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Apparues dans le contexte d’après-guerre aux États-Unis, les téléséries[1] ont rapidement suscité un grand intérêt en Occident, notamment avec l’émergence des téléséries « pop[2] » à partir des années 60. Leur succès a été renouvelé au début du XXIe siècle, en partie grâce aux innovations technologiques qui ont permis de rejoindre un plus grand nombre de spectateur·trice·s (Buxton, 2010). Or, les téléséries sont des produits culturels qui peuvent véhiculer des idéologies et, ainsi, participer au maintien de certaines normes sociales, dont des normes patriarcales. Au cours des dernières décennies, la présence de personnages féminins forts et de thématiques liées à l’émancipation des femmes s’est accrue (citons, à titre d’exemples, les téléséries Sex and the City [Darren Star, 1998-2004] et Buffy The Vampire Slayer [Joss Whedon, 1997-2003]) (Adriaens, 2014: 174-175). Plusieurs chercheuses féministes soulignent néanmoins que nombre de téléséries transmettent encore des représentations qui soutiennent la domination masculine (Projansky, 2001) et qui sont le « reflet violent d’une société inégalitaire, sexiste et patriarcale » (Tremblay-Cléroux, 2014: 74).

Joss Whedon (création), Buffy et Kendra dans Buffy The Vampire Slayer (1997), Image promotionnelle de Buffy The Vampire Slayer, saison 2, Prod. WB Television Network, États-Unis, 1997, Image numérique | 981 x 1024 px

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Par ailleurs, les études sur les productions télévisuelles ont démontré que les représentations des violences genrées sont particulièrement présentes dans les téléséries populaires, un type de création culturelle qui atteint un public élargi (Buxton, 2010; Projansky, 2001), et certaines chercheuses constatent même une augmentation du nombre de scènes de violences graphiques contre les femmes (Clarke Dillman, 2014; Jermyn, 2017). Ce phénomène se déroule dans un contexte où se multiplient les mouvements de dénonciation des violences à caractère sexuel, comme « #MoiAussi » et « #AgressionNonDénoncée », et où les industries cinématographique et télévisuelle sont critiquées pour leur sexisme[3]. Concernant la présence marquée de violences genrées à la télévision, Sarah Projansky écrivait en 2001 que les récits sur le viol[4] « are […] commonplace in first-run and rerun television dramas, talk shows, soap operas, “reality” shows, news programs, and even sometimes situation comedies. » (2) Dans les feuilletons (ou soap opera), les références au viol se sont considérablement accrues selon Bradley Greenberg et Linda Hofschire (d’une référence tous les dix épisodes en 1985 à une référence par épisode en 1994) (cités dans Kahlor, 2011: 219). Les téléséries policières, qui représentent environ le tiers des programmes de haute écoute aux États-Unis, sont un des genres télévisuels qui projettent le plus d’images de viol (Cuklanz, 2006: 306; Kahlor, 2011: 220). Les téléséries pour adolescent·e·s sont aussi fortement imprégnées de récits sur les violences genrées puisque ce type scénaristique met l’accent sur le développement sexuel des jeunes ainsi que sur la vulnérabilité durant cette période qu’est la transition vers l’âge adulte (Berridge, 2010: 11). En outre, Francesca Lopez stipulait en 2018 que la majorité des victimes de violence et de meurtre dans les téléséries sont des femmes (278).

Michelle Allen (scén.) et Éric Tessier (réal.), Fugueuse (2018), Affiche promotionnelle de Fugueuse, saison 1, Prod. Encore Télévision, Canada, 2018, Image numérique | 1000 x 1500 px

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Sachant que les images de violences genrées sont omniprésentes dans nos sociétés occidentales, nous pouvons nous poser la question de leur impact sur le public. Sarah Projansky souligne qu’on ne peut pas caractériser ces discours et images comme étant uniquement des produits culturels voués à divertir. Ces représentations informent et influencent les spectateur·trice·s, c’est-à-dire qu’elles ont la capacité de produire des significations et peuvent avoir des répercussions sur les actions des individus (Projansky, 2001: 2-3). Selon LeeAnn Kahlor et Matthew Eastin, les trames narratives des téléséries ont une véritable incidence sur la culture du viol[5] (2011). Des stratégies d’éducation par le divertissement pourraient ainsi avoir des impacts positifs sur les attitudes et comportements liés au consentement sexuel (Kahlor, 2011: 227-228). Les composantes d’une télésérie (mise en scène, structure narrative, traitement de l’image, choix des acteur·trice·s, etc.) étant susceptibles de modifier les perceptions des spectateur·trice·s vis-à-vis des violences à caractère sexuel, il est important de les interroger.

