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Du début de notre siècle jusqu’à la pandémie de coronavirus, l’équilibre des forces politiques au Québec s’est restructuré à un rythme tel qu’une quantité de nouvelles données sont venues brouiller les analyses qui étaient alors les plus simples et les plus partagées à l’égard des rivalités politiques au Québec. C’est en fonction de ce paysage considérablement renouvelé que les spécialistes des idées et des mouvements politiques réunis dans ce numéro ont rempli de nouvelles fiches pour s’assurer de maintenir à jour le répertoire des idéologies politiques au Québec.

Mis bout à bout, les événements les plus notables survenus lors des vingt premières années du XXIe siècle auraient tout pour rendre incrédules les observateurs politiques les plus aguerris du siècle précédent. Qui aurait cru, en effet, au lendemain du référendum de 1995, que le Bloc québécois serait rayé de la carte au profit d’un raz-de-marée de soixante sièges néo-démocrates avant que cet autre bloc, orange, ne s’évapore aussi rapidement ; que d’anciennes vedettes de la gauche progressiste autrefois championnes de la diversité comme Robert Lepage et Janette Bertrand seraient accusées de propager le racisme ; qu’au moins une dizaine de foyers d’extrême droite s’appropriant le drapeau des patriotes organiseraient des manifestations à répétition sur plus d’une décennie ; que cette coquille vide qu’était alors le Parti conservateur du Québec serait récupérée par un populiste de droite identitaire, ouvertement gai et défavorable aux revendications homosexuelles[1], afin de réunir des libertariens et des adeptes de la gauche New Age dans une coalition vaccinosceptique[2] ; que le Parti libéral et le Parti québécois réussiraient, deux élections de suite, le pire score de leur histoire ; que le thème endormi qu’est la religion au Québec se réveillerait pour devenir la source de la plus longue et virulente controverse identitaire depuis les lois linguistiques des années 1960 et 1970[3] ; que tous les partis sans exception, même au fédéral, reconnaîtraient la nécessité d’un renforcement du français au Québec et au Canada[4] ? Quiconque aurait prédit de telles choses en l’an 2000 aurait été rangé dans le camp des émules de Nostradamus à qui il ne faut accorder aucun crédit. Pourtant, tout cela s’est bien produit et montre que le système gravitationnel des idéologies québécoises a été traversé par des super-événements locaux et internationaux qui obligent en effet à brosser un nouveau bilan au début de notre siècle.

La réputation des mots

Dans les régimes parlementaires où la violence politique est illégale, les luttes pour le pouvoir et l’influence persistent, mais sont verbales. Si le contenu des lois et les décisions économiques demeurent des objectifs indépassables, il ne faudrait jamais négliger que c’est au coeur du langage commun que se cachent aussi les plus précieuses ressources pour orienter le destin d’une population.

À ce titre, il ne s’agit pas seulement de choisir entre des langues d’usage, comme l’anglais ou le français, mais de déterminer ce qui peut être dit en société, à l’aide de quels termes, de quelles images et références, de quels récits, par quelle manière et avec quelles émotions. Comment expliquer la quantité de débats identitaires des vingt premières années du XXIe siècle québécois où se sont succédé des concepts plus subversifs les uns que les autres culture du viol, appropriation culturelle, racisme systémique, racisme anti-blanc, woke, mot-en-n, spécisme, territoires non cédés, iel, privilèges blancs – autrement que par une guérilla verbale entre des groupes politisés pour nommer la réalité et imposer ce vocabulaire aux générations suivantes ? La concurrence à laquelle se sont livrées les factions politiques du Québec lors des vingt premières années du nouveau millénaire a été marquée par un phénomène qui résume bien le bruit de son époque : la politisation du langage.

Bien plus qu’un moyen de communication, la langue est l’ADN du lien social. Elle a pris des décennies sinon des siècles à se développer en procédant à une sélection de mots, d’idées, d’expressions et de définitions. Une profusion de luttes antérieures sont venues se câbler dans la génétique de la langue qu’utilisent les Québécois. Certaines d’entre elles ont réussi et d’autres échoué à donner du poids aux mots, ou mieux encore, à leur accoler une réputation. C’est pourquoi toute cartographie des idéologies gagne à tenir compte de cet objectif qui est de façonner le langage en procédant à sa politisation ou en y résistant.

Lors d’une concurrence politique, qui refuserait en effet d’imposer à l’adversaire un corset qu’il ne pourrait enlever même lors de ses interventions les plus élémentaires, c’est-à-dire lorsqu’il parle ? Cette simple question permet de dévoiler que le langage a été, et demeure, un territoire convoité où s’enchevêtre une quantité de décisions politiques invisibles et inaudibles pour ceux qui l’utilisent, mais qui ont bien eu lieu.

Suivre les traces de l’évolution des sensibilités

En plus d’avoir été le théâtre d’un renouvellement accéléré des clivages politiques, les deux premières décennies du XXIe siècle ont aussi été celles du progrès constant de la numérisation des archives écrites. Une quantité toujours croissante de périodiques québécois sont désormais accessibles et de manière centralisée dans quelques super-bases de données[5] et cela permet de sonder plus facilement que jamais une portion de cette abstraction controversée qui porte le nom d’opinion publique. Sans que ces répertoires soient parfaits, ils permettent, dans une démarche historiographique, d’illustrer quand des sensibilités font leur apparition dans le langage écrit d’une société, qui en parle et quels thèmes gagnent en popularité ou en perdent avec le temps. Aussi, en mettant dos à dos divers éléments de langage, il devient même possible de remonter à la naissance des nouvelles polarisations auxquelles les versions antérieures d’une même société ne pensaient même pas.

Quelles sont donc ces nouvelles fractures qui ont été aménagées par l’agitation politique au Québec lors des deux premières décennies de notre siècle ? Quel groupe a vu gonfler ses forces vives et quels sujets leur donnent des ailes ?

