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En situant dans un contexte plus global le parcours de certains des acteurs principaux du catholicisme québécois, notamment celui des missionnaires[1], l’historiographie récente a permis de révéler l’importance critique des réseaux transnationaux pour le devenir de l’Église du Québec. La mesure de l’influence de ces réseaux se révèle en outre lorsqu’on s’attarde aux liens qui unissaient les catholiques québécois et latino-américains au milieu des années 1960[2]. L’histoire de ces connexions, inséparable de celle de l’évolution du catholicisme québécois et de la radicalisation du christianisme social au Québec, reste toutefois à écrire. Cette radicalisation renvoie à la consolidation d’une « gauche catholique » révolutionnaire, qui est le fruit d’une conjoncture regroupant trois phénomènes, à la fois distincts et interreliés. D’abord, le concile Vatican II a encouragé une actualisation radicale de la lecture des Évangiles et un relatif virage à gauche de l’Église catholique[3]. Ensuite, la vague globale de politisation et de contestation qui a déferlé sur les années 1960 et qui a résulté en la consolidation des mouvements de décolonisation, des mouvements pacifistes et des mouvements des droits civiques, entre autres[4]. Enfin, ces éléments ont favorisé l’intégration du socialisme au sein des réflexions et des pratiques des militants chrétiens et des chrétiens sociaux, corollaire au développement de la théologie de la libération en Amérique latine[5].

C’est donc à l’écriture d’une partie de l’histoire de cette radicalisation dans sa forme québécoise que s’affaire le présent article. Nous proposons un exposé des influences qu’a eues le christianisme révolutionnaire des Cristianos por el socialismo (CPS) chiliens sur le groupe québécois du Réseau des politisés chrétiens (RPC), que nous considérons comme un exemple probant de la radicalisation du catholicisme québécois. Le RPC est un « réseau de solidarité entre chrétien.nes-socialistes » québécois.es, qui cherchent à réconcilier foi chrétienne et socialisme[6], fondé en 1972 par Yves Vaillancourt. Ce dernier saisit, dès la fin des années 1960, que les conclusions du Concile Vatican II, l’émergence de la théologie de la libération en Amérique latine et la politisation de la population québécoise, sont autant de conditions rendant possible l’apparition d’une mouvance socialiste chrétienne au Québec[7]. Précisons dès à présent que le terme de politisés chrétiens est ici à entendre, non pas comme des individus faisant ou parlant de politique, mais comme étant inscrits dans la réalité des pauvres et engagés avec eux pour la transformation de leur réalité. C’est de cette pratique qu’émerge une radicalisation de leur foi et de leur manière d’interpréter les textes évangéliques.

À partir des quelques travaux scientifiques disponibles portant sur les Chrétiens pour le socialisme et sur le RPC, des textes publiés dans Relations et des documents pertinents au sein du Fonds d’archives Yves Vaillancourt, cet article explore les filiations et les circulations des acteurs et des idées entre le Québec et le Chili dans la gestation du RPC. Dans un premier temps, nous revenons sur le contexte politique et ecclésial qui conduit à ce que le regard des catholiques québécois se pose durablement sur l’Amérique latine et particulièrement sur le Chili. Dans un deuxième temps, nous présentons les éléments clés de la déclaration des Cristianos por el socialismo lors de la rencontre d’avril 1972 à Santiago. Dans un troisième temps, nous analysons la réception de cette déclaration au Québec, à travers des documents pertinents des Commissions politique et théologique du Réseau des politisés chrétiens, illustrant comment s’est élaborée une lecture chrétienne originale et contextuelle, révolutionnaire, socialiste et indépendantiste, qui se voulait ajustée à la réalité du Québec d’alors.

Pourquoi l’Amérique latine ?

Le Chili d’Allende : un virage paradigmatique

Jusqu’à la fin des années 1960, les gauches à l’international considèrent la révolution cubaine comme la « preuve » effective d’une possible résistance face à l’impérialisme américain et au capitalisme[8]. Toutefois, au tournant des années 1970, l’enthousiasme pour le modèle cubain s’essouffle, alors que se dévoile l’apparente stérilité de la lutte révolutionnaire armée et que les libertés humaines, civiles et politiques y sont bafouées. L’élection du chef de l’Unidad popular (UP) Salvador Allende, lors de la présidentielle chilienne de 1970, entraîne un changement de paradigme au sein des groupes et mouvements insurrectionnels à l’échelle planétaire.

