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La polémique de l’été 2018 entourant le spectacle SLÂV aura plongé le Québec au coeur de ses contradictions les plus flagrantes, et certainement les plus dérangeantes, sur la question de la présence noire (de la non-présence noire, selon plusieurs) dans les champs mémoriels de la société québécoise[1]. Cet épisode a révélé, une fois de plus, à quel point les Québécois.e.s de la majorité blanche continuent de se complaire au sein du discours public dominant, comme dans plusieurs milieux universitaires francophones d’ailleurs, dans un schéma narratif qui célèbre l’exceptionnalisme bienveillant de la nation et du passé québécois[2]. Selon les modalités de ce schéma narratif, le Québec aurait échappé — Dieu merci ! — à la violence du racisme anti-noir qui structure l’ensemble des sociétés américaines modernes. Comme l’écrit l’anthropologue Émilie Nicolas, « l’on préfère [au Québec], la plupart du temps, s’imaginer que la race est un concept qui n’a pas eu une incidence sur notre histoire, mais seulement sur celle des États-Unis[3] ».

Plusieurs historien.ne.s et spécialistes des sciences sociales ont pourtant mis à nu de façon convaincante la centralité des mythes de la bienveillance et de l’innocence raciale dans le maintien de la suprématie blanche au Canada et au Québec. Différents procédés sont employés pour ce faire. L’historienne de l’art Charmaine Nelson, par exemple, prône l’insertion de l’ensemble des populations noires de l’Amérique du Nord au sein du concept de diaspora noire, concept trop souvent associé, remarque-t-elle, à l’histoire exclusive des Afro-descendant.e.s aux États-Unis. Nelson soutient qu’une telle association a pour conséquence de marginaliser, voire de passer sous silence l’histoire de l’esclavage transatlantique au Mexique et au Canada. Le désir de nier le passé de l’esclavage par voie de comparaison avec l’histoire de la violence anti-noire aux États-Unis, selon Nelson, ne saurait pourtant être exclusif à ces deux pays nord-américains. Elle observe en effet que le mythe de l’innocence raciale fonctionne de façon similaire dans diverses régions des Amériques : « The narrative goes hand in hand with the vilification of American plantation slavery[4] ». Une pléthore d’autres historien.ne.s, à l’instar de Robyn Maynard, David Austin, Constance Backhouse ou Robin W. Winks, a similairement mis à mal la réputation du Canada comme étant une « raceless society », soit une société supposément exempte de différences et d’inégalités raciales[5]. Toutes et tous constatent l’importance du contre-exemple états-unien pour alimenter les célébrations de l’harmonie raciale dans laquelle s’imagine vivre la majorité blanche canadienne.

Les conclusions de cette littérature invitent à recadrer l’histoire du Québec dans une perspective hémisphérique. En révélant les lieux communs que partage l’histoire des Amériques, en effet, l’approche hémisphérique permet de remettre en question l’exceptionnalisme des mythes qui ponctuent les récits nationaux des sociétés américaines[6]. S’inspirant de cette approche, le présent article entend poursuivre le travail entamé sur le démantèlement de la mythologie canadienne de l’innocence raciale, et plus exactement du mythe de la bienveillance québécoise, par l’emploi d’une approche comparative avec l’évolution récente de l’historiographie latino-américaine. Il vise une littérature scientifique qui a su révéler plusieurs angles morts de l’étude du passé de la région, spécifiquement ceux en lien avec la nature et le fonctionnement de la suprématie blanche au sein des sociétés latino-américaines.

Il est à noter qu’au-delà d’une recension de l’historiographie latino-américaine, je souhaite soulever dans ce qui suit des interrogations sur les enseignements que peuvent offrir (ou non) à l’étude du passé québécois les analyses critiques du mythe latino-américain de la démocratie raciale. Notre communauté historienne pourra débattre ou s’inspirer des propos que j’y tiens. J’espère susciter des discussions. J’espère surtout que les réactions à ce texte, s’il y en a, contribueront à sonder plus avant les silences et les préjugés anti-noirs qui non seulement sous-tendirent la fondation de la nation québécoise, mais qui continuent encore aujourd’hui, de façon consciente ou non, à orienter notre rapport à l’enseignement et à l’écriture de l’histoire dans les institutions collégiales et universitaires du Québec.

Sur la (non) présence noire dans l’historiographie québécoise francophone

Plusieurs historien.ne.s, intellectuel.le.s et militant.e.s antiracistes du Québec s’efforcent depuis des décennies à mettre en évidence les processus historiques larges de colonisation et de racisme anti-noir desquels ont pleinement participé les sociétés canadienne et québécoise. Parmi ces spécialistes figurent notamment David Austin, Nathalie Batraville, Adelle Blackett, Afua Cooper, Marilou Craft, Daniel Gay, Joana Joachim, Robyn Maynard, Délice Mugabo, Aly Ndiaye (alias Webster), Philippe Néméh-Nombré, Charmaine Nelson, Émilie Nicolas, Frantz Voltaire, Dorothy W. Williams, Rachel Zellars[7]. Plusieurs parmi ces dernières prennent d’ailleurs fréquemment la parole sur la scène publique afin de rappeler l’omniprésence au Québec du racisme anti-noir ainsi que la violence de ses répercussions sur les collectivités noires[8].