Deux nouveaux clivages et l’ancien

Les clivages politiques[6] sont les cicatrices, les rides et autres sillons qui ont creusé le relief du visage du Québec. Ces fossés, il est possible de les détecter et d’en sonder les profondeurs à l’aide d’une question générique : entre amis, en famille, au travail, quels sujets faut-il taire pour éviter de mettre le feu aux conversations ? Au fond, quels thèmes menacent la paix sociale et réussissent sur le moyen terme à réhomogénéiser sur de nouvelles bases les groupes que sont les partis, les associations et les clubs politiques ?

Figure 1

Documents contenant souveraineté et Québec

Documents contenant souveraineté et Québec
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe. Nombre de documents répertoriés du 1er janvier 2000 au 31 décembre 2019 : 7,8 millions

Figure 2

Documents contenant laïcité et Québec

Documents contenant laïcité et Québec
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe. Nombre de documents répertoriés du 1er janvier 2000 au 31 décembre 2019 : 7,8 millions

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Au début du XXIe siècle, le tabou des soupers de famille qu’était autrefois l’indépendance du Québec a perdu de ses propriétés incendiaires comme le montrent les Figures 1 et 2 au profit d’un terme qui était jusque-là réservé au Mouvement laïc québécois qui militait entre autres pour l’abolition de la prière lors des conseils municipaux[7] et à quelques spécialistes des sciences des religions[8]. Élitiste et réservé à de rares lettrés, le terme « laïcité » n’avait pas emménagé dans le langage courant des Québécois avant que ne surviennent la crise des accommodements raisonnables en 2006, le code de vie d’Hérouxville et la commission Bouchard-Taylor en 2007.

Figure 3

Textes traitant de laïcité dans 18 périodiques québécois de 1960 à 2019

Textes traitant de laïcité dans 18 périodiques québécois de 1960 à 2019
Source : 18 périodiques québécois ont publié des textes de manière continue de 1960 à 2019, voir les listes B, C et D en annexe

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On aurait tort également de croire que l’emploi de ce mot a été généralisé auparavant, par exemple durant les années 1960. Comme le montre la Figure 3, si l’on observe en effet une première petite éruption de ce vocabulaire dans la foulée de Vatican II et du rapport Parent, il était le propre de quelques courants réunis dans le Mouvement laïc de langue française (MLLF), comme des militants du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) et des contributeurs aux revues intellectuelles émergentes comme Parti pris, Cité libre et Maintenant, c’est-à-dire d’une élite littéraire et universitaire et de petits regroupements politiques de cette époque. Une fois le rapport Parent déposé, tous ces groupes seront dissous : le RIN et Parti pris en 1968, le MLLF en 1969, Cité libre en 1972 et Maintenant en 1975. Le vocabulaire laïcisant propre à ces groupes s’effondre par le fait même. Durant les années 1970 et 1980, il n’y a plus que le Mouvement laïc québécois (MLQ) fondé en 1981 et son ancêtre, l’Association québécoise pour le droit à l’exemption de l’enseignement religieux (AQADER)[9] fondée en 1976, pour employer ce terme régulièrement jusqu’en 1995 alors que commence, en effet, un petit débat au sujet de la laïcité, connu sous le nom de la commission Proulx et de son rapport (1995-1999)[10]. Mais là aussi, le débat est réservé aux cercles restreints des militants laïcs et au monde des syndicats scolaires[11] ; et surtout, il n’a pas la synergie d’une controverse majeure telle que ce sera le cas à partir de 2007.

Figure 4

Documents contenant gauche et droite et politique et Québec

Documents contenant gauche et droite et politique et Québec
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

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Comme l’illustre la Figure 4, l’autre clivage gagnant en popularité, mais avec moins d’évidence, repose sur le contraste gauche-droite. Si on en retrouve quelques usages depuis les années 1960[12] (essentiellement de la part des syndicats de travailleurs ou d’étudiants pour qualifier des idées et politiques se rapprochant de celles du patronat[13]), depuis le XXIe siècle, cette polarité a effectivement débordé des marges intellectuelles et syndicales qui en avaient jusque-là l’exclusivité.

Divers sujets liés au Parti libéral de Jean Charest comme sa « réingénérie » de l’État en 2003[14], la hausse des droits de scolarité en 2012, ainsi que la rigueur budgétaire de Philippe Couillard en 2015, sans oublier les propositions de l’ADQ de Mario Dumont attaquées par des visages connus du marxisme et du socialisme québécois[15], ont fait progresser cet outil verbal qu’est l’opposition entre la gauche et la droite au Québec.

À l’extérieur de la politique des partis, une liste de mobilisations et de débats publics ont également permis de constater l’accentuation de cette rivalité qui gagne en popularité. Pour ne nommer que les collisions les plus importantes, il est pertinent de rappeler : le Sommet des Amériques à Québec en 2001 opposant les altermondialistes au libre-échange continental de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), les Lucides contre Solidaires en 2005[16], l’affrontement sur plus d’une décennie entre les think tanks que sont l’Institut de recherche et d’information socio-économiques à gauche et l’Institut économique de Montréal à droite[17], Occupy Wall Street contre la Bourse de Montréal en 2011, sans oublier les carrés rouges contre les carrés verts en 2012.

Cette superposition des clivages politiques au Québec entre la droite, la gauche, l’identité et la question de l’indépendance a donné vie à des collaborations interpartisanes inédites. Le Bloc québécois étant devenu indirectement le défenseur des politiques caquistes à Ottawa (principalement pour les lois 21 et 96) et les affinités politiques sont plus qu’évidentes entre les militants du Nouveau parti démocratique (fédéraliste) et ceux de Québec solidaire (indépendantiste), autant en termes de politiques économiques que sur les sujets identitaires relevant de la laïcité et de l’immigration. Ces sympathies qui transpercent les chambres parlementaires et l’ancienne muraille de la question constitutionnelle suffisent déjà pour rappeler que le fossé de l’indépendance du Québec n’est plus si ardu à enjamber pour la classe politique.

Surtout en matière de laïcité, ces nouveaux clivages qui s’érigent aux dépens de l’ancien ont été traités abondamment dans la littérature[18] et on comprendra pourquoi ils rebondissent dans plusieurs des textes rassemblés dans ce numéro.

