuelle de soi. Et si les extrêmes de l’individualisme et du collectivisme sont tout autant problématiques, alors il faut formuler un concept alternatif de la sociabilité, puisant dans une communauté authentique, dans une démocratie radicale et dans les rencontres face à face entre les individus. Autrement dit, la relation bubérienne « Je et Tu » nécessite un type particulier de communauté, soit une communauté dialogique. À l’inverse, la prédominance des structures bureaucratiques peut amener une sclérose sociale qui décourage le dialogue interpersonnel, tandis que le marché omniprésent mène à la réduction de toute relation qualitative à une relation purement quantitative, ce qui mène à son tour à la marchandisation et à la dévaluation des relations sociales. Néanmoins, Buber pense que la relation dialogique persiste dans de petits évènements transitoires et qu’elle doit être recherchée dans les marges intersubjectives et subinstitutionnelles de la société moderne[81]. Là, loin des structures plus routinières et formalisées de la vie sociale, il est possible de trouver des traces d’une communauté authentique. Il nous semble, par conséquent, à la fois réalisable et souhaitable d’envisager l’inscription des relations contractuelles dans un tel cadre méthodologique afin d’éviter de transformer chaque cocontractant en non-être.
Le non-être, selon Bakhtine, c’est le fait de n’être pas entendu, de n’être pas reconnu. La présence de l’« autre en moi » doit être reconnue et respectée ; ensuite, nous pouvons obtenir la conscience d’un soi qui n’est plus égocentrique mais profondément social et intersubjectif. La conscience est essentiellement multiple. Le mot dialogique est toujours entraîné dans une relation avec le mot d’un autre. Il est toujours adressé à quelqu’un, réel ou imaginé — un cocontractant, un juge, un interlocuteur — et est accompagné par l’anticipation d’une réponse[82]. La structure relationnelle, mobile, du langage, c’est-à-dire le dialogisme, devient consciente de soi par sa réflexion de l’altérité. Ainsi, le dialogisme est aussi une critique de l’idéologie, parce qu’il montre que la validité d’une perspective sur le monde est dissociée du contexte duquel elle est sortie, et qu’elle dépend plutôt d’un mélange de validité et d’intérêts. C’est pourquoi le dialogisme apparaît comme une sorte de logique générale qui remet en question la manière dont les objets des sciences humaines peuvent, ou devraient être, une sorte de méthode. Dans un de ses derniers essais[83], Bakhtine fait une tentative en vue d’élaborer une méthodologie et elle devient très claire : le monologisme est la logique des sciences naturelles, alors que le dialogisme est la logique des sciences humaines. Le monologisme doit être compris non comme une méthodologie erronée, mais comme la tentative d’établir une relation d’autorité entre les discours qui pourrait obscurcir les intérêts sociaux des groupes sociaux spécifiques. Parmi les traits fondamentaux de cette tentative, il y a la représentation d’intérêts particuliers comme étant universels, la négation ou la transmutation des contradictions et la naturalisation du présent (réification)[84].
D’un autre point de vue, soulignons que le dialogue conçu comme un test mutuel, qui est de la compétence de la dialectique, est une solution de rechange authentique aux catégories plus réifiées de la rhétorique. Le dialogue renferme son contexte humain ; les mots n’y sont plus un manque de pertinence ou des obstacles répandus au long du chemin vers la vérité, mais plutôt le véhicule par lequel la vérité se fait jour. Néanmoins, cet engagement envers le verbalisme n’implique point une autorisation pour le jeu manipulateur ou pour l’absence de la responsabilité. Il faut être prêt à être appelé à rendre compte de ses positions ou de celles de ses partenaires de dialogue. Le dialogisme de Bakhtine constitue une des disciplines qui héritent de la dialectique. Il a été avancé comme une sorte de juste milieu entre des extrêmes réifiés, mais la possibilité existe qu’il ne soit qu’une reformulation de la rhétorique plutôt qu’une solution de rechange à cette dernière. Par exemple, Don Bialostosky pense que, alors que la dialectique « a pour but la découverte de la vérité des idées ou des thèses, et que la rhétorique veut déterminer les décisions des gens, […] le dialogisme [vise] à articuler le sens des idées des gens, les nôtres et celles des autres [Il] s’efforce d’aboutir à […] l’articulation la plus exacte des idées de quelqu’un avec les idées réelles et possibles d’un autre[85] ». Il y a beaucoup du pathétique de Bakhtine dans cette brève description. Les êtres humains spécifiques dans des situations spécifiques y sont opposés à l’impérialisme froid du formalisme simplificateur et généralisateur. Pour Bialostosky, l’objet du dialogue est de reconnaître les différences nécessaires entre les locuteurs et d’essayer de les caractériser, « en s’ouvrant soi-même en même temps à la possibilité d’être caractérisé par autrui dans des termes complètement différents de ceux qu’on est prêt à admettre[86] ». Une défense similaire du dialogisme bakhtinien est présentée par Gregory Clark. Ce dernier oppose le dialogisme au monologisme, dont la caractéristique définitoire est vue comme une impossibilité de reconnaître la nécessaire incomplétude de toute proposition. Une dialectique qui veut trouver le consensus, bien qu’elle soit inévitablement située parmi des locuteurs et dans le temps, doit être considérée comme monologique, et même totalitaire. Elle n’accepte pas l’idée que « hors d’elle-même il y a une autre conscience, avec les mêmes droits et capable de répondre sur un pied d’égalité, un moi qui est autre et égal[87] ». Le consensus « est essentiellement coercitif, parce qu’il demande que les croyances, les valeurs ou les actions alternatives soient considérées comme intrinsèquement incorrectes, et parce qu’il nie la possibilité du conflit en situant […] l’échange dans un contexte fermé où les désaccords sont soit supprimés soit ignorés[88] ». Clark entend le dialogisme comme un mode de conversation propre au pluralisme libéral, qui demande que « les conversations qui soutiennent une communauté ne soient pas dirigées vers des accords qui mettraient une fin à l’échange mais vers la révélation des désaccords[89] » ; un consensus résiduel, formel survit, pourtant, c’est-à-dire celui qui permet à l’incessante conversation de continuer.
