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Un processus d’amendement qui tend à frustrer les intérêts d’une partie de la population ou à bloquer l’évolution normale des règles constitutionnelles constitue un danger pour l’avenir et risque de nous enfermer dans une série de dilemmes dont nous ne pourrons sortir qu’à coups d’ultimatums ou de menaces.

Jacques-Yvan Morin[2]

Le rapport de la Commission de l’Unité canadienne – mieux connu sous le nom de commission Pepin-Robarts, ainsi dénommée en référence à ses deux présidents – a fêté en 2019 son 40e anniversaire. La sortie de ce rapport, intitulé Se retrouver, se produit tout juste quelques années avant l’épisode marquant du rapatriement de 1982. À ce titre, il importe de replacer le travail de la commission Pepin-Robarts dans le contexte plus général de l’histoire constitutionnelle canadienne.

D’une part, le demi-siècle qui a précédé le rapport avait été marqué par de multiples débats, tentatives et échecs de s’entendre entre le fédéral et les provinces concernant la forme que pourrait prendre une procédure proprement canadienne de modification constitutionnelle[3] – une « formule d’amendement », pour reprendre les termes utilisés à l’époque –, de même que par une crise d’unité nationale[4]. Pendant cette même période, et de plus en plus à chaque « échec » de la part des acteurs politiques d’en venir à un consensus quant au contenu d’un éventuel rapatriement constitutionnel, une fatigue certaine s’était installée, laquelle s’expliquait notamment par cette « incapacité de s’entendre[5] ». Ultimement, cette même fatigue, conjuguée à l’activisme des acteurs politiques – proposition fédérale unilatérale de procéder au rapatriement[6], renvoi devant la Cour suprême[7], accélération des négociations constitutionnelles –, a mené au coup de force de 1981-1982, soit un rapatriement constitutionnel auquel le Québec s’est formellement opposé[8].

D’autre part, toujours avec la crise d’unité nationale en toile de fond, les années qui suivront la fin des travaux de la commission Pepin-Robarts seront particulièrement turbulentes en ce qui a trait aux désirs politiques et constitutionnels du Canada et du Québec. Les tentatives de réforme en profondeur de l’État fédéral canadien, de même que le mouvement indépendantiste québécois, coloreront en effet intensément cette période. D’abord, en 1980, se tiendra le premier référendum sur la souveraineté du Québec, lequel sera suivi, dès 1982, par le rapatriement constitutionnel, puis par les tentatives infructueuses de modifier la Constitution avec l’accord du lac Meech (1987-1990) et l’Entente de Charlottetown (1992). Un deuxième référendum sur l’indépendance au Québec aura lieu en 1995, pour finalement mener à l’une des décisions les plus importantes de l’histoire de la Cour suprême du Canada, le Renvoi relatif à la sécession du Québec[9]. On pourrait même ajouter l’adoption de la loi fédérale sur la clarté[10] et de la réponse législative du Québec[11] à cette équation complexe. Ce portrait, bien rapidement dressé, démontre aisément que le besoin de se retrouver, s’il était bien présent en 1979, est demeuré d’actualité au courant des 40 dernières années.

Tout au long de cette période précédant et suivant les travaux de la commission Pepin-Robarts, le souhait de trouver, d’adopter ou de réformer la formule canadienne de révision constitutionnelle est demeuré une – pour ne pas dire « la » – constante. En effet, si cette volonté était manifeste avant le rapatriement, les tentatives subséquentes de révision de la Constitution incluaient également une réflexion sur sa procédure de modification. À ce titre, la commission Pepin-Robarts ne fait pas exception, s’étant elle aussi penchée sur la question. Effectivement, les recommandations 65 à 67 de son rapport portaient sur cet enjeu. Nous nous intéresserons précisément à ces recommandations dans la présente contribution.

Pour bien saisir l’esprit de cette proposition, il importe, en amont, de savoir que la commission Pepin-Robarts suggérait une réforme en profondeur de la chambre haute du parlement fédéral du Canada. Sa recommandation 47 se lit comme suit : « Le Sénat devrait être aboli et remplacé par une nouvelle seconde chambre du Parlement canadien qui serait connue sous le nom de Conseil de la fédération ». La recommandation suivante précise que le « Conseil devrait être composé de délégations représentant les gouvernements provinciaux et, par conséquent, agissant selon les instructions de ces derniers » (recommandation 48 [i]), reprenant ainsi le modèle du Bundesrat allemand. La Commission recommande que cette chambre soit composée d’au plus 60 membres avec droit de vote, et précise également qu’une province qui, à un moment donné, a compté 25 % de la population du Canada « devrait être assurée d’un cinquième des sièges du Conseil à perpétuité » (recommandation 48 [ii]). Toujours concernant la structure de cette nouvelle chambre, il est mentionné que « les ministres du gouvernement central devraient être membres du Conseil, mais sans droit de vote, et détenir le droit de présenter et de défendre, devant le Conseil et ses comités, les propositions du gouvernement central » (recommandation 48 [iii]).

