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Dans un brillant article paru en 2007[1], les professeurs Daniel Gardner et Benoît Moore prêchent l’importation au Québec de la thèse qu’a développée en France le professeur Rémy[2]. À les en croire, la responsabilité contractuelle en dommages-intérêts serait un gâchis. En France, à peu près tous les auteurs d’obligations se sont précipités à leurs claviers ou leurs encriers pour faire écho au désormais célébrissime article de Philippe Rémy. Toutefois, si c’était parfois pour épouser ses idées[3], la plupart du temps c’était au contraire pour restreindre sa thèse ou la combattre[4]. Les tribunaux français ne s’en sont pas émus. Ainsi donc, Philippe Rémy n’aurait remporté qu’un succès d’estime dans sa propre patrie, mais il finirait par triompher dans l’ancienne colonie française. Il est vrai que nul n’est prophète en son pays.

Après une longue analyse de la naissance et de l’évolution de la responsabilité contractuelle et de notions connexes, reprise avec clarté par nos deux auteurs québécois, ce grand auteur français s’attaque à des constructions jurisprudentielles de la Cour de cassation, qui constituent le coeur de sa critique. Avec les plus grands égards pour nos chers collègues, nous voulons démontrer que le droit québécois, actuellement, n’a que faire de cette thèse : en effet, les arguments de Philippe Rémy n’ont aucune pertinence et ne présentent qu’un intérêt théorique ici.

Après avoir discuté des principaux éléments de sa thèse, nous dénoncerons le mythe de la supériorité de la responsabilité extracontractuelle comme véhicule d’indemnisation, hypothèse qui sous-tend l’implantation qu’on veut faire de cette doctrine au Québec[5].

1 La thèse de Philippe Rémy

La thèse de Philippe Rémy consiste à restreindre la fonction des dommages-intérêts contractuels à l’indemnité de remplacement de l’obligation principale du contrat, c’est-à-dire au paiement par équivalence de cette obligation quand elle n’a pas été exécutée (tel le coût de location d’un tiers, par le locataire, d’un engin à la place de celui que le locateur a fait défaut de lui délivrer). Il rappelle que la doctrine française du xxe siècle a construit une responsabilité civile unifiée, composée de deux branches : la contractuelle et la délictuelle. Il observe qu’elle a fait entrer dans la responsabilité contractuelle la réparation de préjudices très divers, résultant d’un grand nombre d’obligations dites contractuelles dont, au premier chef, l’obligation implicite de sécurité. Or, souligne-t-il, la doctrine moderne est forcée de regretter les différences entre les responsabilités contractuelle et délictuelle : prescription, présomption, régime des clauses exonératoires, solidarité, et autres[6]. Assez souvent ces différences conduisent à un traitement fort différent, et toujours injustifiable selon lui, de victimes se trouvant dans des situations factuelles très semblables sinon identiques.

Or, selon Philippe Rémy, toutes ces embûches seraient évitées si l’on revenait à la conception étroite de la responsabilité contractuelle qu’avaient les rédacteurs du Code Napoléon : au début du xixe siècle, sa fonction était un simple paiement, i.e. elle servait uniquement à indemniser le créancier de l’avantage principal attendu du contrat et dont il avait été frustré. Telle était la seule véritable exécution par équivalent ; tout autre dommage subi à l’occasion du contrat était compensé par la responsabilité délictuelle. Selon lui, c’est de manière artificielle que la responsabilité pour le préjudice corporel a par la suite été introduite dans la responsabilité contractuelle ; le droit français a ainsi attribué au contrat « une fonction de protection d’intérêts extra-contractuels[7] ».

Finalement, Philippe Rémy préconise la disparition du concept même de « responsabilité contractuelle[8] ». Pour y parvenir, il remet en cause le fondement théorique de cette responsabilité par une analyse conceptuelle et historique. Puis il dénonce avec la plus grande vigueur les vicissitudes de la responsabilité contractuelle résultant de la découverte et de l’expansion des obligations implicites de sécurité[9] et d’autres développements jurisprudentiels en France. Plus particulièrement, il affirme que les tribunaux français auraient dû avoir recours à la responsabilité délictuelle, et non aux obligations implicites, pour indemniser la victime de tous les dommages causés à l’occasion du contrat. Il avance donc la thèse dite de la « décontractualisation » de la responsabilité pour les dommages, notamment les dommages corporels.

La réponse à l’argumentaire théorique de Philippe Rémy a été articulée par plusieurs mieux que nous ne saurions le faire[10]. Sa thèse réductrice conduit en effet à une erreur fondamentale. Selon lui, toute obligation autre que celle visant l’avantage principal attendu du contrat doit être conçue comme ne faisant pas partie du cercle contractuel ; en cas de violation d’une obligation accessoire, ou secondaire, d’un contrat, comme la sécurité pour la personne du cocontractant, la victime se contentera de dommages-intérêts délictuels, d’une indemnité de compensation. Or, en bon droit, la violation d’une obligation contractuelle, même accessoire, ne donne pas ouverture uniquement à l’exécution par équivalence : il est de principe que, lorsque c’est possible, le créancier a le libre choix entre l’exécution par équivalence et d’autres sanctions telles que la résolution, la réduction du prix et l’exécution en nature ; il peut en outre faire valoir des moyens de défense proprement contractuels tels que l’exception d’inexécution[11]. Selon les circonstances, l’exécution en nature peut présenter des avantages très significatifs pour la victime de la faute. La thèse de Philippe Rémy conduit à nier ce droit fondamental du créancier, lequel est reconnu en France comme au Québec.

En ce qui concerne la décontractualisation de la responsabilité pour les dommages corporels, au Québec, on relèvera immédiatement que le législateur a bel et bien été confronté à cette question. Dans la version initiale du projet de loi 125 sur le Code civil du Québec, une partie de la disposition à l’origine de l’actuel article 1458 C.c.Q. prévoyait expressément l’application exclusive de la responsabilité extracontractuelle, entre les parties contractantes, pour la compensation du préjudice corporel causé lors du contrat[12]. La responsabilité contractuelle aurait ainsi été évacuée de la réparation de tous dommages corporels. Or, l’Assemblée nationale a décidé de supprimer cette partie de la disposition dans la version définitive du projet de loi qu’elle a adoptée[13]. Il est donc très clair que notre législateur a rejeté la thèse de la décontractualisation[14]. Qu’on ne lui fasse pas dire le contraire.

De plus, lors de la réforme du Code civil, le législateur québécois a codifié un certain nombre d’obligations prétoriennes de sécurité : il s’agit de celles en faveur du donataire (art. 1828 C.c.Q.), du locataire résidentiel (art. 1913-1918 C.c.Q.), du passager (art. 2037 C.c.Q.) et de l’employé (art. 2087 C.c.Q.). Or, s’il avait désapprouvé l’oeuvre des tribunaux en matière d’obligations implicites, le législateur québécois n’aurait certainement pas agi ainsi. Comme l’écrivent fort justement le juge Baudouin et le professeur Deslauriers, « [il] a décidé de contractualiser l’obligation de sécurité[15] ».