L’idéologie du dialogue est un prototype de l’anamorphose idéologique telle que l’a définie le philosophe Slavoj Zizek : le site où une pièce d’extériorité radicale est enveloppée comme le noyau qui exproprie un discours d’intériorité[90]. Le « double langage » des fondateurs du dialogisme offre plusieurs exemples de concepts que nous pouvons qualifier de « suicidaires ». Chez Voloshinov, le « social » apparaît comme un site « interindividuel » qui est tout d’abord linguistique et se place lui-même à mi-chemin entre les concepts binaires qu’il défait, comme le terme même « social »[91]. Chez Bakhtine, le « social » semble parfois annihiler le concept même, ce qui rappelle l’annonce que fait Baudrillard sur la « fin du social » par l’accélération des médias. Le « social » paraît parfois fonctionner en tant que terme d’extériorité linguistique, transindividuel, qui détruit ce que Pechey appelle la « socialité comme intersubjectivité[92] ». Si Bakhtine et Voloshinov pratiquent une désémantisation clandestine (ou nietzschéenne), et un renversement des valeurs familières dans les termes philosophiques et officiels, et si ceux-ci sont systématiquement cachés dans les mots mêmes, cela rappelle le processus, décrit par Henry Louis Gates Jr., de resémantisation (troping) des termes « blancs » dans le discours des Noirs, sans en altérer l’apparence, en usurpant toutes les propriétés rhétoriques et en vidant le terme officiel (signification), dans le contexte d’une « guérilla » contre le signifié[93].
Quand le langage est perçu comme ce type de phénomène, il devient évident, selon Bakhtine, qu’il n’est plus possible de le réduire à un système de signes ou de symboles ; il ne peut être décrit ou défini en employant des termes et des méthodes linguistiques ou sémiotiques. Bakhtine décrit les liens entre le monde de tout un chacun et les évènements de la communication verbale et non verbale quand il écrit ceci : « Tout ce qui me touche vient à ma conscience — à commencer par mon nom — depuis le monde extérieur, en passant par la bouche des autres[94]. » D’une perspective poststructuraliste, d’autre part, le dilemme du dialogisme est que le dialogue — aussi longtemps qu’il n’est pas une forme cachée de coercition — présuppose l’existence d’une communauté, communauté qui n’est pas une question de volonté ou d’effort empathique, mais plutôt une contingence de structures cognitives dans lesquelles les contractants sont projetés. Une telle liaison purement conceptuelle n’est jamais sans issue dans la recherche pratique de la liberté collective, démocratique. Le pragmatiste peut toujours essayer de poursuivre le problème des conditions sociales et culturelles nécessaires pour la liberté de tous par l’intermédiaire de la politique démocratique. Pourtant, la question héritée de la déconstruction ne peut être ignorée : où se trouve donc la « communauté » prédialogique nécessaire pour un dialogue, par exemple contractuel, sans dominants ni dominés ?
Conclusion
Le dialogisme, en favorisant la considération de l’altérité intrinsèque au jeu interprétatif qui anime tout contrat, se présente comme une avenue théorique stimulante pour contrer la réification contemporaine des contractants. À titre d’approche interprétative, il peut permettre de renouveler notre perception juridique du contrat. Il met à jour la difficile, mais pleinement humaine, création d’une (micro-)communauté sensible à l’intersubjectivité qui ne peut qu’unir les parties au contrat. C’est la principale critique que nous avons adressée ici à la théorie contractuelle contemporaine : son incapacité à faire place à deux individus socialisés et personnifiés. Nous avons proposé comme piste de solution les avantages de l’interprétation dialogique du contrat. En considérant l’entente contractuelle non plus comme un bien économique produit à grande échelle et porteur du discours monologique démultiplié, mais bien comme une norme juridique privée inévitablement appropriée par les deux contractants, et ce, en raison de sa nature juridique, nous voulons repositionner l’interprétation des contrats au sein même du volontarisme. Volontés complexes à partager — c’est l’idée même du contrat — au sein d’un fait social qui n’est pas d’abord technique ou économique, mais bien humain. Une telle interprétation dialogique des contrats devrait pouvoir s’inspirer de plusieurs éléments conceptuels et méthodologiques élaborés en sciences sociales, tels que ceux que nous avons présentés. Nous croyons que la considération de divers concepts débordant le cadre de l’analyse juridique usuelle permettrait à la fois une lecture plus pénétrante et pertinente de la loi des parties. Le contrat est un fait social qui doit cesser d’être interprété de manière monologique. Par l’intermédiaire du dialogisme, chaque contractant peut inscrire sa pleine capacité juridique dans le processus normatif. D’entité abstraite dépourvue de complexité, le contractant deviendrait véritable acteur dans l’élaboration, la compréhension et, éventuellement, l’interprétation de l’entente contractuelle.