Ces caractéristiques de ce que serait un bicaméralisme renouvelé au Canada, selon la vision Pepin-Robarts, importent grandement pour saisir l’esprit et la structure de la proposition de procédure de révision constitutionnelle de la Commission, et ce, parce que le nouveau Conseil de la fédération jouerait un rôle déterminant dans celle-ci, alors que les assemblées législatives des provinces en seraient, pour leur part, complètement exclues. En effet, la recommandation 65 du rapport de la Commission propose qu’une procédure de révision pancanadienne soit établie pour des matières telles que le partage des compétences, les institutions fondamentales de la fédération (Chambre des communes, Conseil de la fédération, Cour suprême, gouverneur général et lieutenants-gouverneurs), les droits fondamentaux, les droits linguistiques et la formule d’amendement. Cette procédure prendrait forme en deux étapes, la première étant l’approbation, à la majorité des voix, par la Chambre des communes et par le Conseil de la fédération d’un projet de révision soumis dans l’une ou l’autre de ces assemblées.

La deuxième étape consisterait en la tenue d’un référendum de ratification à l’échelle canadienne, lequel devrait dégager un vote majoritaire dans chacune des quatre régions constituées par le Québec, l’Ontario, les provinces de l’Atlantique et les provinces de l’Ouest – en y incluant les Territoires. La proposition prévoit également que les provinces demeureraient libres de modifier unilatéralement leur propre constitution (recommandation 66), en plus d’ajouter une procédure bilatérale permettant les délégations de pouvoirs (recommandation 67). Le parlement fédéral serait investi du droit de modifier unilatéralement les autres articles de la Constitution (recommandation 66).

Cette procédure de révision constitutionnelle que propose la commission Pepin-Robarts est intéressante à plus d’un égard. En première partie, nous souhaitons d’abord situer cette proposition dans le contexte des négociations constitutionnelles de l’époque pour en faire ressortir les éléments de continuité et ceux d’originalité. Nous voudrons ensuite frotter deux des principaux éléments de cette proposition – le référendum et les veto régionaux – aux mécanismes législatifs existants à cet égard depuis les années 1990, de manière à mettre en lumière les distorsions et dysfonctionnements qui s’y sont greffés entre-temps. En deuxième partie, nous examinerons les mérites de la proposition Pepin-Robarts, lesquels sont mis en relief par l’immobilisme constitutionnel qui caractérise la période post-rapatriement. Ces mérites seront regroupés sous l’égide de deux des principes les plus fondamentaux de la Constitution du Canada, soit le fédéralisme et la démocratie.

La proposition de « formule d’amendement », remise dans son contexte

À l’image de l’ensemble des travaux de la commission Pepin-Robarts, sa proposition de procédure de révision constitutionnelle s’apprécie mieux à la lumière des évènements qui l’ont précédé et qui l’ont suivi. Nous aborderons ici ces deux périodes, pour traiter des éléments de continuité et d’originalité dans la recherche d’une formule de révision au cours de l’avant Pepin-Robarts (1.1), puis des mécanismes de la proposition qui ont été utilisés dans l’après Pepin-Robarts (1.2).

L’avant Pepin-Robarts : continuité et originalité dans la recherche d’une procédure de révision

En 1950, Paul Gérin-Lajoie écrivait que la situation, au regard du processus en place pour modifier la Constitution du Canada, impliquait déjà à cette époque beaucoup d’incertitude et s’accordait difficilement avec le statut d’État souverain du Canada[12]. Il ajoutait : « It is not surprising, therefore, that the adoption of machinery for the amendment of the Canadian Constitution through entirely Canadian agencies has been advocated from time to time in the past[13] ».

Déjà, au milieu du XXe siècle, cet enjeu d’une procédure canadienne de modification constitutionnelle attirait l’attention. Dans le lent processus d’accession à la pleine souveraineté du Canada, processus de « filiation » étape par étape[14], il ne faisait donc nul doute que d’acquérir la pleine capacité de modifier de manière autonome sa Constitution était, pour le jeune État, une pièce essentielle du casse-tête. À ce titre, au courant de la deuxième moitié du XXe siècle, deux propositions de formule d’amendement ont – bien qu’elles n’aient jamais été adoptées – marqué le discours constitutionnel au Canada, soit la formule Fulton-Favreau et celle de la Charte de Victoria.

