Abstracts
Résumé
Cet article revient sur le paradigme populaire/savant qui tend à structurer les études littéraires et culturelles au Québec. Il revisite les propositions de plusieurs chercheurs et chercheuses autour de l’hypothèse d’une culture moyenne, visible dans les dynamiques intra et extratextuelles. Les cas du magazine et du best-seller au XXe siècle sont abordés dans le but de complexifier notre regard sur la vie littéraire d’avant la « Révolution tranquille ». En fin de parcours, l’auteur suggère deux hypothèses prolongeant les réflexions de Nicola Humble sur « l’histoire sociale des textes ».
Abstract
This paper takes a critical view on the lowbrow/highbrow paradigm which defines literary and cultural studies within Québec. It reexamines some of the key aspects of what scholars named the middlebrow culture, and the outcomes of this concept within and outside literary texts. Magazines and best sellers in the XXth century are discussed in order to give a more complex view of the literary field before the so-called “Quiet Revolution”. In the end, the author develops two avenues of interpretation that extend Nicola Humble’s reflections on the “social history of texts”.
Article body
S’il fallait entreprendre la construction d’un musée des grands thèmes qui jalonnent la critique littéraire québécoise, nul doute que la dyade populaire/savant y figurerait en bonne place. Je dis dyade, pour insister ici sur les effets d’opposition et de concurrence qui semblent marquer deux pôles ou bien contradictoires, ou bien convergents — dans tous les cas, deux sphères dont la relation viendrait figer la valeur des pratiques et des objets d’un côté et de l’autre. Une rapide observation du champ des études littéraires et culturelles au Québec révèle la prégnance de ce paradigme qui tend à structurer profondément la lecture et la critique des oeuvres : les cours, les demandes de subvention, les articles, livres et thèses le convoquent, souvent par principe ou par réflexe, à tout le moins pour en tirer une réflexion permettant d’éclairer les « tensions » à l’oeuvre entre différents codes littéraires et sociaux. Je ne chercherai pas à remettre fondamentalement en question l’existence d’un tel critère opératoire, y ayant moi-même recours dans mes propres travaux et enseignements. Toutefois, je ne peux m’empêcher d’éprouver une sorte de malaise, pour ne pas dire une insatisfaction lorsqu’arrive le moment de lire ou de réaliser une étude qui aborde, de front ou à l’oblique, la hiérarchie culturelle et les processus de distinction et d’assimilation qui la fondent : jusqu’où parler du populaire? Où s’arrête la culture savante (et d’ailleurs, qu’est-ce qui distingue le savant du lettré et du légitime? Tout cela ne concerne-t-il qu’une seule et même chose? Rien n’est moins sûr…)? Quelle ligne peut-on tracer entre ces contraires que tout attire? Comment utiliser ces deux concepts en pleine connaissance de cause? Je formule ces questions pour le plaisir de la rhétorique, sans ambition aucune d’apporter des réponses concrètes à chacune d’entre elles — un article n’y suffirait pas. Cependant, je voudrais ici troquer un automatisme pour une hypothèse, et remplacer la dyade par une triade plus à même de contextualiser et de rendre compte de la littérature et de la culture québécoises, particulièrement avant la « Révolution tranquille » des années 1960[1]. Ma réflexion reviendra sur quelques travaux, menés depuis les années 1990 notamment, et qui suggèrent l’existence d’une tierce sphère de production littéraire et culturelle marquée du sceau du moyen. L’hypothèse de la culture moyenne (middlebrow), soit de cette zone à mi-chemin entre le populaire (lowbrow) et le savant (highbrow), permettra d’esquisser les principes d’une perspective d’analyse à même de situer l’intelligibilité et les nuances des phénomènes entourant la légitimité, la popularité et l’acceptabilité des objets littéraires et culturels sur les plans matériels, poétiques et idéologiques.
