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J’ai commencé comme il se doit par lire l’introduction de 24 pages signée par les directeurs, pour découvrir qu’elle ne compte aucune référence. J’ai continué ma lecture pour constater que le style de plusieurs chapitres rappelle les chroniques du Journal de Montréal contre les « wokes », les études de genre et sur le racisme. N’ayant rien contre les manifestes et les pamphlets, j’étais tout de même surpris que les Presses de l’Université Laval publient pareil ouvrage. Sous le label « Philosophie », certes, mais cela n’excuse rien. Intrigué, je me suis informé auprès des PUL, qui ont répondu ne pas l’avoir « soumis à un processus d’évaluation par les pairs », préférant se fier au bon jugement des directeurs. Quelle erreur !

L’un d’eux, Normand Baillargeon, a déjà critiqué les revues prédatrices qui ont « toutes les apparences d’une revue scientifique légitime », mais publient « des textes qui n’ont pas été évalués par des pairs et qui racontent parfois des bêtises[1] ». Voilà qui décrit très bien cette opération éditoriale. Le collaborateur Patrick Moreau a d’ailleurs bien saisi l’intérêt de la manoeuvre, modifiant la notice chapeautant ses chroniques au Devoir pour ajouter qu’il a « contribué à l’ouvrage collectif dirigé par R. Antonius et N. Baillargeon, Identité, “race”, liberté d’expression, qui vient de paraître aux P.U.L. » Un ajout nécessitant d’effacer la référence à son propre livre sur Alain Grandbois, paru chez Nota bene en 2019 et finaliste au prix de Gouverneur général de l’essai. L’aura universitaire est si forte…

L’autre directeur, Rachad Antonius, affirmait que le concept « woke » « a perdu sa valeur analytique. Il est trop chargé de jugements (généralement négatifs) et son sens est imprécis. Je préfère l’éviter[2] ». Pareille précaution n’était apparemment pas de mise quelques mois plus tôt, quand il pilotait ce projet d’ouvrage où le terme se retrouve 6 fois dans l’introduction, sans jamais être défini, et 69 fois au total dans l’ouvrage, où il est enfin défini à la page 127. Une évaluation par les pairs aurait permis d’éviter pareille maladresse.

Le contenu

Les deux directeurs expliquent avoir eu « l’idée de faire cet ouvrage » après « un certain nombre d’“affaires” plus ou moins récentes qui ont défrayé la chronique » (p. 1), au sujet de pièces de théâtre et de l’usage du mot « nigger » à l’Université. Ils affirment du même souffle « qu’il ne s’agit pas de “panique morale” » (p. 2), en référence à la thèse sociologique de Stanley Cohen qu’ils ne mentionnent même pas. Elle explique pourtant comment les médias fabriquent des « paniques morales » par la couverture excessive et sensationnaliste de quelques événements associés à une jeunesse rebelle, ainsi diabolisée aux yeux de la majorité bien-pensante, qui appelle les autorités à défendre les bonnes moeurs. Indépendamment de ce que l’on pense des controverses, n’est-ce pas exactement la manière dont les médias ont traité ces jeunes « wokes » ne respectant pas la norme sacrée de la liberté d’expression ? On nous a servi des centaines de textes dans la presse, sans parler de la radio et de la télévision, pour seulement quelques conflits[3]. Le gouvernement du Québec a dénoncé les « wokes » et même le président Poutine et le pape François ont critiqué la « cancel culture ». Paroles d’experts ! Cela correspond exactement à la thèse de la « panique morale », écartée pourtant sans plus de cérémonie.

