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L’histoire de l’idée républicaine au Québec est ancienne, comme l’a bien montré le politologue Marc Chevrier dans ses travaux, notamment dans La République québécoise. Hommages à une idée suspecte paru en 2012, mais surtout dans l’anthologie qu’il a codirigée en 2013, De la république en Amérique française. Anthologie pédagogique des discours républicains au Québec, 1703-1967[1]. L’influence de cette tradition de pensée n’a pas été constante, évoluant au gré des contextes. Aussi la retrouve-t-on en 1837-1838 au coeur de la lutte des Patriotes contre le pouvoir colonial britannique, nouveau maître politique des Canadiens après la Conquête. Le référent républicain connaîtra ensuite un déclin important avec la prise de contrôle de l’Église catholique sur le destin culturel et social du Canada français suivant la défaite des Patriotes. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avec la remise en question internationale du modèle impérial comme forme d’organisation politique, l’idéal républicain inspire des intellectuels nationalistes autour d’André Laurendeau pour repenser le lien du Canada avec le Royaume-Uni[2]. L’attrait pour ce modèle décline ensuite à partir des années 1960, décennie pourtant marquée par un bouillonnement politique sans précédent dans le Québec de la Révolution tranquille.

On assiste ces dernières années à un regain d’intérêt pour le républicanisme dans le discours public et l’arène politique. Ce modèle politique universel, dont les origines anciennes remontent à Rome, repose dans sa forme moderne sur la recherche de l’intérêt général et la défense du Bien commun, tout en s’arrimant à une conception forte des institutions comme outils de médiations sociales et politiques. Force politique incontournable des grandes révolutions libérales, telles que les Révolutions américaine et française, le républicanisme se manifeste essentiellement au Québec de notre époque sous la forme de repères politiques, soit d’outils théoriques permettant de jeter un nouvel éclairage sur des enjeux actuels. Il se déploie sous la forme de nouvelles balises pour l’action politique, en marge des catégories bien ancrées que demeurent le fédéralisme, le souverainisme, le nationalisme et le multiculturalisme, par exemple. Cette influence se manifeste moins sous la forme d’un tout unifié se réclamant explicitement et en bloc de cette tradition politique — on ne saurait encore parler ici d’un véritable « mouvement républicain québécois » — que sous celle de repères de plus en plus manifestes dans l’espace public et médiatique, inspirés par cette riche tradition politique. Parmi les foyers de réflexion où se fait sentir cette influence républicaine, on retrouve la revue Argument, la revue L’Action nationale ou le portail de l’Encyclopédie de l’Agora.

Ainsi, inspirés par le modèle républicain, de plus en plus de penseurs ou de militants, en provenance de toutes les familles politiques, réclament aujourd’hui l’abolition du poste de lieutenant-gouverneur du Québec et son remplacement par un poste électif, sous le modèle d’une présidence à la républicaine. Déjà en 2007, l’ex-recteur de l’Université du Québec à Montréal, le professeur Claude Corbo, en appelait à l’abolition de ce « reliquat de l’époque coloniale[3] ». À l’automne 2012, le Parti québécois (PQ) avait réclamé à travers une motion l’abolition de ce poste. Faute de soutien de la part des autres partis, celle-ci n’avait pas été adoptée. À l’occasion de son Conseil général de l’automne 2016, la Coalition avenir Québec (CAQ) avait préparé une déclaration intitulée « Un nouveau projet pour les nationalistes du Québec », document dans lequel on en appelait à l’abolition de cette « archaïque institution[4] ». Depuis son accession au pouvoir en 2018, ce parti n’a pas donné suite à cette proposition. En février 2021, dans la foulée de la démission de la gouverneure générale du Canada Julie Payette à la suite du scandale des allégations de harcèlement moral, les députés de cette formation ont refusé de rallier une motion déposée par le PQ appelant à l’abolition de ce poste. À l’extérieur de l’Assemblée nationale, l’appel à l’abolition du poste de lieutenant-gouverneur du Québec semble recueillir un appui grandissant ces dernières années[5]. Par ailleurs, la nomination à l’été 2021 de Mary Simon, qui ne maîtrise pas le français, au poste de gouverneure générale du Canada est venue raviver cette revendication chez bon nombre de nationalistes québécois[6].