La thèse de Philippe Rémy a soulevé une tempête de plusieurs années dans l’Hexagone. Or, au bout du compte, qu’en est-il resté ? On a vu plus haut qu’elle a été réprouvée en tout ou en partie par une majorité d’auteurs français. De plus, avant même la publication de sa thèse, la jurisprudence française avait commencé à se montrer plus prudente dans le recours à l’obligation implicite ; mais elle ne l’a pas abandonnée pour autant et, faut-il le préciser, elle n’a pas aboli la responsabilité contractuelle ! Il s’agit là d’observations qui méritent réflexion avant de s’engager dans une réorientation de la jurisprudence québécoise.

À notre humble avis, si séduisants soient-ils, les arguments de Philippe Rémy n’ont pratiquement aucune pertinence au Québec. À part les courageux auteurs déjà mentionnés, d’ailleurs, il n’a pas trouvé d’autres alliés chez nous, bien au contraire[16]. Nous nous en tiendrons donc ici à l’essentiel de son argumentation[17], soit la structure du Code civil français, les origines de l’obligation contractuelle implicite de sécurité ainsi que les développements que cette obligation a connus.

1.1 La structure du Code civil français

Passons rapidement sur le premier argument de Philippe Rémy. Selon lui, la structure du Code civil français tend à démontrer que la responsabilité contractuelle, pour les rédacteurs du Code Napoléon, visait uniquement l’indemnité de remplacement de l’obligation principale du contrat. En France, conformément à la disposition des règles dans le Code, au cours des premières décennies du xixe siècle, toute responsabilité pour dommages corporels relevait donc du domaine délictuel.

Philippe Rémy commence son réquisitoire par cet argument, qu’il considère comme déterminant. Or, la structure du Code civil du Québec est totalement différente de celle du Code civil français. Le législateur québécois a intégré, dans la rédaction même du Code, les responsabilités contractuelle et extracontractuelle. Dans les textes de notre code, rien ne s’oppose à ce que la responsabilité contractuelle ait comme fonction, dans les cas appropriés, la réparation du préjudice corporel et moral, tout comme celle du préjudice matériel, causé à l’occasion de l’exécution d’un contrat. Au contraire, la disposition générale sur les sanctions de la faute contractuelle (art. 1458 C.c.Q.), qui mentionne la réparation du « préjudice […] corporel, moral » prescrit la compensation d’un tel préjudice par la voie contractuelle. De plus, cela ressort clairement, entre autres, des règles sur la compensation du préjudice, dont plusieurs visent expressément le dommage corporel[18]. Les dispositions de notre code[19] et sa structure unitaire[20] intègrent les deux formes de responsabilité, malgré certaines différences entre les régimes contractuel et extracontractuel. C’est au Québec plus encore qu’en France que la formule consacrée, « unité de la responsabilité malgré la dualité de régimes juridiques[21] », trouve à s’appliquer.

Cet argument majeur de Philippe Rémy n’a donc aucune pertinence au Québec.

1.2 Les origines de l’obligation contractuelle de sécurité : le contrat de travail

D’abord mise en avant par la doctrine française, l’obligation contractuelle de sécurité allait connaître une évolution comparable, quoique asymétrique, en France et au Québec. En raison d’interventions législatives diverses, l’obligation implicite allait faire son entrée dans la jurisprudence à des moments et dans des contrats différents dans les deux pays. À une époque récente, elle sera couronnée au Québec par sa codification dans certains contrats.

1.2.1 La France

Les origines de l’obligation contractuelle de sécurité sont bien connues. La mécanisation et l’industrialisation ont entraîné chez les ouvriers de plus en plus d’accidents, assez souvent mortels. Au xixe siècle, les victimes ne disposaient que du recours général de la faute, qu’on trouve aux articles 1382 et 1383 du Code Napoléon, pour tenter d’obtenir une indemnité. Trop souvent, elles éprouvaient des difficultés considérables pour prouver la faute et le lien de causalité ; les tribunaux français, sensibles à la prospérité qu’amenaient les nouvelles industries, n’étaient guère préoccupés par le sort des victimes.

La doctrine n’est pas restée indifférente à cette grave « question sociale ». Divers moyens ont été mis en avant pour alléger le fardeau de preuve des victimes[22], comme d’introduire la théorie du risque dans la responsabilité délictuelle ou de créer une obligation contractuelle de sécurité[23].

Dans une première étape, la Cour de cassation a choisi d’appliquer aux accidents du travail le régime de la responsabilité délictuelle. Par une interprétation hardie, elle a ainsi fait la célèbre « découverte » d’un sens nouveau à l’article 1384, alinéa premier du Code civil français et a institué la responsabilité du fait des choses. Une présomption était née, que l’employeur devait repousser[24].

En 1898, cependant, le législateur français a adopté la première loi sur les accidents du travail. Le problème se trouvait réglé dans ce domaine. Cela a donc été un rendez-vous manqué pour l’obligation implicite de sécurité et le contrat de travail. Cependant, des problèmes surgissaient dans d’autres domaines, où l’indemnisation de la victime par la responsabilité délictuelle se révélait insatisfaisante, notamment parce qu’aucune chose n’était impliquée dans l’accident et que la présomption de l’article 1384 n’apportait aucun secours à la victime. C’était le cas notamment du transport de passagers, assez souvent. L’obligation contractuelle implicite de sécurité trouvera finalement application dans d’autres contrats que celui de travail, où elle connaîtra un vif succès, comme on le verra bientôt.

1.2.2 Le Québec

Au Québec, l’histoire de l’obligation contractuelle de sécurité suit un cheminement comparable à celui de la France. En fait, elle fera son entrée dans la jurisprudence ici plus tôt que de l’autre côté de l’Atlantique. Durant longtemps, les accidents survenus pendant l’exécution ou à l’occasion du contrat de travail étaient régis par la responsabilité extracontractuelle. Pour les mêmes raisons qu’en France, ce mécanisme s’est révélé insuffisant pour assurer une indemnisation adéquate des victimes d’accident. La première loi sur les accidents du travail a été adoptée dès 1909[25] ; malheureusement, elle ne réglait qu’en partie le problème d’indemnisation des travailleurs. Par la suite, l’obligation contractuelle implicite de sécurité a donc été admise par la Cour suprême du Canada, spécialement pour le contrat de travail hors du champ d’application de la loi particulière[26].

La dernière étape est digne d’intérêt. Lors de la réforme du Code civil, l’obligation contractuelle de sécurité a été codifiée en matière de contrat de travail (art. 2087 C.c.Q.), pour les situations où la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ne s’applique pas[27]. C’est dire que le législateur est pleinement d’accord avec cette initiative qu’avaient prise les tribunaux, comme il a été souligné plus haut.

