Abstracts
Résumé
Cet article analyse ce qui semble être la seule relecture par la photographie du conte Le chat botté, classique de la littérature et du patrimoine folklorique mondial. Avec Yao le chat botté, Véronique Aubry et Frank Horvat en proposent une réinterprétation au croisement des expérimentations techniques du célèbre photographe et de son goût pour la mise en scène. Ce faisant, l’article inscrit cette version du Chat botté dans le réseau des expansions hypertextuelles du conte de Perrault.
Mots-clés :
- Conte,
- photolittérature,
- Photoshop,
- théâtralité,
- numérique
Abstract
This article analyses what appears to be the only photographic retelling of the tale of Puss in Boots, a classic of world literature and folklore. With Yao le chat botté, Véronique Aubry and Frank Horvat propose a rereading that draws on the technical experiments of the famous photographer and his taste for staging. In this way, the paper situates this version of Puss in Boots in the network of hypertextual expansions of Perrault’s tale.
Keywords:
- Tale,
- photoliterature,
- Photoshop,
- theatricality,
- digital
Article body
Classique de la littérature et du patrimoine folklorique mondial, Le maître chat ou le chat botté n’a pas cessé de peupler les imaginaires depuis sa parution dans le manuscrit d’apparat que Charles Perrault offrit à la nièce de Louis XIV, en 1695, puis sa publication chez Claude Barbin en 1697. On retrouve ses motifs et personnages dans nombre d’albums pour enfants, mais aussi dans des ouvrages pour adultes[1], dans des pièces de théâtre et même dans des campagnes publicitaires pour les croquettes pour félin Puss’n Boots ou Friskies et, dans les années 1950, pour la Loterie Nationale française avec le slogan « Ce Château appartient à mon maître qui vient de gagner à la Loterie Nationale »! Ces nombreux exemples de réédition, de relecture, d’interprétation, de reformulation du conte témoignent du désir toujours actuel de sa (re)présentation. L’oeuvre semble également être au coeur d’un regain d’intérêt de la part des chercheurs universitaires, comme le montrent la journée d’étude « Un jour un conte. Le Chat bottédans ses expansions intertextuelles », organisée à l’université de Lille le 3 février 2020, qui explora quelques reconfigurations textuelles et iconiques du conte patrimonial, ainsi que le dossier du même titre disponible sur Fabula (Charnay et Charnay, 2022).
Avec l’ambition de compléter la liste de ces adaptations trans-iconiques, et en nous appuyant sur les concepts d’expansion hypertextuelle, de théâtralité et de réception, cet article se propose d’analyser ce qui semble à ce jour être la seule relecture iconographique de ce conte par la photographie. Il interroge aussi la nature même et les usages de l’image photographique. Yao le chat botté, paru en 1992 aux éditions Gautier-Languereau, est l’oeuvre du photographe français Frank Horvat et de sa compagne Véronique Aubry. Dans une première partie, nous verrons comment cet ouvrage pour enfants prend sa place dans la carrière et la vie d’un photographe mondialement connu pour ses reportages et pour avoir bousculé les codes de la photographie de mode. Dans une seconde partie, nous analyserons comment il s’inscrit dans le réseau des relectures du conte de Perrault. La dernière partie de notre développement portera sur les éléments que cet album emprunte à l’univers scénique.
Frank Horvat et les infinies possibilités de l’ordinateur
Décédé en 2020, Frank Horvat est l’auteur d’une oeuvre éclectique qui fait aujourd’hui l’objet de multiples expositions, dont la plus récente, Paris, le monde, la mode, s’est tenue à Paris au musée du Jeu de Paume du 16 juin au 17 septembre 2023. Frank Horvat est né en 1928 à Abbazia, ville italienne, aujourd’hui devenue la croate Opatija. Il se lance dans une carrière de photojournaliste à dix-huit ans et publie ses premiers reportages dans le magazine Epoca en Italie, puis dans Die Woche en Suisse et Points de vue. Images du monde en France. Dans les années 1950, il s’installe à Paris et devient photographe pour le monde de la mode. Sa rencontre avec Robert Capa puis avec Henri Cartier-Bresson en 1951 le ramène au photojournalisme et il publie ses reportages dans Life, Match et Picture Post. Renonçant à la fin des années 1950 au photojournalisme, avec lequel il renouera en 1962, il revient vers la photographie de mode dont il réinvente les prises de vue. Il fait poser les mannequins au coeur des rues, les installant pour la première fois dans des décors naturels, combinant la réalité du monde extérieur et les poses artificielles avec de grands chapeaux. Ses images, faites de décalages et de mariages inattendus, paraissent dans de nombreux magazines, parmi lesquels Vogue et Harper’s Bazar. Les années qui suivent le voient multiplier les casquettes. Il explore toutes les possibilités de l’appareil photographique et s’intéresse à d’autres techniques, dont la vidéo et le numérique.