Le dialogisme alimente une remise en question sans cesse nécessaire. Nul ne peut toutefois ignorer que l’approche dialogique elle-même fait l’objet d’interprétations multiples et qu’elle est en ré-évaluation constante depuis son élaboration dans les travaux de Bakhtine. Ainsi, toute une série de complications sémantiques doivent être éclaircies pour offrir une assise théorique riche et innovante et éviter que « le chemin dialogique ne [soit] un de ces chemins touffus qui ne mènent nulle part[95] ». Sans compter que « Bakhtine dénonce le danger de toute systématisation ou formalisation outrancière des théories nouvelles : un système qui se fige perd sa vitalité, sa dynamique dialectique[96] ». Les défis sont donc importants, mais les besoins de ré-humanisation et de resocialisation du contrat le sont tout autant. Nous présentions ici l’étape initiale de la première étude établissant un lien direct entre le contrat et le dialogisme[97]. Bien des ouvertures nous paraissent réalisables, aussi avons-nous choisi de tracer brièvement les divers apports potentiels du dialogisme au renouvellement de l’interprétation des contrats. Maintenant que ces pistes de réflexion sont énoncées, il nous sera possible de mieux positionner notre démarche théorique quant à la grille interprétative tant dialogique que polyphonique, qui doit être favorisée en matière de contrat[98], ainsi qu’à en donner des exemples précis d’application[99].
Appendices
Notes
-
[1]
Mikhaïl Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Éditions de Minuit, 1977, p. 8.
-
[2]
Id., p. 19.
-
[3]
André Bélanger et Andy Van Drom, « Les apports de la linguistique à la théorie des contrats. Panorama des principales théories de dialogisme et de polyphonie » (à paraître).
-
[4]
André Bélanger et Andy Van Drom, « Les apports de la linguistique à la théorie des contrats. La polyphonie du contrat comme trace discursive d’une recontextualisation sociale » (à paraître).
-
[5]
François Diesse, « Le devoir de coopération comme principe directeur du contrat », (1999) 43 Archives de philosophie du droit 259, 260.
-
[6]
L’article 1378 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64, énonce ceci : « Le contrat est un accord de volonté, par lequel une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres à exécuter une prestation. Il peut être d’adhésion ou de gré à gré, synallagmatique ou unilatéral, à titre onéreux ou gratuit, commutatif ou aléatoire et à exécution instantanée ou successive ; il peut aussi être de consommation. »
-
[7]
Emmanuel Gounot, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé. Contribution à l’étude critique de l’individualisme juridique, Paris, Rousseau, 1912 ; Véronique Ranouil, L’autonomie de la volonté. Naissance et évolution d’un concept, Paris, Presses universitaires de France, 1980.
-
[8]
René Demogue, « Des modifications aux contrats par volonté unilatérale », R.T.D. civ. 1907.246 ; René Demogue, Les notions fondamentales du droit privé.Essai critique pour servir d’introduction à l’étude des obligations, Paris, A. Rousseau, 1911 ; René Demogue, Traité des obligations en général, t. 1 « Sources des obligations », Paris, A. Rousseau, 1923 ; René Demogue, Traité des obligations en général, t. 6 « Effets des obligations », Paris, A. Rousseau, 1931 ; Christophe Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », dans Gilles Goubeaux et autres (dir.), Études offertes à Jacques Ghestin. Le contrat au début du xxième siècle, Paris, L.G.D.J., 2001, p. 441 ; Horatia Muir Watt, « Analyse économique et perspective solidariste », dans Christophe Jamin et Denis Mazeaud (dir.), La nouvelle crise du contrat, Paris, Dalloz, 2003, p. 183 ; Luc Grynbaum et Marc Nicod (dir.), Le solidarisme contractuel, Paris, Economica, 2004 ; Marc Mignot, « De la solidarité en général, et du solidarisme contractuel en particulier ou Le solidarisme contractuel a-t-il un rapport avec la solidarité ? », (2004) 4 R.R.J. 2153 ; Christophe Jamin, Le solidarisme contractuel. Un regard franco-québécois, Montréal, Éditions Thémis, 2005 ; Anne-Sylvie Courdier-Cuisinier, Le solidarisme contractuel, Paris, LexisNexis/Litec, 2006 ; André Bélanger et Ghislain Tabi Tabi, « Vers un repli de l’individualisme contractuel ? L’exemple du cautionnement », (2006) 47 C. de D. 429 ; Isabelle Dhainaut, « Demogue et le droit des contrats », (2006) 56 R.I.E.J. 111.