La « révolution chilienne » marque un moment remarquablement subversif puisque, pour la première fois de l’histoire, un gouvernement socialiste prend le pouvoir par les urnes. Cet événement démontre qu’une alliance relativement harmonieuse entre des forces de gauche composites[9] est possible, et fait prendre conscience aux différentes gauches de l’efficacité apparente de l’utilisation des institutions démocratiques dans le cadre du processus révolutionnaire[10]. Inspirées par l’« exemple chilien », les gauches à travers le monde délaissent en proportion importante le modèle de la lutte armée « à la cubaine » et optent pour une vision insurrectionnelle « à la chilienne », qui repose sur l’alliance stratégique entre les forces socialistes de divers horizons, l’éducation populaire et l’utilisation de l’« appareil bourgeois » démocratique à des fins insurrectionnelles. C’est ainsi que le Chili de l’UP devient l’exemple premier de la résistance face à l’impérialisme américain et les militant.es socialistes s’y réfèrent pour établir les bases de leur praxis révolutionnaire. Celles et ceux du Québec ne sont pas en reste, alors que se tourne vers le Chili l’attention des militant.es évoluant au sein de l’embryonnaire Parti québécois (PQ)[11], des grandes centrales syndicales québécoises[12] et des autres regroupements extra-parlementaires, dont le Réseau des politisés chrétiens[13].

De Medellín à Santiago : une nouvelle image du Christ

Du point de vue ecclésial, deux événements expliquent que les regards des catholiques progressistes se soient tournés vers l’Amérique latine, et vers le Chili tout particulièrement, au tournant des années 1970 : la deuxième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain (CELAM) de Medellín en 1968 et le congrès des Cristianos por el socialismo de Santiago en 1972.

Inspirés par le renouveau spirituel et doctrinal issu du Concile Vatican II (1962-1965), les évêques latino-américains déploient une nouvelle image du Christ, qui servira de fondement au développement de la théologie de la libération[14]. Jésus y est présenté à la fois comme transcendant, soit au-delà de la réalité concrète de l’histoire, et comme accessible dans l’histoire, incarné de manière partiale dans le monde des pauvres. Tel que l’écrit Jon Sobrino, prêtre jésuite et principal représentant de la théologie de la libération : « On rencontre le Christ là où il se trouve », et c’est « partout où l’on pèche contre le pauvre, partout où celui-ci se trouve marginalisé et opprimé » que se trouve le Christ[15]. En outre, à Medellín, le Christ est considéré comme le modèle par excellence d’accès à Dieu. Quiconque tend à « correspondre au Père » doit marcher à la suite du Fils, in actu, en faisant en sorte que ses actions se rapprochent le plus possible de celles du Jésus des Évangiles. Il en résulte un processus de détermination de l’agir chrétien, qui consiste à inscrire la foi chrétienne au sein d’un projet historique visant la libération de celles et de ceux que le Christ a privilégiés durant sa vie. Ainsi, c’est lors du CELAM de Medellín que se développe la christologie qui servira de base à la théologie de la libération. Toutefois, en 1968, sa mobilisation reste somme toute marginale.

Pour qu’elle se déploie à grande échelle, il faudra attendre en 1971, avec la déclaration publique du « Groupe des 80 », formé de prêtres chiliens et étrangers exerçant alors au Chili dans des milieux pauvres, paysans et ouvriers. Dans une lettre publique parue en avril de cette année, ces derniers font appel à participer – en tant que chrétiens marchant à la suite du Christ pour la libération des pauvres en Amérique latine – au projet et à la lutte socialistes[16], en exposant leur vision d’un Christ présent dans l’histoire, engagé au côté des pauvres dans la lutte pour leur libération. En s’opposant à la contradiction présumée entre socialisme et foi chrétienne, la lettre des 80 prêtres déclare :

Nous nous sentons impliqués dans ce processus [de libération] et nous voulons contribuer à son succès. La raison profonde de notre engagement est notre foi en Jésus-Christ qui s’est incarné dans les situations historiques de l’homme. Être chrétiens, pour nous, cela signifie être solidaires. Être socialistes, au Chili, présentement, cela signifie collaborer au projet collectif que notre peuple s’est donné. […] En effet, le socialisme nous ouvre à l’espoir que l’homme puisse devenir plus complet et, par là même, plus évangélisé. C’est-à-dire plus en conformité avec Jésus-Christ qui est venu pour libérer les hommes de tous les esclavages[17].

Cette publication suscite un fort élan de solidarisation entre les chrétien.nes latino-américain.es engagé.es aux côtés des couches populaires et attiré.es par la lutte socialiste[18]. Le regroupement, initialement formé des 80 prêtres signataires, compte déjà 500 membres au moment d’adopter le nom de Cristianos por el socialismo en 1972, quelques mois à peine après la publication de la lettre. Cette même année, les CPS organisent le Congrès de Santiago.