La formule Fulton-Favreau de 1964, un peu à l’image de la procédure de révision entrée en vigueur en 1982, comportait de multiples modalités, applicables à un vaste éventail de situations différentes[15]. Pour la résumer brièvement, nous dirons simplement qu’il y avait notamment une formule de l’unanimité s’appliquant à une liste exhaustive de scénarios, dont le partage des compétences[16], une formule asymétrique pour les révisions ne concernant que certaines provinces[17], une formule résiduaire dite du « 7/50 »[18], une formule unilatérale de révision par le Parlement du Canada en ce qui concerne certaines caractéristiques du gouvernement central, du Sénat et de la Chambre des communes[19] et une formule unilatérale pour les provinces en ce qui concerne leur propre constitution[20].

On constate donc que la proposition Fulton-Favreau, si elle a largement inspiré le constituant de 1981-1982, n’a pas trouvé d’écho particulièrement important auprès de la commission Pepin-Robarts. En effet, outre une procédure de révision asymétrique et les procédures – déjà existantes à l’époque – de révision unilatérale du fédéral et des provinces, la proposition Pepin-Robarts diffère largement de la formule Fulton-Favreau. C’est notamment la rigidité de la formule Fulton-Favreau qui en constituait à l’époque la principale critique[21], contribuant ainsi à son abandon par le gouvernement du Québec en 1966[22].

En réponse à ces critiques, la formule de Victoria de 1971 représentait « une tentative pour trouver une méthode de modification plus souple que la formule Fulton-Favreau[23] ». Cela explique notamment l’absence de formule requérant l’unanimité des provinces dans la Charte de Victoria. La formule de révision la plus rigide qu’on y trouve est celle d’une majorité de provinces, majorité étant synonyme du consentement unanime de quatre grandes régions : le Québec, l’Ontario, l’Atlantique et l’Ouest.

Le consentement de ces régions devait être donné par les assemblées législatives des provinces les composant[24]. La formule de Victoria comprenait – ou reprenait –, en outre, une modalité asymétrique[25], une modalité de révision unilatérale du Parlement du Canada concernant son pouvoir exécutif, le Sénat et la Chambre des communes[26], de même qu’une modalité permettant aux provinces de modifier unilatéralement leur propre constitution[27]. Enfin, avec la formule de Victoria, le Sénat ne jouissait que d’un veto suspensif[28] et l’initiative appartenait aux chambres du Parlement fédéral et aux assemblées législatives des provinces[29].

On constate ainsi rapidement qu’un élément essentiel de la proposition Pepin-Robarts trouve son origine dans la Charte de Victoria, soit la notion de veto régionaux. Éventuellement abandonnée dès juin 1971 – soit moins de deux semaines après la clôture de la Conférence de Victoria[30] –, cette Charte aura néanmoins ancré, dans le vocabulaire et l’imaginaire constitutionnel canadien, le concept des veto régionaux.

Les débats sur la procédure de révision trouvèrent finalement leur dénouement en novembre 1981 et furent avalisés en avril 1982 avec le rapatriement constitutionnel. Cette procédure canadienne de révision constitutionnelle reprend plusieurs éléments de la formule Fulton-Favreau et de la Charte de Victoria : le principe de l’unanimité des provinces pour la modification de certaines matières[31] (Fulton-Favreau), la modalité du « 7/50 »[32] (Fulton-Favreau), une procédure asymétrique[33] (Fulton-Favreau et Victoria), les modalités unilatérales pour le fédéral[34] et les provinces[35] (Fulton-Favreau et Victoria), le veto suspensif du Sénat[36] (Victoria), l’initiative possible pour les provinces[37] (Victoria), la proclamation par le gouverneur général[38] (Victoria), de même que la possibilité de révoquer son assentiment à une révision avant sa proclamation[39] (Victoria). Le Tableau 1 résume la situation, en reprenant les mécanismes mis de l’avant avec les propositions de Fulton-Favreau, de Victoria, de Pepin-Robarts et de la Loi constitutionnelle de 1982, de même qu’en précisant quelques ajouts qui se sont greffés à la procédure de révision depuis 1982.

Tableau 1

Les mécanismes de révision constitutionnelle, de Fulton-Favreau à aujourd’hui

Les mécanismes de révision constitutionnelle, de Fulton-Favreau à aujourd’hui

* L’initiative des provinces s’exercerait par l’entremise de leurs représentants au Conseil de la Fédération.

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Dans cette trajectoire s’amorçant avec la formule Fulton-Favreau, passant par la Charte de Victoria et culminant avec la situation actuellement en vigueur, on constate rapidement que les trois principaux éléments de la proposition Pepin-Robarts – une chambre haute complètement remodelée, la notion de veto régionaux et le référendum de ratification – ne firent pas partie de la solution finalement adoptée en 1982. À ce titre, la proposition Pepin-Robarts fait, en quelque sorte, figure d’exception dans la longue réflexion concernant le processus canadien de révision constitutionnelle. Il est toutefois intéressant – voire surprenant – de constater que deux de ces éléments se sont éventuellement taillé une place dans le paysage constitutionnel canadien post-1982.