-
[9]
Ian R. Macneil, « The Many Futures of Contracts », (1973-1974) 47 S. Cal. L. Rev. 691 ; Ian R. Macneil, « Contracts : Adjustment of Long-Term Economic Relations under Classical, Neoclassical and Relational Contract Law », (1977-1978) 72 Nw. U.L. Rev. 854 ; Ian R. Macneil, The New Social Contract. An Inquiry into Modern Contractual Relations, New Haven, Yale University Press, 1980 ; Ian R. Macneil, « Economic Analysis of Contractual Relations. Its Shortfalls and the Need for a “Rich Classificatory Apparatus” », (1980-1981) 75 Nw. U.L. Rev. 1018 ; Ian R. Macneil, « Values in Contract : Internal and External », (1983-1984) 78 Nw. U.L. Rev. 340 ; Ian R. Macneil, « Relational Contract : What We Do and Do Not Know », (1985) Wis. L. Rev. 483 ; Jean-Guy Belley, Le contrat entre droit, économie et société. Étude sociojuridique des achats d’Alcan au Saguenay–Lac-Saint-Jean, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998 ; Jean-Guy Belley, « Théories et pratiques du contrat relationnel : les obligations de collaboration et d’harmonisation normative », dans Conférences Meredith 1998-1999. La pertinence renouvelée du droit des obligations. Retour aux sources, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2000, p. 137 ; Louise Rolland, « Les figures contemporaines du contrat et le Code civil du Québec », (1998-1999) 44 R.D. McGill 903 ; Horatia Muir Watt, « Du contrat “relationnel”. Réponse à François Ost », dans La relativité du contrat. Travaux de l’Association Henri Capitant. Journées nationales tenues à Nantes en 1999, Paris, L.G.D.J., 2000, p. 169.
-
[10]
Muriel Fabre-Magnan, « L’obligation de motivation en droit des contrats », dans G. Goubeaux et autres (dir.), préc., note 8, p. 301.
-
[11]
« Ce qui doit être recherché de façon générale, c’est que chaque partie ait un intérêt effectif à contracter, cet intérêt, cette utilité particulière étant, nous l’avons vu, le moteur même de sa volonté. Il faut et il suffit, a priori, que chaque partie puisse rationnellement considérer qu’elle reçoit davantage, ou en tout cas quelque chose de plus utile pour elle, que ce dont elle se dessaisit » : Jacques Ghestin, « Le contrat en tant qu’échange économique », Revue d’économie industrielle, vol. 92, 2000, p. 81, aux pages 97-98.
-
[12]
H. Muir Watt, préc., note 9, à la page 172 : « Il est probable en effet que la plupart des contrats comportent au moins un élément que l’on ressent, intuitivement, comme un potentiel d’humanité – de « relationnalité » – se profilant sous le rapport désincarné d’obligations. »
-
[13]
Jean-Guy Belley, « La Loi sur la protection du consommateur comme archétype d’une conception socioéconomique du contrat », dans Pierre-Claude Lafond (dir.), Mélanges Claude Masse. En quête de justice et d’équité, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 121, à la page 139. Voir de plus, et de manière générale quant à la question de la vulnérabilité en droit, Bjarne Melkevik, Considérations juridico-philosophiques, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005.
-
[14]
Mark C. Suchman, « The Contract as Social Artifact », (2003) 37 Law & Soc’y Rev. 91.
-
[15]
À titre d’exemple, Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1968, p. 331, écrivait ceci quant au contrat : « Remarquons comment tout rapport contractuel suppose discussion, détermination par un échange verbal entre les parties contractantes des termes “justes” du contrat. »
-
[16]
Matthias E. Storme, « La bonne foi dans la formation des contrats en droit néerlandais. Rapport », dans Travaux de l’Association Henri Capitant à l’occasion des Journées louisianaises 1992. La bonne foi, Paris, 1994, p. 163, [En ligne], [webh01.ua.ac.be/storme/bonnefoicapitant.pdf] (3 décembre 2009).
-
[17]
Nous employons ce concept au sens d’Alf Ross, « Tû-Tû », Enquête, anthropologie, histoire, sociologie, no 7 « Les objets du droit », 1998, p. 263, à la page 272 selon qui « [il] appartient à la pensée juridique de conceptualiser les règles juridiques de telle façon qu’elles soient réduites à un ordre systématique, et de fournir par ce moyen un compte rendu du droit en vigueur qui soit aussi clair et commode que possible. »
-
[18]
Simone Goyard-Fabre, « Le dialogisme : un chemin pour surmonter la crise du droit ? », dans Françoise Armengaud, Marie-Dominique Popelard et Denis Vernant (dir.), Du dialogue au texte. Autour de Francis Jacques, Paris, Éditions Kimé, 2003, p. 125, à la page 126.