Figure 5

Documents contenant laïcité et multiculturalisme

Documents contenant laïcité et multiculturalisme
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

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Quelle innovation lexicale permet de mieux faire apparaître le clivage identitaire qui a émergé de 2007 à 2021 que ce nouveau contraste qu’est la laïcité québécoise s’opposant au multiculturalisme canadien ? Comme l’illustre la Figure 5, on ne retrouvait en effet aucune occurrence de cet antagonisme dans le Québec de l’an 2000, alors qu’on en comptait 300 en 2019. Si la critique nationaliste du régime fédéral (qu’on connaissait par ses thèmes dominants comme le déséquilibre fiscal et le refus de reconnaître le principe de société distincte) est en perte de vitesse, la critique du multiculturalisme canadien en est-elle le nouveau nom ? C’est en effet parfois le cas[19]. Or, en se référant au critique le plus connu de cette idée, le multiculturalisme serait plutôt une idéologie[20], voire un virus[21], c’est-à-dire un enchevêtrement complexe d’idées et de valeurs qui habite la tête des gens, dont celles de plusieurs Québécois, Français, Canadiens, Britanniques, etc. Ainsi, s’il existe bel et bien un multiculturalisme officiel, fait de lois, de budgets ministériels, de conventions et de jurisprudence – le tout ancré dans l’État canadien –, cette critique est un angle mineur des débats québécois sur le sujet. Cette controverse majeure évoluant à l’aide du mot-clé qu’est la laïcité qui s’étire sur plus d’une décennie se présente bien mieux sous la forme d’un débat de société généralisé que l’on peut résumer avec une question large : faut-il aller plus loin dans la reconnaissance de la diversité ?

Le développement de cette nouvelle ligne de fracture permet de mettre à jour l’évolution des polarités politiques dominantes du Québec sur le temps long. Dans l’histoire parlementaire québécoise qui débute en 1792, le premier clivage observable fut, à partir de 1806, celui opposant le Parti canadien (devenu Patriote) à celui des Anglais[22] (ou celui du Roi ou de la Reine, ou des Bureaucrates). Sans qu’elle soit entièrement différente, cette première longue rivalité sera remplacée à partir de l’Acte d’Union par celle des rouges et des bleus[23]. Une rivalité qui se cristallisera plus tard à l’aide des noms des partis qu’ils seront devenus, c’est-à-dire celle des libéraux et des conservateurs une fois la Confédération canadienne mise sur pied en 1867. Au Québec, ce deuxième clivage cédera le pas, durant les années 1970, à la dyade fédéralistes-souverainistes[24]. Ainsi, au début du XXIe siècle, en départageant les forces vives en deux camps ayant pour grand thème la diversité, il devient tentant de présenter cette toute dernière rivalité comme la nouvelle déclinaison québécoise de l’opposition entre conservateurs et libéraux.

Si l’opposition gauche-droite est effectivement née en France[25], l’idée d’interdire des signes religieux au nom de la laïcité représente aussi une importation idéelle en provenance de la République française, car l’examen de la production littéraire et académique est sans équivoque sur le sujet[26] : interdire les signes religieux aux représentants de l’État au nom de la laïcité était un impensé politique jusqu’à la fin du XXe siècle. Si un débat a bel et bien eu lieu à l’égard des signes religieux au sein du clergé catholique dans la période du décret Perfectae Caritatis en 1965 menant à la fin du costume clérical obligatoire, celui-ci ne traitait pas des signes des employés de l’État et encore moins des usagers ou des élèves fréquentant les institutions publiques[27].

L’idée d’interdire les symboles religieux dans les institutions publiques est beaucoup plus tardive. On en retrouve que quelques rares et prudentes occurrences pour la première fois[28] lors des débats entourant le rapport Proulx de 1995 à 1999. Même Christian Rioux, correspondant à Paris pour Le Devoir, s’opposait en 2003 à l’interdiction des signes ostensibles, dont le voile, à l’école publique française[29]. Ces informations peuvent surprendre, mais aucun document des archives des groupes laïcisant des années 1960 n’a fait référence à une telle idée, qu’il s’agisse du MLLF ou des revues (Liberté, Parti pris, Cité libre et Maintenant). Tous ces groupes, même à Parti pris, se trouvaient plutôt traversés par l’esprit du personnalisme qui demandait qu’on laisse les croyants agencer eux-mêmes leur foi et leurs pratiques. C’est dans cet esprit que Charles Taylor écrivait en 1963 un texte intitulé « L’État et la laïcité » dans lequel il posait comme principale condition à la laïcité le respect des libertés individuelles[30]. Les traces du passé québécois des années 1960 sont claires : la laïcité qui était revendiquée à l’époque était libérale, voire personnaliste, et l’idée de limiter les libertés au nom de la neutralité n’était pas dans l’air du temps.

La situation est la même à propos de l’égalité des sexes ou du féminisme. Là aussi aucun acteur ou groupe des années 1960 ne liait la laïcité et la situation des femmes[31]. La non-synchronisation de ces deux thèmes peut être surprenante, mais elle s’explique facilement. Le féminisme québécois ne s’organisera en tant que mouvement social important qu’à partir des années 1970, c’est-à-dire, à une époque où le décor de la commission Parent est disparu, effacé qu’il sera par les revendications de la « deuxième vague » du féminisme et par un nouveau thème bien québécois, celui de l’indépendance. Pour ce qui est des principaux foyers laïcisant durant les années 1960 évoqués ci-devant, ces espaces étaient essentiellement masculins et ne se sont pas démarqués par leurs propos féministes durant cette période[32].

Si l’influence des références, idées et concepts américains, surtout en matière d’antiracisme et d’anticolonialisme, ne fait aucun doute dans les débats québécois du début du XXIe siècle, le transfert d’idées et d’éléments de langages provenant de l’Hexagone mérite aussi d’être souligné, surtout en matière de laïcité au Québec. Le tout permettant de souligner une fois de plus qu’une géopolitique des idées se déploie sur le territoire québécois par l’entremise du débat sur la laïcité[33].