À l’aune des études portant sur les représentations des violences genrées et tenant compte du contexte sociopolitique actuel, nous pouvons nous demander si les images télévisuelles de violences sexuelles contre les femmes sont en cours de recomposition. Quels types de représentations des violences sexuelles pouvons-nous observer et comment pouvons-nous les interpréter? Ces interrogations informeront notre analyse des scripts sexuels présents dans une scène issue du quatrième épisode de la première saison de la télésérie québécoise Fugueuse. Écrite et réalisée par Michelle Allen, Fugueuse a été diffusée en 2018 sur la chaîne TVA, l’un des plus grands réseaux de télévision au Québec. La télésérie a été majoritairement bien reçue par la critique et a notamment été saluée pour sa pertinence sociale (Lapointe, 2018; Leclerc, 2018). Sa diffusion auprès d’un large public et son orientation explicitement pédagogique concernant les violences genrées[6] en font un objet d’analyse particulièrement intéressant. En outre, l’actrice principale, Ludivine Reding, s’est exprimée dans la sphère publique afin de sensibiliser la population à l’exploitation sexuelle des jeunes femmes (Brisebois, 2018). Le choix de cette télésérie a été fait dans l’objectif d’accéder aux discours non traditionnels qui ont pu émerger de ce contexte de dénonciation des violences contre les femmes.

Dans le présent article, la théorie des « scripts sexuels » développée par William Simon et John H. Gagnon nous permettra de cerner comment les normes sexuelles et de genre sont reproduites et transmises dans les créations culturelles. Il s’agira ensuite d’établir dans quelle mesure la représentation des violences sexuelles contre les femmes dans la télésérie Fugueuse s’éloigne, ou non, des scripts traditionnels. Les thèses de la « détraditionalisation » et de l’« individualisation » de l’intimité, ainsi que leurs critiques par Neil Gross, seront alors mobilisées afin de tenter d’éclairer les changements partiels dans les représentations et la recomposition des scripts que nous observons. Nous soulignerons néanmoins que des normes traditionnelles peuvent se prolonger dans ces scripts contemporains de type postféministe[7].

Considérant qu’il n’y a pas qu’une façon — fixe et idéale — de représenter les figures de femmes à l’écran, nous essaierons de tenir compte de la complexité des identités féminines et féministes dépeintes dans la culture populaire contemporaine, ainsi que des négociations et compromis qui les caractérisent (Berridge, 2010; Cervulle, 2009). Notre objectif n’est pas d’accoler à la télésérie Fugueuse l’épithète « féministe » ou « sexiste », mais de contribuer à l’identification des normes sociales qui sont véhiculées ou déjouées par les images de violence à l’écran et de participer ainsi à l’avancement des connaissances sur ce phénomène dans le contexte du Québec contemporain, où les études dans ce domaine demeurent encore rares.

La théorie des scripts sexuels

Dans les années 70, les sociologues états-uniens William Simon et John H. Gagnon ont développé la théorie des « scripts sexuels » en réaction aux approches naturalistes alors prédominantes dans les recherches en sexologie (Blum, 2008). Pour Simon et Gagnon, la sexualité doit être analysée en fonction du contexte social et historique : ils avancent que les comportements sexuels et de genre sont appris, et que des messages culturels influencent les attentes et attitudes des individus (Gagnon, 1973b; Gagnon, 2003). Plus précisément, pour Gagnon, les « scripts » présents dans les créations littéraires et visuelles servent « de guide pour déterminer s’il s’agit ou non d’une situation sexuelle et [contiennent] les éléments qui vont mettre en relation la vie érotique et la vie sociale en général. » (1973a: 78) Ainsi :

[Le] déroulement de ce qui doit être fait dans un acte sexuel dépend de la préexistence d’un script qui définit ce qui doit être fait avec une personne en particulier, dans telle ou telle circonstance, à tel ou tel moment, et les sentiments et les motivations qui sont appropriés à la situation (horreur ou plaisir, colère ou affection).