-
[19]
C. Jamin et D. Mazeaud (dir.), préc., note 8.
-
[20]
Marie-Claude Prémont, Tropismes du droit. Logique me´taphorique et logique me´tonymique du langage juridique, Montréal, Thémis, 2003, p. 135.
-
[21]
Id.
-
[22]
J.-G. Belley, préc., note 13, à la page 126, se prononce sur les « dangers » du contrat d’adhésion considéré selon Arthur A. Leff :
[P]ercevoir le contrat de consommation comme ce qu’il était dans la plupart des cas, c’est-à-dire comme un document écrit, préfabriqué par des conseillers juridiques, imprimé en million d’exemplaires, distribué dans toutes les instances d’un réseau de mise en marché, promu dans des campagnes publicitaires, offert aux consommateurs, achetés par eux et en quelque sorte consommé au fur et à mesure de son utilisation. Vu dans cette perspective phénoménale, le contrat devient lui-même un objet de consommation, un bien technique standardisé, un produit éventuellement défectueux et potentiellement dangereux. La protection juridique des consommateurs devrait en conséquence se concevoir comme une opération publique de contrôle de la qualité du contrat d’adhésion en tant que produit offert aux consommateurs.
-
[23]
André Bélanger, « From the Reification to the Re-humanization of the Contractual Bond ? », dans Bjarne Melkevik (dir.), Law and Philosophy in the xxist Century, Festschrift for Csaba Varga, Budapest, Akadémiai Kiadó (à paraître).
-
[24]
Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., c. P-40.1.
-
[25]
La définition et la dissociation des notions de polyphonie et de dialogisme impliquent plusieurs considérations théoriques relativement complexes qui feront l’objet de la deuxième étape de notre projet de recherche ; voir A. Bélanger et A. Van Drom, préc., note 3. Pour les besoins de la présentation générale du dialogisme dans lequel nous inscrivons l’interprétation du contrat, nous croyons préférable, dans notre premier texte, de nous en tenir au terme générique « dialogisme ».
-
[26]
Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Éditions du Seuil, 1970 ; Mikhaïl Bakhtine, « Du discours romanesque », dans Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1984, p. 83-233 ; Mikhaïl Bakhtine, « Les genres du discours », dans Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 263 ; M. Bakhtine (V.N. Voloshinov), préc., note 1. Sur Bakhtine, voir Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Suivi des Écrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Éditions du Seuil, 1981.
-
[27]
Jacques Brès, « Bakhtine, une paternité rétrospective pour la praxématique ? », Cahiers de praxématique, vol. 10, 1988, p. 33 ; Jacques Brès et autres (dir.), L’autre en discours, Montpellier, Université Paul Valéry, 1999 ; Jacques Brès, « Savoir de quoi on parle : dialogue, dialogal, dialogique ; dialogisme, polyphonie… », dans Jacques Brès et autres (dir.), Dialogisme et polyphonie. Approches linguistiques. Actes du colloque de Cerisy, Bruxelles, De Boeck/Duclot, 2005, p. 47 ; Jacques Brès et Aleksandra Nowakowska, « Dialogisme : du principe à la matérialité discursive », dans Laurent Perrin (dir.), Le sens et ses voix. Dialogisme et polyphonie en langue et en discours, Metz, Université Paul Verlaine-Metz, 2006, p. 21.
-
[28]
Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, 2e éd., Paris, Hermann, 1980 ; Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1985 ; Oswald Ducrot, « Quelques raisons de distinguer “locuteurs” et “énonciateurs” », Polyphonie – linguistique et littéraire, no 3, 2001, p. 19.
-
[29]
Henning Nølke, Le regard du locuteur. Pour une linguistique des traces énonciatives, Paris, Kimé, 1993 ; Henning Nølke, Linguistique modulaire : de la forme au sens, Louvain, Éditions Peeters, 1994 ; Henning Nølke, « La polyphonie : analyses littéraire et linguistique », Tribune, no 9, 1999, p. 5 ; Henning Nølke et Michel Olsen, « Polyphonie. Théorie et terminologie », Polyphonie – linguistique et littéraire, no 2, 2000, p. 45 ; Henning Nølke, « La ScaPoLine 2001 : version révisée de la théorie scandinave de la polyphonie linguistique », Polyphonie – linguistique et littéraire, no 3, 2001, p. 43 ; Henning Nølke, Kjersti Fløttum et Coco Norén, ScaPoLine. La théorie scandinave de la polyphonie linguistique, Paris, Éditions Kimé, 2004 ; Henning Nølke, « Le locuteur comme constructeur du sens », dans J. Brès et autres (dir.), préc., note 27, p. 111 ; Henning Nølke, « Pour une théorie linguistique de la polyphonie : problèmes, avantages, perspectives », dans L. Perrin (dir.), préc., note 27, p. 243.