Les contributions à ce numéro

Des penseurs républicains, nationalistes et conservateurs au XXIe siècle

Pour reprendre une expression plusieurs fois employée ailleurs, la laïcité au Québec est bien devenue ce mot qui nous divise le plus. Néanmoins, on aurait tort de placer tous les défenseurs de la charte des valeurs et de la loi 21 dans le même panier. On retrouve au sein de la coalition hétéroclite défendant la Loi sur la laïcité de l’État (rassemblant des fédéralistes, des souverainistes, des féministes et des nationalistes) une plus petite famille de pensée, bien moins connue, car réservée à des intellectuels trouvant de l’inspiration dans le modèle républicain français. Décrits dans ce numéro par Danic Parenteau, les républicains du Québec sont effectivement intégrés dans la coalition de la loi 21 sans y adhérer entièrement[34]. Car ceux qui aiment évoquer les Patriotes, la IIIe République française et la loi de 1905, ne peuvent adhérer avec plein enthousiasme au projet de la CAQ qui ne cherche pas, malgré sa loi sur la laïcité, à faire progresser davantage la séparation de l’Église et de l’État en poussant plus loin l’interdiction des signes aux fonctionnaires et aux CPE, à abolir les privilèges fiscaux accordés aux institutions religieuses ou à limiter les accommodements raisonnables fondés sur des revendications religieuses[35]. Malgré tout, cette famille de pensée républicaine en est bien une même si elle n’a jamais jusqu’ici réussi, c’est le moins qu’on puisse dire, à devenir une force politique opérationnelle depuis deux siècles[36].

Sur un autre registre, la CAQ est-elle une nouvelle Union Nationale ? C’est la question que posent Frédéric Boily et André Lecours dans les pages de ce numéro. Déjà en 2014, avant de faire l’expérience du pouvoir sous sa nouvelle bannière, François Legault ne rejetait pas la filiation avec le parti de Daniel Johnson père[37]. Réitéré depuis, lors d’interventions publiques[38], ce lien revendiqué d’héritage politique s’est aussi accompagné de références à Maurice Duplessis, qui, selon François Legault, ne devraient pas être aussi sulfureuses lorsqu’on les évoque – un point de vue défendu également par le président de la commission de la relève de la CAQ[39]. Cela nous mène à une autre question encore plus pertinente à poser : la CAQ signe-t-elle le retour d’un conservatisme normalisé en politique québécoise, c’est-à-dire d’une catégorie qui ne serait plus une étiquette infamante, car revendiquée ? La réponse à cette question est plus intéressante qu’elle ne le laisse paraître et demande de procéder en deux volets.

Premièrement, il est devenu évident depuis la controverse des accommodements raisonnables survenue en 2006 et la montée du clivage identitaire que de plus en plus d’intellectuels québécois se présentent publiquement à l’aide de ce terme. Une courte liste non exhaustive des personnalités les plus connues permet de saisir l’évolution sémantique qui s’opère depuis le début de notre siècle au sujet de cette étiquette : Mathieu Bock-Côté[40], Éric Bédard[41], Simon-Pierre Savard-Tremblay[42], Joseph Facal[43], Jacques Beauchemin[44] et Bernard Émond[45]. Comment expliquer aussi le retour de Lionel Groulx en tant que référence intellectuelle[46] autrement que par l’installation d’un pôle conservateur proprement québécois au XXIe siècle ? Voilà ce chanoine, mort en 1967, ressorti des archives, parlant à la nouvelle génération des vivants alors que de jeunes essayistes se réclament désormais ouvertement du conservatisme[47]. Également, le monde de l’édition n’est pas en reste. Entre 2010 et 2021, il s’est écrit plus de livres sur Duplessis (7 monographies) que sur Robert Bourassa (5) et presque autant que sur René Lévesque (8), alors que ce dernier est doté d’une fondation dont le but est d’encourager la production de connaissances à son sujet.

Figure 6

Documents faisant référence à Bock-Côté

Documents faisant référence à Bock-Côté
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

Figure 7

Documents faisant référence à Lucien Bouchard

Documents faisant référence à Lucien Bouchard
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

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Enfin, il faut bien reconnaître que la popularité du Journal de Montréal, mais aussi celle de l’intellectuel le plus polarisant de ce début de siècle, suffisent pour prouver que le conservatisme politique n’est pas à l’article de la mort[48]. Comme le montrent les Figures 6 et 7, Mathieu Bock-Côté est bien le seul indépendantiste dont la marque publique suit une croissance exponentielle sur plus d’une décennie. Il faudra un jour étudier, à l’aide de mesures bibliométriques et de la généalogie lexicale, le rôle joué par cet intellectuel entrepreneur dans le renouvellement du conservatisme au Québec, autant auprès de ses cadets que de ses aînés. Seul Québécois francophone à avoir exercé une réelle influence en France en un siècle, Mathieu Bock-Côté est-il en train de brancher sur lui des pans du milieu intellectuel français, comme il a réussi à le faire au Québec jusqu’ici à L’Action nationale d’abord et au Journal de Montréal ensuite ? Si bien des universitaires ont cherché à ne pas lui accorder d’importance en évitant de se référer à lui, il faut bien reconnaître l’échec de cette stratégie sur plus d’une décennie. L’homme est bel et bien entré dans l’histoire et le Lionel Groulx de notre époque n’en est qu’au mitan de la vie. Les capacités de travail et de réseautage de l’homme méritent qu’on s’y penche.