L’après Pepin-Robarts : une formule ignorée, des mécanismes pourtant mobilisés

Bien que la question de la réforme du Sénat en soit une qui irrigue les débats constitutionnels depuis fort longtemps au Canada, il n’en sera pas question dans la présente section, ce qui s’explique par deux raisons. D’abord, la question du bicaméralisme canadien dépasse largement le cadre du processus de révision constitutionnelle, et ce, malgré l’importance de la nouvelle chambre haute que propose la commission Pepin-Robarts dans l’architecture de sa formule d’amendement. Ensuite, même si la réforme du Sénat a pu mobiliser le discours public, judiciaire et académique au cours de l’histoire canadienne[40], force est de constater que la chambre haute du Parlement canadien revêt toujours ses habits de 1867. En ce sens, ce mécanisme proposé par la commission Pepin- Robarts n’a évidemment pas été mis en application depuis. Il en va autrement des veto régionaux et du référendum constitutionnel. Ce dernier est dorénavant permis par une loi fédérale, adoptée en 1992, laquelle prévoit que le « gouverneur en conseil, s’il estime que l’intérêt public justifie la consultation du corps électoral canadien par voie référendaire sur une question relative à la Constitution du Canada, peut, par proclamation, la lui soumettre lors d’un référendum tenu dans l’ensemble du pays ou dans une ou plusieurs provinces mentionnées dans la proclamation[41] ». Le choix de soumettre une question constitutionnelle à l’électorat, on le remarque, est donc discrétionnaire, la loi n’ayant pas pour effet de forcer le gouvernement fédéral à tenir un référendum pour modifier la Constitution[42]. Cette loi a été adoptée dans la foulée de la conclusion de l’Entente de Charlottetown, toujours en 1992. Ayant sans doute à l’esprit le traumatisme de l’échec de l’accord du lac Meech, survenu en 1990, les acteurs politiques de l’époque avaient décidé de soumettre leur projet constitutionnel à l’électorat pour obtenir son assentiment. Cela se voulait notamment une manière de légitimer leur projet[43], de répondre à la critique du fédéralisme exécutif[44], d’accélérer le processus et, ce faisant, de possiblement contrecarrer l’opposition dans certaines provinces[45]. Or, la suite de l’histoire est bien connue : l’option du « Non » l’a emporté, tant chez la majorité de la population canadienne que dans une majorité de provinces[46]. Lorsque l’on observe la situation de 1992 à travers le prisme de la proposition Pepin-Robarts, deux constats émergent – ou plutôt, un constat et un questionnement. D’une part, contrairement à ce que proposait la commission Pepin-Robarts, le référendum de 1992 ne se substituait pas à la ratification par les assemblées législatives des provinces, mais s’ajoutait plutôt à celle-ci. Il avait donc pour conséquence pratique de considérablement alourdir la procédure de changement constitutionnel, en y ajoutant une étape importante.

D’autre part, si le rapport Pepin-Robarts était clair concernant l’appui nécessaire pour que le référendum soit donné gagnant et permette de ratifier une modification de la Constitution, le précédent de 1992 et la loi fédérale l’autorisant ne peuvent se vanter d’une telle clarté. Effectivement, lors du référendum de 1992, « rien n’avait été précisé sur le type de majorité populaire nécessaire pour ratifier l’accord[47] ». Sur ce point, Stéphane Dion écrit :

Durant la campagne, le gouvernement fédéral ne précise pas clairement quelle majorité exacte serait nécessaire pour que l’accord soit entériné. Si le ministre des Affaires intergouvernementales, Joe Clark, dit qu’une majorité dans toutes les provinces serait requise en plus d’une majorité à l’échelle nationale, le premier ministre Brian Mulroney se montre plus évasif. Sans doute se réserve-t-il la possibilité, en cas de majorité nationale pour le Oui, de faire pression sur les premiers ministres des provinces qui auraient voté Non[48].

Dans l’ambiguïté, plusieurs positions s’affrontent. Ont alors été évoquées différentes formes de doubles majorités, soit la combinaison d’une majorité populaire à l’échelle canadienne, à laquelle on additionnerait un vote favorable dans une majorité de provinces[49], un appui populaire dans chaque région du Canada[50] ou une majorité populaire dans chaque province où le consentement est requis, suivant les règles de la modification formelle de la Constitution[51]. Cette dernière option semble d’ailleurs être celle ralliant le plus large consensus. Néanmoins, le flou constitutionnel demeure sur cette question[52].