À l’occasion du Congrès se trouvent réunis plus de 400 laïcs, prêtres, religieux et religieuses, dont le jeune jésuite québécois Yves Vaillancourt, membre fondateur du RPC, qui prend part au Congrès en tant que membre de la délégation québécoise envoyée à Santiago[19]. Les réflexions des participant.es en provenance des quatre coins du globe se focalisent sur des thématiques précises : la transition vers le socialisme ; le rôle de la foi chrétienne dans le processus révolutionnaire ; la mobilisation populaire pour le socialisme ; l’engagement des chrétiens au sein des luttes de libération et les conditions d’une alliance stratégique entre chrétiens et marxistes. Les sept journées de travail sur lesquelles s’étend le Congrès se concluent avec la rédaction d’un document final qui rassemble « le meilleur du travail effectué[20] ».

Circulation des acteurs et des idées entre le Québec et le Chili (1969-1972)

Précisons ici que les relations entre les chrétiens latino-américains et canadiens-français sont nombreuses et n’émergent pas avec la Révolution tranquille ou la théologie de la libération[21]. De fait, maints contacts et échanges se sont consolidés au tournant des années 1950, entre autres grâce aux efforts de Gonzalo Arroyo, jésuite et leader du mouvement chilien Cristianos por el socialismo, qui a étudié à Montréal dans les années 1950[22]. Les liens unissant les catholiques d’Amérique latine et du Canada sont ainsi à comprendre comme formant un réseau, d’abord composés de membres jésuites. C’est à ces réseaux qu’appartiennent les jésuites canadiens-français, et c’est dans ceux-ci que doit être située la relation qu’a développée Yves Vaillancourt avec des catholiques chiliens de gauche.

À l’automne 1970, alors jésuite, étudiant à la maîtrise en science politique et nouvellement membre du comité de rédaction de la revue Relations[23], Vaillancourt rentre d’un voyage d’études de trois mois en Amérique latine au cours desquels il passe plus d’un mois au Chili. C’est ce voyage et les réflexions que partagera Vaillancourt dans Relations au cours des années subséquentes qui deviendront en quelque sorte la pierre d’assise sur laquelle il échafaudera un Réseau de « politisés chrétiens », entretenant « des affinités et des solidarités avec le courant des Chrétiens pour le socialisme en Amérique latine[24] ». Fin observateur de la scène théologico-politique latino-américaine, Vaillancourt connaissait les réflexions et l’action de l’économiste jésuite chilien Gonzalo Arroyo.

Dans un premier article publié dès son retour du Chili, Vaillancourt propose une analyse perspicace de l’élection récente d’un gouvernement de gauche au Chili. Il insiste sur deux éléments cruciaux dans la décision du peuple chilien d’avoir voté pour un projet politique nationaliste, populaire et révolutionnaire, souhaitant embrasser le socialisme. D’une part, le contexte de réelle liberté de pensée, de presse, d’association et d’organisation existant depuis plusieurs années a été exploité intelligemment par les forces de la gauche révolutionnaire. D’autre part, Vaillancourt précise comment les méthodes de conscientisation, inspirées de la pensée et de la praxis du pédagogue brésilien Paulo Freire, ont été employées de manière systématique auprès, avec, par et pour les groupes des secteurs pauvres et populaires de la population chilienne que sont les étudiants, les jeunes travailleurs, les ouvriers et les paysans. Selon l’auteur, ce sont ces méthodes qui ont fait la différence au sein du peuple, amenant de larges secteurs de celui-ci à acquérir les outils requis à l’émergence d’une conscience politique révolutionnaire.

Quelques mois plus tard, Yves Vaillancourt publie un article de fond[25] dans la revue uruguayenne Vispera sur la crise interne qu’a traversée ILADES, un institut d’études en sciences économiques et sociales de l’université chilienne Alberto Hurtado. À la suite du virage marxiste emprunté par la majorité des membres de l’équipe professorale, sous le leadership de Gonzalo Arroyo, la jeune institution va vivre une confrontation ouverte entre les postures révolutionnaire et réformiste, l’establishment universitaire et ecclésial s’engageant dans la seconde voie et souhaitant maintenir l’ILADES dans ce sillon. L’analyse de cette crise interne qui a mené à la condamnation publique, par l’Église chilienne comme institution, de l’option révolutionnaire au sein d’une institution d’enseignement supérieur d’inspiration chrétienne permet de mesurer la connaissance approfondie qu’a acquise Vaillancourt de la situation politico-ecclésiale chilienne depuis quelques années. Il prend aussi la mesure des difficultés auxquelles des chrétiens de tradition catholique engagés dans la transformation politique radicale de la société peuvent être confrontés.