Cet ouvrage compte 19 chapitres, répartis en quatre sections. La première section (7 chapitres) propose des réflexions spéculatives sur les « mutations du monde des idées » et la « bien-pensance postmoderne » de la « gauche culturelle », réduite à un « néo-obscurantisme identitaire ». La deuxième (4 chapitres) traite des « transformations du politique » accompagnant « la montée des courants identitaires » relevant d’un ressentiment plaintif et d’un mépris de classe. La troisième (6 chapitres) présente des « études de cas », entre autres sur le prétendu « bannissement » du mot « nègre » (imprimé en toutes lettres dans l’ouvrage pas moins de 90 fois) et des témoignages d’une journaliste (Marie-France Bazzo) et d’un politique (l’ex-député et ministre Maka Kotto). La dernière section propose les deux textes les plus fouillés de l’ouvrage, des féministes Rhéa Jean et Michèle Sirois, critiquant les mobilisations et revendications trans, les « dérives de l’idéologie de l’identité de genre », de la théorie queer et de la « mouvance intersectionnelle ». Plusieurs chapitres critiquent aussi l’ « opposition fanatique » (p. 143) à la loi 21 (« de la laïcité ») et on affirme – sans preuve – que les « wokes » favorisent l’élection de la droite, et même de Donald Trump[4]. Quiconque a suivi ces débats des dernières années n’apprendra strictement rien, mais restera frappé par les oublis importants, le manque de rigueur et les contradictions internes, logiques et politiques.

Oubli historique

Il n’y a aucune référence aux controverses identiques des années 1980, au sujet de la political correctness qui sévissait apparemment sur les campus aux États-Unis, ni même au célèbre livre d’Allan Bloom, L’âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, qui affirmait que la crise commence dès les années 1960, avec l’arrivée sur les campus du féminisme et du Black Power. Rien non plus sur l’importation de ces controverses en France vers 1990, par Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut et François Furet, avec la traduction de l’essai de Bloom et de celui de Dinesh D’Souza, L’éducation contre les libertés. Politiques de la race et du sexe sur les campus américains, qui prétendait lui aussi que les oeuvres des dead white males étaient bannies des classes, comme on le répète ici quarante ans plus tard (chapitre de Qussaï Samak). Ces controverses avaient été étudiées par des spécialistes des États-Unis (Judith Ezekiel, Éric Fassin, Denis Lacorne) démontrant qu’elles reposaient sur des demi-vérités ou de purs mensonges, et que les classiques continuaient d’être lus à peu près partout. Outre des cas exceptionnels, ils le sont encore aujourd’hui[5].

Oubli de l’empirie

Cet ouvrage ignore superbement les études sur la situation actuelle, comme l’ouvrage collectif Academic Freedom (Oxford, 2018), les enquêtes de la Foundation for Individual Rights in Education (FIRE) et d’Inside Higher Education, les analyses des campagnes de dénigrement ciblant des universitaires du politologue Jeffrey Adam Sachs, ou encore les livres censurés répertoriés par l’Association nationale des bibliothécaires aux États-Unis. Du vent. Ces références permettent pourtant de comprendre que la réalité n’est pas unidimensionnelle, contrairement à ce que l’ouvrage laisse croire. Elles révèlent que des féministes et des antiracistes ont accusé des professeurs de sexisme et de racisme (peut-être avec raison !), mais que les forces conservatrices et réactionnaires et de riches donateurs républicains ou sionistes font renvoyer des professeurs progressistes. Appuyer Black Lives Matters, les antifascistes ou la Palestine comporte des risques. Un ouvrage de gauche traitant de liberté d’expression devrait s’en préoccuper, pensez-vous ? Apparemment pas. On s’insurge plutôt contre les « safe spaces » (Claude Simard et Fabrizio Vecoli), mais sans discuter de ce qu’en dit la recherche féministe[6]. Ne cherchez pas non plus de données sur ces enseignants qui épousent « le sort et la souffrance des exclus » comme « Jésus de Nazareth » (Marc Chevrier, p. 44) ou sur « la censure [qui] s’infiltre partout » (Claude Simard, p. 158, je souligne). Nos prophètes de malheur se contentent de prêches qu’il faut croire sur parole et la majorité des chapitres n’expriment qu’un « ressenti » victimaire et catastrophiste, même si on y rappelle l’importance de la « rigueur », des « données probantes » (introduction, p. 19 ; Christian Boyer, p. 273 et ss.) et des « critères d’objectivité et de rationalité » (introduction, p. 24).