Au début des années 1990, il s’équipe d’un ordinateur Apple I et découvre les capacités de retouche des photographies offertes par le numérique. Il s’initie également aux premières versions du logiciel Photoshop, qui lui permettent de jouer avec les contrastes et les filtres. Le 23 mai 2014, évoquant sa carrière dans l’émission À voix nue sur France Culture, il confie que dans les années 1990, « le numérique est l’aube d’une nouvelle existence, une nouvelle Amérique, tout qui recommence, peut-être en bien » (dans Desvignes, 2014). Les infinies possibilités de l’ordinateur révolutionnent sa pratique. Elles le dispensent du recours à un tireur, à un retoucheur ou encore à un graphiste.
Il présente ses images numériques à Paris, à la Galerie Fnac en 1991, puis à la Galerie Picto en 1992. Il participe à l’exposition collective L’épreuve numérique au palais de Tokyo du 6 novembre 1992 au 18 janvier 1993 aux côtés d’autres photographes enthousiasmés par les ressources nouvelles qu’apporte l’ordinateur. Frank Horvat y propose ses visions de l’Asie, de Dakar ou de Toscane. Ses scènes de pêche ou de marché ont lieu dans une nature où dominent l’eau ou une végétation luxuriante, sous un ciel généralement chargé de nuages. Les êtres humains y semblent à chaque fois infiniment petits.
Dans le journal Le Monde du 1er décembre 1992, on peut lire au sujet de cet évènement :
Trucages, assemblages, collages sans raccords apparents, superpositions, transparences : les photographes intègrent l’outil à leur univers créatif, jouent de ces nouvelles « palettes » électroniques pour réinventer les techniques de la peinture. Seb Janiak plante Notre-Dame ou la tour Eiffel dans la jungle, quand Thierry Cohen les rassemble sur une plage; Richard Croft fait dialoguer Mathilda May et son double; Francis Giacobetti « décompose » les métamorphoses d’un portrait de Bacon. […] Malléable, propice aux clins d’oeil et aux retouches, la photographie numérique a envahi la publicité, les couvertures de journaux ou les pochettes de disques. Avec elle, la photo ne se contente plus d’être un art du cadre; elle réinvestit le détail et renoue avec la composition par morceaux « recollés » a posteriori […].
s.a., 1992
Découvrant dans l’exposition la photographie de Seb Janiak représentant la cathédrale Notre-Dame de Paris envahie par une végétation tropicale sous un ciel bleu de carte postale, Régis Debray commente, enthousiaste, les possibilités de l’ordinateur :
Juxtaposer des couleurs inconciliables, varier les sources de lumière, remplacer des matières par d’autres : on est loin des trucages et des retouches maison, des surimpressions traditionnelles, comme du photomontage parodique à la Heartfield. Rien n’est impossible au numérisateur. […] L’électronique produit non de la copie exténuée ou atténuée mais du réel enrichi, comme l’uranium du même nom.
1994: 93-94
Du 15 décembre 1994 au 27 février 1995, son Bestiaire, composé d’animaux sauvages placés dans une nature réelle ou rêvée et « libérés un instant de leur condition habituelle » (Gascar, dans Horvat, 1994), est exposé au Centre national de la photographie à Paris. Françoise Denoyelle écrit au sujet du projet :
Démiurge, alchimiste fusionnant des réalités sans liens directs, [Frank Horvat] structure, organise, remodèle un monde à l’image de ses rêves. D’improbables rencontres s’opèrent, chaque animal trouve sa place exacte, se plie aux proportions désirées, pose dans une nature théâtralisée. Les iguanes deviennent des monstres préhistoriques aux proportions de mammouths. Le sarcoramphe et le rhinocéros hantent des forêts sorties des songes de Lautréamont et les varans du Nil évoluent dans une flore digne du Douanier Rousseau. À chaque page, pour chaque animal, Frank Horvat nous livre des arpents de paradis pour des scènes d’avant le déluge.