78

Gagnon considère par ailleurs que l’intériorisation des normes sexuelles se fait en fonction de « scripts différenciés du genre », que les hommes et les femmes intègrent des « prescriptions sociales » distinctes qui sont vues comme des traits naturellement féminins ou masculins (76-77). L’autrice Julie Lavigne et ses collaborateur·trice·s soulignent que les scripts traditionnels, qui sont largement hétéronormatifs, assignent aux individus des rôles de genre dichotomiques de passivité et d’activité (2013: 188).

L’apprentissage de ces rôles genrés peut aussi influencer le comportement en cas d’agression sexuelle. À partir de théories scientifiques sur les conduites et violences sexuelles, Gagnon indique que, dans les scripts traditionnels, une agression sexuelle est présentée comme le résultat d’une pulsion incontrôlable de la part d’un agresseur, qui aurait des caractéristiques psychologiques différentes des hommes dits « normaux » (1973a: 120). Gagnon établit également une distinction importante entre les femmes au statut « protégé » (par exemple, celles qui sont mariées, supposément « honnêtes » et non disponibles sexuellement) et celles qui sont « sans protection » (les femmes présumées disponibles sexuellement, comme celles qui travaillent dans l’industrie du sexe). Dans ce type de représentations, les premières seraient moins susceptibles de vivre une agression que les secondes (118-119).

Dans une perspective féministe, Sandra Byers décrit les scripts sur les agressions sexuelles de la façon suivante :

[They] pi[t] the oversexed, aggressive, emotionally insensitive male initiator who is enhanced by each sexual conquest and taught not to accept “no” for an answer against the unassertive, passive woman who is trying to protect her worth by restricting access to her sexuality while still appearing interested, sexy, and concerned about the man’s needs.

1996: 11

Faisant reposer la faute sur la victime, ces scripts se basent sur les mythes voulant que le viol conjugal n’existe pas, que les femmes aient provoqué l’agression, qu’elles aient demandé ou prennent plaisir à être violées et, finalement, qu’elles mentent lorsqu’elles disent avoir été agressées (Edward, 2011: 762). Miranda Horvath et Jennifer Brown utilisent l’expression « vrai viol » (« real rape ») en référence à la croyance, centrale dans les conceptions dominantes, selon laquelle il existe des viols plus authentiques que d’autres (2013 [2009]). Dans les récits sur les « vrais viols » ou sur les « viols stéréotypés » (« stereotypical rape »), une femme serait attaquée de façon violente par un inconnu, dans un lieu extérieur et étranger, et tenterait de résister physiquement à l’agression (7). En comparaison, avoir consommé de l’alcool ou avoir d’abord été dans un rapport de séduction avec son agresseur constitueraient des exemples de récit d’agression sexuelle plus difficiles à croire (326-327). Les mythes sur le viol déterminent donc quels sont les « vrais viols » et invalident à tort les expériences des victimes qui ne correspondent pas aux idées préconçues sur les agressions sexuelles.

Si les études précédemment nommées ont mis en évidence le rapport entre l’apprentissage des scripts sexuels et l’hétérosexisme, il faut aussi tenir compte de l’impact du racisme dans le processus d’intériorisation des normes. En effet, la sexualité est modulée par des idéologies racistes qui influencent également les représentations des agressions sexuelles. Ainsi, Patricia Hill Collins montre que dans l’idéologie hégémonique occidentale, qui s’inscrit dans la continuité de l’histoire esclavagiste nord-américaine, la sexualité des personnes afro-descendantes est sujette à une visibilisation excessive et que persiste le mythe du « violeur noir » (2000: 217).