1.3 Le développement des obligations contractuelles de sécurité

Pour la compensation du préjudice corporel dans les contrats de transport et de louage, la France a connu des problèmes sociaux semblables à ceux du Québec, quoique plus aigus. La vente mobilière et la distribution de produits sont d’autres domaines où des développements considérables de la jurisprudence française ont donné des munitions à Philippe Rémy. Ces tribulations l’amènent à déplorer « le gonflement artificiel du contrat [et] le refoulement de la responsabilité délictuelle[28] ». On verra toutefois que le Québec offre un bilan jurisprudentiel qui ne présente pas le caractère problématique relevé en France.

1.3.1 Les contrats de transport, de louage et autres

1.3.1.1 La France

En France, le contrat de transport a été le berceau de l’obligation contractuelle implicite de sécurité, en droit positif, pour les dommages corporels causés lors de l’exécution du contrat. La jurisprudence française, curieusement, après avoir refusé une telle obligation, mise en avant au profit du passager blessé ou tué, a fini par l’accepter[29]. Ce mouvement s’est étendu au louage d’habitation et de chambre d’hôtel, où l’on retrouve une obligation implicite de sécurité en faveur du locataire et du client de l’hôtel. On lira, ou relira, avec délectation le célèbre article de Paul Esmein sur ce sujet, « La chute dans l’escalier[30] ».

Au départ, il s’agissait toujours de procurer à la victime un avantage probatoire. Ainsi, dans les affaires où cette obligation était qualifiée d’obligation de résultat, la victime était désormais dispensée de prouver la faute du transporteur, du locateur ou de l’hôtelier. Toutefois, la responsabilité contractuelle n’allait pas toujours donner satisfaction elle non plus, et cela en raison de deux phénomènes principaux.

Premièrement, les hésitations des tribunaux sur le régime, contractuel ou délictuel, qu’il convient d’appliquer à certaines situations : ce sont, d’un côté, le « contrat » de service gratuit, spécialement la « convention » d’assistance ou d’entraide bénévole, et, d’un autre côté, les accidents survenant juste avant ou juste après le transport lui-même. Il s’agit tantôt de décider s’il existe vraiment un consentement mutuel sur un engagement (par exemple pour l’entraide bénévole[31]), tantôt de déterminer le pourtour du contrat (un exemple parmi d’autres : la blessure du passager survenue sur le quai de la gare, avant le départ du train ou après son arrivée, est-elle régie par la responsabilité contractuelle ou délictuelle[32] ?). Ces flottements ont donné lieu à une casuistique étonnante de la part du plus haut tribunal français. « C’est alors, au gré des espèces [écrira Philippe Rémy à juste titre], la valse-hésitation des responsabilités contractuelle et délictuelle[33]. »

Deuxièmement, l’incertitude sur l’intensité de l’obligation : est-elle de moyen, de résultat ou de garantie ? D’une part, l’intensité de la responsabilité délictuelle du fait des choses, qui paraissait au départ être une obligation de moyen, passera à celle d’obligation de résultat, soit un régime de responsabilité de plein droit[34]. Cette évolution donnera à la responsabilité délictuelle un nouvel attrait pour indemniser la victime ; assez souvent elle éclipsera la responsabilité contractuelle. D’autre part, la qualification de l’obligation contractuelle de sécurité, dans certains cas, comme simple obligation de moyen, lui fera perdre la séduction qu’elle exerçait au début et, certainement, son avantage par rapport à la nouvelle responsabilité du fait des choses, souvent applicable dans les faits d’un accident de transport ou de louage. C’est ainsi que des accidents, visés depuis un certain temps par la nouvelle obligation contractuelle de sécurité, seront de nouveau régis par la responsabilité délictuelle[35]. Ce déplacement s’effectue sans constance d’ailleurs, parce que, là où la responsabilité délictuelle n’apporte pas d’avantage probatoire, la responsabilité contractuelle poursuit sa lancée. Dans le contrat de transport, la Cour de cassation va même jusqu’à admettre une stipulation pour autrui implicite en faveur des proches du passager pour le cas où la mort de celui-ci leur causerait un préjudice par ricochet[36].

La critique que Philippe Rémy adresse aux tribunaux français n’est certes pas dépourvue de fondement. « Tout s’est embrouillé », écrit-il, lorsque la jurisprudence a développé l’obligation contractuelle de sécurité ; et de conclure que « la concurrence des voies contractuelle et délictuelle de la réparation a ainsi perdu toute cohérence » ; dans tous les cas, ces développements jurisprudentiels ont été la cause de « la multiplication des conflits de frontières entre les deux ordres de responsabilité[37] », de l’incertitude du droit, de la confusion, voire du chaos !

La majorité des auteurs français, y compris ceux qui combattent sa conception fondamentale de la responsabilité contractuelle, rejoignent Rémy, avec plus ou moins de nuances selon le cas, pour reconnaître que la jurisprudence française est allée trop loin dans le développement des obligations implicites[38].

D’ailleurs, les tribunaux français n’ont pas fait la sourde oreille aux critiques de la doctrine. Dès le début des années 90, donc avant même la publication de la thèse de Rémy, on observe un certain repli. Par exemple, la blessure du passager, subie dans la gare, n’est plus régie par la responsabilité contractuelle, mais par la responsabilité délictuelle[39]. D’autres développements vont dans le même sens[40], soit de limiter le domaine d’application de la responsabilité contractuelle sans pour autant remettre en question son existence fondamentale. En fait, ce n’est pas tant l’obligation de sécurité elle-même qui rétrécit, que le contrat. Peu importe, le résultat est le même. Alors que Philippe Rémy écrivait son article, certains problèmes qu’il dénonçait avaient déjà commencé à se résorber[41].

1.3.1.2 Le Québec

L’histoire québécoise de l’obligation de sécurité est fort différente de celle de la France. La moins grande protection de la victime par la responsabilité extracontractuelle du gardien d’un bien offre la première explication du fait que notre jurisprudence n’a guère été tentée de recourir à l’obligation contractuelle. Ici, d’abord, l’article 1465 C.c.Q., comme jadis l’article 1054, alinéa premier du Code civil du Bas Canada, emporte une présomption simple de faute, non une présomption de responsabilité comme en France ; la victime a donc toujours été moins avantagée que par une obligation contractuelle de résultat. Ensuite, le régime québécois exige un fait autonome du bien, ce qui n’est aucunement le cas en France. De plus, jusqu’à l’interdiction d’opter entre les deux régimes, introduite par la réforme du Code civil, il était moins nécessaire qu’aujourd’hui d’imposer la protection de la victime dans le régime contractuel[42].

Pendant longtemps, en matière de transport de passagers, les décisions étaient rares et l’indemnisation se faisait habituellement par la voie de la responsabilité extracontractuelle[43]. À l’époque, la coutume était d’ailleurs de compenser les dommages corporels sur le fondement de ce régime de responsabilité, sans même discuter de la possibilité d’une responsabilité contractuelle.

En 1973, à la suite d’un plaidoyer de la doctrine[44], on a assisté à un revirement : la Cour d’appel imposait une responsabilité contractuelle au transporteur, en vertu précisément d’une obligation implicite de sécurité[45]. Par la suite, de manière plutôt constante[46], la jurisprudence a appliqué la responsabilité contractuelle entre le transporteur et le passager pour les dommages corporels subis en cours d’exécution de ce contrat, de même qu’entre les parties à d’autres contrats[47]. Toutefois, et cela est important, on n’a pas été témoin d’un véritable retour à la responsabilité extracontractuelle.