Dans un article publié dans Relations en septembre 1971 et intitulé « Un réseau à bâtir », Yves Vaillancourt observe d’abord l’implication de nombreux chrétiens dans le processus de conscientisation par l’animation sociale et l’organisation communautaire, à Montréal comme en plusieurs endroits au Québec. Cela représente une réalité présente « depuis longtemps chez nous, quoique sous des formes plutôt anonymes[26] », Vaillancourt prenant en exemple des actions menées par la JOC pour la « promotion de la conscience populaire » auprès des chômeurs et par les Fils de la charité dans le sud-ouest de Montréal[27]. L’auteur en vient à l’hypothèse voulant qu’une « nouvelle catégorie de chrétiens est en train d’émerger au Québec » : les politisés chrétiens. L’auteur insiste sur l’urgence de bâtir un « réseau de solidarité entre les politisés chrétiens d’ici », de tisser des

[…] lignes de communication entre les nombreux chrétiens engagés dans l’expérience d’une nouvelle prise de conscience politique, afin de liquider les résidus d’un vieux christianisme, jugé par l’auteur comme support du statu quo et de promouvoir l’articulation et la diffusion d’un christianisme de libération à établir[28].

En toute fin, il présente le processus qu’il a déjà amorcé pour bâtir ce réseau et le rôle de Relations qui « entend donner une voix au vécu et aux questions des politisés chrétiens[29] ». La participation de la délégation québécoise à la Rencontre des Cristianos por el socialismo quelques mois plus tard sera déterminante en vue de la mise en place de ce réseau.

Le « manifeste » des Chrétiens pour le socialisme

Le texte du congrès d’avril 1972 à Santiago a été retranscrit intégralement dans Relations[30]. D’abord, en reprenant l’esprit de la déclaration du « Groupe des 80 », le document final présente le socialisme comme l’option unique permettant de juguler le capitalisme[31]. Selon les CPS de Santiago, l’édification du socialisme tendrait vers une société dans laquelle les impératifs évangéliques d’amour, de fraternité et de solidarité, en opposition aux valeurs anomiques du capitalisme, seraient facilités. En résulterait une humanité plus chrétienne, juste, délestée de l’individualisme, érigé en dogme et fondement structurel des sociétés capitalistes[32]. Notons que pour les CPS, la construction de cette société souhaitée est conditionnelle à deux impératifs : la suppression de l’antagonisme de classes, implicite à l’inversion de la configuration des classes, elle-même conditionnelle à une transformation radicale de la conscience populaire[33], et un changement radical de la conscience populaire.

Cette affirmation met en lumière une deuxième dimension critique du document des CPS : « le dépassement du fossé actuel entre la réalité sociale et la conscience des travailleurs[34] », ou autrement dit, la politisation des personnes opprimées, considérée comme l’étape cruciale assurant aux masses d’être les actrices premières de leur libération. Pour les chrétien.nes socialistes présents à Santiago, ce travail d’éducation populaire implique l’intégration des notions propres au marxisme dit scientifique, compris non pas en tant qu’idéologie ou comme projet politique, mais bien en tant que grille d’analyse servant à identifier les facteurs qui modèlent l’organisation sociale et culturelle d’une société donnée. Pour les CPS, faire appel à cette grille permet aux personnes opprimées et à celles et ceux qui luttent à leurs côtés d’identifier de manière valide les structures d’oppression, de « démasquer les mystifications idéologiques de la bourgeoisie[35] » et d’identifier les structures qui renforcent le capitalisme, identifié comme le soubassement vital des injustices sociales, économiques et politiques.

S’ensuit une réflexion sur l’Église institutionnelle. Dans le cadre de la contestation révolutionnaire chrétienne, telle qu’envisagée par les CPS de Santiago, l’ « Église-institution » se doit de condamner l’instrumentalisation de l’Évangile opérée par les « couches dominantes dépendantes ou [la] bourgeoisie nationale[36] » pour légitimer des dynamiques d’injustice qu’elle soutient et alimente par son statu quo. C’est en prenant ainsi position que l’Église parviendra à s’extirper d’une inertie qui, jusqu’alors, profite à la reproduction des dynamiques de paupérisation et à l’assujettissement des appauvris. Il est à noter que ce point d’ordre participe parallèlement à battre en brèche le tabou que représente alors, dans le monde catholique, la mobilisation d’une grille d’analyse marxiste, considérée par les CPS comme l’instrument privilégié servant à mettre en lumière les structures oppressives et à formuler une critique valide des institutions, ecclésiales et gouvernementales[37].