-
[30]
Voir Laurent Jenny, Dialogisme et polyphonie (Méthodes et problèmes), Université de Genève, 2003, [En ligne], [www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/dialogisme/dpintegr.html] (15 avril 2008).
-
[31]
T. Todorov, préc. note 26, p. 147.
-
[32]
Id., p. 77.
-
[33]
M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, préc., note 26, p. 355.
-
[34]
Id., p. 366.
-
[35]
J. Brès et A. Nowakowska, préc., note 27, à la page 23.
-
[36]
Jaqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, 1995.
-
[37]
M. Bakhtine, « Les genres du discours », préc., note 26, aux pages 301 et 302.
-
[38]
Jean-Blaise Grize, Logique et langage, Paris, Ophrys, 1990, p. 21.
-
[39]
Jean-Blaise Grize, Logique naturelle et communications, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 50.
-
[40]
M. Bakhtine, « Les genres du discours », préc., note 26, à la page 267.
-
[41]
Dominique Maingueneau et Frédéric Cossutta, « L’analyse des discours constituants », Langages, vol. 29, no 117, mars 1995, p. 112, à la page 113.
-
[42]
Peter Goodrich, « Contractions », (1989) 13 Dr. et Soc. 323, 327.
-
[43]
Ajoutons ici qu’un genre « second » serait par définition l’effet, la copie même d’un genre premier (Bakhtine dit qu’ils en dérivent), alors que ce qui les définit est plutôt le fait d’être la cause (formelle et finale, pour parler comme Aristote) de toute une formation discursive. Ainsi, les genres seconds restent seconds, mais le fait d’être seconds a une importance secondaire.
-
[44]
Jean-Blaise Grize, « Argumentation et logique naturelle », dans Jean-Michel Adam, Jean-Blaise Grize et Magid Ali Bouacha (dir.), Texte et discours. Catégories pour l’analyse, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2004, p. 23, à la page 24.
-
[45]
S. Goyard-Fabre, préc., note 18, à la page 131.
-
[46]
Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 44.
-
[47]
Mikhaïl Bakhtine, Pour une philosophie de l’acte, trad. par Ghislaine Bardet, Lausanne, L’Age d’Homme, 2003, p. 63-87.
-
[48]
C’est la seconde topique composée du id, de l’ego et du super-ego.
-
[49]
Cela revient à la distinction générale entre ego-identité (identité personnelle) et identité sociale. Cf. les notions de « mêmeté » et d’« ipséité » chez Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 140 et passim. Voir aussi James M. Baldwin, Développement mental : aspect éthique et social. Une étude de psychologie sociale, Paris, L’Harmattan, 2006 [1899], p. 9 et suiv. qui définit le « socius » comme les interactions entre ego et alter. Voir également Lucy Baugnet, L’identité sociale, Paris, Dunod, 1998, p. 111, qui fait un tour d’horizon concis du concept d’identité.
-
[50]
Michael Groden, Martin Kreiswirth et Imre Szeman (dir.), The Johns Hopkins Guide to Literary Theory and Criticism, 2e éd., Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2005, s.v. « Bakhtin, Mikhaïl » par Gary Saul Morson et Carryl Emerson, p. 91.
-
[51]
Ronald D. Laing, Le moi divisé, trad. par Claude Elsen, Paris, Stock, 1979, p. 18-19 :
Les mots du vocabulaire technique courant se référent ou bien à un homme séparé d’autrui et du monde, c’est-à-dire considéré comme une entité non essentiellement en relation avec autrui et dans le monde – ou bien à des aspects faussement concrétisés de cette entité isolée. Ces mots (esprit et corps, psyché et soma, psychologique et physique, personnalité, moi, organisme) sont des abstractions. Au lieu du lien originel entre Je et Vous, nous considérons un homme en soi et nous conceptualisons ses divers aspects en parlant de Moi, de Sur-moi et de Ça. L’autre devient ou bien un objet intérieur ou extérieur, ou bien une combinaison des deux […] Seule la pensée existentielle a tenté d’exprimer l’expérience originelle de la relation moi-et-les-autres par un terme qui reflète adéquatement sa totalité : du point de vue existentiel, ce qui est concret c’est l’existence d’un homme, son être-dans-le-monde.
-
[52]
Id., p. 21-22 : « l’autre, selon qu’il est vu comme une personne ou comme un organisme, est l’objet de différents actes intentionnels. Il n’y a pas dualisme au sens de coexistence de deux essences ou substances différentes dans le même objet, psyché ou soma – mais deux Gestalts expérientielles différentes, personne et organisme. La relation qu’on a avec un organisme diffère de celle qu’on a avec une personne. »
-
[53]
Id., p. 24-25.
-
[54]
Id., p. 269.
-
[55]
L’article 1379 C.c.Q. énonce ce qui suit : « Le contrat est d’adhésion lorsque les stipulations essentielles qu’il comporte ont été imposées par l’une des parties ou rédigées par elle, pour son compte ou suivant ses instructions, et qu’elles ne pouvaient être librement discutées. Tout contrat qui n’est pas d’adhésion est de gré à gré. »
-
[56]
R.D. Laing, préc. note 51, p. 29-30.