On entend par ailleurs des appels de plus en plus nombreux pour que le peuple du Québec, au nom de la souveraineté dont il est dépositaire, exerce son pouvoir constituant. Parmi ces voix appelant à l’adoption d’une constitution québécoise, on compte les Organisations Unies pour l’Indépendance du Québec (OUI-Québec), qui ont mené en 2018 la tournée nationale La Constituante : Dessinons les contours du pays ![7]. Au terme d’une consultation populaire étendue, le mouvement d’initiative populaire Faut qu’on se parle proposait en 2018 l’organisation d’une assemblée constituante au Québec[8]. La formation Québec solidaire (QS) a réitéré lors de son congrès de 2019 (17-18 novembre) son souhait de tenir une assemblée constituante populaire si elle est portée au pouvoir. En partenariat avec l’Institut du Nouveau Monde, le metteur en scène Christian Lapointe a mené en 2019 le projet Constituons ![9].

Le modèle républicain inspire également une critique du modèle canadien de gestion de la diversité ethnoculturelle, le multiculturalisme, le républicanisme étant perçu par plusieurs comme un modèle plus apte à traduire les pratiques et les aspirations collectives du peuple québécois en matière d’intégration et de gestion de la diversité ethnoculturelle que le modèle canadien[10]. Le modèle républicain représente pour d’autres le moyen de renouveler le projet souverainiste en arrimant celui-ci avec un projet de nouveau régime politique pour le Québec[11].

Mais l’élément le plus manifeste de l’influence républicaine dans le jeu politique québécois contemporain est l’appui unanime des élus de l’Assemblée nationale et d’une majorité de la population au Québec à l’endroit du principe républicain de la laïcité[12] — une unanimité qui laisse néanmoins voir d’importantes divisions sur les limites réelles de son application concrète. Dans un sondage Léger-Le Journal de Montréal du 16 septembre 2019, 64 % des personnes sondées ont répondu par l’affirmative à la question : « Êtes-vous en faveur ou opposé au fait de bannir le port des signes religieux visibles pour les employés du secteur public en position d’autorité (policiers, juges et enseignants du primaire et du secondaire) dans votre province[13] ? » Tous les partis politiques comptant actuellement des députés à l’Assemblée nationale du Québec (42e législature) et tous les députés indépendants sont en effet en faveur du principe général de la laïcité de l’État. Unanimes sur le principe, ces députés ne se sont cependant pas tous entendus lorsqu’est venu le temps, à l’été 2019, d’adopter le projet de loi sur la laïcité de l’État déposé par le ministre Jolin-Barette. Car si tous les députés de la CAQ et du PQ votèrent en faveur du projet de loi, ceux du Parti libéral du Québec (PLQ) et de QS votèrent contre. À la source de cette division parmi les élus se trouve une disposition dans cette loi qui interdit le port de signes religieux visibles pour les fonctionnaires en position d’autorité[14]. Cette disposition est perçue par les opposants comme étant discriminatoire[15]. Depuis l’adoption de la loi, les membres de QS réunis en congrès à l’automne 2021 ont d’ailleurs adopté une motion pour rouvrir cette loi, précisément en vue d’en retirer l’interdiction du port de signes religieux pour cette catégorie d’employés.

Il faut souligner d’emblée que ce regain d’intérêt pour le républicanisme s’inscrit dans un contexte culturel, social et politique plus large qui dépasse le cadre strictement québécois. Les questions touchant la gestion de la diversité ethnoculturelle, la perte d’influence du référent national ou l’effritement de la souveraineté de l’État-nation dans le contexte de mondialisation occupent une place croissante dans les débats publics partout en Occident. Dans le cas des sociétés où l’idéal républicain est bien implanté — qu’on pense à la France[16] bien sûr, mais aussi à l’Italie ou à la Suisse par exemple —, celui-ci permet de repenser ces questions à l’aune de balises institutionnelles bien ancrées. Dans des sociétés comme le Québec, où le républicanisme jouit d’une influence encore limitée, il offre de nouveaux outils pour saisir ces questions.

Par ailleurs, si l’actualité de ces enjeux peut en partie expliquer le regain d’intérêt pour le républicanisme au Québec, soulignons que ceux-ci suscitent également d’autres formes de réactions politiques, parmi lesquelles, au premier plan, le populisme de droite. Pensons par exemple à la figure de l’ancien président Donald Trump aux États-Unis, au Rassemblement national en France, à l’Alternative für Deutschland (AFD) ou PEGIDA en Allemagne, au parti d’UKIP au Royaume-Uni, de même qu’à des figures québécoises comme Éric Duhaime autour du Parti conservateur du Québec ou Maxime Bernier et son Parti populaire du Canada, et, dans une frange plus radicale, la Meute ou d’autres regroupements identitaires marginaux. Or, même s’il a pu se décliner tant à gauche qu’à droite à travers son histoire moderne, le républicanisme actuel, notamment celui qui s’exprime au Québec, tend à se tenir à distance du populisme antisystème qui carbure notamment à un rejet des institutions, lesquelles occupent au contraire une place fondamentale dans l’imaginaire républicain.