1995
Entre 1996 et 1998, il propose ensuite ses illustrations des Métamorphoses d’Ovide et autres Chimères. Les critiques émanant des défenseurs d’une photographie dénuée d’artifices pleuvent sur ces images numériques jugées par certains comme étant de mauvais goût. Françoise Denoyelle écrit :
L’image numérique sent le soufre. Elle menacerait le reportage et entraînerait la création dans l’exploitation mécanique de procédés sclérosants. Même si les tenants d’une photographie porteuse d’une vérité intrinsèque doivent lâcher prise sous les coups de boutoir d’une réflexion théorique, des schémas mentaux, associant l’objet et son image dans une même identité garantie par la médiation de l’objectif, restent très prégnants et conditionnent toujours les mentalités. La palette graphique, comme le matériel du daguerréotypiste à l’époque de Baudelaire, n’a pas bonne presse dans les milieux photographiques.
1995: 230
Les créations de Frank Horvat à cette période suscitent autant d’acclamations que d’objections et semblent parfois ridicules jusque dans l’entourage de l’artiste, comme le raconte sa fille Fiammetta Horvat dans un entretien qu’elle nous a accordé (2021). Horvat confie dans son entretien avec Amaury Chardeau sur les ondes de France Culture qu’il subit même les foudres de Henri Cartier-Bresson, qui lui reproche de ne plus être un vrai photographe (dans Desvignes, 2014). Il écrit dans la postface de son Bestiaire :
Cette idylle avec l’informatique, qui dure maintenant depuis quatre ans, a offusqué certains de mes confrères photographes, comme des bons pères de famille qui fronceraient le sourcil en rencontrant l’un des leurs au bras d’une demoiselle trop jolie pour être honnête. Et depuis quatre ans je m’évertue à leur expliquer que l’image numérique n’est pas plus malhonnête que d’autres; simplement ses principes sont différents.
Et plus loin :
L’ordinateur permet d’utiliser de « vraies photos » pour construire d’autres images qui peuvent ressembler à des photos traditionnelles, tout en signifiant autre chose. Dans certaines circonstances cette ambiguïté pourrait servir à des fins malhonnêtes, en d’autres cas elle devient instrument de poésie (la poésie ne baigne-t-elle pas dans l’ambiguïté?).
1994: n.p.
Selon le photographe, la pratique de la retouche n’a pas attendu l’ordinateur et celui-ci permet même de retrouver cet instant décisif de la photographie cher à Cartier-Bresson, lorsqu’arrive le moment où tout est à sa place, où l’on sait que l’image est bonne, c’est-à-dire quand tous les éléments du montage s’accordent.
S’il juge peut-être lui-même à l’époque ses expérimentations « très kitsch » et « les effets recherchés faciles » (dans Desvignes, 2014), Frank Horvat s’en amuse et invite ses détracteurs à trouver rapidement un nouveau nom pour cette pratique artistique résultant des manipulations numériques et qui remplace efficacement les ciseaux, la colle et des heures de travail. Il écrit, toujours dans la postface de Bestiaire :
De toute manière la photographie (si de telles images peuvent être encore appelées par ce nom) est libérée des contraintes de temps et de lieu : à la place de l’exploit et des servitudes de l’instant décisif, l’auteur d’images peut jouer avec les ressources de sa photothèque, comme un écrivain avec sa mémoire.
1994: n.p.
Il reconnaît par ailleurs que cette nouvelle façon de produire des images comporte son lot de difficultés et que « les contraintes traditionnelles sont remplacées par d’autres, qu’on commence à entrevoir » (1994: n.p.). Dans l’émission À voix nue, le photographe invite l’auditeur à l’indulgence, jugeant « la technique qu[’il] employ[ait] tellement mauvaise qu’elle en devient touchante » (dans Desvignes, 2014). Ces expériences durent une décennie et il revient à une photographie plus « traditionnelle » (2014) à la fin des années 1990 avec son ouvrage 1999, qui présente des scènes photographiées lors de son voyage à travers quinze pays de l’Union européenne.
Yao le chat botté, conte de fées numérique et familial
Frank Horvat a toujours eu des envies d’écriture et notamment de livres pour enfants, confie Fiammetta Horvat dans l’entretien qu’elle nous a accordé :
Quand j’étais petite, il faisait plein de livres pour enfants. Il m’avait fait un livre avec du papier carbone sur les planètes. Il prenait des crayons pour gratter dessus et faire apparaître des décors. J’ai encore le livre qui est très joli… Ce livre explique en 20 pages l’infiniment petit et l’infiniment grand, avec plein d’humour.
2021
Le seul projet auquel il donne le jour s’inscrit dans ce contexte d’expérimentation et de combinaison des technologies. Yao le chat botté, paru en 1992, est toutefois mieux accueilli que le reste de sa production du moment. Brigitte Ollier, dans le journal Libération, juge d’ailleurs son « jet d’images provocatrices » présentées lors de l’exposition au Palais de Tokyo « moins convaincantes que son album revisitant Le Chat botté » (1992).