Pourtant, une grande majorité de leurs concitoyen.ne.s blanc.he.s continue de faire la sourde oreille et refuse de sonder les implications du racisme systémique au Québec. Comment expliquer un tel entêtement ? Il m’apparaît évident qu’une des causes de ce refus d’introspection, et en même temps une de ses conséquences les plus directes, provient de l’exclusion de facto des personnes de couleur du passé québécois, et ce, autant dans les champs mémoriels de la majorité blanche du Québec que dans l’enseignement de l’histoire et dans la production savante qui se fait au sein de nos universités francophones. Cause et conséquence font ici partie d’une seule et même équation d’ostracisme historique. La présence noire au Québec a effectivement été, et demeure encore aujourd’hui, très largement présentée dans la mémoire collective et dans l’enseignement de l’histoire comme une simple parenthèse sans incidence historique sur le passé ou le devenir de la nation. Elle demeure confinée, pour reprendre la formule de Robyn Maynard, à la catégorie de « non-sujet national[9] ». Les personnes noires seraient de passage ou nouvellement arrivées au Québec, sans ancrage pérenne dans le territoire.

Reléguée ainsi à un caractère anecdotique, voire à une exception à laquelle il ne faudrait surtout pas accorder trop d’importance, la marginalisation répétée des Afro-descendant.e.s dans le devenir de la société québécoise entretient sa propre mise au rancart dans la production historiographique. La plus grande force de cette marginalisation provient justement du fait qu’elle refuse implicitement toute problématisation sérieuse de l’impact qu’ont eu les Afro-descendant.e.s dans l’évolution, au fil du temps, des structures économiques, politiques, sociales, culturelles et juridiques du Québec. Pourquoi mener une enquête historique sur un sujet qui n’existerait tout simplement pas ? Ainsi fonctionne la suprématie blanche au Québec, comme ailleurs dans les Amériques — par déni. Déni de l’humanité des personnes noires dans le système esclavagiste des époques coloniale et moderne ; déni de pleins droits citoyens dans les jeunes (et moins jeunes) républiques américaines ; déni de mémoire et de célébrations dans nos sociétés contemporaines.

Heureusement, l’étude du passé n’est l’apanage ni des chercheur.euse.s universitaires ni de celles et ceux qui se réclament du métier d’historien.ne. Telle que nous la pratiquons au Québec, notre discipline a beaucoup à apprendre de la littérature savante et militante qui s’engage de façon ouverte, intelligente et absolument nécessaire dans les combats actuels contre le racisme systémique et la suprématie blanche. Les travaux qu’ont réalisés nos pairs d’autres institutions et champs disciplinaires sur l’histoire des Afro-Québécois.e.s et du racisme anti-noir au Québec et au Canada en sont un exemple probant[10]. Cela est d’autant plus vrai qu’aucun débat d’envergure n’investit de telles questions de recherche dans l’historiographie francophone du passé national québécois. À l’exception des travaux originaux des historien.ne.s Dorothy W. Williams et Sean Mills (dont les ouvrages sont traduits en français), ou de quelques études portant sur des moments de crise ponctuelle, à l’instar de l’affaire Sir George Williams (SGWU) en 1969 ou du procès de l’esclave Marie-Joseph Angélique au dix-huitième siècle, force est de constater à quel point les travaux universitaires francophones s’intéressent peu aux contributions des Afro-descendant.e.s dans la société québécoise[11]. Il est par exemple surprenant, et révélateur de la rareté dont nous parlons, que l’ouvrage de Marcel Trudel sur l’esclavage en Nouvelle-France et sous le régime anglais — oeuvre pionnière, il est vrai, lors de sa parution en 1960 — fasse encore aujourd’hui figure de référence en la matière[12]. Le champ semble s’être figé au cours de cette décennie, sans possibilité d’amendement. La chose est d’autant plus problématique que les conclusions que Trudel propose, notamment à l’égard du caractère bienveillant au Canada des maître.esse.s face à leurs esclaves, continuent d’alimenter, de façon consciente ou non, les récits de nombreux.se.s historien.ne.s. Si certain.e.s ont voulu, et c’est heureux, briser les silences ambiants et remettre au centre de leurs analyses historiques « l’apport des Noirs dans l’histoire du Québec », il paraît au final difficile pour ces chercheur.euse.s de s’affranchir des préjugés anti-noirs qui sous-tendaient les travaux de leurs prédécesseur.euse.s[13].