Autre bluff : on déplore une « polarisation caricaturale » (p. 7) des débats, parce que les « wokes » diaboliseraient l’adversaire (Christian Boyer, p. 283) avec « toutes sortes d’étiquettes dépréciatives » (David Rand, p. 153). Les vilains ! Pourtant, ces polémistes réduisent les « wokes » à une « parareligion » (introduction, p. 13 ; David Rand, p. 132) de « fanatiques » (M. Chevrier, p. 32 et p. 37) et même de « fanatiques irrationnels » (David Rand, p. 144), de « militants de la bien-pensance postmoderne » similaires à de « jeunes enfants dont l’activité, ainsi que l’a montré Piaget, est limitée par leur égocentrisme » (Claude Simard, p. 155-156). L’introduction annonçait pourtant un « débat critique et respectueux » (p. 24) ! Peut mieux faire… On apprend aussi que « la plupart des tenants de la rectitude politique n’ont guère réfléchi pour former leurs opinions » (je souligne) et que les études sur le genre et la race « ont tendance à fausser leurs analyses en les imprégnant de leurs positions sociopolitiques au lieu de s’en tenir à une observation neutre » (Claude Simard, p. 162 et p. 156, je souligne). Observation neutre ? Or, les champs d’études si vertement critiqués ont simplement repris les méthodes éprouvées de différentes disciplines, comme l’histoire, la sociologie et la science politique, en posant la question des rapports de genre ou raciaux. Il en sort des travaux parfois très originaux, intéressants et rigoureux, parfois moins. Ainsi va la vie universitaire, depuis des siècles. Enfin, ces champs ne sont pas dominants du tout, contrairement à ce qu’affirme cet ouvrage sans s’intéresser concrètement aux sujets des cours, des thèses, des chaires de recherche, etc. (à ce sujet, voir Panique à l’Université).

Nos polémistes ne se préoccupent pas de telles nuances, préférant agiter les épouvantails de circonstance : la « tyrannie » (Pierre Mouterde, p. 208), le « despotisme » (Charles LeBlanc, p. 227), les « pratiques criminalisantes […] de l’époque totalitaire de Staline et de la révolution culturelle de Mao » (Qussaï Samak, p. 92 et p. 97). Objectivité et rationalité ? Observation neutre ? Historiens, prenez des notes ! On rapporte enfin que les « wokes » se plaignent de « microagressions », alors que ces polémistes se sentent microagressés quand les féministes parlent de « culture du viol », les Autochtones, de « génocide », les antiracistes, de « racisme systémique » et de « blanchité », autant de notions qu’il faudrait rejeter (Patrick Moreau et Micheline Labelle). Alors, pour ou contre la liberté universitaire ?

Oubli de la gauche

On prétend corriger les défauts d’une « certaine gauche », au nom d’une gauche tout à fait incertaine (sans même parler de la diversité idéologique de cette bande hétéroclite). Plusieurs chapitres ressassent le cliché de la « nouvelle gauche » aveugle aux conditions matérielles. Or cet ouvrage ne propose aucune analyse de classe, à l’exception du chapitre de Michel Roche (p. 148) et de celui de Pierre Mouterde, au propos flou et qui se lamente – une fois de plus – qu’on préfère dire « ainés » plutôt que « vieux » (p. 207), un dur coup pour la classe ouvrière !

On s’ennuie presque de conservateurs assumés, comme Allan Bloom et Christopher Lasch. Le premier dénonçait longuement les programmes de MBA représentant « un véritable désastre » pour l’Université et la société. Le deuxième (dont se réclament pourtant Stéphane Chalifour et Judith Trudeau) rappelait que c’est « le contrôle des universités par les grandes entreprises […] qui a corrompu notre enseignement supérieur, non le gauchisme universitaire[7] ». Notre gauche incertaine préfère décharger son ressentiment contre les études sur le genre et la race et surtout ne pas critiquer les forces conservatrices et réactionnaires, avec qui elle partage le même « ressenti » et la même complainte victimaire. Cet ouvrage n’a de valeur scientifique que le sceau des PUL sur sa couverture, il n’apporte rien à l’avancement des connaissances et encourage la fragmentation de la gauche . Il s’agit d’une imposture intellectuelle et politique.