Yao le chat botté interpelle par la diversité des origines des images utilisées : diversité géographique mais aussi temporelle. L’album, paru aux éditions Gautier-Languereau, accueille dans ses quarante-deux pages au format 28 x 23 cm, des images tirées des archives de Frank Horvat ou bien créées spécifiquement pour le projet. Il témoigne par ailleurs de l’imbrication entre vie artistique et vie familiale. Les décors, toiles de fond des aventures du marquis de Carabas, sont empruntés à la série de portraits d’arbres que Frank Horvat réalise dans les années 1970 ou à ses reportages pour les magazines de mode, réalisés dans les coulisses de l’Opéra de Paris notamment. Dans ces paysages s’intègrent les personnages du récit, qui ont les traits des membres de l’entourage proche du couple d’auteurs. Le jeune fils du meunier n’est autre que Grégoire Horvat, petit-fils du photographe, et la princesse, une petite fille de la famille Horvat. Les enfants sont costumés et photographiés en studio. Pour figurer le chat botté, Frank Horvat mobilise son propre chat, Yao. Fiammetta Horvat, fille de l’artiste, raconte lors de l’entretien qu’elle nous a accordé :
Il fallait porter le chat pour lui faire prendre une position. Nous lui tendions un morceau de viande au bout d’une ficelle pour obtenir ces pauses hallucinantes. Mon père a ensuite passé des heures à enlever la viande au montage.
2021
Pour pouvoir chapeauter et botter le valet du marquis de Carabas, Frank Horvat photographie sa compagne, affublée du chapeau et des bottes, dans une attitude similaire à celle du félin. Les clichés obtenus sont détourés, retouchés, puis associés à ceux de l’animal.
Pour réaliser ces photomontages, Véronique Aubry et Frank Horvat travaillent jusqu’à 18 heures par jour pendant deux mois, numérisent les petites photographies qu’ils réalisent et qu’ils modifient pour obtenir la bonne couleur, effacer les mains qui tiennent l’animal et les morceaux de viande qu’on lui tend, pour créer des effets de perspective et correspondre au point de vue du personnage : « [E]nsemble, avec patience, ils photographient, sélectionnent des fragments d’images, les composent, les imbriquent dans des décors inattendus », peut-on lire sous la photographie familiale en quatrième de couverture (1992). Si cette entreprise est familiale, elle a recours aux technologies les plus pointues pour l’époque. Les remerciements des artistes s’adressent d’ailleurs sous le mot « FIN » en dernière page à « Nikon, Apple, Optima, Adobe pour leur appui » et sont complétés de la liste des machines qui ont rendu ce travail possible : « Le scanner Nikon LS 3500, le Macintosh II FX, l’imprimante Kodak XL 7700, le logiciel Adobe Photoshop. » (1992: n.p.)
Fidélité au conte?
Que gardent-ils du conte original? Sur la couverture de l’album figure la mention « Textes extraits des contes de Charles Perrault » et le nom de l’auteur originel se trouve également dans l’ultime phrase de la quatrième de couverture : « Un chat que Monsieur Charles Perrault adorerait certainement. » (1992) Insérée entre ces deux mentions aux extrémités de l’ouvrage, cette relecture du conte se veut inscrite dans le réseau des expansions intertextuelles du récit écrit par l’homme de lettres à qui l’éditeur ou l’auteur prête une approbation tout à fait imaginaire. Si Frank Horvat et Véronique Aubry revendiquent les racines littéraires de leur ouvrage, le titre lui-même, avec l’ajout du nom Yao, annonce que cette version s’en détache. Sous le titre, la couverture présente l’image d’un chat aussi fantastique que réel. Son corps ne disparaît pas sous d’éventuels vêtements et son anatomie animale, son pelage blanc et tigré sont bien visibles. Affublé d’une paire de bottes et d’un chapeau, il adopte une posture verticale. Il est photographié en contre-plongée et paraît bien plus grand que les moutons et le cavalier placés en arrière-plan, ce qui confère à l’image un effet de perspective.