De plus, les tribunaux québécois ont résisté à la tentation d’étendre indéfiniment la circonférence du cercle contractuel. Des personnes subissent parfois un préjudice à l’occasion d’un contrat, et elles ne sauraient s’ingérer dans celui-ci. C’est le cas des victimes par ricochet, notamment. Ainsi, quand un accident cause une blessure ou la mort d’un passager, la Cour d’appel, contrairement au droit français, a refusé d’imposer au transporteur une stipulation implicite pour autrui en faveur d’un membre de la famille du malheureux passager qui dépendait de son soutien financier ; c’est la responsabilité extracontractuelle seule qui doit s’appliquer[48].

Lors de la réforme du Code civil, il s’est produit un fait marquant dans cette histoire : une disposition expresse du Code civil du Québec énonce désormais l’obligation du transporteur d’amener son passager sain et sauf à destination, l’obligation étant clairement qualifiée de résultat[49]. Cette codification, quoique de portée modeste en pratique[50], n’est rien de moins que la consécration par le législateur de l’oeuvre jurisprudentielle en matière de sécurité du passager. Le législateur a eu la clairvoyance de préciser que ce contrat inclut l’embarquement et le débarquement du passager[51] ; cette définition légale du cercle contractuel écarte tout danger de dérapages et de flottements comme ceux observés en France pour les accidents survenus dans la gare.

Le louage présente une histoire plus complexe. Avant la réforme du Code civil, l’option était permise entre les responsabilités contractuelle et extracontractuelle[52], et la jurisprudence appliquait souvent le régime extracontractuel à la responsabilité du locateur pour les dommages corporels ou matériels subis par le locataire : il s’agissait tantôt de la responsabilité du propriétaire pour la ruine d’un bâtiment, tantôt de celle du gardien d’un bien pour le fait autonome de celui-ci, tantôt de celle pour une faute aquilienne[53]. Par ailleurs, le locateur répondait contractuellement des dommages causés par la violation d’une de ses obligations prévues au Code civil en matière de louage, telle la garantie des vices. On a aussi assisté au développement de son obligation contractuelle implicite de sécurité[54], mais, à partir du moment où la Cour suprême a permis l’option, il était devenu inutile de décider si la responsabilité à ce sujet devait obligatoirement être contractuelle.

En matière de louage d’habitation, le législateur a introduit dans le Code civil du Bas Canada des dispositions expresses sur la sécurité du locataire[55]. Depuis la réforme du Code civil, il existe à cet égard plus d’une disposition expresse[56]. Le locataire résidentiel jouit maintenant d’une protection contractuelle importante. Or, il s’agit clairement d’une obligation de résultat[57]. Elle s’avère donc plus avantageuse pour la victime que l’obligation générale de prudence et que la présomption de faute pesant sur le gardien d’un bien dans le régime extracontractuel[58]. Ce régime contractuel confère un avantage probatoire indéniable à la victime.

Malgré le courant de sympathie qui a toujours existé à l’endroit des membres de la famille du locataire, lorsque le locateur omet de faire une réparation ou commet une autre faute contractuelle, le conjoint et les enfants du locataire sont confinés au régime extracontractuel, avec ses bons et ses mauvais côtés. Les tribunaux, en général, n’admettent pas de stipulation implicite pour autrui en leur faveur[59].

En ce qui a trait au louage autre que d’habitation, notamment commercial, le locateur est soumis, entre autres, à l’obligation de délivrer et maintenir le bien dans un état propre à l’usage pour lequel il a été loué ; cette obligation de résultat[60] est plus avantageuse pour le locataire que la responsabilité extracontractuelle. Il n’existe pas de disposition spécifique sur la sécurité au chapitre du louage dans le Code civil du Québec. Avant la réforme du Code civil, comme on l’a vu, l’obligation contractuelle implicite était reconnue par la jurisprudence, même dans le louage autre que d’habitation, pour les situations ne tombant pas dans le champ des obligations énoncées au Code. Depuis la réforme, ce courant jurisprudentiel se poursuit, par exemple pour l’avertissement sur la façon sécuritaire d’utiliser le bien loué[61]. Toutefois, le juge fait encore appel parfois à la responsabilité extracontractuelle, malgré les critiques doctrinales[62].

Dans les domaines autres que le transport et le louage, comme les sports et les loisirs organisés où les participants donnent leur consentement à l’institution ou à l’organisme organisateur, la jurisprudence dominante a actuellement recours à la responsabilité contractuelle pour la compensation du préjudice corporel survenu lors de l’exécution du contrat[63]. Il n’y a pas lieu de bâtir une thèse en se fondant sur le fait qu’une partie, minoritaire, de cette jurisprudence applique plutôt la responsabilité extracontractuelle[64]. Il s’agit là d’un phénomène, certes critiquable[65], mais habituel dans des situations où le Code reste muet sur le régime juridique et l’existence même d’une obligation de réparation. Dans ces décisions, les juges, d’ailleurs, ne s’interrogent guère sur le fondement, contractuel ou extracontractuel, de la responsabilité.

Par ailleurs, nos juges n’ont pas tendance à voir des contrats partout, bien au contraire. Ainsi, la situation d’entraide ou de secours a toujours été jugée par la Cour d’appel sous l’angle, non d’un contrat implicite d’entraide, mais de la simple responsabilité extracontractuelle[66]. De même, la cliente qui circule dans un grand magasin pour y faire un achat et qui se blesse en faisant une chute sera régie par la responsabilité extracontractuelle ; point d’expansion de la vente dans cette affaire[67] !

À notre connaissance, seul le contrat médico-hospitalier a fait l’objet de revirements dans sa qualification par les tribunaux — et c’était généralement pour la responsabilité du fait d’autrui (le médecin en faute) plutôt que pour une obligation implicite de sécurité. Comme suite à l’opinion exprimée par la doctrine[68], la jurisprudence est passée de la responsabilité extracontractuelle (qualification empruntée à la common law) à la responsabilité contractuelle[69] ; puis, la Cour d’appel est revenue à la responsabilité extracontractuelle[70]. Si ce dernier revirement est discutable[71], il n’appuie tout de même pas la thèse d’une contractualisation à outrance de la réparation du préjudice corporel…

En parallèle à tous ces développements, il faut se rappeler l’imposition, dans la réforme du Code civil, du principe du respect du régime contractuel[72]. Aujourd’hui, les tribunaux n’ont donc pas le pouvoir de sauter du contractuel à l’extracontractuel, à la demande du locataire (ou du passager, ou autre contractant)[73]. Il n’y a plus de concurrence, pour ainsi dire, entre l’obligation implicite de sécurité et la responsabilité extracontractuelle. Le droit s’en trouve grandement simplifié.