-
[57]
Justifications juridiques que la Cour suprême du Canada fondent aujourd’hui sur la règle morale de bonne foi : Banque Nationale du Canada c. Soucisse, [1981] 2 R.C.S. 339 ; Canadian Indemnity Co. c. Canadian Johns-Manville Co., [1990] 2 R.C.S. 549.
-
[58]
R.D. Laing, préc., note 51, p. 41-42 :
Le psychotique […] est avant tout et plus que tout un être « simplement humain ». Sa personnalité et celle du médecin, pas plus que celles de l’auteur d’un texte et son interprète, ne sont pas confrontées comme deux faits étrangers l’un à l’autre, sans point de contact et sans comparaison possibles. Comme l’interprète, le thérapeute doit avoir la faculté de s’insérer dans une autre conception du monde, qui lui est étrangère. Ce faisant, il fait appel à ses propres potentialités psychotiques sans pour autant renoncer à sa santé mentale. Ce n’est qu’ainsi qu’il atteint à une compréhension de la position existentielle du patient.
-
[59]
Id., p. 42-43 : « Ce que le schizophrène est pour nous détermine considérablement ce que nous sommes pour lui et, par le fait [même], ses actes. Beaucoup des “signes” classiques de schizophrénie varient d’un hôpital à l’autre et semblent être dans une large mesure fonction du traitement. Certains psychiatres observent tels “signes” de schizophrénie beaucoup moins que d’autres. »
-
[60]
Id., p. 43-44.
-
[61]
Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, 8e éd., Paris, Quadrige/Presses universitaires de France, 1999, p. 147 et suiv. Pour un exemple d’application de la théorie du don de Mauss à titre de « phénomène social total » en matière de contrat d’assurance, voir André Bélanger et Joëlle Manekeng Tawali, « Au-delà de l’utilitarisme, le don plutôt que le relationnel dans le contrat d’assurance », (2009) 50 C. de D. 37.
-
[62]
Wolfgang Iser, The Range of Interpretation, New York, Columbia University Press, 2000, p. 5-6.
-
[63]
Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.
-
[64]
Voir Charles S. Peirce, « Vue d’ensemble du pragmaticisme », dans Claudine Tiercelin et Pierre Thibaud (dir.), Pragmatisme et sciences normatives. Oeuvres II, Paris, Éditions du Cerf, 2003, p. 69, à la page 77. Voir aussi Umberto Eco, « Peirce’s Notion of Interpretant », MLN, vol. 91, no 6, 1976, p. 1457.
-
[65]
Zenon Bankowski, Robert S. Summers et Jerzy Wroblewski, « On Method and Methodology », dans Neil MacCormick et Robert S. Summers (dir.), Interpreting Statutes. A Comparative Study, Aldershot, Dartmouth Press, 1991, p. 9.
-
[66]
Ronald M. Dworkin, A Matter of Principle, Cambridge, Harvard University Press, 1985 ; Ronald M. Dworkin, Law’s Empire, Cambridge, Belknap Press, 1986.
-
[67]
Peter Goodrich, Reading the Law. A Critical Introduction to Legal Method and Techniques, Oxford, Blackwell, 1986.
-
[68]
Id., p. 20 (la traduction est de nous).
-
[69]
John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 38-39 :
On en est venu à voir que bon nombre de mots fort embarrassants, insérés dans des affirmations apparemment descriptives, ne servent pas à indiquer un caractère supplémentaire et particulièrement étrange de la réalité qui est rapportée, mais à indiquer (je ne dis pas à rapporter) les circonstances dans lesquelles l’affirmation est faite, ou les réserves auxquelles elle est sujette, ou la façon dont il faut la prendre, et autres choses de ce genre. Négliger ces possibilités – comme il est arrivé le plus souvent dans le passé – c’est céder à ce que l’on appelle l’illusion « descriptive ».
-
[70]
Id., p. 113.
-
[71]
Id., p. 129.
-
[72]
Id., p. 42.
-
[73]
Id., p. 49.
-
[74]
Id., p. 40 : « Entre tous, ce sont bien les hommes de loi qui devraient être informés de ce qu’il en est réellement. Peut-être quelques-uns le sont-ils. Il leur arrive pourtant d’être victimes de la trop prudente “fiction légale” : de penser, par exemple, qu’un énoncé de la “loi” est l’énoncé d’un fait. »
-
[75]
Id., p. 53.
-
[76]
Id., p. 82.
-
[77]
Cf. Jean-François Lyotard et Jean-Loup Thébaud, Au juste, Paris, Bourgois, 1979.
-
[78]
La tradition dialogique présente, sans doute, certaines affinités avec une critique radicale postmoderniste et déconstructioniste. Néanmoins, ces tentatives en vue d’élaborer une « anti-éthique » postmoderne présentent des problèmes sérieux. Plus précisément, malgré le fait qu’elles introduisent l’« autre » dans leurs débats, les théories postmodernistes soit réifient l’altérité et fétichisent la différence, soit subordonnent l’autre à un projet de l’actualisation de soi (d’inspiration surtout nietzschéenne). Ainsi, le postmodernisme exclut la possibilité du projet herméneutique de reconnaissance intersubjective et nie l’acceptation de la responsabilité dans et par le dialogue.