Dans le corps de l’ouvrage, la structure narrative du conte de Perrault, adaptée par Evelyne Lallemand, est conservée. Le fils d’un meunier hérite d’un chat qu’il envisage de transformer en manchon. Or l’animal se trouve doué de la parole et de la ruse. Équipé d’un sac et d’une paire de bottes, il capture des proies qu’il offre au roi, au nom du marquis de Carabas, son maître. Le roi, reconnaissant de tant de bienfaits, sauve le faux marquis de la noyade (« Aussitôt il fit mine de couler. Aussitôt le chat hurla : Au secours! Le marquis de Carabas se noie! » [1992: n.p.]) et lui offre de beaux habits tandis que le chat convainc les paysans de prétendre que les terres environnantes appartiennent à son maître. Comme dans le conte de Perrault, le félin use de ruse pour s’emparer du château d’un ogre et, en définitive, le meunier devenu marquis épouse la fille du roi. Les motifs de la ruse et de l’ascension sociale sont conservés.
Si le schéma actanciel est intact, le texte est simplifié et raccourci : les personnages des frères disparaissent, le discours indirect devient direct et comporte de nombreuses interpellations du lecteur — « Où alla-t-il? », « Devinez-quoi » (1992: n.p.). Une large place est faite à l’image, qu’il s’agisse de photographies détourées, insérées autour ou entre les mots dans l’espace de la double-page, ou de tableaux photographiques cernés de noir et placés sur la page de droite. Le texte semble lui-même pensé de façon visuelle : sa mise en page évolue parfois proche du calligramme, il est tour à tour centré et courant sur la double-page, et la hauteur de sa typographie est changeante. Ces oscillations font échos aux variations d’échelle dans les images. Les auteurs semblent jouer avec les normes typographiques de la même façon qu’ils troublent les normes esthétiques de la photographie.
Les tableaux photographiques condensent par le photomontage plusieurs éléments présents ou non dans le texte en regard. Ainsi la fameuse scène de la noyade est-elle illustrée par un montage photographique où l’on voit le jeune meunier dans l’eau, bouche ouverte et semblant crier, le chat avec la patte en porte-voix, des cavaliers qui galopent, une princesse qui se cache presque les yeux, peut-être inquiète de découvrir un fiancé dans le plus simple appareil, et un roi plein de sollicitude. Tous ces personnages sont placés dans une rivière ou sur ses berges avec quelques effets de perspective : arbres et cavaliers arrivant au loin sont fort petits, contrairement à l’immense chat au second plan. L’épisode entier est concentré dans une image. Cette scène de la fausse noyade et la figure du chat appelant à l’aide sont devenues iconiques depuis l’édition Hetzel des contes de Perrault illustrés par Gustave Doré (1861). Cette gravure a maintes fois inspiré les auteurs des couvertures des différentes éditions ou des affiches des représentations théâtrales et est même devenue l’emblème du site de recherche en littérature Fabula. A la différence de Doré, dans la photographie de Frank Horvat, les éléments de l’arrière-plan ne sont pas coupés, le cadre et les autres personnages de l’histoire y figurent, et le chat est dépourvu de sa ceinture de trophées et semble moins agressif.
Ces tableaux photographiques correspondent à des « îlots d’images » (Pépin, 2016), aux moments clefs du conte traditionnel, ceux qui ont marqué les mémoires : la rencontre du meunier et du chat, l’offrande au roi, la fausse noyade, les beaux habits du marquis de Carabas, la menace aux paysans, la rencontre avec l’ogre, la transformation en lion, la métamorphose en souris et le mariage. Mais, si le lecteur reconnaît les motifs et les personnages du conte, ces derniers ne sont pas tout à fait les mêmes.
[L]es cartes qui composent le jeu sont connues de tous mais tout l’art du dramaturge/metteur en scène consiste à les rebattre et à proposer une nouvelle combinaison qui, vis-à-vis de l’histoire d’origine, se situe dans un interstice, celui du ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.
Pépin, 2016
« Vous n’avez qu’à me donner un sac, et me faire faire une paire de bottes » (Perrault, 2018: 37), écrivait Charles Perrault en faisant parler le chat. Le narrateur de la version de 1992 explique quant à lui que les bottes ne suffisent pas, car « un chat chapeauté fait toujours meilleure impression qu’un chat simplement botté » (n.p.), s’inscrivant ainsi dans l’image née au XIXe siècle qui chapeaute le chat alors qu’auparavant il n’était que botté et ceinturé. Le chat se rend d’ailleurs chez le chapelier après avoir capturé son premier lapin, et non chez le roi comme dans le conte, ce qui donne lieu à une double-page de photographies de chapeaux détourées. Si les bottes confèrent à l’animal une posture verticale anthropomorphe, le chapeau complète ce costume qui lui permet d’être reçu par le roi et par le seigneur ogre à titre de gentilhomme au service d’un marquis et de ne plus apparaître comme un chat. Notons que l’image des bottes, dans un usage métonymique, se substitue à celle du chat lorsque ce dernier déclame : « Permettez que j’ouvre la route pour vous! » (1992: n.p.) Pas besoin de davantage d’accessoires, comme la cape ou la ceinture accueillant une proie dans l’illustration de Gustave Doré, pour le rendre extraordinaire.