Comment expliquer ce regain d’intérêt actuel pour le républicanisme au Québec[17] ? L’importance grandissante des enjeux touchant la gestion de la diversité ethnoculturelle, la perte d’influence du référent national ou l’effritement de la souveraineté de l’État-nation dans le contexte de mondialisation ne semblent pas pouvoir l’expliquer à eux seuls. À côté de ces éléments, il faut reconnaître qu’une conjoncture particulière a favorisé l’émergence du républicanisme au Québec, soit l’effritement de la grande alliance souverainiste. Cette alliance qui réunissait les progressistes et les nationalistes autour d’une cause commune s’est rompue. Les repères de pensée qu’elle avait réussi à imposer dans le discours et le jeu politique ont aujourd’hui grandement perdu de leur influence, ouvrant ainsi la voie à de nouveaux repères, que la riche tradition de pensée républicaine est à même de fournir. Le présent essai vise à examiner cette nouvelle pratique républicaine et à mettre en relief les raisons qui permettent de comprendre son influence actuelle au Québec, soit depuis la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles en 2007-2008 (commission Bouchard-Taylor).

L’éveil du républicanisme au Québec après la commission Bouchard-Taylor

En 2006, plusieurs cas d’accommodements raisonnables et en particulier ceux pour motifs religieux vont défrayer la manchette au Québec[18]. La question devient alors un enjeu politique incontournable. En janvier 2007, à la suite de l’adoption par une petite municipalité de la Mauricie d’un « Code de vie » controversé, auquel les immigrants désireux de s’y établir devraient se conformer, éclate ce qui deviendra connu sous le nom de l’affaire Hérouxville. Cette affaire fit grand bruit partout au Québec. À la suite de demandes réitérées à plusieurs reprises de la part de l’opposition à l’Assemblée nationale, mais aussi de plusieurs regroupements de la société civile, le Gouvernement du Québec de l’époque, alors dirigé par le libéral Jean Charest, décide ainsi en février 2007 de mettre sur pied une commission d’enquête en vue de faire la lumière sur cette pratique. On confie alors au philosophe Charles Taylor et au sociologue Gérard Bouchard la direction de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Les travaux de cette commission, qui comprendront des audiences publiques, alimenteront le débat pendant plusieurs mois, jusqu’au dépôt du rapport final en mai 2008[19]. D’un point de vue politique, ces débats ont marqué un certain tournant dans le discours public au Québec, à la faveur duquel le modèle républicain a pu gagner en influence.

Avant de passer en revue les principales manifestations du républicanisme dans le jeu politique québécois contemporain, il nous faut au préalable souligner que l’aspect le plus visible de ce modèle ne touche pas ici à l’élément avec lequel il a peut-être été le plus souvent historiquement associé, sous sa forme moderne, soit l’antimonarchisme. C’est en effet dans un rapport de contestation frontale avec le régime politique dominant dans l’Europe des Lumières, la monarchie ou la royauté, que le républicanisme s’est surtout développé et a pu s’imposer à partir du XVIIIe siècle un peu partout sur le vieux continent. C’est le sens premier que prêtent à ce modèle les révolutionnaires français lorsqu’ils instaurent la République, en procédant à l’abolition de la royauté capétienne le 1er vendémiaire de l’an I. Aussi est-ce une même conception du républicanisme qui anime un Giuseppe Mazzini au moment de la proclamation de la République romaine en février 1849, en remplacement de la suzeraineté pontificale sur Rome. La critique monarchique apparaît toutefois d’une importance très secondaire dans l’expression québécoise contemporaine du républicanisme. Comme nous l’avons souligné plus haut, plusieurs voix appellent aujourd’hui à l’abolition du poste du représentant officiel du monarque canadien dans la province de Québec, le lieutenant-gouverneur. Mais cet appel ne s’accompagne guère d’une véritable critique du régime monarchique canadien dans son ensemble et dont ce poste, aussi important soit-il, n’en constitue qu’un élément essentiellement symbolique[20]. Soulignons dans le même sens qu’à la suite de chaque scrutin fédéral ou provincial, on trouve régulièrement des députés souverainistes pour remettre en question la pratique bien inscrite dans la tradition monarchique canadienne — et protégée par la Loi constitutionnelle canadienne — du serment d’allégeance à la Couronne canadienne[21]. À l’été 2019, le député Sol Zanetti de QS a déposé à l’Assemblée nationale un projet de loi qui prévoit de rendre optionnel le Serment d’allégeance envers le chef de l’État canadien[22]. À la suite du dernier scrutin général au Québec, et après le refus des trois députés élus sous la bannière du Parti Québécois de se plier à cette exigence constitutionnelle, l’Assemblée nationale a adopté en décembre 2022 la Loi visant à reconnaître le serment prévu par la Loi sur l’Assemblée nationale comme seul serment obligatoire pour y siéger, rendant du coup le serment au monarque canadien accessoire. Cette démarche à valeur hautement symbolique est toutefois d’une portée limitée, en ce qu’elle laisse généralement complètement de côté les autres aspects plus fondamentaux du régime monarchique canadien[23].