Deuxièmement, il faut reconnaître que si le qualificatif conservateur et son univers symbolique sont de retour, il s’agit d’un conservatisme bien québécois ; l’on trouvera vraiment peu de liens significatifs avec le conservatisme américain, albertain, même français. Cette constellation conservatrice en reconstruction a comme étoile polaire un certain Fernand Dumont, défenseur d’un certain conservatisme culturel en effet dans ses dernières oeuvres[49], mais aussi attaché à la générosité des programmes sociaux. Outre deux exceptions[50], on ne détecte pas chez ces « nouveaux » conservateurs contemporains de réelle critique des politiques sociales du Québec, mais on peut bel et bien constater de véritables attaques en bonne et due forme aux idées ultra et néolibérales[51]. Cet alliage entre la défense d’un État fort et d’une identité héritée du passé peut être compris facilement comme gaullisme québécois et n’exige ni de déformer le sens de ce terme ni la réalité qu’il exprime. Ailleurs sur terre, la conjugaison entre conservatisme et social-démocratie pourrait sembler contre nature ; or, elle s’impose ici et révèle l’originalité historique sur laquelle repose cette perspective telle que des gens, des hommes pour la plupart, cherchent à l’actualiser. Néanmoins, un autre élément de réponse renferme tout ce qu’il faut pour brouiller la présente analyse. Car, il faut bien poser la question : les étiquettes politiques deviennent-elles anachroniques sur le temps long ? Entre les anarchistes poseurs de bombes, commandant l’assassinat de monarques et de présidents au XIXe siècle, et ceux d’aujourd’hui qui parlent de squat, de food-diving, de coopératives d’habitation, d’alimentation biologique et locale, parlons-nous d’un ou de plusieurs peuples qui utiliseraient le même terme pour se décrire malgré le siècle qui les sépare ? Si toute la bagatelle des idéologies que l’on connaît – l’anarchisme, le socialisme, le féminisme, le libéralisme – évolue effectivement avec le temps, n’en serait-il pas ainsi également du conservatisme et surtout de ceux qui l’animent ? La réponse est d’une évidence scolaire : les conservateurs aussi évoluent et cela inclut ceux du Québec. Comment ont-ils évolué ? Voilà la question qui règne au-dessus de toutes les autres à propos de cette sensibilité conservatrice qui émerge dans le Québec du début du millénaire. Si la critique de l’immigration est une constante du conservatisme québécois et canadien-français d’Henri Bourassa jusqu’à Camille Laurin, en passant par Lionel Groulx, qu’en est-il des autres sujets ? Il est en effet renversant de formuler les choses ainsi, mais les penseurs conservateurs québécois du XXIe siècle sont en effet devenus des militants laïcs et une de leurs principales justifications pour restreindre la liberté religieuse est de protéger l’égalité des sexes contre des religions patriarcales[52]. Qui de l’Union nationale, de la société Saint-Jean-Baptiste et de la revue L’Action nationale aurait osé défendre la neutralité religieuse durant les années 1950 et 1960 ou, selon le vocabulaire de l’époque, les « écoles neutres » pour tous ? La chose leur aurait valu l’expulsion de ces mouvements sans plus de considération. Lors de ces décennies, qui, aussi, aurait défendu la laïcisation des institutions contre l’emprise des religions au nom de l’émancipation des femmes : la droite intellectuelle[53] ou leurs adversaires[54] ? On voit bien, il y a renversement historique de perspective sur ce sujet.

L’animosité qui régnait entre les forces laïcisantes et l’élite intellectuelle conservatrice des années 1960 ne saurait être mieux illustrée que par les récriminations que réservaient François-Albert Anger, alors rédacteur en chef de L’Action nationale, sous une rubrique intitulée « Scandales de laïcité », au militant du Mouvement laïc de langue française et socialiste qu’était Marcel Rioux lorsque ce dernier proposait de déconfessionnaliser l’éducation au Québec en 1961 : « Si un élève me remettait un devoir pareil [disait-il] […] je lui collerais la note “C”, qui signifierait “médiocre”[55]. »

Plutôt que de parler de confusion idéologique ou d’opportunisme, il est plus adéquat d’expliquer ce renversement argumentaire en se plaçant dans la perspective des nationalistes empreints d’un certain conservatisme culturel qui se rangent derrière une conception non libérale de la laïcité de 2007 à 2021 afin de résister aux transformations que produisent les flux démographiques issus de l’immigration. Le but étant de préserver les moeurs sécularisées et la culture publique du Québec qui en découle contre l’influence des pratiques orthodoxes de certains nouveaux résidents. S’il y a bien renversement historique quant aux moyens défendus, on doit reconnaître aussi la continuité de l’objectif qui est pour eux de résister aux transformations accélérées de leur époque.

Cette mutation cache l’un des rares sujets que l’on doit ajouter à la courte liste des basculements politiques québécois et canadiens. Après la question du libre-échange, qui était le thème fort des libéraux au début du XXe siècle avant d'être récupéré par les conservateurs-progressistes durant les années 1980-90, et celle de l’antifédéralisme du Parti libéral à ses débuts[56], avant qu'il ne devienne le parti naturel de la fédération canadienne, il faut maintenant ajouter la question de la sécularisation des moeurs et de la laïcité, contre lesquelles les conservateurs québécois se levaient durant les années 1950 et 1960 et qu’ils défendent au siècle suivant.

Néanmoins, cette famille de pensée est loin d’être la seule qui laisse voir une évolution sensible de ses positions depuis le XXIe siècle.

Antiracisme, décolonisation et environnement : une nouvelle gauche qui change de ton

Détaillée avec précision par Andrea Levy dans ce numéro, la nouvelle cartographie de la gauche – ses causes, ses foyers intellectuels et moments phares – n’autorise aucune ambiguïté quant au changement de ton qu’elle laisse entendre à ses contemporains du début du XXIe siècle. Si la gauche québécoise continue de chercher à être la porte-parole des exploités, des défavorisés et autres exclus de son époque, ceux-là n’ont plus la même morphologie qu’au siècle précédent. Bien que le concept de gauche identitaire[57] fasse polémique, il faut reconnaître qu’il ne repose pas sur une affabulation, car les profils que cherchent à embrasser la gauche émergeante du XXIe siècle rassemblent une collection d’identités disparates : immigrants, réfugiés, Autochtones, personnes racisées ou avec handicap, minorités religieuses, individus LGBTQ2+. Toutes ces déclinaisons ont pour principal point commun de ne pas pouvoir former une majorité. Cela explique donc pourquoi ces groupes parlent principalement le langage de chartes de droits plutôt que celui de la suprématie parlementaire.