Automatisme. Considérations (très) générales sur le populaire et le savant
Pour qui s’intéresse aux rapports de hiérarchisation et de domination exercés au sein de la vie littéraire par le biais des formes et des pratiques d’écriture au Québec, la figure tutélaire d’André Belleau surgit instantanément. En écrivant sur les rapports à l’oeuvre entre ce qu’il appelle le « conflit des codes » et l’institution littéraire (1986), Belleau a permis de réévaluer et d’investir avec acuité le champ du populaire en littérature. Pour l’auteur de Y a-t-il un intellectuel dans la salle? (1984), le populaire est ambivalent : si Belleau en critique la visée commerciale et le phénomène de vedettarisation factice qui l’accompagne, il en souligne en même temps la portée carnavalesque et universelle, dans le sillon des lectures proposées par Bakhtine. On sent souffler chez le critique le vent des études culturelles, dont il s’inspire pour reformuler de façon positive le populaire à la lumière du contexte « canadien-français ». Cette perspective singulière sur le populaire, qui recoupe à la fois le carnavalesque et l’obscène, nourrit aujourd’hui plus que jamais un pan entier de la critique académique. La notion de conflit de codes, sans être pour autant galvaudée (c’est-à-dire vidée de son sens et de sa substance théorique), constitue un élément clé des études littéraires actuelles, une sorte d’outil topique si on veut, permettant de mieux mettre en évidence la friction au sein d’une écriture entre le populaire et le savant, et les liens de complémentarité, voire de métissage entre deux entités hiérarchisées dans la bourse des valeurs. Si j’adhère à cette conception d’une hiérarchie littéraire et culturelle, résultant d’une distribution asymétrique de la valeur dans le champ de l’esthétique, mais aussi de la société et de l’espace public, je suis moins certain de l’usage qu’on réserve globalement aux catégories, qui plus est foncièrement mouvantes, du populaire et du savant. La première fonctionne selon un mouvement de repoussoir : le populaire, c’est ce qui n’est pas savant. La deuxième est amplement plus poreuse dans ses usages : tantôt savante, tantôt légitime, tantôt lettrée, toujours sérieuse et éprise de mondanité et d’élitisme, la « haute culture » se déplie selon une panoplie de termes plus ou moins précis, dépendamment de la position critique adoptée ou, plus insidieusement, d’une simplification à l’extrême permettant d’attester l’existence du populaire. Car l’un ne va pas sans l’autre : le haut et le bas, le savant et le populaire forment les espaces d’une cartographie globale, calquée sur une hiérarchie sociale et politique, et dans laquelle s’organisent des phénomènes d’adhésion, de reproduction, de contestation et d’assimilation eux-mêmes résultant d’une logique de distinction culturelle intrinsèque aux comportements sociaux (Lahire, 2005).
Cette polarisation à l’intérieur des textes nous est autrement bien connue grâce aux outils développés par la sociologie de la littérature autour du concept de « champ littéraire ». La hiérarchie des genres, par exemple, n’est que la reproduction, au niveau des critères formels et éditoriaux, d’une situation plus large où la littérature se construit selon deux ensembles de dynamiques, de flux et de processus d’interpénétration de plusieurs groupes, classes, et instances de légitimation. Les travaux fondateurs de Pierre Bourdieu sur le « marché des biens symboliques », qui ont beaucoup percolé dans la francophonie et particulièrement au Québec, accréditent l’existence de deux sous-champs clairement identifiés :
À un pôle, l’économie anti-« économique » de l’art pur qui, fondée sur la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressement et sur la dénégation de l’« économie » (à court terme), privilégie la production et ses exigences spécifiques, issues d’une histoire autonome; cette production qui ne peut reconnaître d’autre demande que celle qu’elle peut produire elle-même, est orientée vers l’accumulation de capital symbolique, comme capital « économique » dénié, reconnu, donc légitime, véritable crédit, capable d’assurer, sous certaines conditions et à long terme, des profits « économiques ». À l’autre pôle, la logique « économique » des industries littéraires et artistiques qui, faisant du commerce des biens culturels un commerce comme les autres, confèrent la priorité à la diffusion, au succès immédiat et temporaire, mesuré par exemple au tirage, et se contentent de s’ajuster à la demande préexistante de la clientèle […].