Au Québec, à notre avis, il est donc très difficile de soutenir maintenant que la jurisprudence est à l’origine d’incertitude et de sérieuse confusion sur l’obligation de sécurité en matière de louage, de transport et de certains contrats innommés. Comme l’a justement écrit le professeur Pineau, « [s]’il est vrai qu’il y a eu, en certains cas, “forçage du contrat” en France, on ne peut guère soutenir qu’au Québec s’est produit le même phénomène : on a pris, en effet, beaucoup de temps, ici, à se départir de l’envahissement de la responsabilité délictuelle et à donner au contrat la place qui lui revenait, pour que le “forçage” puisse s’installer dans la jurisprudence ; aussi, ne peut-on se plaindre d’un fléau quelconque à cet égard[74] ». L’assise contractuelle de l’obligation de sécurité est largement reconnue. Ce ne sont pas quelques décisions éparses, de première instance, allant en sens contraire et sans discussion, qui sèmeront le chaos.

1.3.2 La vente et la distribution de produits

En France comme ailleurs, la production et la distribution de masse ont entraîné la multiplication des réclamations contre les fabricants et les distributeurs professionnels. Pour assurer l’indemnisation des victimes du vice d’un produit défectueux sans passer par la faute aquilienne, les juges français ont recouru à divers procédés, des « artifices » dénoncés par Philippe Rémy. Au Québec, toutefois, si le droit n’est pas entièrement satisfaisant sur ce chapitre, il est loin d’être aussi vulnérable à la critique que celui de la mère patrie. Il y a lieu de distinguer les cas de l’acquéreur, du sous-acquéreur et du tiers.

1.3.2.1 L’acquéreur

La jurisprudence française a fait preuve de grande créativité, pour dire le moins, dans sa volonté de protéger les intérêts de l’acheteur. Le Code civil français comporte diverses conditions pour faire valoir la garantie des vices, dont, à venir jusqu’à récemment, celle d’un bref délai pour intenter le recours contre le vendeur[75]. En pratique, cette exigence était souvent fatale au demandeur : de nombreux acheteurs, ayant une réclamation par ailleurs valide, étaient ainsi privés de leurs droits. Pour contourner cette source d’injustice, dans les années qui ont précédé l’abolition du bref délai, la jurisprudence française a créé une obligation autonome, pour tout vendeur professionnel, de garantir la sécurité de son produit. Cette obligation de sécurité[76], inspirée de la Directive européenne sur la responsabilité du fait des produits de 1985[77], qui n’était pas encore transposée par le législateur français, se voulait tout à fait distincte de la garantie des vices et échappait ainsi à la règle infâme du bref délai.

Bien entendu, cette initiative audacieuse des tribunaux n’a pas l’heur de plaire à Philippe Rémy. Il y voit une complexification du régime juridique de la vente, car la nouvelle obligation, visant uniquement la sécurité, laisse subsister la traditionnelle garantie des vices pour toute défectuosité qui ne nuit pas à la sécurité du produit. Ses critiques seront toutefois plus virulentes à l’égard des développements subséquents de cette obligation.

Rien de tel ne s’est produit au Québec En ce qui concerne les produits dangereux, notre jurisprudence a certes imposé au vendeur professionnel une obligation implicite d’avertir l’acheteur d’un danger inhérent et caché du produit (telle son inflammabilité) ; cette initiative, qui constitue une banale application de l’article 1434 C.c.Q., n’a pas soulevé de critique de fond et a même été codifiée en droit de la consommation[78]. Pour un vice dangereux, par ailleurs, il n’a jamais existé ici d’obligation autonome du vendeur professionnel de fournir un produit sécuritaire. L’acquéreur d’un produit comportant un vice dangereux doit s’en tenir à la garantie des vices dans son recours contre le vendeur[79]. Point à la ligne.

1.3.2.2 Le sous-acquéreur

Pour assurer l’indemnisation du sous-acquéreur victime d’un produit défectueux, la Cour de cassation a créé un mécanisme de transmission légale à l’acheteur des droits du vendeur étroitement reliés au bien vendu, notamment la garantie des vices cachés due au vendeur par son propre vendeur en vertu de la vente précédente[80]. Tous les vices cachés sont visés, qu’ils comportent un danger ou pas. Ce procédé ingénieux, déjà ancien, permet au sous-acquéreur de réclamer directement du fabricant la réparation de son préjudice, sur la base contractuelle de la garantie. Il n’a donc plus le fardeau de démontrer la faute de celui-ci, contrairement à ce qu’il devait faire autrefois selon la responsabilité délictuelle.

Revenons à l’obligation autonome du vendeur professionnel de garantir la sécurité de son produit (mise au point plus récemment). En vertu de la transmission légale à l’acheteur des droits d’un acquéreur contre son propre vendeur quand ils sont étroitement liés au bien vendu, cette obligation contractuelle de sécurité du fabricant et autre vendeur professionnel profite elle aussi à tout sous-acquéreur, à l’instar de la garantie des vices. Ainsi, ce dernier dispose contre le fabricant d’une double protection, selon que le problème dont il se plaint constitue un simple vice ou un danger[81].

Les mérites considérables et socialement importants de ces développements n’empêchent pas Philippe Rémy de les critiquer pour avoir été réalisés au mépris du principe de l’effet relatif du contrat[82].

La jurisprudence québécoise, sur ce point, s’est comportée en bonne héritière du droit français. Après une longue période où seule la responsabilité extracontractuelle était ouverte au sous-acquéreur, la Cour suprême du Canada a littéralement importé cette jurisprudence de la Cour de cassation sur la transmission des droits contractuels étroitement liés au bien vendu[83]. Le sous-acquéreur peut donc dès lors exercer ses droits à la garantie des vices[84] contre son vendeur et un vendeur antérieur, notamment le fabricant.

Par une coïncidence significative, à la même époque, le législateur québécois a inséré une règle semblable dans la Loi sur la protection du consommateur : le sous-acquéreur et même les sous-acquéreurs subséquents peuvent exercer directement contre le fabricant leurs droits à la garantie des vices due par le vendeur commerçant[85]. Enfin, lors de la réforme du Code civil, le législateur consacrera[86] la construction jurisprudentielle, cette fois pour l’ensemble du droit, harmonisant ainsi, dans une bonne part, le droit commun et le droit de la consommation.

Ces initiatives législatives n’ont pas été critiquées par les auteurs québécois au motif qu’elles constitueraient une hérésie[87]. En fait, la solution a été reçue favorablement par la doctrine, qui la justifie d’ailleurs par la théorie de l’accessoire[88]. Malgré les objections de Philippe Rémy sur le plan des principes, aujourd’hui, on ne peut donc pas prétendre que son attaque de la jurisprudence française sur ce point s’applique chez nous, puisque c’est le législateur québécois lui-même qui, pour des motifs évidents d’indemnisation du sous-acquéreur, a tranché la question.