-
[79]
Martin Buber, Je et Tu, trad. par Geneviève Bianquis, Paris, Aubier Montaigne, 1992.
-
[80]
Rappelons que le droit et donc le contrat ne peuvent exister sans individu maître de leur moi. Il n’est donc pas question ici d’élaborer une variante d’une philosophie de la conscience qui se ferait dialogue ni de nier la factualité du signe qu’est le contrat. Au contraire, il faut reconnaître l’individu comme ayant une conscience propre et problématique lui permettant, par là même, d’être créateur du fait contractuel. L’ouverture est ici essentielle pour permettre la complétude du moi contractuel. En matière de contrat, sans cette ouverture, dans le contexte contemporain de monologisme contractuel, le contractant n’est ni socialisé ni personnifié. Il demeure enfermé – plus qu’isolé – dans la catégorisation contractuelle dont il fait l’objet. Voir supra, partie 3.
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[81]
Martin Buber, Utopie et socialisme, trad. par Paul Corset et François Girard, Paris, Aubier Montaigne, 1977.
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[82]
Dans son argument contre l’éthique kantienne, M. Bakhtine, préc., note 47, montre qu’il y a disjonction entre l’expérience immédiate et les représentations symboliques de cette expérience. Au moins depuis l’avènement de la modernité, le rationalisme scientifique – ou le « théorétisme fatidique » – a encouragé l’insertion de l’être comme évènement (c’est-à-dire l’être tel qu’il est constitué par une expérience vécue continue) dans une série d’abstractions universelles qui arrachent l’être du devenir. Le « théorétisme » peut être décrit comme le désir rationaliste de soumettre les qualités indécidables des actes sociaux et communicatifs sous l’égide d’un système explicatif englobant. Toutefois, une telle insertion supprime inévitablement l’« événementialité » de la vie sociale de tous les jours, ses particularités concrètes, ce qui encourage la croyance aveugle en des systèmes techniques abstraits et en des lois qui fonctionnent selon une logique interne inexorable. Une telle pensée peut être combattue seulement par la répudiation de l’abstraction théorique réifiante, en vue de comprendre la nature phénoménologique de l’« acte » en tant que valeur centrale pour l’existence humaine. Cela doit, à son tour, présupposer une compréhension de l’altérité entre le soi et l’Autre. Une telle position reflète l’idée bakhtinienne de la « non-finissabilité » de l’être humain et de la centralité de la responsabilité authentique quant à l’expérience humaine.
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[83]
Mikhaïl Bakhtine, « Le problème des genres discursifs », cité dans T. Todorov, préc., note 26, p. 90.
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[84]
Cf. Anthony Giddens, Central Problems in Social Theory. Action, Structure and Contradiction in Social Analysis, Berkeley, University of California Press, 1979, p. 193-195.
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[85]
Don H. Bialostosky, « Dialogics as an Art of Discourse in Literary Criticism », Publications of the Modern Language Association of America, vol. 101, no 5, octobre 198, p. 788, à la page 789 (la traduction est de nous).
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[86]
Id., à la page 794 (la traduction est de nous).
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[87]
Gregory Clark, Dialogue, Dialectic and Conversation. A Social Perspective on the Function of Writing, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1990, p. 10 (la traduction est de nous).
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[88]
Id., p. 54 (la traduction est de nous).
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[89]
Id., p. 57 (la traduction est de nous).
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[90]
Slavoj Žižek, The Sublime Object of Ideology, New York, Verso, 1989, p. 98-100.
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[91]
M. Bakhtine (V.N. Voloshinov), préc., note 1.
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[92]
Graham Pechey, « Bakhtin, Marxism, and Post-Structuralism », dans Francis Barker et autres (dir.), The Politics of Theory, Colchester, University of Essex, 1983, p. 234 (la traduction est de nous).
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[93]
Henry L. Gates Jr., The Signifying Monkey. A Theory of Afro-American Literary Criticism, New York, Oxford University Press, 1988.
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[94]
M. Bakhtine cité dans T. Todorov, préc., note 26, p. 148.
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[95]
S. Goyard-Fabre, préc., note 18, à la page 132.
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[96]
Marina Yaguello, « Introduction », dans M. Bakhtine (V.N. Voloshinov), préc., note 1, p. 16.
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[97]
Pour une étude récente des implications du dialogisme en droit du travail français, voir Frédéric Géa, Contribution à la théorie de l’interprétation jurisprudentielle. Droit du travail et théorie du droit dans la perspective du dialogisme, Paris, L.G.D.J., 2009.
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[98]
Voir les résultats de la deuxième étape de notre projet de recherche : A. Bélanger et A. VanDrom, préc., note 3.
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[99]
Voir les résultats de la troisième et dernière étape du présent projet de recherche : A. Bélanger et A. Van Drom, préc., note 4.