1998 [1992]: 235-236
Si les thèses de l’autonomie du champ et de l’absence d’intérêt pécuniaire chez l’écrivain ou écrivaine « de l’art pur » ont déjà été assez discutées[2], celle de « la coexistence antagoniste de deux modes de production et de circulation obéissant à des logiques inverses » (235) reste dominante, à l’instar du conflit des codes mis en lumière par Belleau. Dépendraient de cette binarité structurelle deux séries opposées de pratiques et de stratégies individuelles et collectives. Le circuit économique — que Bourdieu ne nomme quasiment jamais « populaire », préférant user dans ses premiers travaux du terme d’art « moyen » (1971) — est celui des « formes préétablies » (1998 [1992]: 236) et des romans à formule, tandis que le circuit restreint serait fondé sur l’idéal de la modernité, de la rupture et de la singularité de l’auteur ou de l’autrice. Sur la question du vieillissement des oeuvres, le sociologue évoque deux logiques du best-seller : celle de l’immédiat, des tirages précipités et d’une fortune « sans lendemain »; et celle d’une consécration plus longue et institutionnelle, notamment par le biais de l’enseignement. Cette représentation en deux mouvements distincts, qui rappelle sur plusieurs aspects les travaux préliminaires d’Alain Viala sur les stratégies du succès et de la réussite (1985) table donc sur une stratification de l’espace littéraire et culturel, stratification qui, si elle n’en demeure pas moins effective, semble pourtant fonctionner de façon beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Sans parler des éventuelles limites historiques d’un tel modèle, difficilement applicable, par exemple, au long XXe siècle français; ou encore, à une analyse permettant de mettre en relation les logiques de consécration sur les plans synchronique (réception immédiate) et diachronique (canonisation ou délégitimation).
Curieusement — ou logiquement? —, la remise en question de l’opposition populaire/savant et des thèses bourdieusiennes sur le sujet a connu un développement plus important du côté des études anglaises et américaines, où le modèle highbrow/lowbrow prédomine. On pourrait ici y voir la spécificité de chaque champ national, quoique de récentes études, comme celle de Diana Holmes (2018), tendent à repenser la structure hiérarchique de la sphère littéraire hexagonale à la lumière d’une reconfiguration des axes populaire et savant[3]. Dans le contexte anglo-saxon, l’interrogation de la hiérarchie culturelle ne date pas d’hier, et l’on connaît assez bien le débat qui a longtemps fait rage, dans les vies littéraires de Londres ou de New York par exemple, sur la question du lowbrow et du highbrow[4]. Or le cas de l’entre-deux-guerres anglais nous montre justement que, entre le modernisme assumé du groupe de Bloomsbury et la littérature dite populaire, une troisième voie, à l’instar de la tripartition sociologique classes dominantes/classes moyennes/classes populaires, semble s’ouvrir sous le double coup de la montée de la middle class dans l’espace public et du développement d’un commerce littéraire et culturel qui lui serait spécifique. Virginia Woolf, dans une lettre publiée de façon posthume et souvent reprise depuis, en traçait le portrait au vitriol :
[Middlebrows are] the go-between; they are the busybodies who run from one to the other with their tittle tattle and make all the mischief — the middlebrows, I repeat. But what, you may ask, is a middlebrow? And that, to tell the truth, is no easy question to answer. They are neither one thing nor the other. They are not highbrows, whose brows are high; nor lowbrows, whose brows are low. […] The true battle in my opinion lies not between highbrow and lowbrow, but between highbrows and lowbrows joined together in blood brotherhood against the bloodless and pernicious pest who comes between… If the B.B.C. stood for anything but the Betwixt and Between Company they would use their control of the air not to stir strife between brothers, but to broadcast the fact that highbrows and lowbrows must band together to exterminate a pest which is the bane of all thinking and living.
1947 [1942]: 115-118
En réaction au jugement sans appel de Woolf, la critique littéraire et féministe[5] s’est attachée à reconstituer ce volet du champ culturel durant la première moitié du XXe siècle au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada anglophone, en arrimant à l’opposition structurelle populaire/savant un espace que d’aucuns qualifieraient de mitoyen; ou, pour le dire avec Faye Hammill, « a productive, affirmative standpoint for writers who were not wholly aligned with either high modernism or popular culture » (2007: 6). Il ne s’agirait pas, nous disent ces études, de voir la rencontre entre le highbrow et le lowbrow comme des cas isolés dans quelques textes, ni même comme un « conflit » des codes, mais plutôt comme des variations et des combinaisons plus systématiques, tant du point de vue des pratiques réelles que de celui de la critique et du discours historique, dans le cadre d’un espace tripartite enclin à la rencontre et au décloisonnement des genres et des discours.