La détraditionalisation et l’individualisation de l’intimité

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle émerge une « nouvelle » culture de l’intimité. Une culture qui aurait remplacé les modèles traditionnels de relations romantiques[8] par une intimité basée sur l’ouverture à l’autre, la réflexion et l’égalité sexuelle et émotionnelle entre les partenaires (Giddens, 2004; Rezeanu, 2016; Santore, 2008). Les théoricien·ne·s font mention d’un processus de détraditionalisation des structures sociales et des normes sexuelles, comme en témoignent les transformations des rapports de pouvoir entre les genres et beaucoup de changements démographiques (l’augmentation de l’âge des individus au moment du mariage ou l’accroissement du nombre de divorces par exemple). Les traditions auraient perdu de leur prégnance au profit d’un processus d’individualisation qui aurait modifié la culture de l’intimité en laissant une plus grande place à l’agentivité des partenaires amoureux (Duncan, 2011; Jamieson, 1999; Santore, 2008). Analysant les modèles d’intimité contemporains, Anthony Giddens a ainsi théorisé l’idéal de la « relation pure » : il s’agit d’une relation « de stricte égalité sexuelle et émotionnelle, porteuse de connotations explosives vis-à-vis des formes préexistantes du pouvoir tel qu’il était traditionnellement réparti entre les deux sexes. » (2004: 10)

Cependant, Lynn Jamieson (1999), Daniel Santore (2008) et Catalina-Ionela Rezeanu (2016), entre autres, relèvent qu’un certain nombre de données contredisent les thèses de la détraditionalisation et de l’individualisation. En effet, les études montrent que de nombreuses inégalités et normes traditionnelles de genre persistent au sein des foyers. Selon Santore, ces thèses auraient fait fi des frontières entre les sphères publique et privée, qui structurent pourtant encore largement l’expérience de l’intimité qu’ont les femmes (2008: 1209). Il serait donc inexact de concevoir l’égalité entre les genres comme l’une des assises de la nouvelle culture de l’intimité, comme cela est supposé dans le concept de « relation pure ». À ce sujet, Jamieson soutient que les relations intimes contemporaines ne sont pas fondées sur un simple rapport d’appréciation mutuelle : « Personal relationships are not typically shaped in whatever way gives pleasure without the taint of practical, economic and other material circumstances. » (1999: 482) À la suite de Diana Mulinari et Kerstin Sandell, Rezeanu soulève que les thèses de la détraditionalisation et de l’individualisation peuvent témoigner de la position privilégiée occupée par certain·e·s théoricien.nne.s, les conduisant à invisibiliser les structures de pouvoir patriarcales, coloniales et capitalistes qui demeurent effectives (2016: 41). De fait, ces thèses perpétueraient à certains égards les discours hégémoniques structurés par la matrice hétérosexuelle traditionnelle et omettraient les différences, entre autres, d’orientation sexuelle et de culture dans leur analyse de l’expérience de l’intimité. Cette dernière resterait, dans la majorité des cas, présentée par les chercheur·euse·s en suivant la configuration de la famille nucléaire et hétérosexuelle, ce qui a pour conséquence de marginaliser les autres types d’intimité (41).

Finalement, les relations contemporaines ne sont pas complètement nouvelles et déconnectées des traditions. Grâce aux recherches empiriques, il est même possible d’observer un processus de retraditionalisation de certaines pratiques et conceptions de l’intimité (Duncan, 2011: 245). Neil Gross suggère qu’il faudrait nuancer les thèses de la détraditionalisation, car celles-ci ne feraient pas la distinction entre les « traditions régulatrices » (« regulative traditions ») et les « traditions constitutives de sens » (« meaning-constitutive traditions »), les deux étant des traditions socioculturelles façonnant de manières différentes l’action sociale (2005: 288). Ainsi, les « traditions régulatrices » sont celles qui incitent une communauté morale à exclure l’un de ses membres lorsque ses pratiques contreviennent à l’identité historique du groupe[9], tandis que les « traditions constitutives de sens » renvoient plutôt à des normes qui se transmettent de génération en génération, sont intériorisées et dirigent les actions des individus (288). Gross stipule que, même si la prégnance de certaines traditions régulatrices a diminué (par exemple, le mariage et l’engagement intime avec une seule personne tout au long de la vie), cela n’induit pas nécessairement une plus grande agentivité des actrices et acteurs sociaux. Selon lui, la force d’une tradition régulatrice peut effectivement péricliter avec le temps, mais les choix et actions des individus continuent d’être orientés en fonction des traditions constitutives de sens, qui opèrent comme des idéaux hégémoniques. Sur ce dernier point, Gross précise que les traditions constitutives de sens (comme l’idéal de l’amour romantique) peuvent aujourd’hui s’incarner sous des formes différentes et être modelées par d’autres forces sociales (comme le capitalisme), mais qu’elles guident toujours de manière contraignante les individus dans leur vie intime (306). Certaines de nos actions, qui peuvent sembler être des préférences individuelles ou être issues de choix collectivement négociés, découlent en fait de ces traditions subsistant sous d’autres formes. La distinction établie par Neil Gross nous permet d’analyser les images de violences sexuelles en supposant que leurs représentations dans la culture populaire demeurent, par certains aspects, traditionnelles. Plus précisément, sa thèse nous incite à nuancer notre analyse de ces représentations en envisageant la coexistence de scripts traditionnels et inédits au sein d’une même mise en scène.