En ce sens, si l’idée d’un référendum constitutionnel de ratification en 1992 a été inspirée, entre autres choses, de la proposition Pepin-Robarts, force est de constater qu’elle a été mise en application d’une manière qui s’intègre bien mal avec les règles constitutionnelles préexistantes. Bien que la tenue d’un tel référendum ne soit pas une exigence de la Constitution, mais bien une possibilité prévue par une loi ordinaire, son effet alourdissant et l’ambiguïté quant à la majorité requise en font un mécanisme contribuant au dysfonctionnement actuel du processus de révision constitutionnelle au Canada.

La situation est similaire en ce qui concerne le mécanisme des veto régionaux. Celui-ci a été instauré en 1996, également par le concours d’une simple loi fédérale[53], dans le contexte où le peuple du Québec était passé à quelques dizaines de milliers de voix de se prononcer majoritairement en faveur de son indépendance, tout juste une année plus tôt[54]. Le gouvernement fédéral avait alors promis d’accéder à quelques-unes des demandes traditionnelles du Québec – mais sans emprunter la voie constitutionnelle –, notamment la reconnaissance de son caractère distinct[55] et l’octroi d’un droit de veto.

La Loi concernant les modifications constitutionnelles (également appelé Loi sur les veto régionaux) qu’adopta le Parlement du Canada en 1996 avait donc notamment pour objectif de donner au Québec le veto constitutionnel qu’il réclamait. Cette loi ne s’applique qu’aux révisions de la Constitution visées par la procédure du « 7/50 » et au sujet desquelles les provinces ne peuvent pas exercer leur droit de retrait. Elle prévoit qu’un « ministre de la Couronne ne peut déposer une motion de résolution autorisant une modification de la Constitution[56] » que lorsque les cinq grandes régions du Canada[57] se sont prononcées en faveur d’une révision donnée, concédant ainsi à ces régions un droit de veto.

Ce mécanisme est donc semblable, dans son esprit, à ce que proposait la commission Pepin-Robarts, à l’exception qu’elle fait de la Colombie-Britannique une région à part entière du Canada. La commission Pepin-Robarts s’était d’ailleurs penchée sur cette possibilité pour la province du Pacifique, mais en était finalement arrivée à la conclusion que les intérêts de celle-ci « seraient sauvegardés du seul fait de la proportion que le vote de sa population représenterait par rapport au vote total de la région[58] ».

Deux différences fondamentales subsistent néanmoins entre la proposition Pepin-Robarts et la situation actuelle mise en place par la Loi sur les vétos régionaux. D’abord, la proposition Pepin-Robarts établissait des vétos régionaux dans le cadre d’un référendum de ratification et non pour le vote de résolutions au sein des assemblées législatives des provinces.

Ensuite, et de manière plus significative, il appert que la Loi sur les vétos régionaux a pour conséquence de passablement rigidifier la procédure de révision constitutionnelle du Canada, et ce, parce qu’elle ne fait qu’y ajouter des exigences[59]. En effet, là où elle trouve application, cette loi a pour effet de transformer la procédure du « 7/50 » en procédure du « 7/90 »[60] ou du « 7/92 »[61]. Cela fait dire à Benoit Pelletier que les exigences de ce mécanisme « sont particulièrement contraignantes ». Il ajoute : « On n’est donc pas loin, à toutes fins utiles, de l’application de la règle de l’unanimité à l’égard de toute modification concernant les relations fédératives les plus fondamentales au Canada[62] ».

Comme le référendum constitutionnel, le mécanisme des vétos régionaux apparaît ainsi créer davantage de problèmes qu’il n’en règle. Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet écrivent à cet effet que la Loi sur les veto régionaux « qui prétend donner au Québec un droit de veto équivaut » plutôt « à lui resserrer la camisole de force[63] ».

En conséquence, les mécanismes des veto régionaux et du référendum de ratification, dont la combinaison constituait la pierre angulaire de la proposition Pepin-Robarts en matière de formule d’amendement constitutionnel, ont tous deux intégré, par des mesures législatives fédérales[64], le corpus des exigences du processus constituant canadien. Cela étant, on remarque que leur ajout se fait bien maladroitement et est source de nombreuses difficultés, dont la rigidité extrême du processus de révision[65]. L’immobilisme constitutionnel qui caractérise notre époque en est le résultat. Les mérites de la proposition Pepin-Robarts

Nous sommes pourtant d’avis que ce ne sont pas les mécanismes du référendum constitutionnel et des veto régionaux qui sont problématiques en eux-mêmes, mais plutôt la manière avec laquelle ils sont mis en application dans les années 1990. En effet, nous croyons que ces mêmes mécanismes, remis dans le contexte de la proposition Pepin-Robarts en matière de formule d’amendement constitutionnel, avaient de nombreux mérites, qu’une certaine dose de « sagesse rétrospective » nous permet de mieux apprécier. C’est ce que nous ferons ici, en classant ces mérites en deux catégories, selon qu’ils soient de nature fédérative (2.1) ou démocratique (2.2).