1.3.2.3 Les tiers
La France

Le droit français a connu des développements significatifs dans une troisième direction, celle des tiers subissant un préjudice du fait d’un produit. On y distingue les « vrais tiers » des « faux tiers ». Le sous-acquéreur est perçu comme un faux tiers puisqu’il fait partie, par son contrat d’achat, de la chaîne de distribution. Les vrais tiers sont donc les personnes autres que le sous-acquéreur : conjoint, enfant, employé du sous-acquéreur, autres personnes sans aucun rapport contractuel avec la chaîne de distribution. Sur le plan social, les vrais tiers et les faux tiers se trouvent très souvent dans la même situation que le sous-acquéreur face à la fatalité du vice dangereux d’un produit. Pourtant, ils étaient traités différemment par le droit français : les vrais tiers devaient se contenter de la responsabilité délictuelle de droit commun et avaient donc le fardeau de prouver la négligence du fabricant ou du vendeur professionnel ; au contraire, le sous-acquéreur, un faux tiers, profitait, grâce à un développement jurisprudentiel inspiré de la directive de 1985 (qui n’avait pas encore été transposée en droit français par le législateur), des avantages probatoires de la garantie des vices et de l’obligation autonome de sécurité.

Pressée de résoudre cette anomalie, la jurisprudence française, dans un premier temps, se rappelant cette fois l’effet relatif du contrat, avait refusé d’étendre aux vrais tiers l’obligation contractuelle de sécurité d’un produit due par le vendeur professionnel. Puis, peut-être prise de remords, elle s’est ravisée et a créé pour ce vendeur une obligation unifiée de garantir la sécurité des personnes, en faveur de l’acheteur et des tiers, contractuelle pour l’un et délictuelle pour les autres[89]. En somme, l’obligation contractuelle de garantir la sécurité du produit se trouvait doublée d’une obligation délictuelle, également stricte, au même effet. Le but d’exempter les vrais tiers de prouver la faute du vendeur professionnel était atteint — mais à quel prix !

Philippe Rémy s’insurge contre le procédé, car, dès lors, « l’inexécution d’une obligation contractuelle (livrer un produit exempt de vice [dangereux]) constitue ipsofacto une faute délictuelle à l’égard des tiers[90] ».

Sur l’ensemble de ces développements, Philippe Rémy conclut ainsi :

Le choix de la voie contractuelle a toujours pour effet d’introduire le désordre dans notre système de réparation des dommages corporels. L’idée d’offrir à la victime un « parapluie contractuel » est donc, expérience faite, une fausse bonne idée : mieux vaudrait redonner au délit sa compétence naturelle sur les affaires de « bras cassés et de morts d’hommes » [expression de Jean Carbonnier[91]], et « décontractualiser » l’obligation de sécurité[92], si l’on veut en construire un régime cohérent[93].

Selon lui, la réparation de toute atteinte corporelle devrait donc s’effectuer par la voie délictuelle, ce dont nous allons discuter un peu plus bas.

L’histoire est imprévisible. Quelques idées de Philippe Rémy trouveront à s’incarner dans la législation française. Au moment de rédiger son article, il connaissait évidemment l’existence de la Directive européenne sur la responsabilité du fait des produits de 1985, mais il ne prévoyait pas que la France, déjà en retard dans la transposition qu’elle devait en faire en droit interne, allait modifier le Code civil l’année même de la publication de son réquisitoire. En effet, c’est en 1998 que la responsabilité du fabricant et du distributeur de produits présentant un danger sera unifiée dans le Code civil[94]. Ce nouveau régime n’est ni délictuel ni contractuel ; il répond à certaines critiques de Philippe Rémy, mais il déborde sa vision des choses.

Le Québec

En comparaison, l’évolution du droit québécois présente un tableau moins mouvementé. Dans un premier temps, la responsabilité du vendeur professionnel et du fabricant pour un défaut de sécurité pouvait être engagée vis-à-vis un tiers sur le fondement de la règle générale de la responsabilité extracontractuelle (art. 1053 C.c.B.C.).

Dans un deuxième temps, comme on l’a vu, le sous-acquéreur s’est vu attribuer le droit contractuel à la garantie des vices, qu’ils soient dangereux ou pas, due par un vendeur antérieur, y compris le fabricant ; les vrais tiers ont cependant continué d’être régis par la règle générale de la faute aquilienne. Les tribunaux québécois ont fait preuve de prudence, voire de retenue, dans la définition du cercle contractuel. C’est ainsi que la conjointe de l’acquéreur d’une échelle défectueuse, blessé par le bris de cette échelle, ne dispose d’aucun recours contractuel contre le vendeur pour le préjudice qu’elle a elle-même subi[95].

Troisièmement, depuis la réforme du Code civil, ce dernier comporte des dispositions spécifiques sur la responsabilité extracontractuelle du fabricant et des vendeurs professionnels à l’égard des tiers ; il s’agit d’un régime de responsabilité stricte comparable à celui de la garantie contractuelle des vices du fabricant et du vendeur professionnel[96]. Enfin, le sous-acquéreur continue de jouir de la garantie contractuelle des vices due par le fabricant et tout autre vendeur antérieur[97].

C’est quelques années après l’adoption de la Directive sur la responsabilité du fait des produits par la Communauté économique européenne que le législateur québécois a adopté ce nouveau régime de responsabilité extracontractuelle du fabricant ; il se targuera de s’en inspirer[98]. Toutefois, il manquera du courage voulu pour l’imposer au monde contractuel aussi bien qu’à l’univers extracontractuel : en effet, seuls les tiers sont protégés[99] — erreur certaine de sa part, selon nous[100]. Heureusement, la jurisprudence peut y remédier en partie : cela peut se faire, par exemple, en interprétant la garantie du vendeur de manière à l’harmoniser avec celle du fabricant[101], ou encore, là où il n’existe pas de disposition légale, en moulant l’obligation contractuelle implicite de sécurité sur l’obligation extracontractuelle de sécurité des articles 1468, 1469 et 1473 C.c.Q.[102].

Ainsi, au Québec, les faux tiers et les vrais tiers jouissent désormais d’une protection semblable pour les produits dangereux. Certes, il existe une dualité de régimes juridiques pour des victimes en situation comparable, ce qui comporte des faiblesses sur le plan politique, car le droit traite différemment des victimes se trouvant dans des situations analogues ; cependant, elles bénéficient d’un fardeau de preuve très semblable, ce qui est l’essentiel.

Il existe un point important sur lequel le Québec n’a pas suivi la France. Chez nous, ce ne sont pas les juges, mais le législateur qui a accordé aux tiers un régime juridique semblable à celui de l’acheteur et du sous-acquéreur. Ils n’ont pas créé d’obligation de sécurité, autonome, qui aurait pu profiter à l’acheteur, au sous-acquéreur et aux tiers, en contractuel comme en extracontractuel. Notre jurisprudence n’a jamais tergiversé là-dessus ; tout était clair. On cherche en vain sur quoi Philippe Rémy pourrait s’appuyer pour adresser aux juges québécois les reproches qu’il fait aux magistrats français.