Dans une même société, qui nierait que les faibles ne changent pas de tête, de couleur, de langue et même de religion avec les époques ? Ainsi la nouvelle gauche antiraciste et décoloniale telle qu’elle est apparue depuis les années 1960 a progressivement abandonné le glossaire marxiste et ne traite plus du prolétaire exploité en usine par son propriétaire bourgeois, mais elle demeure cohérente néanmoins avec son histoire en se portant à la défense de ceux et de celles qui sont pris au bas des rapports de force.

Comme pour les nationalistes, la gauche québécoise du début du XXIe siècle n’est pas vide de surprise pour ceux qui s’y intéressent depuis longtemps. Il vaut mieux parler en effet pour les premiers vingt ans de ce siècle d’une nouvelle-nouvelle gauche qui s’est séparée de l’ancienne, elle qui est demeurée intégrée à ce qu’il reste de la coalition indépendantiste formée autrefois par le Parti Québécois durant les années 1970 et 1980.

En effet, en une vingtaine d’années, le divorce est consommé entre l’ancienne aile gauche du Parti québécois qu’étaient surtout les Syndicalistes, progressistes pour un Québec libre[58] rassemblés autour du périodique L’Aut’journal qui continue de revendiquer des liens avec Fanon[59] et Memmi[60] et Québec solidaire. D’anciens héros de la gauche indépendantiste ne sont pratiquement jamais mobilisés par cette deuxième famille de gauche. Qui de Pierre Bourgault, André d’Allemagne, Andrée Ferretti, Pierre Vallières, Hubert Aquin, Charles Gagnon et même Pierre Farlardeau, trouve des sympathisants parmi les jeunes membres de Québec solidaire ? Dans toutes les archives du site de Québec solidaire, consulté en mars 2022, on ne retrouvait qu’une citation de Pierre Bourgault et une mention à l’oeuvre Pierre Falardeau, les deux de la part d’Amir Khadir en 2009, alors que le parti n’avait qu’un seul élu et peu de membres.

Figure 8

Documents contenant racisme & Québec

Documents contenant racisme & Québec
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

Figure 9

Documents faisant référence au racisme systémique

Documents faisant référence au racisme systémique
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

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L’explosion et le renouvellement du vocabulaire antiraciste, comme en témoignent les Figures 8 et 9 souligne qu’un anticolonialisme 2.0 est bien apparu au XXIe siècle. Il s’est débranché des thèses du RIN et de Parti pris, le tout au profit de la théorie décoloniale et antiraciste des auteurs anglophones américains. Le livre des idées anticoloniales au Québec compte désormais trois chapitres bien garnis et écrits lors de trois siècles différents. Après le premier ayant opposé les Patriotes à la métropole londonienne, le second chapitre parlait dans les années 1960-70 de la décolonisation d’une majorité francophone aliénée par son régime fédéral ; enfin, le tout dernier qui s’écrit sous nos yeux renverse désormais la formule et raconte l’histoire de l’aliénation des minorités québécoises contre cette même majorité, le tout en appelant la constitution canadienne non ratifiée en 1982 par le Québec à la rescousse.

Emilie Nicolas, qui s’est fait connaître aux côtés de Dalila Awada comme opposante à la Charte des valeurs en 2013-2014 en créant l’association Québec inclusif, est devenue en dix ans une figure de proue de la pensée antiraciste au Québec. Ses angles d’interventions illustrent bien la rupture entre les deux vagues historiques anticoloniales du Québec[61], elle qui refuse les comparaisons entre les Noirs américains et les Canadiens français des années 1960 avancés par Pierre Vallières[62], en plus de présenter les paroles du poème Speak White comme « de fausses équivalences [qui] banalisaient la souffrance » de ses ancêtres noirs antillais[63].

Au-delà de cette nouvelle tranchée autrefois inimaginable même pour les socialistes révolutionnaires les plus ambitieux, il ne faudra pas argumenter longtemps pour reconnaître que c’est bien au sein de la gauche que se sont le plus développées les idées environnementales et écologistes. À ce titre, au rythme où la crise environnementale ira en s’accentuant, les autres idéologies politiques n’auront que du rattrapage devant eux à l’horizon en plus des regrets de ne pas avoir approfondi le sujet plus tôt. Si les super-facteurs internationaux ont un effet déterminant à long terme sur la concurrence entre les groupes politiques, en voilà définitivement un, et à ce titre, les contributions de cette cartographie sont claires : l’avant-garde environnementale au Québec campe bien à gauche et depuis longtemps.

Un féminisme québécois plus populaire et diversifié que jamais

Contrairement aux troupes indépendantistes qui accusent un sérieux problème de renouvellement de leur base, la chose est tout autre pour les causes des femmes. Alors que les militantes pour l’égalité des sexes des années 1990 parlaient d’un ressac ou d’un backlash antiféministe[64], quel serait le mot approprié pour qualifier les premiers vingt ans du féminisme québécois au XXIe siècle : torrent, raz-de-marée, contagion ? Même la revue Liberté et, dans une moindre mesure, Le Devoir qui avaient toujours laissé une place plutôt mince aux propos frontalement féministes pendant cinquante ans en sont devenus de hauts lieux. Dans les universités, la popularité des programmes d’études féministes, des femmes ou du genre[65] et la quantité de nouveaux postes de professeures spécialisées en ces matières démontrent facilement que le féminisme québécois traverse tout sauf un temps mort depuis le début du XXIe siècle.

Ce renouvellement du féminisme québécois et ses nouveaux sujets étudiés par Geneviève Pagé et Priscyll Anctil Avoine dans ce numéro nous montrent que l’arbre plus que centenaire du féminisme québécois continue de se développer en taille et en orientations.