Les mérites fédératifs : participation active des provinces, symétrie interrégionale et asymétrie interprovinciale

La nature fédérale d’un État lui impose, d’un point de vue théorique et normatif, la mise en place d’une procédure de révision constitutionnelle où les entités fédérées pourront prendre part à l’exercice de la fonction constituante. En effet, pour reprendre les propos de Marc Verdussen, en contexte fédéral, « l’implication des collectivités fédérées » au processus de révision « est un postulat lié à la nature même du fédéralisme[66] ». Il demeure néanmoins de la prérogative des États fédéraux d’opter pour la formule la plus porteuse à cet effet, plusieurs modèles pouvant s’avérer d’une certaine efficacité. Parmi ceux-ci, la doctrine fait fréquemment référence (1) à l’octroi d’un droit d’initiative aux collectivités fédérées[67], (2) à leur intégration au processus d’élaboration par l’entremise de la chambre haute[68] ou (3) par des conférences constitutionnelles[69], de même qu’à (4) la ratification par les institutions[70] ou (5) par le peuple des entités fédérées[71]. La formule de révision en place depuis 1982 au Canada opte pour certains de ces mécanismes, soit l’initiative et la ratification par les entités fédérées. À cela, on peut également ajouter les mécanismes informels, mais tout de même importants à considérer, des conférences constitutionnelles et du référendum d’approbation. Or, en l’état actuel des choses, l’agencement de tous ces mécanismes mène moins à une participation active et efficiente des provinces à l’exercice de la fonction constituante qu’à un blocage complet du processus de révision. On peut attribuer ce blocage notamment à la superposition de plusieurs mécanismes formels et informels de révision, mais également à la grande quantité d’acteurs possédant un droit de veto dans le cadre d’une réforme constitutionnelle majeure.

Dans ce contexte, le Québec, seule province à majorité francophone et foyer de l’un des peuples fondateurs du Canada, se voit considéré comme une province comme les autres et on lui attribue la même voix au chapitre que l’Île du Prince Édouard, par exemple. Difficile de ne pas y voir une forme de déséquilibre. Pire encore, il appert bien problématique d’imaginer une situation qui aurait pour effet de régler ce déséquilibre, tout en ménageant les intérêts – et sensibilités – de tous les partenaires. En effet, comment faire jouer un rôle actif aux provinces dans le processus de révision sans accorder un statut particulier au Québec, mais sans diluer sa capacité d’influencer le débat constitutionnel ?

Or, c’est précisément ce qu’arrivait à faire la proposition Pepin-Robarts. D’une part, les provinces y auraient assurément joué un rôle actif, non pas à travers leurs assemblées législatives[72], mais d’abord par l’entremise de leurs délégués au Conseil de la fédération[73], puis directement par leur population lors du référendum de ratification, celui-ci exigeant un vote favorable dans une majorité qualifiée et asymétrique d’entités fédérées pour permettre la révision de la Constitution. On peut également penser que la pratique de tenir des conférences constitutionnelles se serait perpétuée et aurait ainsi permis une participation active des provinces à la négociation constitutionnelle. D’autre part, le concept de régions du Canada – et de veto régionaux auxquels il donne forme – aurait permis de mieux rééquilibrer les rapports de force entre les provinces. Cette notion de « régions » provient d’ailleurs du texte même de la Constitution du Canada, à l’article 22 de la Loi constitutionnelle de 1867, où il est prévu que la composition du Sénat soit répartie en « quatre divisions », soit l’Ontario, le Québec, les provinces maritimes et les provinces de l’Ouest. C’est de là qu’est née l’idée de veto régionaux, en 1971, lors des débats sur la Charte de Victoria[74].