Comment expliquer une telle disette au niveau de la production savante ? Pourquoi nous, chercheur.euse.s des départements d’histoire d’universités francophones du Québec, évitons les pistes de recherche qu’investissent nos pairs d’autres champs disciplinaires et institutions d’enseignement ? Une partie de la réponse réside sans aucun doute dans le manque flagrant de diversité au sein du corps professoral des départements d’histoire des universités québécoises. L’historienne de l’art Charmaine Nelson offre un éclairage lucide sur le sujet. Elle remarque que la rareté d’études sur l’esclavage transatlantique dans sa discipline est étroitement liée à la difficulté de recruter et de conserver dans son champ des professeur.e.s noir.e.s ou de couleur :

To the extent that it is people of colour who have been at the forefront of critiquing the racism of western academic practice and rethinking practice through the discourse of race [écrit-elle avec justesse], then the absence of postcolonial Art Histories is fundamentally connected to the absence of people of colour scholars in the discipline[14].

Ce que Nelson reproche à sa discipline vaut également pour la discipline historique telle que nous la pratiquons dans les universités québécoises. Dans l’ensemble de nos départements d’histoire, en effet, une écrasante majorité blanche contrôle le contenu des cours, des programmes spécialisés, des publications passées et à venir, sans parler de l’orientation des nouveaux champs de recherche à investir ou encore de la composition des comités d’expert.e.s qui recommandent aux instances gouvernementales les projets de recherche qui méritent le financement de l’État. Ainsi, si nous voulons savoir comment contribuer à redresser le tir dans la recherche émergente en histoire du Québec et faite au Québec, une grande partie de la réponse réside sans aucun doute dans la mise en place de politiques d’embauche et de recrutement qui favorisent la diversité.

Mais il faudra également prendre conscience, en tant que collectivité savante majoritairement blanche, que le mythe de la bienveillance ou de l’innocence raciale alimente, avec beaucoup plus d’impacts qu’on n’ose le croire, la production historiographique francophone issue de nos départements d’histoire. Cette absence d’introspection collective explique que les contributions des collectivités noires à l’histoire du Québec, d’une part, et les conséquences à long terme de l’esclavage des Africain.e.s et de leurs descendant.e.s dans la société québécoise, d’autre part, figurent toujours parmi les moteurs de changement les plus ignorés dans l’étude et l’enseignement du passé québécois[15].

Le mythe de la démocratie raciale : exceptionnalisme hémisphérique ?

Le mythe de l’innocence raciale au Québec, soit le refus par une majorité de Québécois.e.s de reconnaître le fonctionnement du racisme systémique et l’omniprésence de la suprématie blanche dans leur société, n’est pas sans rappeler les dynamiques inhérentes au mythe de la démocratie raciale en Amérique latine. Ce mythe, vivement écorché par la production historiographique des dernières décennies sur les Afro-Latino-Américain.e.s, réfère à l’idée selon laquelle des principes d’égalité et d’harmonie raciales auraient gouverné les sociétés latino-américaines depuis l’ère moderne, c’est-à-dire depuis l’affranchissement politique des jeunes républiques face aux couronnes espagnole et portugaise[16]. Si une telle conception, idéaliste et idéalisée, naquit dans la foulée des indépendances des Amériques ibériques au dix-neuvième siècle, le terme de démocratie raciale se consolida néanmoins à la suite de la montée des nationalismes latino-américains au cours des années 1930 et 1940[17].

Plusieurs universitaires se sont appliqué.e.s à retracer les origines et l’évolution du mythe de la démocratie raciale en Amérique latine et au Brésil. La synthèse que proposent Paulina L. Alberto et Jesse Hoffnung-Garskof dans un chapitre de l’ouvrage collectif Afro-Latin American Studies : An Introduction, paru récemment aux Presses universitaires de Cambridge, aboutit à une double conclusion qui saura être utile aux historien.ne.s qui entendent étudier le passé québécois en lien avec son contexte américain (dans le sens hémisphérique du terme). Cette synthèse révèle, d’une part, la nature plurielle dans le temps et dans l’espace américain de la signification et du fonctionnement de l’idéologie se rapportant au concept de démocratie raciale. Demeurons donc vigilant.e.s dans nos interprétations du passé puisque les mythes se rapportant à l’idée d’une exceptionnelle harmonie raciale changent de modus operandi selon les contextes américains au sein desquels ils évoluent. Il n’en demeure pas moins, cependant, que malgré des formulations différentes, la littérature sur le sujet démontre très clairement la prévalence de ce mythe dans l’ensemble de la région. Ainsi, la démonstration de Hoffnung-Garskof et Alberto met d’autre part en évidence qu’un postulat de base a invariablement sous-tendu les diverses itérations du mythe de la démocratie raciale au cours des dix-neuvième et vingtième siècles : celui du moindre mal. C’est-à-dire que le mythe de la démocratie raciale se construit immanquablement en opposition à un contre-exemple d’inclusion raciale qui serait pire que le nôtre.