Michelle Allen (scén.) et Éric Tessier (réal.), Plateau de tournage du clip de Damien dans Fugueuse (2018), Capture d’écran par Elaine Després tirée de « L’insoutenable légèreté », Fugueuse, saison 1, épisode 4, 37 min 43 s, Prod. Encore Télévision, Canada, 2018, Image numérique | 1913 x 998 px

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Le cas de la télésérie Fugueuse

Dans la première saison de Fugueuse (Allen, 2018), Fanny, une adolescente de 16 ans, blanche[10], hétérosexuelle et issue de la classe moyenne, tombe amoureuse de Damien, un homme de 28 ans, également blanc et hétérosexuel. La jeune femme entame cette relation sous les regards inquiets de ses ami·e·s et de sa famille, qui la préviennent du danger. Damien lui fait miroiter une vie de luxe, lui promettant notamment de l’emmener à Miami pour qu’elle danse dans son clip de musique. Mais, rapidement, nous comprenons que celui-ci est en fait un proxénète qui tente d’entraîner Fanny dans l’industrie du sexe. Tout au long de la saison, nous assistons à la descente aux enfers de la jeune protagoniste : Damien l’exploite sexuellement et économiquement, l’abuse physiquement et finit par la vendre à un autre proxénète. Dans le dixième et dernier épisode (« S’en sortir »), Fanny dénonce son agresseur à la justice.

Michelle Allen (scén.) et Éric Tessier (réal.), La drogue du viol dans Fugueuse (2018), Capture d’écran par Elaine Després tirée de « L’insoutenable légèreté », Fugueuse, saison 1, épisode 4, 39 min 01 s, Prod. Encore Télévision, Canada, 2018, Image numérique | 1913 x 993 px

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Dans la scène que nous choisissons d’analyser (qui débute à la 37e minute de l’épisode 4, « L’insoutenable légèreté »), nous voyons Fanny rejoindre Damien dans son luxueux appartement. Elle est censée y réaliser sa chorégraphie pour le clip en question. À son arrivée, plusieurs hommes sont en train de préparer les lieux pour le tournage. Natacha, une danseuse et amie de Damien un peu plus âgée que Fanny, est la seule autre femme présente. Fanny et Natacha s’isolent dans une pièce pour se changer et discutent en sous-vêtements. Fanny exprime son anxiété et Natacha lui offre une boisson censée l’aider à se détendre, mais dans laquelle elle a dissimulé une double dose de ce qui est probablement du GHB (aussi appelé « drogue du viol »). Les deux femmes dansent ensuite de façon sexualisée sur les lieux du tournage. Fanny semble de plus en plus intoxiquée. Simultanément sont montrées des scènes de panique chez les parents de la jeune femme, dans une banlieue de Montréal. Sa grand-mère leur annonce que Fanny a un « amoureux secret » et qu’elle désire partir à Miami avec lui. Le chaos s’installe et la famille tente de retrouver Fanny. Cette dernière est presque inconsciente lorsque Damien lui annonce qu’il doit quitter précipitamment les lieux. Dès son départ, Carlo, un homme noir, s’approche de Fanny et la viole sur un divan, sous le regard des autres hommes et de Natacha qui filme la scène. Suite à cela, trois hommes (deux hommes blancs et un noir) entourent la jeune femme inconsciente et commencent à se déshabiller. La scène se termine sur un plan de viol collectif.