À cet égard, notons que le marxisme est employé par les CPS à Santiago non pas comme une orientation politique à proprement parler, mais bien comme un outil d’analyse de premier ordre, servant à « interpréter la réalité sociale en termes de conflit, d’affrontement, d’abord économique, puis politique, culturel et idéologique, entre deux classes dont les intérêts, à long terme, sont antagonistes[38] ». Il s’agit d’une approche à comprendre comme inéluctablement conflictuelle, puisqu’elle implique une opposition directe aux acteurs politiques, ecclésiaux et économiques à qui profite l’oppression. Comme l’écrivait Vaillancourt dans les pages de Relations, « l’amour des pauvres, dans une société divisée en classes antagonistes, exige un combat organisé contre le système et les pouvoirs qui oppriment[39] ».

Un bref regard sur ces conclusions centrales permet de saisir la vision politique promue par les CPS dans le document final. L’engagement chrétien révolutionnaire est explicité comme un projet historique global de transformation de la société, propre à une action politique qui vise un remplacement des structures culturelles, économiques et politiques oppressives en place. Les conclusions du document final s’établissent sur l’approche radicale et située des textes évangéliques telle que promue à travers la lettre du « Groupe des 80 », unissant le cadre d’analyse marxiste à une praxis chrétienne libératrice, déployée dans les limites d’une lecture matérialiste des Évangiles[40]. Cette nouvelle lecture de la Bible et de la tradition chrétienne « remet en question les concepts et symboles fondamentaux du christianisme de façon à ne pas soustraire les chrétiens à leur engagement dans le processus révolutionnaire, mais au contraire à les aider à l’assumer dans la créativité[41] ». Les CPS se réclament ainsi du rôle dynamique que joue l’esprit du Christ ressuscité dans l’histoire actuelle. La foi en un Christ libérateur des pauvres et inscrit dans l’histoire, est considérée par les CPS comme étant le moteur de l’agir chrétien et de son inscription dans la lutte révolutionnaire anticapitaliste. L’engagement révolutionnaire est déterminé comme une exigence chrétienne, à travers laquelle se révèle le sens véritable de l’Évangile.

Cette approche christologique, portée jusqu’à Santiago par les Cristianos por el socialismo, est donc à comprendre comme étant aux fondements des réflexions et des revendications qui sont celles du document final. Et c’est en les considérant comme les porteurs de cette image nouvelle du Christ libérateur – et de la pratique révolutionnaire qui en découle – que les catholiques de gauche oeuvrant dans les luttes socialistes de libération à l’échelle internationale au tournant des années 1970 se référeront aux CPS en mobilisant et en intégrant les principes centraux qui traversent le manifeste de Santiago. Les CPS chiliens représentent une avant-garde de la gauche chrétienne révolutionnaire et entraîneront des mouvements similaires dans plusieurs pays. En effet, à la suite du Congrès, les formations se réclamant des CPS se multiplieront, prenant racine en Amérique centrale, en Italie, en Espagne, au Portugal, en France, en Allemagne de l’Ouest, en Hollande, en Tanzanie, au Mozambique, en Angola, au Liban, au Vietnam, aux Philippines, aux États-Unis et au Québec, notamment, sous la bannière du RPC.

Le Réseau des politisés chrétiens : socialistes chrétiens sans être CPS

Tel que mentionné précédemment, une délégation québécoise a été envoyée à la première rencontre latino-américaine des chrétiens pour le socialisme, tenue à Santiago en avril 1972 et organisée par les Cristianos por el socialismo. Parmi les quatre membres qui la composent[42], on compte Yves Vaillancourt qui, durant le congrès, voit se former des liens de solidarité entre des laïques, des prêtres, des religieux et des religieuses d’origines diverses, qui visent toutes et tous à articuler, dans la pratique, l’engagement chrétien et la lutte socialiste. Fort de cette expérience, dès son retour à Montréal, Vaillancourt met en branle, avec Favreau et Lévêque notamment, le projet qui germait en lui depuis la fin des années 1960. En 1972, « sur le modèle de la convention Cristianos por el socialismo[43] », il fonde le Réseau des politisés chrétiens.

Du moment de sa création jusqu’à celui de sa dissolution en 1982, le RPC compte plus ou moins 300 membres, répartis sur l’ensemble du territoire de la province. Le RPC est en cela à considérer comme l’un des importants regroupements de libération ayant évolué au Québec au courant des années 1970[44]. À ce propos, en ce qui a trait au contexte spécifique du Québec, Vaillancourt identifie deux courants de libération : l’un de portée nationale visant, à terme, l’indépendance de l’État québécois et l’autre partant du constat de la dépendance de la classe des travailleurs québécois vis-à-vis de la classe capitaliste et mettant le cap sur la construction du socialisme. Les politisés chrétiens sont plus près du second courant que du premier, même s’ils sont majoritairement au stade des questions radicales sur le système plutôt qu’à celui de l’option nette pour le socialisme.