Voici un enseignement d’importance pour la réflexion qui nous occupe. Au sortir des indépendances, l’Espagne joua ce rôle de contre-exemple. Si plusieurs créoles blanc.he.s s’empressèrent de répudier, dans leurs discours à tout le moins, toute forme d’oppression raciale et d’esclavagisme dans les jeunes républiques latino-américaines, c’était pour mieux se différencier de l’absolutisme espagnol[18]. Ces acteur.trice.s attribuaient en effet la responsabilité de ces systèmes de domination raciale aux autorités coloniales et métropolitaines. Dans la foulée des guerres d’indépendance du début du dix-neuvième siècle, les besoins de recrutement de milices noires et de la population en général favorisèrent de telles interprétations du passé où semblait prévaloir une certaine harmonie raciale[19]. Un siècle plus tard, la bête changea de visage, mais pas de fonction. Les États-Unis jouèrent alors un rôle de bouc émissaire absolument vital pour la fondation de l’idéologie nationaliste de la démocratie raciale.

La croissance de l’hégémonie états-unienne dans la région au tournant du siècle dernier eut pour conséquence en Amérique latine de vouloir s’en différencier à tout prix. Chez les penseur.euse.s nationalistes du début du siècle dernier, incluant par exemple José Vasconcelos (Mexique), José Martí (Cuba) ou Gilberto Freyre (Brésil), valoriser la différence proprement latino-américaine face au géant du nord devint crucial pour contribuer à la décolonisation des esprits[20]. La mise en valeur de l’intégration supposément réussie des populations multiethniques de l’Amérique latine passait dès lors par le contre-exemple de la violence du racisme anti-noir institutionnalisé aux États-Unis. D’aucun.e.s célébraient l’exceptionnelle harmonie raciale qui définissait les nations latino-américaines par rapport à leur voisin du nord. Face à la violence du racisme états-unien qui se déployait ouvertement dans la sphère publique, notamment à cause des dispositions des lois Jim Crow, les élites latino-américaines se targuaient d’avoir mieux réussi que leur voisin du nord l’intégration de leurs populations multiethniques au sein de la nation[21]. Entre la reconnaissance d’un système de discriminations raciales qui fonctionnait différemment qu’aux États-Unis d’une part, et la célébration de l’absence de racisme d’autre part, il n’y avait qu’un pas que les nationalistes latino- américain.e.s n’hésitèrent pas à franchir. Ce mythe était d’autant plus important qu’il leur permettait de s’inscrire dans la tradition de pensée du rationalisme occidental. En effet, la soi-disant harmonie raciale qui prévalait en Amérique latine démontrait la capacité des peuples latino-américains à se gouverner selon les préceptes de l’universalisme des Lumières[22].

Les élites blanches latino-américaines ont longtemps célébré les opportunités d’avancement social pour les Afro-descendant.e.s en Amérique ibérique, ce depuis l’ère coloniale, pour prouver l’absence de racisme systémique au sein de leur société[23]. Il est vrai que certaines dispositions légales des puissances ibériques favorisaient la manumission comme forme de résistance à l’esclavage, au contraire des colonies britanniques, françaises et néerlandaises, où l’achat de sa liberté était plus difficile à obtenir et donc une stratégie de résistance plus rarement utilisée par les esclaves noir.e.s. De plus, l’enrôlement de plusieurs milices noires dans les guerres d’indépendance, du côté des patriotes comme des loyalistes, permit également à plusieurs personnes réduites en esclavage de conquérir leur liberté en échange de leur participation dans les conflits armés[24]. Or les systèmes d’oppression qui, en Amérique latine coloniale, reposaient sur un mélange intrinsèque de diverses stratégies de distinctions sociales, incluant notamment les catégories de genre, de l’honneur, de classe et de race, demeurèrent bel et bien en place à la suite des indépendances du début du dix-neuvième siècle[25]. Malgré l’abolition progressive de l’esclavage dans les jeunes nations en devenir, différents systèmes de régulations sociales continuèrent à favoriser les populations blanches des Amériques ibériques. L’idéologie de la démocratie raciale fut à cet égard un instrument de domination blanche des plus efficaces. En effet, le contre-exemple du racisme états-unien permit à de nombreu.x.ses Blanc.he.s latino-américain.e.s, de gauche comme de droite, de créer des récits d’exceptionnalisme où des visions inclusives de la nation refusaient d’emblée toute capacité de nommer les discriminations raciales que subissaient pourtant leurs concitoyen.ne.s d’ascendance africaine[26]. Pour les tenant.e.s de la démocratie raciale en Amérique latine, l’absence de mobilisation des personnes de couleur autour de catégories raciales confirmait la thèse selon laquelle les injustices raciales n’y étaient pas exacerbées. Pour leurs opposant.e.s, l’interprétation est tout autre : « The relatively low levels of black mobilization were not because race did not profoundly structure these societies, but rather that nationalist ideologies had made the development of oppositional consciousness difficult, and the emergence of large-scale, effective black movements unlikely[27]. »

La redoutable efficacité de la démocratie raciale en tant qu’instrument de domination blanche, en effet, réside dans le fait qu’elle empêche la formation de consciences et de mobilisations politiques qui seraient justement en mesure de contester son hégémonie. L’absence de mots pour nommer la nature de l’inégalité subie en tant que sujet noir rend plus difficile, voire impossible, la lutte à mener de front pour une meilleure justice sociale et contre l’oppression raciale.