Hypothèse. Une esthétique et un champ du centre?
C’est dans ce double contexte d’une lecture sociale du fait littéraire « à la française » et d’une ouverture des possibles dans la hiérarchie des valeurs proposée par les études culturelles en provenance de l’aire anglophone qu’on peut situer le geste novateur de quelques travaux menés en histoire littéraire au Québec depuis les années 1990. Ces recherches, me semble-t-il, n’ont pas retenu toute l’attention qu’elles méritaient, alors même qu’elles invitaient à renouveler notre approche du paradigme populaire/savant et, plus largement, nos modes de représentation et de discussion de la distribution de la valeur dans la vie littéraire. On devine pourtant, à les (re)lire, des intuitions et des certitudes qui esquissent indirectement le portrait de cette même literary middlebrow culture mise en lumière dans les aires anglophones — y compris au Canada[6] —, le tout à partir d’objets qui, de par leur situation a priori problématique (supports médiatiques, « paralittérature »), supposent un réajustement de notre lunette critique encore trop souvent préoccupée par le canon et l’idéal avant-gardiste de la nouveauté formelle et discursive.
L’hypothèse entourant l’existence d’une culture moyenne au Québec découle dans un premier temps de l’intérêt de quelques chercheurs et chercheuses pour ce qui s’apparente à une véritable révolution dans la sphère culturelle au XXe siècle, soit le développement à toute vitesse du magazine[7]. Le magazine suggère en effet un certain nombre de questions, au vu de sa proximité avec la revue, qui est parfois sa proche cousine, parfois son exact opposé en termes de capitaux symbolique et économique, mais aussi de ses liens avec des auteurs et autrices faisant eux-mêmes partie rétrospectivement d’un panthéon national. Le cas de Gabrielle Roy nous est désormais connu : avant de publier le succès de librairie que sera Bonheur d’occasion (1945) dans un premier temps et qui deviendra par la suite une oeuvre consacrée par l’institution et célébrée par-delà les frontières canadiennes, l’écrivaine manitobaine se fait connaître par sa contribution aux magazines du tournant des années 1940, comme le Bulletin des agriculteurs et La Revue moderne, dans lesquels elle publie nouvelles et reportages. Cette trajectoire ascendante, menée à l’écart des cercles et groupes de ce qu’on pourrait appeler le champ restreint (par exemple, les revues littéraires comme La Nouvelle Relève[8]), se déroule plutôt du côté de périodiques de grande consommation à la valeur moins unidimensionnelle qu’on ne l’a longtemps pensée. C’est cette prémisse, ainsi que sa familiarité avec les oeuvres et le parcours de Roy qui poussaient François Ricard à se pencher sur La Revue moderne de la période 1930-1945 (1991). Ricard reconnaissait d’emblée le jeu ambivalent du titre fondé par la femme de lettres Madeleine en 1919. La Revue moderne, explique-t-il,
dit chercher, d’un côté, à atteindre le grand public lecteur en lui offrant du divertissement agréable et facile, sur le modèle des magazines européens et américains de grande consommation, à cette différence près que ce sera un divertissement adapté au milieu canadien-français, c’est-à-dire « de bonne qualité » et moralement conforme. Mais d’un autre côté et en même temps, elle se présente comme une publication destinée à l’élite culturelle, donc préoccupée de littérature et d’idées.