2 La prétendue supériorité du régime extracontractuel

À l’arrière-plan des attaques contre les obligations implicites se profilent les sirènes des présomptions extracontractuelles du fait des biens et du fait d’autrui. Au Québec comme en France, en effet, la plus grande facilité de preuve en responsabilité extracontractuelle est l’argument massue des défenseurs de la décontractualisation de la responsabilité pour dommages corporels[103]. D’ailleurs, il est généralement reconnu que ce facteur explique, de chaque côté de l’Atlantique, les initiatives jurisprudentielles étudiées ici. Ce phénomène est illustré de façon saisissante par le flottement de la Cour de cassation entre l’obligation implicite de sécurité et la responsabilité délictuelle : comme on l’a vu, ses passages d’un ordre de responsabilité à l’autre s’expliquent par l’institution d’une présomption simple de faute du fait des choses, puis par son élévation à une présomption de responsabilité.

C’est également la prétendue supériorité des présomptions sur le fait des biens et sur la faute d’autrui[104] qui a amené le professeur Claude Fabien à préconiser l’élargissement au domaine contractuel de leur domaine d’application, jusqu’à maintenant extracontractuel[105]. Or, ces visions expansionnistes de la responsabilité extracontractuelle se heurtent à deux obstacles majeurs[106].

Affirmer purement et simplement que la responsabilité extracontractuelle offre le meilleur véhicule d’indemnisation est, pour reprendre l’expression de Cyrano, « un peu court[107] ».

Certes, il est indéniable que, dans certaines circonstances, la présomption pesant contre le gardien ou le propriétaire d’un bien, d’un animal ou d’un immeuble favorise la victime ; cela est particulièrement juste quand l’obligation contractuelle de sécurité, dans les faits de l’espèce, ne constitue qu’une obligation de moyen, sans présomption. De fait, au Québec, on observe à l’occasion des affaires qui l’illustrent[108].

Toutefois, il existe d’autres situations où c’est, au contraire, la responsabilité contractuelle qui offre à la victime le meilleur fardeau de preuve. C’est alors ce régime juridique qui favorise son indemnisation. On a tendance à l’oublier… Sans prétendre faire le tour du jardin, en voici trois exemples.

Comme première illustration, prenons le cas du passager blessé ou tué lors de son transport. En vertu de la responsabilité extracontractuelle, le passager ou ses héritiers devraient démontrer la faute de navigation ou d’entretien du transporteur, selon l’article 1457 C.c.Q.[109]. En revanche, le nouvel article 2037 C.c.Q. accorde au passager le bénéfice d’une obligation contractuelle de résultat ; celle-ci est d’ailleurs renforcée, car il est interdit au transporteur d’alléguer le fait que l’accident résulte de l’état ou du fonctionnement du véhicule ou de l’état de santé de son préposé, moyens qui pourraient autrement constituer des éléments de force majeure selon une certaine interprétation.

Deuxième exemple : le louage. Lorsque le locataire d’un bien est blessé par un vice de celui-ci, son recours contre le locateur pourrait, en faisant abstraction des thèses des professeurs Rémy et Fabien[110], être contractuel ou extracontractuel. Dans le deuxième cas[111], le locataire pourrait parfois invoquer la responsabilité objective de l’article 1467 C.c.Q., à la condition que le bien loué soit un immeuble, qu’il y ait eu ruine d’une partie du bâtiment causée par un vice de construction ou un défaut d’entretien et à la condition supplémentaire que le locateur en soit le propriétaire. À défaut, le locataire pourrait s’appuyer sur la présomption simple de faute de l’article 1465 C.c.Q. si et seulement s’il y avait eu un fait autonome du bien et à la condition que le locateur soit gardien de cette partie spécifique du bien qui s’est mise en mouvement ; mais le locateur pourrait alors s’exonérer par la preuve qu’il a pris les moyens raisonnables pour éviter le préjudice. Enfin, faute de pouvoir invoquer ces deux dispositions, le locataire blessé devrait démontrer la négligence du locateur, en vertu de l’article 1457 C.c.Q., avec l’aide parfois d’une présomption de fait.

En revanche, sur le terrain contractuel, au nom de l’obligation du locateur de procurer et d’entretenir le bien dans un état apte à sa jouissance paisible, le locataire jouit d’une obligation de résultat dans tous les cas[112]. Selon l’article 1854 C.c.Q. et les articles 1912 et suivants C.c.Q., il lui suffit donc d’établir le fait que l’inaptitude (ou le vice) du bien lui a causé un préjudice. Une position certes plus confortable !

Troisième exemple : la responsabilité du fait d’autrui, qui connaît deux régimes juridiques. En responsabilité extracontractuelle, si l’on applique aux rapports avec le cocontractant l’article 1463 C.c.Q. sur la responsabilité du commettant, la victime doit établir la faute du préposé, le lien de préposition et le fait que le dommage a été causé dans l’exercice de ses fonctions. En revanche, la responsabilité contractuelle du fait d’autrui est beaucoup plus simple : en effet, à l’égard du cocontractant, la partie au contrat répond sans condition de toute inexécution par quiconque (employé, sous-traitant, et autre) à qui elle a délégué une tâche dans l’exécution du contrat[113]. S’il y a eu inexécution, ou exécution déficiente, et s’il s’agit d’une obligation de résultat[114], ce qui est fréquent en pratique, le cocontractant n’a donc pas à faire la moindre preuve de négligence. Il n’est pas étonnant que la thèse voulant étendre aux rapports contractuels la portée des présomptions extracontractuelles, notamment celle de l’article 1463 C.c.Q., n’ait pas connu de succès[115].

Ainsi, l’intensité des obligations de même que l’existence et les conditions particulières de présomptions varient d’un domaine à l’autre, selon la volonté du législateur et l’interprétation des tribunaux . Il est faux de prétendre que la responsabilité extracontractuelle privilégie toujours la victime. « [L]es présomptions [de responsabilité] sont favorables tantôt d’un côté, tantôt de l’autre… Elles vont ici et là, au gré des vents ! », selon l’heureuse expression du professeur Pineau[116]. Décontractualiser la compensation du préjudice corporel pourrait se révéler désastreux pour la victime, au nom de laquelle cette décontractualisation est pourtant prêchée !

En second lieu, on doit respecter la volonté du législateur québécois d’instituer une responsabilité comportant deux subdivisions — ce que semblent nier les défenseurs de l’application aux contrats des présomptions extracontractuelles. Une meilleure compensation des dommages corporels est certes un objectif parfaitement légitime. À notre avis, toutefois, pour atteindre cet objectif, le juriste ne peut pas fermer les yeux sur le fait qu’à la réforme du Code civil le législateur a clairement institué deux branches de responsabilité, annoncées par les articles 1457 et 1458 C.c.Q., et complétées par l’interdiction d’opter pour une des deux (art. 1458, al. 2).

Des dispositions sont communes aux deux branches ; d’autres sont propres aux contrats. Mais certaines ne concernent que la responsabilité extracontractuelle. Il en est ainsi, par exemple, de celles figurant sous la rubrique « Du fait des biens ». L’article 1465 sur la responsabilité du gardien d’un bien ne fait que reprendre en d’autres mots l’article 1054, alinéa 1 de l’ancien Code, tel qu’interprété par la jurisprudence : son domaine a toujours été extracontractuel[117] et le législateur ne donne aucun signe qu’il doive en être autrement aujourd’hui[118]. D’ailleurs, il l’entendait bien ainsi quand il a rédigé l’article 1468 sur la responsabilité du fabricant, qui ne vise que les « tiers », alors que chacun sait que la responsabilité d’un fabricant s’applique aussi très souvent entre un vendeur et un acheteur et qu’elle relève alors du contrat[119].