Ainsi, par cette habile juxtaposition de la symétrie interrégionale et de l’asymétrie interprovinciale, on reconnaît au Québec – et à l’Ontario – un droit de veto, mais sans leur allouer spécifiquement de statut particulier. Ce veto s’explique par leur poids démographique. On ajoute d’ailleurs, dans les recommandations de la commission Pepin-Robarts, que la « liste de régions dev [ra] être modifiée, au besoin, de manière à compter comme région distincte toute autre province qui pourrait, à un moment donné, regrouper au moins 25 % de la population canadienne[75] ». Cela réaffirme ainsi la symétrie interrégionale et l’asymétrie interprovinciale, en ce qu’on admet qu’une province qui verrait sa population significativement augmenter accéderait au rang de région. Pour prendre les termes – et l’enthousiasme – de Gérald-A. Beaudoin, un membre de la commission Pepin-Robarts : « Cette formule a l’avantage d’éviter qu’un gouvernement crée une impasse, tout en assurant à chaque région, dont le Québec, un droit de veto[76] ! »

Dans une fédération comme le Canada, où cohabitent 10 provinces avec des disparités démographiques aussi importantes et où la deuxième province la plus populeuse représente également une nation minoritaire, il est difficile d’imaginer un mécanisme fédératif plus adapté, acceptable pour tous, efficace et équilibré que celui des veto régionaux. Son intégration formelle dans le processus constituant du Canada aurait également eu pour effet de considérablement diminuer le nombre d’acteurs possédant un droit de veto[77], rendant ainsi la procédure plus souple et participant donc simultanément aux mérites démocratiques de la proposition Pepin-Robarts. Les mérites démocratiques : participation effective du peuple, prévisibilité et souplesse

D’un point de vue démocratique, la proposition Pepin-Robarts comportait également d’importants avantages, surtout lorsqu’analysée à travers le prisme de la situation prévalant de nos jours. D’abord, le fait d’intégrer le peuple directement et par la grande porte dans l’exercice de la fonction constituante aurait eu pour conséquence de conférer un plus haut degré de légitimité démocratique à la Constitution du Canada. En effet, comme l’écrit Marthe Fatin-Rouge Stefanini, « la ratification par référendum est perçue comme une onction du souverain » en matière de révision ou d’adoption d’une Constitution[78]. Octroyer une plus grande légitimité au texte constitutionnel était d’ailleurs l’une des considérations de la commission Pepin-Robarts. Cela est aisément perceptible, notamment lorsque le rapport fait mention de l’ « avantage d’impliquer tous les citoyens dans un domaine aussi important que la modification de leur constitution[79] ». Ainsi, en proposant d’opter pour le recours à un référendum obligatoire et aux effets juridiques directement exécutoires, la commission Pepin-Robarts offrait une aura démocratique sans pareil à sa formule de révision. Cela devient encore plus évident lorsqu’on compare cette situation avec celle ayant eu lieu en 1992 – et étant susceptible de se reproduire à l’avenir, dans le cadre d’une réforme constitutionnelle d’envergure[80]. En effet, le précédent de 1992 n’était pas un référendum décisionnel, mais plutôt une consultation populaire, pour laquelle il était nécessaire que les acteurs politiques interviennent afin de décider des suites à y donner[81]. Cela s’explique notamment par le fait que, au Canada, la Constitution ne prévoit en aucune circonstance qu’il soit nécessaire ou même possible d’organiser un référendum concernant sa modification. Ainsi, comme l’explique Patrick Taillon, pour « des raisons historiques et contextuelles », les mécanismes de démocratie directe au Canada « se sont exercés de facto en s’affranchissant, à bien des égards, du dispositif institutionnel inscrit dans la Constitution formelle[82] ». Cela est tout à fait cohérent avec la nature constitutionnelle du système canadien. En effet, comme l’écrivent Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, les « régimes constitutionnels inspirés du modèle britannique sont généralement peu familiers avec les techniques de fonctionnement dérivées de la démocratie directe[83] ». Ainsi, bien « qu’il n’ait été ni voulu ni prévu par les rédacteurs de la Constitution, le référendum s’est développé – en marge de la Constitution – grâce à une évolution des pratiques politiques et s’est consolidé par une reconnaissance jurisprudentielle de cette pratique[84] ». Résultante directe de cette situation : le référendum constitutionnel au Canada et le cadre juridique lui donnant forme sont empreints d’une importante ambiguïté, notamment en ce qui concerne la nécessité ou non d’organiser une consultation populaire avant de modifier la Constitution, la nature contraignante des résultats et le seuil d’appui nécessaire[85]. Cette ambiguïté, en ce qui concerne le processus de révision de la Constitution du Canada et la portée du verdict populaire la concernant, n’a certainement pas les mêmes vertus démocratiques qu’un référendum comme celui imaginé par la commission Pepin-Robarts. Ce dernier aurait fait preuve d’une bien meilleure prévisibilité, tant en ce qui concerne les circonstances de son organisation, le seuil d’appui nécessaire et sa nature décisionnelle. Cette prévisibilité aurait accentué le caractère démocratique du processus[86].