Charles Perrault fait du personnage de l’ogre une sorte de grand seigneur tyrannique et redoutable. Il apparaît ici sous la forme d’une silhouette noire détourée qui court sur la double page. Le texte au-dessus de l’image nous indique que c’est un « Ogre », avec une majuscule, qu’il est très gros et surtout magicien, avec des variations dans la hauteur des lettres censée symboliser la grosse voix de l’ogre et imposer l’effroi au lecteur (n.p.). La double-page suivante, comme dans les imagiers à rabats pour jeunes lecteurs, nous dévoile ce que cachait cette silhouette noire. Avec sa marinière rayée, cet homme évoque plutôt la figure d’un marin allongé sur une plage bretonne, dont la posture allongée tranche avec la stature, et qui n’a rien de très seigneurial, malgré l’image du château en arrière-plan, ni d’effrayant. Il semble tout disposé à échanger avec son petit visiteur.
Si la scène de la dévoration est bien conservée, elle se prolonge sur cinq double-pages et semble être l’expression de multiples expérimentations, détourages, photomontages, jeux de filtres et recyclages de photographies préparatoires du Bestiaire (1994).
« On m’a assuré que vous étiez capable de vous transformer en toute sorte d’animaux. Est-ce vrai?
– ouiiiiiiiiiiiii! » rugit l’ogre. Et sur ce rugissement, il se métamorphosa en…
1992: n.p.
Dans la double-page suivante, sans texte, apparaît une ribambelle de photographies détourées d’animaux sauvages : girafe, éléphant, rhinocéros, ours, hippopotame, singe, tigre, jusqu’au lion, à la double-page suivante, qui provoque la terreur du chat à tel point qu’il n’en est plus « ni chapeauté ni rusé » (n.p), comme l’illustre l’image du chat à la renverse.
Frank Horvat et Véronique Aubry vont au-delà du texte de Charles Perrault et l’inscrivent pleinement dans l’univers artistique du photographe. Si les jeunes lecteurs retrouvent un conte qu’ils connaissent, leur horizon d’attente est bousculé par la transposition plastique qu’en font les deux auteurs, par cette version où texte, typographie, mise en page, images et notes d’humour — la princesse bâille d’ennui devant ces quotidiennes visites du Chat botté — s’associent pour dépoussiérer un conte patrimonial et en offrir une version prioritairement moderne, plastique et dynamique.
Les réécritures de contes permettent de jouer avec l’imaginaire des spectateurs/lecteurs et de déjouer leurs attentes en matière de canevas narratif ou d’images. Par un subtil jeu du décalage et du détour, ces dernières retrouvent une nouvelle vigueur et leur pouvoir d’enchantement s’en voit réactivé.
Pépin, 2016
Frank Horvat s’inscrit dans le groupe restreint des photographes ayant proposé leur propre interprétation de quelques bagages communs de la littérature enfantine. En les plongeant dans leur univers et en utilisant leurs recherches autour d’autres médiums, ils ont offert une nouvelle vie à ces classiques. Il faut sans doute rapprocher le travail de Frank Horvat de celui du photographe américain William Wegman, qui fait prendre la pose à ses chiens braques de Weimar pour figurer tous les rôles dans Little Red Riding Hood et Cinderella, tous deux publiés en 1993. Même si Wegman ne recourt pas au photomontage, ses tableaux photographiques et leurs couleurs kitsch, l’humour omniprésent et l’anthropomorphisation de l’animal rappellent le travail de Frank Horvat pour Yao. Chez l’un comme chez l’autre, l’animal ne disparaît pas totalement sous le costume, tout en offrant au lecteur un personnage entièrement façonné par le photographe-metteur en scène.