Michelle Allen (scén.) et Éric Tessier (réal.), La danse sexualisée de Fanny et Natacha dans Fugueuse (2018), Capture d’écran par Elaine Després tirée de « L’insoutenable légèreté », Fugueuse, saison 1, épisode 4, 39 min 53 s, Prod. Encore Télévision, Canada, 2018, Image numérique | 1920 x 1000 px

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Soulignons tout d’abord que la protagoniste de Fugueuse correspond à un profil répandu dans les récits actuels sur le viol, à une figure de la « victime idéale » ou de la « vulnérabilité blanche et féminine » (Ferreday, 2015: 31). De fait, la jeune femme a la peau très pâle, est hétérosexuelle, provient de la classe moyenne et a une apparence physique qui répond aux normes de beauté hégémoniques. Ce profil est particulièrement présent dans les téléséries et films à grand public qui s’inscrivent dans une certaine tendance du postféminisme et traitent des expériences vécues par les femmes en promouvant surtout une vision normative de la féminité (Berridge, 2010; Projansky, 2001; Tremblay-Cléroux, 2014). Considérant la pluralité des productions culturelles de type postféministe, nous nous référons ici aux discours et représentations influencées par les politiques de la « troisième voie » (« Third Way ») aux États-Unis et en Europe (Genz, 2006; Projansky, 2001). Cette perspective postféministe du début du XXIe siècle se distingue du féminisme dit « de la troisième vague », même si la frontière entre les deux courants est poreuse (Munford, 2004). En se concentrant sur les expériences individuelles au détriment des luttes collectives, la tendance postféministe de la troisième voie renforce les discours néolibéraux contemporains. Il s’agit d’un féminisme souvent dépolitisé et universalisé, dans lequel sont valorisés l’indépendance et le libre arbitre[11] (McRobbie, 2004; Projansky, 2001). Ainsi, selon Maxime Cervulle, la diffusion dans la culture de masse de représentations influencées par cette tendance participe à propager l’idée selon laquelle l’égalité entre les genres ferait dès à présent partie de notre réalité et que la lutte contre la domination masculine ne serait plus nécessaire (2009: 36). Il ajoute toutefois que ces représentations peuvent contenir des discours politiques dénonçant le caractère systémique des oppressions vécues par les femmes et que le postféminisme peut en fait être associé à un « processus d’assimilation d’un certain féminisme par la culture populaire » (36). L’industrie culturelle intègrerait des discours féministes dans une visée marchande, en délaissant la « composante radicale » du mouvement social (36).

Michelle Allen (scén.) et Éric Tessier (réal.), Les parents de Fanny inquiets dans Fugueuse (2018), Capture d’écran par Elaine Després tirée de « L’insoutenable légèreté », Fugueuse, saison 1, épisode 4, 40 min 40 s, Prod. Encore Télévision, Canada, 2018, Image numérique | 1912 x 993 px

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Dans la scène de la télésérie Fugueuse, les enjeux entourant l’agression sexuelle vécue par Fanny sont abordés en reprenant certains codes filmiques de la pornographie dominante, et ce, tant dans le fond que dans la forme[12]. Les images nous montrent une mineure discutant avec une autre jeune femme, toutes deux sont en sous-vêtements. Peu de temps après, elles dansent de façon érotique autour d’un homme. Le point de vue de la caméra est soit voyeur (on les observe lorsqu’elles changent de vêtements), soit celui des hommes qui filment les jeunes femmes, puis surplombent Fanny du regard tels des traqueurs pendant le viol collectif. De ce fait, le point de vue adopté pendant la scène de viol place les spectateur·trice·s dans la position des agresseurs. Cette posture, assimilée au « male gaze[13] », contribue à l’objectification sexuelle de la jeune femme agressée (Hust, 2015; Lopez, 2018). Le traitement filmique de la scène d’agression, qui reprend certains codes de l’industrie pornographique dominante, pourrait constituer un choix commercial. Considérant l’adoption du point de vue des hommes et la focalisation sur des corps féminins correspondant aux standards de beauté, la formule scénaristique de cette scène concorde avec le cadre normatif de la culture de masse, « majoritairement soumise au regard masculin » (Chazalon, 2019: 6). Nous pouvons donc nous demander si, malgré la volonté de sensibiliser la population au sort des jeunes femmes sous l’emprise d’un proxénète, ces images n’ont pas pour effet de diminuer l’impact du message initial. En effet, les recherches suggèrent que les représentations graphiques de la violence qui ont des similitudes ostensibles avec la pornographie peuvent réduire la sensibilité du public face à ces problématiques et l’inciter à adopter un regard objectifiant sur les corps violentés (Hust, 2015; Jermyn, 2017).