Figure 10

Vocabulaire et causes féministes

Vocabulaire et causes féministes
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

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Comme le résume la Figure 10, tous les indicateurs lexicaux, les anciens comme les nouveaux, sont à la hausse, qu’il s’agisse du féminisme, de l’égalité des sexes ou de la parité des genres au Québec. Dans les périodiques retenus pour la présente recherche, la société québécoise a vu quadrupler sinon quintupler l’utilisation des termes forts du féminisme dans le langage commun. Même de nouveaux concepts (l’écriture inclusive, l’intersectionnalité, les idées queers), réservés pendant deux décennies aux cercles universitaires quasi confidentiels, débordent des enceintes académiques. Que dire aussi de ce tsunami mondial que fut #MoiAussi qui remet sur la table les enjeux d’abus sexuels déjà décriés au siècle précédent en lui donnant une ampleur inédite telle qu’on la connaît aujourd’hui.

Figure 11

Documents contenant les termes agression(s) et sexuelle(s)

Documents contenant les termes agression(s) et sexuelle(s)
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

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Les Autochtones d’aujourd’hui parlent du présent et du passé au nom de leur avenir

Idle No More, oléoducs, pensionnats, Joyce Echaquan – une liste de sujets dramatiques montre que les thèmes et enjeux autochtones sont propulsés toujours plus brutalement à l’avant-scène par le souffle de ce début de siècle. Au parlement, dans la presse, à l’université, l’importance que l’on accorde désormais aux voix autochtones permet, par le fait même, d’ajouter un éclairage critique sur la mémoire des Québécois et Canadiens. Ce que nous continuons à découvrir sur l’histoire autochtone nous oblige à revoir des pans importants des récits collectifs afin d’en faire ressortir les parts d’ombre. Par exemple, bien des travaux historiographiques évoquent l’édification progressive de la neutralité religieuse depuis l’Acte de Québec en 1774. Si cette neutralité religieuse a effectivement favorisé la tolérance envers les catholiques et plus tard au XIXe siècle envers les Juifs et d’autres minorités religieuses, la situation était toute autre pour les cultes et spiritualités autochtones qui ont été proscrits dans les institutions d’enseignement à partir du milieu du XIXe siècle[66]. L’histoire de la laïcité canadienne et québécoise doit en conséquence de ces faits, être actualisée afin d’intégrer la non-neutralité religieuse de l’État envers les peuples autochtones, au moins jusqu’aux années 1930[67] sinon jusqu’aux années 1960[68].

Même le récit des Trente Glorieuses, reposant sur une croissance économique généreuse pour les populations, doit être revu, car les Autochtones vivaient encore à l’époque leur moment Durhamien[69] où l’État canadien souhaitait encore, à l’aide d’un rapport connu sous le nom du Livre blanc[70], les assimiler à la société globale canadienne. Ce tiers-monde intérieur[71] persistait et s’élargissait dans les réserves tout comme pour les exilés dans les villes qui composent les diasporas autochtones au pays.

Tous ceux qui sont le moindrement familiers avec le vocabulaire des nationalistes québécois ont raison de ressentir une impression de déjà-vu. Les critiques les plus fortes des années 1960-70 épousent bien les contours des revendications autochtones contemporaines : retard économique, déséquilibre fiscal, quête d’autonomie, souveraineté[72], critique du fédéralisme[73] et du multiculturalisme[74]. Par la grande porte des médias de masse, un nationalisme nouveau genre a fait son entrée dans l’histoire des luttes politiques québécoises au XXIe siècle. Il est autochtone, se décline de onze façons et, de plus, ne se laisse pas enfermer par les frontières sur lesquelles la loi repose autour de lui.

S’il est toujours bien vu de rappeler que les cultures autochtones sont en mesure de nous apprendre tant de nouvelles façons de parler des saisons, de la géographie et de la nature, les Autochtones pourraient aussi nous apprendre de nouvelles façons de concevoir le pouvoir, comme le résument Nicolas Renaud et Daniel Salée dans ce numéro. Intégrée pour la première fois dans une cartographie des idéologies québécoises, la pensée politique autochtone est bien plus profonde et enracinée qu’on ne se l’imagine. Néanmoins, malgré la quantité de thèmes qui souvent prennent la forme de crises humanitaires (sous-éducation, suicides, non-accès à l’eau potable, enfants massivement retirés de leurs familles, habitations surpeuplées, toxicomanie, femmes tuées ou disparues), les revendications autochtones se rattachent à un même dénominateur commun : l’autodétermination ; un terme qui pourtant ne sonne pas étranger aux oreilles des nationalistes québécois, eux qui l’ont réclamé depuis un demi-siècle par de constants coups de bélier aux portes du parlement fédéral et des institutions internationales.

Figure 12

Documents contenant Autochtone(s) et Québec

Documents contenant Autochtone(s) et Québec
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

Figure 13

Documents se référant à territoire(s) non cédé(s)

Documents se référant à territoire(s) non cédé(s)
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

Figure 14

Documents contenant décoloniser ou décolonisation et Québec

Documents contenant décoloniser ou décolonisation et Québec
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

Figure 15

Documents contenant injustice(s) et autochtone(s) et Québec

Documents contenant injustice(s) et autochtone(s) et Québec
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

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Comme nous en convainquent les courbes des Figures 12 à 15, l’essor du vocabulaire, des causes et revendications autochtones dans le langage commun de Québécois est exponentiel. Des termes comme « décolonisation », « territoire non cédé », « autochtones », « injustices » et leurs variantes orthographiques mettent en relief la transformation des sensibilités politiques des francophones québécois pour ces autres minorités historiques, culturelles et linguistiques que sont les Autochtones. Les nationalismes québécois et autochtones iront-ils en se rapprochant ou en s’antagonisant ? Il faudra attendre une prochaine cartographie pour répondre de manière satisfaisante à cette question cruciale. Une chose est néanmoins certaine, la vitesse d’écriture de ce chapitre a de quoi donner le vertige, non seulement parce qu’il s’écrit en accéléré, mais aussi parce que ce « nouveau » chapitre est aussi le plus ancien de l’histoire québécoise.