Le républicanisme québécois contemporain s’exprime plutôt principalement sous la forme du libéralisme anglo-saxon. Si le modèle républicain a pu s’ériger en Europe au XVIIIe siècle comme l’antithèse du monarchisme, c’est davantage dans son rapport d’opposition avec le libéralisme anglo-saxon, tradition politique formant avec le républicanisme la grande famille libérale dans son acception la plus large, qui va évoluer et se développer à partir du début du XXe siècle dans les démocraties occidentales, et ce, au fur et à mesure que le libéralisme anglo-saxon va s’imposer un peu partout. Et c’est cet antagonisme fondamental qui se laisse voir dans le républicanisme s’exprimant au Québec depuis 2007. Concrètement, cette opposition s’articule ici sous la forme d’une critique du modèle idéologique dominant au Canada, soit le multiculturalisme, modèle forgé à même le libéralisme anglo-saxon. C’est donc comme outil pour éclairer des enjeux de société tels que les rapports sociaux, les questions du religieux dans l’espace public, d’intégration, de l’identité nationale, de la citoyenneté, d’intérêt général ou de Bien commun, etc., que le républicanisme se donne principalement à voir dans le Québec d’après la commission Bouchard-Taylor.

Ainsi, comme nous l’avons souligné en introduction, si le républicanisme alimente l’imaginaire politique québécois avec de nouvelles balises et de nouveaux repères, ceux-ci se manifestent encore de manière dispersée. On peut néanmoins les regrouper autour de trois pôles : critique des accommodements raisonnables, appel à une assemblée constituante populaire et laïcité républicaine.

Premièrement, le républicanisme se manifeste par une attitude forte en faveur du principe de l’universalité de la loi. Nous avons vu une telle attitude s’exprimer clairement au moment de la controverse qui a secoué la société québécoise il y a un peu plus d’une décennie autour de la pratique des accommodements raisonnables, laquelle déboucha sur la mise sur pied de la commission Bouchard-Taylor. D’inspiration libérale anglo-saxonne, la pratique de l’accommodement raisonnable consiste à justifier la dérogation à un règlement pour une personne, et ce, en raison d’un handicap ou d’une pratique culturelle ou religieuse. Inspirée par un jugement de la Cour suprême du Canada de 1985[24], cette pratique s’est implantée au Québec à partir des années 1990 et force les organisations publiques et privées à accommoder toute personne en faisant la demande, à la condition que les mesures demandées apparaissent raisonnables.

Comme nous l’avons souligné plus haut, dès 2006, plusieurs cas d’accommodements pour motifs religieux vont faire l’objet d’une couverture médiatique et susciter des débats dans l’espace public, laissant paraître une attitude majoritairement négative de la part des Québécois[25]. Cette attitude trouve avant tout sa source dans un rejet du principe même de l’accommodement dans le cas de motifs liés à la pratique religieuse d’une personne, et ce, au nom d’une adhésion au principe d’inspiration républicaine de l’universalité de la loi et de son application à tous sans exception[26]. Pour une majorité de Québécois, la pratique d’une religion est perçue comme relevant de la sphère privée et tenant d’un choix strictement personnel. Elle ne saurait donc justifier de dérogation au principe de l’applicabilité pour tous de la loi dans l’espace public. Au contraire, il devrait revenir à toute personne religieuse d’adapter sa pratique afin de se conformer aux règlements des entreprises ou des institutions.