Michelle Allen (scén.) et Éric Tessier (réal.), Natacha filme le viol de Fanny dans Fugueuse (2018), Capture d’écran par Elaine Després tirée de « L’insoutenable légèreté », Fugueuse, saison 1, épisode 4, 42 min 35 s, Prod. Encore Télévision, Canada, 2018, Image numérique | 1920 x 998 px

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L’extrait analysé manifeste à la fois un prolongement et un éloignement des scripts traditionnels sur les violences sexuelles. Par exemple, Fanny connait Carlo (l’un des agresseurs) et Damien (qui a orchestré l’agression), ce qui dément le mythe du violeur inconnu. Le fait que Natacha soit complice de l’agression contrevient aussi à cet archétype de l’agresseur masculin étranger (Horvath, 2013 [2009]). Par contre, cette situation contribue à miner les représentations de solidarité entre femmes, les deux protagonistes étant dépeintes comme des rivales. Ce dernier élément peut, par ailleurs, masquer le caractère systémique des violences genrées, et ce, d’autant plus que la trame narrative de la télésérie est orientée en fonction de l’expérience personnelle de Fanny : nous suivons son parcours individuel qui la mène à une situation de violence. En incluant l’utilisation du GHB par les agresseurs, cette scène montre qu’une victime n’est pas toujours en mesure de dire « non » et de se débattre lors d’une agression. En même temps, la mise en scène peut aussi renforcer l’idée qu’une femme « sans protection » est plus susceptible de vivre une agression (Gagnon, 1973a). Effectivement, Fanny est dans une situation d’exploitation sexuelle déguisée en relation de conjugalité. Par ailleurs, elle évolue dans l’univers des bars de danseuses et de l’industrie du sexe, elle y consomme volontairement de l’alcool et des drogues. Cette trame narrative reproduit les scripts traditionnels qui suggèrent qu’une femme provoquerait son agression par ses agissements et ses accoutrements. Comme l’indique John H. Gagnon, les femmes « sans protection »

deviennent une cible pour la violence et la contrainte sexuelles parce qu’elles ont des attributs (l’allure, les vêtements ou la race, par exemple) ou occupent des places sociales qui les désignent comme sexuellement disponibles. Ainsi les femmes qui travaillent dans l’industrie du sexe, celles qui ont une vie sexuelle connue des hommes, celles qui rencontrent des partenaires sexuels dans les bars ou les clubs et qui boivent […] sont-elles plus exposées au viol et à la contrainte que les femmes qui occupent des rôles ou ont des statuts « protégés ».

1973a: 119

Finalement, du fait de leur association au monde de la criminalité et du proxénétisme, ainsi que de leurs comportements prédateurs, les quatre agresseurs correspondent à l’archétype du violeur déviant. Comme dans les mythes sur le viol, leur violence est représentée comme pathologique (Byers, 1996; Ferreday, 2015; Gagnon, 1973a; Horvath, 2013 [2009]). Nous remarquons que deux agresseurs sur quatre sont noirs, ce qui renforce le stéréotype de la sexualité déviante des personnes afro-descendantes et fait écho au mythe du « violeur noir » décrit par Patricia Hill Collins (2000). Dans les discours dominants, la race et la sexualité — deux faits sociaux construits comme des déterminants biologiques — s’entrecroisent de façon à réifier les hiérarchies sociales. En ce sens, la violence contre les femmes semble être expliquée par les caractéristiques psychologiques et raciales des agresseurs, alors que ce phénomène est intrinsèquement lié à un système de domination sexiste. Les autres hommes, ceux qui sont perçus comme « normaux » (le père de Fanny par exemple), incarnent quant à eux des personnages qui viennent en aide aux femmes en cas de violence, ce qui peut être vu comme une réitération des rôles genrés de passivité et d’activité.