Minimiser la mémoire de l’esclavage des personnes noires dans le passé québécois

Le postulat du moindre mal est peut-être le plus visible au Québec dans le traitement accordé par l’historiographie de la Nouvelle-France à la question de l’esclavage. Cette historiographie se rapproche à bien des égards des comparaisons entre les institutions de l’esclavage aux États-Unis et au Brésil qu’établissaient dans les années 1930 et 1940 des chercheurs comme Frank Tannenbaum et Gilberto Freyre[28]. À l’instar de ces auteurs, dont les études mettaient de l’avant l’idée d’une nature soi-disant moins violente et plus fraternelle entre les maître.esse.s blanc.he.s et les esclaves noir.e.s au Brésil, les historien.ne.s du Québec déploient différentes stratégies afin de minimiser l’expérience de l’esclavage des personnes noires dans le passé québécois. Pour ce faire, certain.e.s soulignent par exemple la nature des relations entre maître.esse.s et esclaves supposément plus harmonieuses que celles, brutales et inhumaines, dépeintes dans l’historiographie états-unienne ou des Antilles[29]. D’autres mettent de l’avant dans leurs analyses la faiblesse quantitative du passé esclavagiste canadien par rapport à son voisin du Sud[30]. D’autres encore insistent de façon corollaire sur la prétendue insignifiance économique de l’esclavage des personnes noires au Québec, et au Canada plus largement, par rapport à celle des États-Unis et d’autres pays des Caraïbes et de l’Amérique du Sud où prévalaient les grandes plantations de sucre et de coton[31].

Ces interprétations reposent tantôt sur des lectures superficielles des sources, tantôt sur des preuves solides. Un problème se pose cependant dans chacun de ces cas de figure : celui d’un désir non avoué, voire inconscient, de banaliser l’expérience de l’esclavage des personnes noires dans le passé québécois. Puisque la Nouvelle-France n’était pas une société esclavagiste, mais plutôt une société avec esclaves, raisonnent plusieurs, l’impact à long terme sur les structures de pouvoir qui ont orienté l’évolution des sociétés canadienne-française puis québécoise serait somme toute marginal, et donc sans conséquence sur le présent ou l’évolution de son passé. Autrement dit, tout héritage anti-noir, tout legs au niveau économique, politique ou psychologique de l’esclavage sur la société québécoise aurait naturellement disparu avec la fin de ce système économique. L’esclavage des personnes noires apparaît ainsi dans ces interprétations historiques comme une simple mésaventure, une anicroche que le cours de l’histoire moderne a heureusement su corriger[32].

Des chercheur.euse.s comme David Austin, Daniel Gay et Charmaine Nelson ont vivement attaqué la construction de tels silences sur l’héritage de l’esclavage dans la société québécoise sous prétexte, par exemple, d’un nombre réduit d’esclaves répertorié.e.s à Montréal et au Québec. Austin s’en prend pour ce faire à la monographie de Mackey sur l’esclavage des personnes noires à Montréal :

Comparant l’esclavage à une forme de cancer qui n’aurait pas formé de métastases au Québec, [Mackey] en fait une simple affaire de chiffres, si bien qu’il minimise l’importance de ce que les esclaves ont vécu et, comme Trudel, il élimine toute possibilité de comprendre en quoi le passé esclavagiste affecte aujourd’hui la vie des Noirs au Canada[33].

Nelson dénonce pour sa part le réflexe défensif habituel des personnes blanches face à la question de l’esclavage au Canada : « I have often cringed when white Canadians have used the “Well, how many slaves were there ? ” question as a means of diminishing the histories (particularly in discussions of violence and oppression) of Canadian slaving[34]. » Cette experte de l’histoire de l’esclavage à Montréal rejette fortement la différence que plusieurs établissent entre sociétés avec esclaves et sociétés esclavagistes :

In terms of the burdens of isolation, the nature of forced migration to unaccustomed climates and societies and multiple removals, the stigmatization and hyper-visibility which arguably increased the marginalization of their bodies, the home-grown practices of torture, abuse, punishment, ownership, Christianization, and « breeding », and the dependence of the colony on slave labour (both internal and external), I would argue that « societies-with-slaves » were « slave societies »”[35].