77
Ricard suggère que cette stratégie du « en même temps » est un corollaire d’une « certaine fragilité ou indéfinition de l’institution littéraire locale » (78), ce qui se vérifie dans les pages du magazine et dans la forte autonomie de chacune des « deux revues en une » : d’un côté, le magazine commercial, fondé sur une association féminin-divertissement-consommation; de l’autre, la revue d’idées, celle que défendent les écrivains et intellectuels — masculins — dans les éditoriaux, les nouvelles et les critiques littéraires. La conclusion de l’article va toutefois plus loin. En effet, Ricard voit dans ce mariage de raison au sein de La Revue moderne l’une des conditions sine qua non du déploiement de la modernité littéraire, synonyme d’ouverture d’un espace démocratique de la culture :
En somme, c’est en les distinguant de moins en moins de son volet « commercial » et féminin que La Revue moderne favorise à sa manière la transformation des écrits littéraires soumis jusque-là aux codes sérieux et « virils » de son volet « intellectuel ».
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Cette proposition, qui évoque des analyses similaires menées sur le terrain de l’histoire des médias (Lavoie, 1986), semble dès lors moins justifier l’hypothèse d’une fragilité du champ que celle d’un processus de stratification culturelle reposant sur l’élargissement des possibles et la diversité des pratiques d’écriture et de lecture, et donc, sur le dynamisme de l’espace littéraire et culturel au seuil de ce qu’on nommera plus tard la « révolution littéraire des années 1940 » (Desbiens et Saint-Jacques, 2016). Le magazine agirait, selon Ricard, comme la synthèse d’une opposition populaire/savant, elle-même fondée sur la différence sexuelle masculin/féminin, dans le but de diffuser une littérature et une culture non pas universelles, mais plus englobantes, rappelant par le fait même le concept morinien de syncrétisme homogénéisé (Morin, 1961: 49). Une telle position sur cet objet médiatique anticipe de peu les travaux que réalisera, au tournant du XXIe siècle, le duo composé de Denis Saint-Jacques et de Marie-José des Rivières autour des périodiques de grande consommation, dont La Revue moderne. La perspective adoptée par Saint-Jacques et des Rivières élargit toutefois le spectre d’analyse que l’on trouve chez Ricard, puisqu’elle cherche également à restituer le magazine dans l’écosystème des revues et journaux avant les années 1950, ainsi que son mode de fonctionnement périodique distinct. Dans un article synthétique, le duo avance la proposition suivante :
Le magazine conjugue de façon distanciée, hors de l’événementiel, l’information sur la vie artistique et les divertissements de la communauté. Laissant le compte rendu des manifestations individuelles et la programmation aux quotidiens et hebdomadaires, il dispose d’un certain recul et peut ainsi trier ce qui lui paraît significatif. Il peut alors en construire une cohésion implicite fondée, non tant sur une théorisation, que sur une mise en rapport itérative d’où se dégagent des traits récurrents qui constituent les caractéristiques où se reconnaît la culture commune. […] [D]égagé des comptes-rendus événementiels, le magazine ne cesse de sélectionner, de discuter, d’interpréter l’information à un niveau second, de construire la culture commune.
2013: §14 et 15
De ce constat émergent deux idées qui ne seront pas explicitées davantage par Saint-Jacques et des Rivières : ou bien la « culture commune » s’apparente à la virtualité d’un espace public construit et activé par la presse, ainsi que le veut le postulat de l’équipe Penser l’histoire de la vie culturelle[9] dont font partie le chercheur et la chercheuse, ou bien elle concrétise les remarques préliminaires de Ricard entourant une homogénéisation des pratiques savantes et populaires. Dans tous les cas, de par sa situation ambivalente dans l’espace journalistique et sa configuration textuelle et matérielle, le magazine nécessite qu’on ajuste les curseurs, notamment ceux de sa position dans le champ et de sa légitimité.