L’album comme espace de représentation scénique
Le chat botté a fait l’objet d’innombrables adaptations théâtrales ou cinématographiques, comme le montrent Bochra Charnay et Thierry Charnay dans le dossier « Le Chat botté dans ses expansions hypertextuelles » (2022). Frank Horvat aurait aimé devenir metteur en scène pour créer des situations, diriger des personnes, confie-t-il au micro d’Amaury Chardeau (Desvignes, 2014). Avec Véronique Aubry, ils se transforment en scénographes dans Yao le chat botté, et l’ouvrage semble entretenir quelques affinités avec l’univers théâtral. En effet, nous relevons ce qu’Isabelle Nières-Chevrel, dans ses analyses sur les affinités des albums avec l’illusion théâtrale, nomme des « indices de théâtralisation » (1991: 32). Pour commencer, la page de titre accueille la liste des comédiens figurant les personnages du conte : Grégoire Horvat joue le fils du meunier, Anne-Hélène, celui de la princesse, Jean-Christophe assure le rôle du roi et Marcio, celui de l’ogre. Ces personnes, adultes et enfants, se costument pour endosser leur rôle et faire semblant le temps d’un récit découpé en plusieurs scènes. Ces mises en scène sont des « tableaux photographiques » (Le Guen, 2018) dans lesquels humains et animaux prennent la pose pour illustrer des moments clefs du récit, et ce, dans des décors toujours baignés d’une brume légère, évocatrice d’un monde fantastique, surnaturel, intemporel. Elles rappellent les tableaux vivants photographiés au XIXe siècle, par exemple, ceux de Julia Margareth Cameron ou de Lady Mary Jane Matheson, qui puisent leur matière dans la littérature. Par ailleurs, certains personnages de Yao le chat botté font face aux lecteurs, semblent les saluer, les prendre à témoin — comme le roi qui lève les bras dans une attitude théâtrale —, ou adoptent un visage pensif qui donne au récepteur le sentiment de deviner leurs pensées, comme devant l’image de ce jeune meunier dépité à l’idée de n’hériter que d’un chat. On notera que les onze illustrations occupant une page de droite s’apparentent à des tableaux au sens pictural du terme également, avec ce cadre noir qui en délimite le contenu, une composition pyramidale qui place rigoureusement les personnages du récit au centre de la toile et un jeu de perspective qui donne aux images un effet de profondeur.
La notion de jeu est au coeur de l’album. On lit dans La revue des livres pour enfants lors de sa parution :
Un format carré immense, des montages photographiques amusants, une mise en scène délirante, une typographie pleine de surprises, un texte chahuté, une très belle mise en pages. Une jolie fantaisie pour un conte très aimé. On s’amuse.
1993
Les pages de garde accueillent un damier noir et blanc et les silhouettes du chat ou de ses bottes sont autant de pions. Dans le corps de l’ouvrage, les double-pages constituées d’un tableau photographique en regard d’un texte, dans une facture assez classique, succèdent à d’autres pages dont la disposition semble n’obéir à aucune règle. Tantôt le texte est imprimé en blanc sur fond noir, tantôt il est placé à la verticale ou court sur l’ensemble de la double page. Ailleurs, il disparaît, cédant la place à des pages d’images détourées, pour revenir deux pages plus loin. Si l’album puise une grande partie de sa théâtralité dans l’image, il est éminemment sonore et le texte tend vers la parole. La typographie s’adresse autant aux yeux qu’aux oreilles. Variables, les caractères agissent comme de quasi stimuli sonores et invitent celui qui mène une lecture à voix haute à modifier l’intensité du volume. Le texte est ainsi inscrit en toutes petites lettres lorsque le chat chuchote et en très gros caractères lorsqu’il s’époumone pour appeler à l’aide. La hauteur des lettres est variable jusqu’au mot « Fin », dont les lettres dansent dans une construction pyramidale autour des deux enfants. L’ouvrage contient également de nombreux jeux de mots, allusions intertextuelles — citons, pour exemples, « par la bonne odeur alléchée » ou « je vous hache menu comme chair à pâté » (n.p.) — et autres jeux sur les sonorités — « un chat chapeauté fait toujours meilleure impression qu’un chat simplement botté » (n.p.). Metteurs en scène d’un album pour enfants, Frank Horvat et Véronique Aubry renouent ainsi avec le conte de tradition orale.
Nous avons donc les acteurs, l’espace scénique, le drame en plusieurs tableaux et la parole. Grâce à la technique, Frank Horvat adapte ses personnages aux proportions désirées, les place dans un décor de nature théâtralisée. Il joue avec les images de ses personnages comme on tirerait les fils d’un théâtre de marionnettes. Même si les effets de collage sont clairement visibles, il propose aux jeunes lecteurs une illusion de vérité et donne vie à l’imaginaire. On peut ainsi lire en quatrième de couverture :
Est-il possible que le Chat botté soit un VRAI chat? Que son maître, le marquis de Carabas, soit un VRAI enfant prénommé Grégoire et petit-fils du créateur de ce livre? Que l’ogre, son château, le lion, la souris, la princesse soient VRAIS eux aussi?