Deuxièmement, le républicanisme québécois se découvre à travers l’appel pour la mise sur pied d’une assemblée constituante populaire. La question constitutionnelle n’est pas nouvelle et occupe depuis au moins les années 1960 — notamment depuis les débats entourant la formule Fulton-Favreau, visant à adopter une procédure d’amendement pour la constitution canadienne — une place centrale dans les débats politiques au Québec, même si elle a quelque peu perdu de son actualité ces dernières années. Un appel à une constitution québécoise n’a également rien de nouveau. À la fin des années 1960, les États généraux du Canada français se concluaient par une telle revendication[27]. Mais ce qui est relativement inédit dans l’appel actuel est la démarche proposée pour y conduire, laquelle implique de recourir à une assemblée populaire. C’est au peuple québécois lui-même à user du pouvoir constituant qu’il possède en vertu de son caractère souverain pour se donner sa propre constitution, les représentants élus de l’Assemblée nationale étant appelés à tenir un rôle subalterne au sein de cette démarche. Si une telle entreprise devait être menée, elle marquerait une rupture avec la pratique en vigueur dans le parlementarisme de type britannique au coeur du régime canadien, laquelle consacre plutôt le principe de la souveraineté parlementaire, y compris dans l’exercice du pouvoir constituant[28].

Troisièmement, l’élément le plus manifeste de l’influence républicaine au Québec à notre époque est celui de la défense d’une laïcité non libérale. C’est à travers cet élément que la confrontation avec le modèle multiculturaliste canadien apparaît la plus forte. L’influence de ce principe sur la société québécoise n’est pas nouvelle en soi. La Révolution tranquille s’était traduite par une déconfessionnalisation et une sécularisation marquées de la société, entraînant une baisse importante de la pratique religieuse chez les Québécois[29]. De fait, le principe général d’une séparation de l’Église et de l’État, principe au fondement de la laïcité républicaine, s’était largement imposé depuis comme un repère fondamental dans l’imaginaire politique québécois. Néanmoins, ce principe n’avait jusqu’ici jamais fait l’objet d’une procédure afin de le consacrer légalement.

Les raisons qui permettent d’expliquer la volonté du PQ, dans un premier temps, et de la CAQ, dans un second temps, de l’enchâsser dans une loi ne sauraient tenir à nos yeux qu’à un simple désir de « parachever » ce processus historique[30] de sécularisation entamé dans les années 1960, même si cette raison demeure valide. En fait, on peut penser que si ce n’avait été de l’influence d’autres raisons, l’Assemblée nationale n’aurait probablement jamais pris une telle initiative, tant la question du rapport au religieux dans l’espace public apparaissait jusqu’à tout récemment, et dans les faits, déjà largement réglée au Québec[31]. L’une des principales motivations du législateur québécois pour décréter le caractère laïc de l’État à notre époque consiste à faire barrage aux principes d’accommodement raisonnable fondé sur des revendications religieuses. Le principe républicain de la laïcité est incompatible avec la reconnaissance des particularismes identitaires fondés sur la religion. Le Québec ne fait pas exception ici, en ce que ces revendications religieuses se font également entendre partout en Occident. Ainsi avons-nous vu récemment plusieurs États européens adopter des législations en faveur de la laïcité en réponse à de telles revendications. En 2018, le canton de Genève a interdit le port de signes religieux par les élus et les fonctionnaires de l’État, loi qui a reçu l’appui des électeurs à la suite d’une consultation populaire menée en février 2019. En janvier 2005, le parlement du Land de Berlin en Allemagne a procédé à une modification de sa constitution (Verfassung) afin d’interdire à tous ses fonctionnaires d’État (incluant les professeurs et les éducateurs à la petite enfance) le port de signes religieux dans le cadre de leurs fonctions[32]. La République française avait quant à elle légiféré dès 2004 pour interdire le port de signes religieux ostentatoires par les élèves des écoles publiques, à l’exception des universités[33]. On pourrait ajouter à cette liste de nombreux autres exemples[34].