Ces raisonnements invitent les historien.ne.s à recentrer leurs études du passé québécois sur l’expérience vécue des personnes réduites en esclavage sous les régimes français et britannique au Québec, pourtant laissée en plan des grands récits nationaux, ainsi que sur les conséquences à long terme sur la psyché collective du Québec[36]. Pour ce faire, les historien.ne.s devront également continuer à mieux comprendre, au-delà de l’expérience des seul.e.s acteur.trice.s historiques racisé.e.s, comment le passé esclavagiste de la Nouvelle-France a affecté les conditions d’émergence des institutions économiques et politiques modernes et blanches au Québec[37]. Ainsi, elles et ils devront également réfléchir à la construction sociale et historique de la catégorie raciale blanche — devant mener, par exemple, à l’association implicite entre Blanc.he.s et Canadien.ne.s français.es — et aux particularités des préjugés anti-noirs au Québec pour y soutenir l’idée d’un être libre et moderne (nécessairement blanc).

Quelques chercheur.euse.s se sont intéressé.e.s à cette dimension au Québec. Le sociologue Daniel Gay souligne par exemple que l’appropriation qu’a faite Vallières du discours de la négritude rappelle celle d’autres hommes politiques canadiens-français qui, un siècle avant lui, aimaient comparer les rapports entre le Canada français et le gouvernement fédéral à ceux gérant la relation entre un.e esclave et son.sa propriétaire[38]. Gay donne différents exemples de l’appropriation du mot « esclavage » par de nombreux acteurs historiques blancs et d’ascendance européenne au Canada, incluant notamment le célèbre historien François-Xavier Garneau[39]. Plusieurs autres écrits nationalistes et conservateurs de la première moitié du dix-neuvième siècle, alors qu’avait cours l’âge des révolutions et que prenaient corps, dans l’ensemble des Amériques et du monde occidental, les concepts de citoyenneté, d’égalité et de liberté, assimilaient de façon similaire la condition des Canadien.ne.s français.aises blanc.he.s à celle d’esclaves. Les écrits de certains Patriotes, remarque encore Gay, si importants pour la mémoire collective nationaliste contemporaine, n’échappent pas à cette réalité et reproduisent de telles associations[40].

Le problème que Gay note à l’encontre de l’ensemble de ces comparaisons, et que dénoncent dans un même souffle de nombreux.euse.s militant.e.s antiracistes aujourd’hui, c’est que ces penseurs canadiens-français et blancs « ne mentionnent pas […] la couleur de l’esclave lui-même. Cependant, c’est le Noir qui, au début et de manière importante, et plus tard de manière exclusive, est esclave[41] ». Gay rappelle ainsi l’importance de considérer que l’identité canadienne-française ne s’est pas uniquement construite par rapport à un « autre » anglophone, mais que la représentation péjorative de Canadien.ne.s racisé.e.s a également joué un rôle crucial dans la construction d’une identité blanche canadienne-française. Voici un extrait de ses conclusions sur la question :

En revanche, d’autres établissent une distinction nette, peut-être fondamentale, entre les Canadiens français et les Noirs : ceux-ci sont « nés » esclaves et « préfèrent » la servitude, alors que ceux-là sont « devenus » esclaves et « refusent » la servitude. Le Noir est donc présenté comme celui auquel le Canadien français ne ressemble pas, ne saurait ressembler ou ne veut pas ressembler. C’est l’application de la définition hégélienne de l’identité : on s’affirme en s’opposant ; le Nous collectif doit ériger autour de lui une frontière infranchissable. Le type de nationalisme canadien-français évoqué se construit aussi par opposition aux Noirs et non seulement par opposition aux seuls « Anglais »[42].

La théoricienne littéraire Nathalie Batraville rejoint les propos de Gay dans un article paru récemment dans Tangence[43]. La première partie de son étude explore la dimension anti-noire de l’identité canadienne-française dans une analyse de lettres que Louis-Joseph Papineau échangea avec des membres de sa famille entre 1838 et 1861. Le texte de Batraville fait ressortir la violence anti-noire qui ponctuait les réflexions de Papineau sur la question de l’esclavage et des nations dites civilisées. « Que les Noirs ne soient donc pas follement attirés vers le Canada. Partout où ils seront portés, ils deviennent, dès qu’ils sont un peu nombreux, un élément de trouble pour la société […][44]. » Batraville reprend cet extrait d’une lettre de Papineau pour illustrer la crainte qu’inspirait à ce dernier la possibilité d’une abolition non graduelle de l’esclavage des personnes noires aux États-Unis. Elle rejoint ici les propos d’Olivier Guimond sur l’argumentaire anti-abolitionniste du penseur républicain[45]. Cependant, Batraville porte plus loin l’analyse des réflexes anti-noirs et misogynes de Papineau. Elle révèle notamment comment ce dernier entendait laisser à de jeunes adolescentes noires de quinze ans la responsabilité « de faire des enfants libres au lieu de faire des esclaves », plutôt que d’exiger l’éradication des structures du marché esclavagiste[46].