Cela dit, un aspect distingue le Réseau des autres groupes québécois socialistes : son engagement militant, qui puise son énergie première dans une lecture radicale et matérialiste des textes évangéliques. Guy Bourgeault le précise d’ailleurs dans un article publié par Relations en 1972 : pour les politisés chrétiens, même s’ils collaborent avec des non-chrétiens politisés, l’Évangile est un moteur de libération car « le politisé chrétien se sent poussé vers l’utopie [du Royaume de Dieu] par un dynamisme d’amour radical, d’espérance et de foi qu’il expérimente comme l’action de Dieu, de l’Esprit de Jésus-Christ, à l’oeuvre en lui et dans les autres[45] ». En d’autres termes, le RPC voit en l’Évangile un message de libération du pauvre biblique. Dans cette lecture, l’accent est mis sur les actions posées par le Christ, interprétées comme ayant été orientées vers, pour et avec les plus opprimés de son temps – et frontalement opposées aux oppresseurs et à ceux à qui profitent les dynamiques d’oppression. Le Réseau en conclut que d’oeuvrer à la libération des opprimés ne peut passer que par une objection catégorique au système capitaliste, producteur et reproducteur d’inégalités sociales. Le projet politique qui en résulte vise à la fois une révolution sociale et une révolution au sein même de l’Église-institution, nécessaire pour la « libérer » de son rôle historique d’alliée des puissants et des systèmes qui les soutiennent[46].

Ce sujet est d’ailleurs traité dans le texte que Guy Bourgeault signe au printemps 1972, cité précédemment et dans lequel ce dernier soumet une riche réflexion sur les politisés chrétiens et la libération. Il y poursuit un objectif central : illustrer la manière dont les politisés chrétiens s’insèrent dans le processus de libération sociale au Québec. Bourgeault identifie quatre caractéristiques principales de la libération en société : 1) Elle est collective et sociale avant d’être individuelle ; 2) Elle vise le passage d’une condition collective de dépendance à une condition collective libérée, impliquant un changement structurel ; 3) Une lutte de libération est portée par une utopie, laquelle lui donne son horizon et son sens ; et 4) L’efficacité d’une lutte de libération tient aux méthodes d’analyse et d’action qu’emploient ses militant.es. Ce processus implique également, Bourgeault le rappelle en plusieurs endroits de son texte, une libération au sein de l’Église, en tant qu’institution et que communauté des croyant.es.

Ces dernières remarques permettent de conclure que l’engagement politique du RPC est donc à comprendre comme dynamisée par la foi en cette image particulière du Christ, où réside le moteur essentiel et le référent fondamental de la praxis militante de ses membres. Cela n’est pas sans faire ressortir avec évidence les forts liens de résonance entre les fondements du RPC et les conclusions du document final de Santiago, notamment au niveau de la théorie analytique et de la pratique militante révolutionnaire. À cet égard, le contenu du Fonds d’archives Yves Vaillancourt[47] est tout à fait révélateur, et particulièrement les textes intitulés C’est quoi le Réseau des politisés chrétiens ; Guides de travail de 1975-1976 et 1976-1977 ; Réseau des politisés chrétiens. Christologie des différentes organisations chrétiennes « engagées » et Pistes de recherches théologiques pour le travail en atelier.

Le document C’est quoi le Réseau des politisés chrétiens, daté de 1974, brosse le portrait du RPC, en plus de mettre de l’avant ses objectifs prioritaires. Ce texte permet, dans un premier temps, d’identifier une complexification de la définition du Politisé chrétien. On y précise que le Réseau n’est pas une organisation politique, mais d’abord un groupe, formé de « chrétiens qui militent à l’intérieur du mouvement ouvrier […] sans avoir à dissocier leur foi en Jésus-Christ des luttes qu’ils mènent à l’intérieur du prolétariat organisé[48] ». Cette définition se trouve développée davantage dans le Guide de travail de 1976-1977. On y précise que les membres du Réseau, afin de se considérer comme membres à part entière, doivent s’inscrire concrètement dans les luttes anticapitalistes « avec une conscience et une pratique de classe de type prolétarien, tout en étant dynamisé dans sa pratique militante par Jésus-Christ[49] ». Tout membre du RPC doit « avoir le goût d’approfondir et d’exprimer sa foi avec d’autres chrétiens et chrétiennes impliqués dans les mêmes luttes[50] ». On reconnaît dans ces précisions l’attention apportée à la solidarisation entre les chrétiens en lutte, à la mobilisation de l’Évangile comme vecteur de dynamisation et de radicalisation de l’engagement politique, de même qu’au croisement d’une lecture radicale des Évangiles et de la mobilisation de la grille d’analyse marxiste ; préceptes mis de l’avant par le « Groupe des 80 », d’abord, puis par les CPS de Santiago. L’importance de l’étude des enjeux structuraux en termes de classes sociales est d’ailleurs soulignée dans C’est quoi le Réseau des politisés chrétiens, qui présente le marxisme comme l’outil nécessaire afin de procéder à un diagnostic « plus serré et juste » des « institutions et organisations sociales, y compris l’Église[51] ».