La relative souplesse du dispositif proposé par la commission Pepin-Robarts aurait également contribué à en améliorer la nature démocratique. C’était d’ailleurs là une préoccupation des membres de la Commission[87]. En 1979, dans un article paru dans la Revue du Barreau canadien, Gérald-A. Beaudoin écrivait de la formule Pepin-Robarts qu’elle « remplacerait avantageusement celles qui furent mises de l’avant jusqu’ici, comme la formule Fulton-Favreau [ou] la formule de Victoria, qui malgré leurs vertus, apparaissent trop lourdes pour avoir des chances de porter fruits[88] ». Force est de constater que l’avenir lui aura donné raison.

En effet, l’impasse constitutionnelle actuelle, depuis les échecs des tentatives de réforme que représentaient l’accord du lac Meech et l’Entente de Charlottetown, a pour effet de rendre la Constitution formelle presque immuable. Cela s’accompagne d’au moins deux conséquences en ce qui concerne le principe démocratique, l’une plus abstraite, l’autre très concrète.

D’une part, dans le discours politique, les nombreuses références au manque d’appétit constitutionnel ou à l’absence de maturité du fruit constitutionnel ont pour effet d’éloigner la population canadienne de sa Constitution, et même de connoter négativement toute référence au débat constitutionnel. Le contexte est à l’ « anxiété constitutionnelle », et il apparaît dès lors plus aisé d’ignorer les problèmes des textes fondamentaux de la fédération canadienne, plutôt que de tenter de les régler. Inutile de dire que cela diffère passablement du contexte pré-rapatriement, qui était, lui, davantage caractéristique d’une ébullition, voire d’une euphorie constitutionnelle.

La Cour suprême du Canada écrivait, en 1985, que la « Constitution d’un pays est l’expression de la volonté du peuple d’être gouverné conformément à certains principes considérés comme fondamentaux et à certaines prescriptions qui restreignent les pouvoirs du corps législatif et du gouvernement[89] ». Si cela demeure vrai en théorie, en pratique, le peuple canadien est actuellement tenu bien loin des débats et enjeux constitutionnels. Assouplir le dispositif réduirait ainsi ce gouffre entre le peuple et sa Constitution, ce qui rendrait la procédure plus démocratique.

D’autre part, la rigidité extrême de l’actuel processus de révision et l’absence de volonté politique pour utiliser celui-ci ont pour effet que les acteurs politiques mobilisent différentes voies de contournement pour influencer le gouvernail de l’évolution constitutionnelle canadienne. Parmi celles-ci, on note différentes avenues paraconstitutionnelles[90], dont la conclusion d’ententes intergouvernementales qui permettent bien souvent de « faire indirectement ce qu’on ne peut ou qu’on ne veut faire directement[91] ».

Ces différentes voies de contournement ont pour effet d’éviter les mécanismes de contrôle parlementaire et judiciaire inhérents aux démocraties libérales contemporaines[92]. De plus, elles rendent le système plus difficile à comprendre pour les citoyens, en plus d’être parfois contraires au texte même de la Constitution. Ainsi, ces mécanismes paraconstitutionnels, dont la si grande présence s’explique notamment en raison de la rigidité du processus de révision constitutionnelle, posent certains problèmes dans une perspective démocratique.

S’il est illusoire de croire que la proposition de formule d’amendement de la commission Pepin-Robarts aurait empêché l’émergence de tous ces maux, il demeure réaliste de penser qu’elle aurait pu participer à en diminuer certaines conséquences.

Conclusion

Quarante ans après la fin des travaux de la commission Pepin-Robarts, on peut faire au moins trois constats en ce qui concerne la formule de révision constitutionnelle du Canada, le dernier étant une conséquence des deux premiers. D’abord, depuis 1982, et à plus forte raison depuis les échecs du lac Meech et de Charlottetown, le débat sur la procédure de révision a perdu de son importance, notamment parce qu’il a été « scellé » par le rapatriement. Ensuite, le processus multilatéral de modification – et de modernisation – de la Constitution écrite du Canada est aujourd’hui complètement obstrué. Enfin, dans ces circonstances, il est plus que temps de s’attarder à ce problème que représente l’immobilisme constitutionnel au Canada et, si nécessaire, de changer les règles de la modification de la Constitution.

À ce titre, si la proposition Pepin-Robarts avait des mérites que nous avons vantés dans cette contribution, il convient également de mentionner qu’elle s’accompagnait d’un écueil important, qu’il serait impensable de ne pas corriger aujourd’hui. En effet, une nouvelle proposition de formule de révision constitutionnelle se devrait de reconnaître que les peuples autochtones sont des partenaires fédératifs à part entière dans l’association politique canadienne, et donc de faire intervenir ceux-ci en conséquence dans le processus constituant. Une telle évolution permettrait de mieux reconnaître le fait multinational au Canada, et, qui sait, peut-être également de mieux se retrouver.