L’argumentaire de Batraville démontre que la conception de la liberté chez Papineau, comme chez la plupart des créoles blanc.he.s des Amériques d’ailleurs, passait en partie par la liberté d’exploiter et de contrôler des corps noirs. Ce faisant, son étude souligne l’intime relation qui unissait encore, au dix-neuvième siècle, l’émergence d’une idée de liberté et de souveraineté chez les personnes blanches à celle de l’asservissement de sujets noirs. Sa conclusion à propos des marques durables que devait laisser l’esclavage des personnes noires dans l’imaginaire collectif québécois est sans appel : « Il est impossible de penser la structure de l’État canadien et de la soi-disant nation québécoise sans penser la violence coloniale, indissociable en Amérique de la violence de ce marché de chair noire[47]. »

Les propos de Batraville sur le passé québécois, spécifiquement en lien avec la problématique de la violence anti-noire, rejoignent l’historiographie de l’Amérique latine et même celle des États-Unis sur le sujet. Plusieurs contributions parues au cours de la dernière décennie démontrent très clairement, en effet, qu’aucune société moderne américaine — pas même l’Argentine ou la Nouvelle-Angleterre, deux régions qui se targuent pourtant, à l’instar du Québec et du Canada, d’avoir échappé au féodalisme des grandes plantations du sud des États-Unis ou de celles des Antilles et du Brésil, et donc à l’horreur de l’esclavage des Afro-descendant.e.s — n’échappe à l’impact que l’esclavagisme a eu sur les hiérarchies socioraciales et socioethniques qui ont sous-tendu la construction des jeunes sociétés américaines[48]. Aussi, à la lumière du fonctionnement de la suprématie blanche dans l’ensemble des Amériques postcoloniales, les positions anti-noires qu’exprime Papineau, leader nationaliste blanc et d’ascendance européenne, échappent soudain aux récits de la société distincte tant prisés par l’historiographie traditionnelle, de même que par les discours populaires et médiatiques contemporains. La violence qu’exprime Papineau à l’encontre de personnes noires et réduites en esclavage nous invite à recentrer le passé québécois au coeur du récit anti-noir qui a façonné l’ensemble des sociétés américaines coloniales et postcoloniales.

Malheureusement, à trop vouloir comparer l’institution de l’esclavage sous les régimes français et britannique avec celle de leurs voisins du Sud, les spécialistes de l’histoire du Québec ont conséquemment inséré ce dernier dans le récit de la modernité tout en réduisant la charge de l’esclavage des personnes noires et de ses conséquences à long terme dans les sociétés coloniales canadiennes. Investir l’histoire transnationale de l’esclavage dans les Amériques peut fournir un outil critique à celles et ceux qui voudront contribuer à la révision de l’histoire du passé esclavagiste au Québec ainsi que de ses conséquences à long terme[49]. Il faudra cependant, dans un premier temps, accepter de prendre conscience des mécanismes du mythe de la bienveillance raciale à l’oeuvre dans l’écriture de l’histoire du Québec.

Déboulonner le mythe de la démocratie raciale : une entreprise nécessaire

Pour ce faire, notre communauté historienne pourra s’inspirer des travaux des spécialistes, cité.e.s dans les sections précédentes, qui ont mis au jour le mythe de la bienveillance et de l’innocence raciale par rapport aux héritages de l’esclavage des Africain.e.s et Afro-descendant.e.s dans la société canadienne[50]. Les réflexions que mène l’ensemble de ces études proposent des pistes de recherche originales et salutaires pour l’historiographie québécoise. Elles offrent un cadre théorique et analytique pour sonder les silences sur la question des inégalités raciales qui animent la production savante en histoire du Québec, notamment les inégalités que créent plusieurs discours nationalistes dits inclusifs. Inclusifs pour qui, demandent les historien.ne.s qui attaquent les mythes de la bienveillance raciale ? Leurs réponses contribuent à révéler comment la construction de projets nationalistes qui se voulaient inclusifs, de surcroît anti-impérialistes dans plusieurs cas, a pourtant d’emblée contribué à la perpétuation du système de domination basé, ce partout dans les Amériques bien que selon des modalités différentes, sur une opposition entre les personnes blanches et les personnes de couleur.