Autre objet ambigu dans cette chaîne littéraire des valeurs, le best-seller pose également des questions à l’histoire de la littérature québécoise. D’emblée, la mention du mot évoque l’industrie culturelle « paralittéraire », la lecture « facile », une multitude de visages féminins, la culture de la célébrité dans laquelle pénètre instantanément son auteur ou autrice, et le dédain des élites culturelles face à sa réussite. On pourrait grossir le trait davantage, au risque de multiplier inutilement les clichés : il demeure que le best-seller, sans doute moins aujourd’hui, provoquait hier la défiance des instances critiques qui restaient souvent interdites devant la place à accorder à un objet auréolé d’un succès commercial et d’une popularité immédiate. C’est la circonspection qui caractérise le mieux la critique journalistique devant les livres qui se vendent bien, selon Chantal Savoie. Dans sa thèse de doctorat (2000), la chercheuse décrypte la réception de quelques romans écrits par des femmes entre 1985 et 1995 et ayant figuré pendant plusieurs semaines en tête des palmarès de vente. Pour Savoie, ces oeuvres interrogent les instances de consécration habituelles du fait de « la flexibilité de leur contenu »; ce faisant, elles relèvent d’une « zone trouble du champ littéraire, zone qui se pare des attributs qui caractérisent la culture moyenne » (181). Notamment, les phénomènes intertextuels indiquent que ces romans, dont ceux d’Arlette Cousture, de Denise Bombardier et de Marie Laberge, s’inscrivent dans le sillage d’oeuvres légitimes, parfois marquées du sceau du canon national, ce qui invite à repenser différemment le fonctionnement narratif du roman sentimental à formule et son inscription textuelle dans le champ du populaire, souvent considéré (à tort) comme le lieu d’une illisibilité des référents culturels savants. En se penchant sur la réception critique des best-sellers des années 1980 et 1990, Savoie réactualise les premiers constats de Micheline Beauregard, Louise Milot et Denis Saint-Jacques (1987), ainsi que ceux de Lucie Robert (1993). Pour leur part, ce chercheur et ces chercheuses traquaient moins les tensions entourant le discours critique sur les best-sellers que les possibles mouvements poétiques visant l’alliage entre le roman de type populaire et une certaine culture littéraire savante. À partir d’une lecture du roman Les filles de Caleb (1985) d’Arlette Cousture, Robert avançait ainsi l’idée d’une « esthétique du centre », d’une jonction des procédés d’écriture propres au best-seller (« l’“inscription spéculaire” du lectorat, l’utilisation de modèles à succès, la présence du “scénario-motif” classique du best-seller » [212]), et d’un métadiscours sur la littérature par le truchement des figures de l’écrit et de l’intertextualité :
Le best-seller est ainsi conçu comme « un art moyen », c’est-à-dire un art qui peut être traité de deux manières selon la position qu’occupent dans le champ littéraire ceux et celles qui l’abordent. Le même texte apparaît ainsi [aux uns] comme un passe-temps, et aux autres comme une pratique artistique. Cet art moyen […] est fondé sur une esthétique particulière qui, s’adressant à un lectorat moyen, en reproduit, comme en un miroir, les caractères sociologiques communs. Il utilise les modèles dont le succès est éprouvé, qu’il mesure les uns aux autres, les modèles populaires ou paralittéraires contrebalançant les modèles savants, dans la recherche d’un juste milieu. Le mot recherche prend ici une certaine importance, car il empêche de penser le best-seller comme la simple reproduction de succès antérieurs.
235
La dernière remarque de Robert offre au chercheur ou à la chercheuse en « paralittérature » de reconstituer toute l’intelligibilité du geste créateur, y compris dans le cas du best-seller. En d’autres termes, l’esthétique du centre, loin d’être un accident de parcours ou un coup du sort, répondrait plutôt à une stratégie d’écriture, logée entre le conscient et l’inconscient[10], et à une logique complexe supposant à la fois la marchandisation de la littérature et la quête d’une identité propre dans le champ littéraire.