Une recomposition des scripts sexuels traditionnels

Si l’on remarque la présence d’éléments s’éloignant des scripts traditionnels sur les violences sexuelles dans cet extrait de la télésérie Fugueuse, force est de constater aussi que certains s’y prolongent malgré tout. Ces images mobilisent plusieurs caractéristiques associées au courant postféministe de la troisième voie. Un des traits spécifiques de ce courant est la focalisation sur les causes et répercussions individuelles des violences genrées, ce qui a pour principale conséquence d’invisibiliser le rôle du système patriarcal (Berridge, 2010; Projansky, 2001). Cela se manifeste dans la télésérie à travers la figure des agresseurs (dont la sexualité est vue comme déviante), la trame narrative (qui s’intéresse surtout au vécu personnel de Fanny) et le recours, pour dépeindre la scène d’agression sexuelle, aux codes filmiques de l’industrie pornographique dominante. Cette formule scénaristique n’encourage pas une critique plus large de la domination masculine. Dans les récits sur le viol, ce courant du postféminisme tend à homogénéiser le profil des victimes et à représenter ces violences comme des problématiques affectant l’ensemble des femmes de la même façon (Ferreday, 2015; Tremblay-Cléroux, 2014). Dans Fugueuse, Fanny correspond à un certain nombre de normes associées à la figure de la vulnérabilité blanche[14], figure qui prolonge les scripts traditionnels sur la féminité normative et est dénoncée par les théoricien·ne·s (dont Lisa Gail Collins [2011] et Patricia Hill Collins [2000]). Ce type de représentations véhicule l’idée que seules les femmes qui répondent aux standards normatifs de désirabilité seraient victimes de violence sexuelle.

Michelle Allen (scén.) et Éric Tessier (réal.), Le viol collectif de Fanny dans Fugueuse (2018), Capture d’écran par Elaine Després tirée de « L’insoutenable légèreté », Fugueuse, saison 1, épisode 4, 43 min 05 s, Prod. Encore Télévision, Canada, 2018, Image numérique | 1920 x 998 px

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Ainsi, cet extrait traite d’enjeux actuels concernant les rapports entre les hommes et les femmes, tout en reconduisant des normes de genre et sexuelles traditionnelles. Cette ambiguïté peut être dénouée par un recours à la thèse de Neil Gross (2005) : les représentations traditionnelles des agressions sexuelles dans cette scène correspondraient aux « traditions constitutives de sens » et les changements dans d’autres scripts s’expliqueraient par un éloignement des « traditions régulatrices ». Par exemple, il semble maintenant plus courant de parler des violences sexuelles en suivant une démarche de sensibilisation (nommons, à titre d’exemples, les téléséries québécoises Le monstre [Patrick Sauvé, 2019] et la deuxième saison des Simone [Ricardo Trogi, 2017]), mais les récits qui encadrent ce type d’images ne sont jamais complètement détachés des normes traditionnelles. En somme, notre analyse d’une scène de la télésérie Fugueuse nous amène à nuancer les thèses de la détraditionalisation et de l’individualisation. Même si des normes traditionnelles sont recomposées dans certaines représentations, le racisme et l’hétérosexisme y sont toujours structurants. La présence de nouveaux messages sur les agressions sexuelles dans Fugueuse ne peut pas nécessairement être perçue comme le symbole d’une prise de conscience féministe collective, d’autant plus que certains mythes sur les violences sexuelles et la culture du viol continuent d’en modeler la structure narrative. Finalement, la culture populaire n’est pas un phénomène unifié et d’autres téléséries à grand public véhiculent des scripts sexuels différents. Ainsi, certaines téléséries s’attaquent frontalement aux systèmes d’oppression, comme c’est le cas de The Handmaid’s Tale (Bruce Miller, 2017-).