L’adoption d’une loi sur la laïcité par le Québec s’est faite en deux temps. Tout d’abord, le gouvernement minoritaire du PQ de Pauline Marois dépose en novembre 2013 le projet de Charte des valeurs québécoises[35] (projet de loi 60). Celui-ci visait à baliser la pratique des accommodements de nature religieuse en établissant des règles communes pour tous suivant le principe de la laïcité[36]. Il reposait sur une volonté d’enchâsser le principe républicain de la laïcité dans une « charte », lui reconnaissant ainsi un caractère quasi constitutionnel. Au surplus, ce projet de loi visait à reconnaître dans la laïcité une « valeur » québécoise. Ce projet n’a finalement jamais été adopté, en raison de la dissolution de l’assemblée et du déclenchement d’élections au printemps 2014. Le PLQ qui succéda au PQ ne donna pas suite à ce projet. Par la suite, à l’été 2019, fort d’une majorité parlementaire à la suite du scrutin de 2018, le gouvernement de la CAQ de François Legault fait adopter sous bâillon la Loi sur la laïcité de l’État[37]. Reprenant pour l’essentiel les grandes lignes du projet péquiste, cette loi établit que « L’État du Québec est laïque (article 1) » et interdit notamment le port de signes religieux pour une certaine catégorie de fonctionnaires (ceux en position d’autorité, tels que les juges, les policiers et les enseignants) dans le cadre de leurs fonctions. Fondée sur la reconnaissance du caractère discriminatoire de cet interdit — une disposition qui apparaît difficilement conciliable avec l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protège la « liberté de conscience et de religion » —, la Loi sur la laïcité de l’État a ainsi exceptionnellement été assortie d’une disposition de dérogation, ce qui la place à l’abri des contestations judiciaires se référant aux articles 2 et 7 à 15 pour une période renouvelable de cinq ans.

On peut donc constater que plusieurs repères politiques issus de la tradition républicaine se sont récemment imposés dans le jeu politique québécois.

Un contexte favorable à la réception de la pensée républicaine au Québec

Nous avons souligné en introduction que l’importance grandissante des enjeux liés à la gestion de la diversité ethnoculturelle, à la perte d’influence — sous l’effet de la mondialisation — du référent national, ou à l’effritement de la souveraineté de l’État-nation ne semblent pas pouvoir expliquer à eux seuls l’intérêt que connaît aujourd’hui le républicanisme au Québec. Ces éléments ont assurément favorisé son émergence, mais un autre a également joué un rôle essentiel, sinon prépondérant : la rupture de la grande alliance souverainiste entre progressistes et nationalistes a ouvert un horizon politique particulièrement favorable à la réception de cette tradition politique au Québec.

Apparue dans le bouillonnement de la Révolution tranquille, l’option souverainiste est rapidement parvenue à s’imposer dans le jeu politique québécois en bonne partie en raison de la force de mobilisation déployée par une alliance politique exceptionnelle réunissant les forces progressistes et nationalistes. Cette alliance reposait sur l’admission largement répandue d’une profonde connexion entre les questions nationale et sociale, toutes deux devant trouver leur solution dans un projet politique unique : l’indépendance du Québec. Dans le Québec des années 1960, les lignes de fractures nationales — entre, d’un côté, les Canadiens français et, de l’autre, le pouvoir britannique ou canadien-anglais — recoupaient en effet largement les lignes de fractures sociales — là encore entre, d’un côté, les travailleurs à majorité canadienne-française et, de l’autre, la minorité bourgeoise anglophone. Ce ne sont certes pas tous les progressistes québécois qui embrassent le projet souverainiste à cette époque. La famille progressiste compte et continue de compter des fédéralistes dans ses rangs. Pareillement, cette adhésion à l’option souverainiste ne sera pas unanime chez les nationalistes. Nombreux sont-ils également à rejeter cette option jugée trop radicale et à préférer réclamer une plus grande autonomie politique pour le Québec au sein du régime fédéral canadien — position politique qui est notamment celle aujourd’hui de la CAQ. Mais une majorité de progressistes et de nationalistes au Québec épousent l’option souverainiste. Et, en dépit de la persistance de divergences idéologiques parfois importantes entre les programmes progressistes et nationalistes, la majorité de ceux qui se reconnaissaient dans ces deux camps a été en mesure de mettre de côté celles-ci pour unir leurs forces en vue de la poursuite d’un objectif stratégique commun. Nous avons ainsi pu voir les militants progressistes du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) accepter de saborder leur formation en 1968 afin de rejoindre sur une base individuelle le parti de René Lévesque nouvellement fondé, parti que sont également venus rejoindre au même moment les militants plus franchement nationalistes du Ralliement national (RN). De même, plus récemment, nous avons pu voir de nombreux progressistes unir leurs forces aux nationalistes, notamment au sein des Partenaires pour la souveraineté, au moment du dernier référendum sur la souveraineté de 1995, alliance qui conduisit le camp du « Oui » à une quasi-victoire.