Perspective. Pour une histoire sociale intégrée des textes et des supports
Les quelques travaux sur lesquels j’ai opéré un retour ne s’attachent pas à critiquer les limites du paradigme populaire/savant. Ils n’en renient pas l’efficacité, mais suggèrent davantage d’en baliser consciencieusement les frontières, dans le même temps qu’ils contribuent à mettre en lumière un espace du centre où convergent les pratiques, objets et discours du lowbrow et du highbrow. Je disais plus tôt que ces recherches préliminaires avaient trouvé relativement peu d’échos, malgré le caractère fondateur de leurs résultats. En effet, bien que l’on constate depuis plusieurs années le recours à la terminologie du middlebrow dans des travaux d’histoire littéraire et culturelle, cette dernière semble figurer un cadre descriptif plus qu’analytique, sorte de second plan dans lequel on peut retracer tantôt les pratiques culturelles urbaines des femmes (Savoie, 2016), tantôt la trajectoire singulière d’hommes et femmes de lettres et de médias (Bernier, 2017). Comme le constatait déjà Savoie en 2000, en l’absence d’ouvrages approfondis sur le sujet, la culture moyenne n’apparaît que de façon fragmentaire (20). Aussi, à la lumière du chantier conduit par Nicola Humble autour de la culture moyenne et de ce qu’elle nomme « l’histoire sociale des textes » (citée dans D’Hoker, 2011: 260), je veux proposer deux pistes de lecture nous permettant de revenir sur l’idée d’une esthétique du centre et d’une zone médiane. Ces pistes constituent, si l’on veut, de nouvelles hypothèses qu’une étude de grande ampleur, vaste et précise à la fois pourrait valider. Je les formule dans le but de stimuler une nouvelle réflexion sur l’enchevêtrement de différents mécanismes et logiques de légitimation à l’oeuvre dans la vie littéraire québécoise d’avant la « Révolution tranquille ».
La première piste, suggérée dans l’article de Ricard et nourrie par les travaux en histoire du livre et de l’édition et les études entourant les rapports entre presse et littérature, tend à reconfigurer le regard que nous portons sur l’économie des supports de la création littéraire au XXe siècle, plus spécifiquement avant les années 1960. Le chantier amorcé par Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren autour de la littérature fasciculaire (2019), ainsi que mes propres recherches sur La Revue moderne (Rannaud, 2021), montrent que le champ de l’imprimé dit « populaire » est loin d’être aussi uniforme qu’il n’y paraît. Si le fascicule et le pulp constituent des objets qui, par leur prix, les textes qui y sont publiés et leur discours éditorial, convergent vers des lectorats socialement et culturellement associés à la sphère populaire, le magazine féminin, en revanche, sature un espace mitoyen où la consommation de masse épouse les principes de l’élégance et d’une stratégie commerciale de la sophistication (Hammill, 2010). De par son éthos de revue intellectuelle et féminine, La Revue moderne cristallise encore une fois cet état du champ du magazine dans les années 1930 et 1940. Or La Revue moderne, cas symptomatique s’il en est, ne doit pas faire oublier la nébuleuse de titres similaires qui se partagent un lectorat à la fois montréalais et rural, à commencer par le Bulletin des agriculteurs, dont la seule différence avec La Revue moderne est d’ordre thématique (importance du monde agraire dans les représentations et les discours). On aurait tort également de considérer de façon univoque les titres publiés par l’entreprise médiatique Poirier, Bessette et Cie : tandis que Le Film s’apparente à une revue jaune axée sur le monde du cinéma hollywoodien, le mensuel La Revue populaire et l’hebdomadaire Le Samedi demeurent, eux, foncièrement tournés vers les préoccupations d’une classe moyenne aisée en quête de divertissement et d’instruction. Brièvement résumées, ces lignes de force et dynamiques à l’oeuvre dans le champ des périodiques à grand tirage sont différentes de celles qui régissent l’espace des fascicules et imprimés populaires. On peut rappeler ici, pour s’en rendre compte, que ces titres représentent, à un moment ou à un autre, un moyen d’acquisition et de pérennisation du capital symbolique pour le personnel littéraire « en vue » de l’époque : pour les seules années 1940, outre le cas de Gabrielle Roy, les noms de Claude-Henri Grignon, Adrienne Choquette, Alain Grandbois, François Hertel, Germaine Guèvremont et Ringuet apparaissent régulièrement au sommaire de La Revue moderne et du Bulletin des agriculteurs. Ajoutés à la légitimité relative que ces revues d’un nouveau genre garantissent aux romans et nouvelles (rappelons que La Revue moderne institue en 1940 un prix littéraire que remportent ex aequo… Jean Despréz et Gabrielle Roy!), l’attractivité, la visibilité et le succès du magazine dans le champ littéraire sont incontestables. Ils suggèrent un champ de force entre les divers agents de production des supports littéraires, du livre au fascicule en passant par le magazine. Les recherches devraient se poursuivre dans cette direction, afin de dégager plus clairement la diversité des objets de la littérature et, peut-être, de relativiser la place faite au livre et aux oeuvres publiées en volumes dans l’histoire littéraire, au profit de supports souvent méconnus aujourd’hui, mais dont la réussite commerciale et symbolique était réelle en leur temps.