À l’instar des chrétiens révolutionnaires du Chili, l’élaboration d’une critique des discours du catholicisme dominant apparaît comme étant centrale pour le leadership du RPC. Par exemple, dans le texte de 1974, le christianisme dominant est abordé comme étant le résultat d’une interprétation du message chrétien « faite à partir des intérêts et du point de vue de la bourgeoisie et que cette interprétation malmène et même trahit l’orientation fondamentale de la pratique et du message de Jésus-Christ[52] ». En outre, l’instrumentalisation bourgeoise de l’Évangile « joue le rôle d’écran qui empêche [les ouvriers] de voir les causes de leurs problèmes et de prendre les moyens de s’en sortir[53] », d’où l’importance critique du travail de conscientisation à faire auprès des couches populaires au sujet des causes structurelles de l’oppression. De fait, les membres de la Commission politique du RPC, à la manière des CPS chiliens, conçoivent qu’un changement radical de la société est implicite à un changement radical de l’Église-institution. Il est en cela essentiel pour les PC du Québec de considérer l’Église-institution dans le projet de libération en dénonçant son utilisation des textes évangéliques comme outil d’aliénation et d’asservissement des populations opprimées au profit de l’idéologie bourgeoise[54].

La critique de l’Église institutionnelle, jointe à l’écriture d’une histoire critique des rapports entre l’Église et le mouvement ouvrier, constituent d’ailleurs deux des six objectifs prioritaires formulés dans C’est quoi le Réseau des politisés chrétiens, puis réitérés au sein du guide de travail de 1975-1976[55]. Les quatre autres objectifs sont de favoriser l’émergence d’un groupe de chrétiens identifiés aux intérêts de la classe des travailleurs[56], de promouvoir une interprétation prolétarienne et radicale du message chrétien visant à juguler « l’interprétation capitaliste du message chrétien qui est dominant au Québec[57] », de démasquer l’utilisation capitaliste du message chrétien[58] et d’établir des liens de solidarité avec des groupes semblables de chrétiens au niveau international[59].

Avec ce survol des documents principaux produits par les membres du leadership du RPC, on voit qu’à l’instar des conclusions du Congrès de Santiago, une place centrale est allouée au socialisme en tant que projet historique visant l’établissement d’une société juste ; au capitalisme en tant que fondement des injustices sociales et politiques ; à la dénonciation et à la neutralisation des mystifications idéologiques de la bourgeoisie ; à l’identification des causes structurelles de l’antagonisme de classes et des dynamiques d’oppressions ; à la mobilisation du marxisme dit « scientifique » pour cerner les contours de ces mêmes causes structurelles et de leurs impacts effectifs ; de même qu’à l’assimilation de l’Évangile par la culture dominante et à son instrumentalisation au profit des configurations sociales injustes et inégalitaires. Enfin, l’image d’un Christ partial aux côtés des pauvres et la nécessité de créer des réseaux de solidarité entre chrétiens engagés dans les luttes de libération, à l’échelle nationale et internationale, sont aussi cruciaux pour le RPC.

On reconnaît bien là l’influence du manifeste de Santiago. Toutefois, le RPC ne s’est pas contenté de calquer l’approche des CPS. Rappelons-le : la théologie de la libération est latino-américaine, par définition. La lecture radicale des textes évangéliques qu’elle implique renvoie ainsi à une interprétation située, intimement liée au contexte géographique, politique et historique de son émergence. Les groupes de chrétiens socialistes basés à l’extérieur du continent latino-américain qui veulent s’y référer se trouvent donc dans la nécessité de contextualiser, selon leur histoire propre, le Christ de Santiago, de même que le projet de libération dans lequel il s’incarne. Conscient de cet impératif, le leadership du RPC s’est affairé à transposer la lecture radicale des Évangiles à la réalité du Québec d’alors.

D’abord, en phase avec les conclusions du mouvement ouvrier du Québec des années 1970, les membres du RPC considèrent qu’au Québec, les « opprimés […] sont principalement les travailleurs[60] ». Les membres du Réseau en viennent donc à investir leur énergie militante au sein du mouvement ouvrier au Québec, en s’inscrivant dans les luttes « spécifiquement politiques et économiques des travailleurs[61] ». Cette attention portée à la classe prolétaire distingue la christologie du RPC de celle des CPS, qui identifient les paysans, les Mapuches et les pauvres des villes, comme étant les sujets premiers de la libération, en Amérique latine[62].