Or cette alliance s’est aujourd’hui rompue. L’objectif stratégique d’amener le Québec à faire sécession du Canada n’apparaît désormais plus assez mobilisateur pour maintenir unies des forces politiques aux visions idéologiques si divergentes. L’histoire de cette grande alliance n’aura certes pas été sans accrochages, parfois même importants. Pensons aux tensions apparues au sein de la famille souverainiste à la suite des coupes budgétaires décrétées par le deuxième gouvernement de René Lévesque en 1982. Dans le même sens, rappelons les divisions qui ont surgi à la suite de l’adoption de la politique dite du « déficit zéro » par le gouvernement de Lucien Bouchard en 1996. Mais cette alliance aura réussi à faire de l’option souverainiste une des forces politiques incontournables de l’échiquier politique québécois, propulsant le PQ au pouvoir à cinq reprises, dont la dernière était en 2012. Par ailleurs, cette rupture ne signifie assurément pas la mort de l’idée d’indépendance du Québec. Nombreux sont encore les Québécois à se reconnaître dans cette cause et à continuer de militer pour elle, notamment parmi les progressistes et les nationalistes. Le projet souverainiste jouit encore d’un soutien non négligeable au Québec[38]. Mais force est de reconnaître que la grande alliance politique qui l’avait porté jusqu’ici s’est disloquée. Sur le plan électoral, les forces indépendantistes apparaissent aujourd’hui plus divisées et affaiblies que jamais, entre au moins trois principales formations, soit le PQ, QS et le Bloc Québécois (BQ). À cela s’ajoutent une multitude d’organisations de la société civile réunies au sein notamment des Organisations unies pour l’indépendance (OUI-Québec). C’est en ordre dispersé que semblent désormais se déployer les forces souverainistes.

Il serait trop long de faire ici l’histoire de la lente dislocation de cette alliance, dont les premières fissures remontent à l’après-référendum de 1995. Il nous est toutefois permis de nous attarder sur un événement politique récent qui, à notre avis, est en quelque sorte venu sceller le sort de cette alliance déjà fragilisée : le dépôt du projet de Charte des valeurs québécoises à l’automne 2013. Ce projet a été l’objet d’importants débats à l’échelle de la société québécoise tout entière, lesquels ont été non moins intenses au sein de la famille souverainiste. Deux visions politique se sont alors opposées. D’un côté, une majorité de nationalistes souverainistes soutenait ce projet, avec des appuis variés, allant d’une adhésion enthousiaste à un soutien forcé, en passant par un ralliement prudent. Certains s’y montrèrent même catégoriquement opposés. Mais la majorité des nationalistes souverainistes choisit de l’appuyer, voyant en lui un projet qui contribuerait à renforcer l’identité nationale québécoise. Cette mesure législative aiderait à réaffirmer la spécificité du modèle québécois de société, lequel repose sur des valeurs distinctes de celles dominantes au Canada. Pour le ministre porteur du dossier, Bernard Drainville, ce projet de charte revêtirait, s’il était voté, une portée symbolique comparable à celle de la Charte de la langue française adoptée en 1977, dans la mesure où, disait-il, « la charte de la laïcité, c’est la loi 101 des valeurs[39] ». Il semblerait même qu’un tel argument ait permis de rallier à ce projet de loi un certain nombre de nationalistes non souverainistes, notamment des sympathisants de la CAQ[40]. De l’autre côté, on a pu voir un grand nombre de progressistes souverainistes exprimer une opposition, parfois forte, à ce projet. Une majorité de progressistes souverainistes ont rejeté ce projet qui était perçu comme stigmatisant les communautés culturelles. Ce projet apparaissait largement incompatible avec la vision pluraliste de la société dominante chez les progressistes québécois. Pour le philosophe souverainiste Michel Seymour, qui signe avec des collègues une lettre dans Le Devoir (9 septembre 2013), ce projet de loi aurait eu pour effet une banalisation de l’intolérance et de la stigmatisation fondée sur les stéréotypes ; la consolidation des traitements inégalitaires que subissent déjà et subiront encore davantage les individus et les groupes exclus et stigmatisés du fait d’une différence dont ils ne pourraient ou ne voudraient se départir[41].