La deuxième piste, plus exploratoire, chercherait à approfondir les analyses de Lucie Robert sur « l’esthétique du centre ». On peut en effet présumer que la culture moyenne, comprise avant tout comme un espace foncièrement mouvant de diffusion et de réception de la littérature au sein de la culture de grande consommation, constitue également la matrice d’une reconfiguration formelle et discursive à l’oeuvre dans les textes littéraires eux-mêmes. Les figures de l’écrit et l’intertextualité forment déjà les indices d’une renégociation entre littérature populaire et culture lettrée, comme l’a montré Robert (1993). D’autres stratégies pourraient ainsi faire l’objet d’une analyse poussée qui reposerait à la fois sur la lecture des oeuvres et sur la prise en compte des textes critiques qui accompagnent la parution des productions littéraires, ce qui permettrait de mieux reconstituer les liens dynamiques entre les hiérarchies culturelles en place à un moment donné et les pratiques réelles de « moyennisation » de l’écriture : l’oscillation assumée entre plusieurs traditions romanesques, le recours au mélodrame, la métadiscursivité, l’alternance de différents niveaux d’ironie, le courant de conscience (stream of consciousness), notamment, cohabitent dans plusieurs romans des années 1930, 1940 et 1950, dont le rattachement à l’un ou l’autre des deux pôles majeurs de production pose ainsi problème. Or c’est justement l’alliage de ces stratégies qui fonde la dimension moyenne de l’écriture dans ces oeuvres. Aussi pourrait-on conclure de façon provisoire que l’éthos du moyen, loin de se complaire dans la médiocrité et dans l’adoption d’une stratégie plus commerciale que symbolique, est en vérité le produit d’un choix délibéré, dans le cadre d’un champ littéraire bien moins dichotomique qu’on a pu le penser pendant longtemps. Une telle posture axée sur le compromis et sur la définition d’une littérature accessible et recherchée offrirait donc de repenser une majeure partie de la littérature québécoise hors des catégories — voire des ornières — traditionnelles.
Appendices
Notes
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[1]
Mes propositions émanent des travaux que j’ai menés sur la période 1900-1960, ce qui explique le resserrement de l’analyse autour de cette période. Rien n’empêche d’aller au-delà de la date symbolique de 1960 afin de poursuivre la réflexion sur cette tripartition de l’espace littéraire et culturel; c’est d’ailleurs ce que suggèrent Lucie Robert (1993) et Chantal Savoie (2000), comme on le verra plus loin.
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[2]
Voir, entre autres, L’histoire littéraire d’Alain Vaillant (2010).
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[3]
Je n’oublie pas les réflexions séminales d’Edgar Morin sur le sujet, notamment dans L’esprit du temps (2008 [1962]), ouvrage qui mérite assurément le détour.
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[4]
Comme le rappelle Nicola Humble, les termes de highbrow et de lowbrow sont popularisés dès les années 1910 en Angleterre (2001: 9-10).
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[5]
Plusieurs recherches se sont en effet penchées sur le caractère féminin de la culture moyenne : voir, outre les travaux de Nicola Humble, ceux de Beth Driscoll (2014) et Janice Radway (1997).
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[6]
Voir Women, Celebrity & Literary Culture Between the Wars de Faye Hammill (2007) et Hammill et Smith (2015).
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[7]
Voir mon livre sur le sujet (2021).
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[8]
La prise en compte du sous-champ moyen inviterait à repenser l’existence même d’un champ restreint dans les années 1940; une question qu’il sera fondamental d’aborder dans le cadre de recherches ultérieures.
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[9]
Équipe interdisciplinaire dirigée par Micheline Cambron, et qui est active depuis le tournant des années 2000 dans le champ de l’histoire littéraire et culturelle du Québec.
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[10]
Sur la stratégie, voir les articles « Éléments de sociopoétique » d’Alain Viala (1993) et « Stratégie » de Marie-Pier Luneau (s.d.).
Bibliographie
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