Rappelons enfin que le législateur a lui-même contractualisé la réparation du préjudice corporel causé dans le cadre de certains contrats[120]. Dans d’autres contrats, l’obligation implicite de sécurité s’en trouve pleinement justifiée quand l’accident est relié à l’opération même, ou la transaction, qui fait l’objet du contrat ; l’obligation du fabricant-vendeur et du vendeur professionnel d’avertir l’acheteur d’un danger inhérent et caché en offre un exemple parfait[121]. En revanche, la réparation du préjudice doit emprunter la voie extracontractuelle dans les cas où l’accident n’a pas de lien direct avec le contrat.

Juger est un métier difficile. Il serait naïf de prétendre que la jurisprudence québécoise est exempte de tout reproche. Le développement des obligations contractuelles implicites s’est réalisé avec retard et non sans hésitations. Mais n’est-ce pas là un phénomène normal dans tout développement jurisprudentiel ?

Cette jurisprudence n’est pas encore arrivée à maturité. En effet, on a vu plus haut des affaires où le tribunal s’est borné à admettre une obligation implicite de sécurité dont l’intensité n’est que de moyen. De façon plus générale, même en faisant abstraction de la concurrence avec une présomption extracontractuelle, les juges québécois ont tendance à préférer une obligation contractuelle de sécurité qui est de moyen plutôt que de résultat[122].

La qualification de l’intensité d’une obligation implicite relève pourtant de leur discrétion. Le caractère aléatoire du résultat de l’obligation en cause n’est pas le seul facteur approprié pour trancher cette question. Les juges ne doivent-ils pas aussi considérer, le cas échéant, la politique d’indemnisation adéquate de la victime, forme de justice commutative[123] ? Qu’ils se rappellent que le législateur, en codifiant l’obligation jurisprudentielle de sécurité, en a souvent fait une obligation de résultat[124], poursuivant ainsi cette politique d’indemnisation. En suivant cet exemple dans tous les cas appropriés, les juges permettraient à l’obligation implicite de sécurité de bien mieux jouer son rôle[125]. Avec d’autres auteurs[126], nous devons déplorer l’attitude frileuse des tribunaux sur ce point.

Conclusion

On voudrait que nos tribunaux s’abstiennent désormais de reconnaître toute obligation implicite de sécurité pour des dommages corporels, en raison des critiques que Philippe Rémy a adressées à la jurisprudence française et du prétendu risque de semblables dérapages au Québec. Dans la même lancée, on voudrait amputer de la responsabilité contractuelle la réparation de tout dommage corporel. Or, notre législateur lui-même ne voit-il pas d’un bon oeil l’oeuvre des tribunaux québécois en cette matière, lui qui a codifié certaines de leurs initiatives ? Lorsqu’une partie viole une obligation autre que celle qui a comme objet l’avantage principal du contrat, confiner la victime aux dommages-intérêts extracontractuels la priverait d’abord des autres sanctions, contractuelles, à sa disposition, comme la résolution. De plus, quoi qu’on en dise, la responsabilité extracontractuelle ne constitue pas en toutes circonstances le chemin qui mène la victime à sa meilleure indemnisation. Et l’on n’a démontré aucun dérapage dans l’application de la notion d’obligation implicite au Québec.

Notre plus haut tribunal québécois ne doit-il pas plutôt continuer de veiller à faire un usage judicieux du mécanisme des obligations implicites ? Les errements de la France nous enseignent qu’il faut prendre garde de semer à tout vent de telles obligations. Il existe en effet de nombreuses situations où un accident survient à l’occasion d’une relation contractuelle, mais sans rapport étroit avec elle : ces situations relèvent de la responsabilité extracontractuelle. À maintes reprises, nos tribunaux ont situé ces réclamations hors du champ contractuel.

On sent dans les propos de Philippe Rémy une nostalgie de l’ère napoléonienne, de cette époque où les plus grands périls des voyages n’étaient pas tant de chavirer en raison d’une défectuosité de la diligence que de tomber aux mains des brigands. Au début du xixe siècle, les services ne faisaient pas appel à des outils capables de causer des dommages très considérables quand ils se détraquaient. Les artisans fournissaient eux-mêmes, avec parfois un seul apprenti, les services promis, qui n’étaient guère complexes. Les écoles ne possédaient pas de gymnase et disposaient encore moins d’appareils sophistiqués pour développer le physique des garçons et filles. La vie était simple. Le droit était simple.

Le xxe siècle a fait surgir des besoins fort différents. Une grosse usine peut être rasée au sol par le défaut du vendeur professionnel d’avertir l’acheteur d’enlever des dépôts de tissu qui s’accumulent dans un endroit précis de la machine très sophistiquée, vendue et installée dans l’usine[127].

Pour le juriste de Poitiers, la logique constitue la vertu suprême. Les magistrats qui siègent à l’île Saint-Louis ont eux aussi appris la logique formelle au lycée, mais ils sont plus sensibles que lui à l’indemnisation des victimes ; ils ont maintes fois eu devant leurs yeux les méfaits de la mécanisation, de la grande industrie, de la distribution de masse, et d’autres phénomènes de la fin du xixe et du xxe siècles. Pour parvenir à une indemnisation convenable des victimes, les juges français ont eu recours à divers procédés juridiques, astucieux bien que certaines répercussions en soient contestables du point de vue même de cette indemnisation. Et ne parlons pas de la logique pure, souvent malmenée.

Faute de temps, tous n’ont pas le bonheur de lire la Revue trimestrielle de droit civil, où s’est épanché Philippe Rémy. Cette vive polémique des temps modernes est fascinante. Rendons grâces à nos amis Gardner et Moore de nous avoir fait connaître cette belle page, maintenant refermée, de l’histoire de France.

Cette controverse a eu le grand mérite de freiner l’enthousiasme des juges français en matière d’obligations implicites. « C’est finalement la controverse entre les auteurs [écrit le professeur Ghestin] qui permet d’avoir une connaissance objective des principales données positives du droit […] l’objectivité ne peut naître que de la controverse[128] ». Reconnaissons cependant la sagesse de la jurisprudence québécoise, qui a su éviter certains errements des magistrats d’outre-Atlantique.

La législation n’évolue pas au rythme des besoins de la société, c’est un truisme. Les juges et les auteurs ont la responsabilité d’adapter le droit aux temps modernes[129]. Utilisées adéquatement, les obligations implicites constituent un instrument acceptable, et même souhaitable, pour y parvenir. Pour paraphraser un aphorisme, si l’on compare le droit québécois au droit français sur cette question, on a toutes les raisons de se consoler. Au Québec, il n’existe aucun motif pour réduire la responsabilité contractuelle à une peau de chagrin.