Ainsi, le dépôt du projet de Charte des valeurs québécoises de 2013 a été le théâtre d’une forte polarisation des opinions au sein de la famille souverainiste, laissant voir des divergences fondamentales entre progressistes et nationalistes. Cette polarisation a porté un coup fatal à cette alliance déjà fragilisée, ouvrant du coup un horizon politique particulièrement favorable à l’émergence du modèle républicain. D’un côté, le républicanisme a pu tirer profit du vide laissé par l’effondrement de cette alliance et de la perte d’influence des catégories politiques que celle-ci avait jusque-là réussi à imposer dans l’arène politique, pour mettre de l’avant des catégories d’analyse et d’action relativement inédites. De l’autre côté, on peut également voir que le républicanisme a lui-même contribué, si ce n’est en partie, à l’affaiblissement de cette grande alliance, en fournissant des catégories d’analyse plus actuelles ou plus aptes à éclairer certains enjeux politiques contemporains que les catégories associées à la pensée souverainiste. Qu’on pense ici bien sûr au concept républicain de la laïcité, un concept qui avait toujours occupé une place marginale dans la pensée souverainiste, mais que la tradition républicaine est parvenue à imposer au Québec afin de répondre à un enjeu de société d’une importance politique grandissante aujourd’hui. En ce sens, si le républicanisme a pu s’imposer, c’est qu’il offre des balises théoriques pertinentes et mieux adaptées que celles fournies par la pensée souverainiste pour saisir certains enjeux politiques qui n’existaient pas au moment de la naissance de l’option souverainiste, ou du moins, qui ne revêtaient pas l’importance qu’ils ont aujourd’hui.

Enfin, il faut souligner qu’une telle réception du républicanisme au Québec n’aurait pu être possible sans une certaine proximité idéologique entre ce modèle et la pensée souverainiste portée par l’alliance progressiste-nationaliste. Si le républicanisme peut trouver au Québec un terreau fertile pour se développer au XXIe siècle, c’est qu’il occupe sensiblement le même espace idéologique que celui naguère occupé par le souverainisme. Le progressisme de tendance social-démocrate qui domine au Québec, notamment au sein de la famille souverainiste, et le nationalisme de type modéré qui se laisse voir au Québec, au premier plan chez les souverainistes, se nourrissent tous deux de visions politiques largement compatibles avec ce que met de l’avant le républicanisme. En ce sens, on peut penser qu’un modèle politique plus radicalement distinct du progressisme et du nationalisme tels qu’ils s’expriment dans le camp souverainiste aurait certainement eu plus de difficulté à s’offrir en remplacement de la pensée souverainiste dans le débat politique. Concrètement, on peut voir que plusieurs catégories d’analyses républicaines rejoignent les progressistes et les nationalistes souverainistes. Plusieurs progressistes se reconnaissent par exemple dans la proposition d’assemblée constituante, laquelle est une manière habile d’ancrer dans les institutions québécoises certains principes de justice sociale, que ce soit le droit au logement ou le droit à l’environnement. Il pourrait en effet s’agir là d’une stratégie politique efficace pour mettre de l’avant un certain projet social[42]. Dans le même sens, nombreux sont les progressistes qui voient dans le républicanisme une manière de redonner un sens aux idéaux de Bien commun ou d’intérêt général, idéaux fortement malmenés à notre époque. En revanche, l’idée d’assemblée constituante semble également plutôt bien accueillie par les nationalistes, qui voient en elle une manière de consolider l’État du Québec[43]. Cette démarche pourrait constituer une réponse politique efficace au coup de force de 1982 et au rapatriement de la constitution canadienne contre le gré du Québec. Pareillement, bon nombre de nationalistes voient dans le modèle républicain une nouvelle manière de repenser la citoyenneté, par-delà les paramètres imposés par le régime canadien et son multiculturalisme.

Conclusion

Nous voyons que dans le contexte politique québécois d’après la commission Bouchard-Taylor, marqué par une reconfiguration en profondeur de l’antagonisme classique qui avait depuis les années 1960 opposé les fédéralistes et les souverainistes, résultat de l’effondrement de la grande alliance souverainiste, le modèle républicain émerge comme un nouveau modèle politique. La force de celui-ci réside principalement dans sa capacité à éclairer certains enjeux politiques actuels, en ralliant des appuis par-delà les clivages politiques traditionnels, rejoignant ainsi à la fois des progressistes, des nationalistes, de même que des fédéralistes, des conservateurs, etc.

Il est permis de penser qu’en raison de sa capacité à transcender les divisions politiques, le républicanisme porte peut-être en lui les germes d’une recomposition d’une nouvelle grande alliance stratégique entre tous les citoyens qui militent aujourd’hui pour une rupture avec le présent régime politique et économique canadien. Pour repenser une décentralisation du pouvoir vers un horizon plus local[44], pour repenser le Bien commun dans une perspective de démondialisation, de même que pour repenser le rapport du peuple québécois avec les Premières Nations et la nation inuite qui habitent le territoire québécois, le républicanisme pourrait également s’offrir comme un modèle politique porteur[45].