Un autre aspect qui caractérise le RPC est l’ajout de la question de l’indépendantisme au projet de libération socialiste. Cette dimension est d’ailleurs évoquée dans le texte rédigé par Vaillancourt, qui précède la reproduction du document final du Congrès de Santiago dans Relations. Dans un court passage portant sur la contribution de la délégation québécoise au document final, l’auteur précise, en parlant au nom des PC formant la délégation québécoise, que

nous nous sommes fixés comme objectif de transmettre des éléments d’information de base sur notre histoire de dépendance, sur la place du Québec dans le système fédéral canadien, sur la dépendance économique des travailleurs québécois vis-à-vis de l’impérialisme américain et du capitalisme anglo-saxon et québécois, sur le développement du mouvement ouvrier et du syndicalisme, sur le mouvement de libération nationale polarisé à la fois par la question de l’indépendance et celle du socialisme[63].

Il ne fait aucun doute à notre esprit qu’identifiant l’impérialisme américain et le capitalisme britannique comme sources de l’asservissement des travailleurs québécois, le projet de libération du pauvre implique, pour le leadership du RPC, la mise à mal du lien de dépendance qui profite à l’impérialisme américain, d’une part, et au Royaume-Uni, d’autre part, dont l’ascendant sur le Québec est assuré par le gouvernement fédéral canadien[64].

Une autre contextualisation des postulats de la théologie de la libération opérée par le RPC est la critique de l’Église-institution, à un niveau local. Le leadership du Réseau estime que ce qui démarque l’Église du Québec est entre autres que cette dernière a infiltré le mouvement ouvrier pour y faire primer une approche syndicaliste découlant de « la doctrine sociale de l’Église [,] marquée au coin par le corporatisme et par un antisocialisme virulent[65] ». Le mouvement ouvrier s’en est trouvé corrompu, teinté par une interprétation capitaliste du message chrétien, « faite à partir des intérêts et du point de vue de la bourgeoisie[66] ». L’Église-institution, « marquée au sceau de l’idéologie bourgeoise[67] », a ainsi participé à empêcher les chrétiens syndicaux et pro-ouvriers de développer une conscience de classe et d’inscrire les luttes des travailleurs dans une perspective véritablement libératrice. Il est en cela primordial, pour le RPC, d’écrire une histoire critique des rapports entre l’Église et les luttes ouvrières au Québec afin de prendre conscience des effets néfastes qu’a eus « un certain “christianisme social”[68] » sur le développement du mouvement ouvrier. Selon le Réseau, un travail historiographique de cet acabit donnerait l’opportunité aux Québécois.es de se décharger de leurs réflexes antirévolutionnaires et de développer un projet de libération dynamisé par une lecture prolétarienne des Évangiles délestée des intérêts de l’Église-institution et de la bourgeoisie nationale.

Conclusion

Comme nous avons voulu en faire état dans les limites de cet article, l’influence chilienne apparaît comme ayant été déterminante pour le RPC. Tout en s’abstenant de procéder à une simple reproduction du mouvement des chrétiens révolutionnaires chiliens, les leaders du Réseau, engagés dans ses Commissions politique et théologique, ont puisé à la source de la christologie latino-américaine en gestation depuis Medellín (1968) et ont transposé le Jésus latino-américain à la réalité d’un Québec urbanisé, capitaliste et doublement colonisé. Ils ont intégré le croisement du marxisme scientifique et de la lecture radicale des Évangiles, tel que mis de l’avant par le « Groupe des 80 » et consacré, à Santiago, pour en faire une praxis révolutionnaire visant la libération des ouvriers et la construction d’un Québec socialiste. Ils ont suivi l’exemple de l’Église chilienne pour élaborer une critique émancipatrice de l’Église-institution par le biais de l’écriture de l’histoire que cette dernière a entretenue avec les mouvements ouvriers québécois. Enfin, ils ont pris conscience, avec la Première rencontre de Santiago, qu’ils faisaient partie intégrante d’un mouvement de solidarité aux proportions internationales, au sein duquel l’expérience militante québécoise pouvait et devait se dynamiser. Ainsi, le Réseau des politisés chrétiens est à comprendre comme le fruit d’une adaptation située du mouvement Cristianos por el socialismo. La forme originale de militantisme chrétien qui en a résulté accuse une dette importante, tant sur le plan de l’influence politique qu’ecclésiale qu’y a joué le Chili. Inspiré par la christologie et la conception du christianisme révolutionnaire des CPS du Chili, mais prenant la mesure des éléments contextuels spécifiques à son histoire ecclésiale et politique nationale, le RPC a été en mesure de se constituer en tant que forme proprement québécoise de militantisme chrétien de gauche.