Les nouveaux trouble-fêtes antispécistes

Loin d’être une simple préférence de consommation, le véganisme se présente désormais comme l’idéologie la plus subversive de notre époque. En exigeant d’étendre les droits et libertés au-delà des juridictions humaines, ce projet de civilisation cherche à renverser la table sur laquelle se sont installés des siècles de principes moraux, économiques et politiques. Comme l’avaient fait les anarchistes au XIXe siècle, le véganisme – qui place sur un pied d’égalité tous les êtres sensibles – a réussi un réel tour de force dans les discussions qui nous entourent. Qu’on soit d’accord ou non avec ses principes, tous se sentent désormais obligés de se positionner par rapport à lui. C’est ce qu’on appelle redéfinir le champ de la réflexion. Ce nouvel égalitarisme radical du XXIe siècle, qui a réussi à réaménager le décor des discussions morales, a un nouveau visage et c’est un visage animal.

Figure 16

Documents contenant végan(es) ou véganisme

Documents contenant végan(es) ou véganisme
Source : 25 périodiques québécois, voir les listes A et B en annexe

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Le développement fulgurant du mouvement animaliste québécois, illustré par la Figure 16 et surtout démontré dans les pages qui suivent par Virginie Simoneau-Gilbert, n’est qu’un prélude à des décennies d’offensives politiques que nous réservent ces nouveaux militants, qui sont principalement des militantes. En effet, le véganisme, terme auquel il faut préférer l’antispécisme pour ses dimensions politiques, n’en est qu’à ses débuts. Au-delà de l’abolition de la souffrance, le but ultime de ce nouvel anti-esclavagisme contemporain étant d’opérer une véritable révolution anthropologique où la souveraineté du monde humain n’empiéterait plus sur la souveraineté du règne animal[75]. Les débats de cantines qui sont les nôtres promettent de durer. Ces troubles-buffets ont placé leur haro sur le libéralisme agroalimentaire au nom de la liberté des animaux.

La marque libertarienne a réussi son entrée sur le marché québécois

Si Thomas Laberge a théoriquement raison de distinguer la pensée libertarienne du courant plus large que rassemblent les idées néolibérales, il reste que chaque fois que les principes du néolibéralisme progressent au Québec ou ailleurs (concurrence, tarification des services publics, privatisation), ceux qui se réclament de la pensée libertarienne en redemandent.

Bien qu’elle soit très locale, l’histoire des libertariens, tel qu’on peut la lire dans ce numéro, ressemble bien à une histoire à succès capable de nous en apprendre sur la naissance, le développement et la maturation d’une famille de pensée en société. En effet, un minuscule groupe composé d’une poignée de fondamentaliste de la liberté à l’américaine, tous alors inconnus, ont réussi en une vingtaine d’années à faire naître une tradition intellectuelle, à bâtir des foyers de diffusion et des organes de production de contenu, à déployer des réseaux à partir de rien, à entrer dans les partis politiques, à mener dans la durée une guerre gramscienne des idées dans l’espace médiatique et à recadrer une quantité de sujets de politiques publiques[76].

Ce cas d’école, qu’il fasse des heureux ou des mécontents, méritait qu’on procède à son analyse. Les libertariens ont désormais une ambassade, l’Institut économique de Montréal, un corpus littéraire bien garni, leurs entrées dans les médias, surtout à Québecor, et des vedettes politiques comme Éric Duhaime et Maxime Bernier. L’expansion de la constellation néolibérale obligeait la présente tentative de cartographie des idéologies à accorder une attention amplement justifiée aux libertariens.

L’extrême droite québécoise au temps du numérique

N’est-ce pas Karl Marx[77] qui a dit en premier qu’un changement des moyens de production entraînait par ricochet un changement dans la société ? Il se trouve donc que les géants du capitalisme numérique que l’on connaît sont les causes principales de l’émergence locale et internationale des nouvelles mouvances d’extrême droite.

Si, au Québec, le système parlementaire britannique a barré la route à la présence des partis d’extrême droite et d’extrême gauche dans les chambres des élus, les médias traditionnels et leurs lignes éditoriales ont tenu un rôle similaire jusqu’à la fin du XXe siècle en filtrant ceux qui pouvaient jouir de leurs tribunes pour s’exprimer. En permettant à tous de s’adresser aux masses sans qu’il soit nécessaire d’obtenir l’autorisation d’une salle de nouvelles, les réseaux sociaux ont rendu caduques ces digues qui empêchaient jusqu’alors les discours extrêmes de pénétrer dans la conversation publique.

La concurrence restant ce qu’elle est, de plus en plus de médias traditionnels ont vu en ce nouveau magma permanent de commentaires que sont les réseaux sociaux une ressource intarissable de controverses et de sujets polarisants. En plaçant la loupe sur le vivier des idéologies radicales qu’on appelle far web, les médias traditionnels ont-ils permis à l’extrême droite québécoise de gonfler ses rangs ou ont-ils simplement augmenté le volume du bruit de fond naturel que compose l’extrême droite dans pratiquement tous les pays ? Quelle que soit la réponse à cette question, il ne fait plus de doute depuis l’année 2021 qu’Éric Duhaime profite plus que n’importe qui d’autre des mutations dans l’écosystème politique réaménagées par les médias sociaux et les canaux de communications des droites radicales déjà ouverts par Donald Trump et ses fidèles.

Comme discuté dans ce numéro par Frédérick Nadeau, si la pandémie a véritablement permis aux factions d’extrême droite de rebondir dans l’actualité, il est trop tôt pour savoir si Éric Duhaime doit être classé dans la catégorie des comètes passagères ou s’il est en voie de devenir un astre normal qui fera bel et bien son entrée dans le système planétaire des idéologies québécoises. Assisterons-nous à la réincarnation d’un Crédit social 2.0 sur la musique d’une interminable pandémie ? Trop récente, la question ne relève en tout cas pas de la discipline historique.

De plus, les super événements que sont la COVID et la guerre en Ukraine obligent à mettre fin à ce premier cycle d’études du renouvellement des idéologies québécoises au début du XXIe siècle. Les historiens et historiennes gagnent toujours à être en retard sur l’actualité. Métier oblige.