Véronique Aubry et Frank Horvat invitent leurs lecteurs à se transformer en spectateurs de cette re(ré?)création d’un conte familier et à y retrouver un peu de leur théâtre intérieur, celui qui s’anime lorsque les enfants lisent, jouent ou rêvent.
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L’ouvrage se referme sur un portait familial de Frank Horvat, sa compagne Véronique Aubry, son petit-fils Grégoire et Yao le chat, tous deux délestés de leur costume de scène. Cette image rappelle que cette relecture associe des membres d’une même famille faisant oeuvre commune pour donner forme au merveilleux du conte de Perrault, l’adapter à notre époque, en assurer la pérennité. Le chat botté ainsi revisité, actualisé, garde le schéma actanciel que chacun connaît. Avec le portrait du photographe à la fin de l’ouvrage, comme une signature, cet album pour enfants s’inscrit dans l’oeuvre d’un artiste aux projets éclectiques, qui a su mettre des technologies émergentes au service d’une oeuvre patrimoniale pour la transposer dans son propre univers visuel. Et l’on peut s’interroger sur ce que Frank Horvat ferait aujourd’hui avec les images nées de l’intelligence artificielle et des outils nommés Midjourney ou Dall-E.
Appendices
Note
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[1]
On trouve ainsi le roman Les nuits blanches du chat botté de Jean-Christophe Duchon-Doris (2014), la bande dessinée Les nouvelles aventures du chat bottéde Nanci Pena (2015) et le film La véritable histoire du chat botté (Jérôme Deschamps, Pascal Hérold et Macha Makeïeff, 2009).
Bibliographie
- [s. a.]. 1992. « Photo images nées sans lumière. Deux expositions sur l’image numérique. Recomposer la réalité, calculer de nouveaux mondes ». Le Monde, 1 décembre. https://www.lemonde.fr/archives/article/1992/12/01/photo-images-nees-sans-lumiere-deux-expositions-sur-l-image-numerique-recomposer-la-realite-calculer-de-nouveaux-mondes_3931666_1819218.html.
- [s. a.]. 1993. « Contes ». La Revue des livres pour enfants, no 154, p. 21.
- Charnay, Bochra et Thierry Charnay (dir.). 2022. Dossier « Le Chat botté dans ses expansions hypertextuelles ». Fabula. https://www.fabula.org/colloques/sommaire7642.php.
- Debray, Régis. 1994. L’oeil naïf. Paris : Seuil, 192 p.
- Denoyelle, Françoise. 1995. « Le bestiaire d’Horvat (Frank Horvat) ». Réseaux, vol. 13, no 69, p. 230-231. https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1995_num_13_69_2658.
- Desvignes, Anne-Pascale. 2014. « Numérique et modernité », dans À voix nue, Entretien de Frank Horvat avec Amaury Chardeau, France Culture. 23 mai. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/numerique-et-modernite-1923359.
- Horvat, Fiametta. 2021. « Entretien non publié », propos recueillis par l’autrice, 7 octobre.
- Horvat, Frank. 1994. Le bestiaire d’Horvat, Préface et textes de Pierre Gascar. Paris : Actes Sud/Photo Copies, 144 p.
- Horvat, Frank et Véronique Aubry. 1992. Yao le chat botté. Paris : Hachette/Gautier Languereau, n. p.
- Le Guen, Laurence. 2018. « Quand la photographie nous fait accéder au petit théâtre de l’enfance, “Alice in Wonderland”, par Suzy Lee ». Revue internationale de photolittérature , no 2, 15 décembre. http://phlit.org/press/?articlerevue=quand-la-photographie-nous-fait-acceder-au-petit-theatre-de-lenfance-alice-in-wonderland-par-suzy-lee.
- Nières-Chevrel, Isabelle. 1991. « Le théâtre est un jeu d’enfants ». Jeux graphiques dans l’espace pour la jeunesse, Jean Perrot (dir.), CRDP Académie de Créteil, p. 29-38.
- Ollier, Brigitte. 1992. « Horvat joue au chat et à la souris ». Libération.
- Pépin, Jeanne-Lise. 2016. « Les adaptations scéniques de contes pour le jeune public, un terrain de jeu pour l’imaginaire ». Horizons/Théâtre, vol. 8, no 9. http://journals.openedition.org/ht/819.
- Perrault, Charles. 2018. Contes de ma mère l’oye. Paris : J’ai lu, « Librio », ebook.
- Wegman, William. 1993. Cinderella. New York : Hyperion.
- Wegman, William. 1993. Little Red Riding Hood. New York : Hyperion, 40 p.