Notre communauté historienne pourra également s’inspirer des travaux des spécialistes qui se sont appliqué.e.s, dans les dernières décennies, à déboulonner le mythe de la démocratie raciale latino-américaine, non seulement inexact sur le plan des faits historiques, tels que le démontrent leurs analyses, mais également destructeur sur les plans social et politique[51]. En outre, le champ d’études portant sur l’histoire des Afro-Latino-Américain.e.s s’emploie à révéler et à mieux comprendre les modalités de la mobilisation noire en Amérique latine, trop souvent interprétée dans cette région comme « a story of absence[52] ». Certain.e.s historien.ne.s se sont appliqué.e.s à recouvrer des instances oubliées de telles mobilisations noires dans la région, et plus spécifiquement au sein de pays qui, à l’instar du Québec, aiment s’imaginer entièrement blancs, tels que l’Uruguay ou le Panama par exemple[53]. D’autres ont, au contraire, voulu revisiter des épisodes historiques très connus afin de mieux comprendre les modalités et les tensions inhérentes au fonctionnement de ces mobilisations noires[54]. Le révisionnisme portant sur la révolution cubaine, et peut-être surtout sur son incapacité à éradiquer, à long terme, les discriminations raciales que subissaient les Afro-Cubain.e.s, a été particulièrement fécond sur la question. Plusieurs chercheur.euse.s, à l’instar de Devyn Spence Benson et Mark Q. Sawyer, ont contribué à faire avancer le champ de façon significative en doutant de la nature inclusive et révolutionnaire de la « raceless nation », ou nation sans différence raciale, du tant célébré poète cubain José Martí[55]. Certain.e.s ont même développé le terme de « discrimination inclusive » pour décrire l’étrange amalgame entre des discours d’égalitarisme racial que l’État révolutionnaire cubain formulait dans la seconde moitié du vingtième siècle tout en conservant certaines pratiques foncièrement inégalitaires[56].

Une conclusion commune sur les réflexes anti-noirs de l’Amérique latine sous-tend l’ensemble du champ. Les nations latino-américaines qui se sont imaginées blanches et d’ascendance européenne, à l’instar de l’Uruguay ou de l’Argentine, tout comme celles ayant plutôt célébré le métissage (mestizaje) culturel et biologique, à l’instar du Mexique révolutionnaire dans les années 1920, n’en partageaient pas moins le même rejet de la noirceur comme socle de leur identité nationale respective[57]. Dans le premier cas, la nation refusait d’emblée la présence noire au sein de son imaginaire et de son histoire ; dans le second, la nation entendait éradiquer la présence noire par le biais d’un métissage qui s’appliquait ultimement à « blanchir » la population nationale. « At the center of these projects », résume la sociologue Paschel, « was not only a privileging of whiteness but also inherent anti-blackness, albeit of a more complex version than that found in the United States[58]. » Autrement dit, les préjugés anti-noirs ne sont pas de simples arrière-pensées ou une conséquence indésirable de tels projets nationalistes ; ils en sont plutôt le bois d’oeuvre, le fondement sur lequel repose et s’articule, aux dix-neuvième et vingtième siècles, l’idée même de nations américaines modernes et orientées vers le progrès. Et si l’érection du Canadien.ne français.e en être non opprimé n’ait été faite non seulement aux dépens des autres peuples opprimés par les expériences coloniales canadiennes, mais peut-être, et surtout justement, grâce à cette exclusion des discours nationalistes ?

Si les praticien.ne.s de l’histoire sociale et culturelle ont amplement démontré comment les récits nationalistes latino-américains rendaient plus difficile l’émergence de consciences politiques s’opposant aux discriminations raciales, plusieurs acteur.trice.s historiques se rendaient bien compte, dans leur vécu quotidien, de l’inadéquation entre un discours d’inclusion et une pratique d’exclusion que proposait aux Afro-descendant.e.s l’idéologie de la démocratie raciale. La critique que formula, en 1948, l’activiste afro-brésilien Abdias do Nascimento à l’encontre des relations raciales supposément harmonieuses dans son pays est sans appel sur le sujet. Dans le passage suivant, do Nascimento met en garde un lectorat états-unien contre la construction d’un silence pour taire les revendications des Noir.e.s au Brésil :

[a]n effort is made to scatter far and wide before the winds of propaganda the idea that here in Brazil the Negro had found his paradise where he may enjoy equal rights with other men. Don’t believe this… If the race drama here does not take the form of bellicosity and physical clashes, that does not mean that it does not exist. It is something that exists psychologically for a great part of the population, this veiled racial discrimination, mystified among the propositions of a constitution which defines all men equal before the law[59].

Les débats actuels qui ont cours dans l’ensemble des Amériques sur l’état de leurs sociétés supposément postraciales et postracistes ne sont pas sans rappeler la supercherie que dénonce ici Abdias do Nascimento[60]. Comme le souligne David Austin dans Fear of a Black Nation, l’assermentation de Michaëlle Jean à titre de gouverneure générale du Canada en 2005, ou encore l’accession de Barack Obama à la présidence des États-Unis en 2009, n’ont-elles pas contribué à confirmer la disparition du racisme institutionnel dans ces pays ? Certains personnages plus grands que nature ont en effet la capacité de confirmer, dans les imaginaires collectifs, que le temps du racisme est révolu. C’est le cas notamment de la scène que décrit Austin lors de la rencontre, symboliquement très puissante, entre Jean et Obama pendant la première visite officielle de ce dernier au Canada :

Ce jour-là les observateurs voient un homme noir intelligent et beau se tenir aux côtés d’une femme noire tout aussi intelligente et belle, chef officiel de l’État canadien et représentante de la Couronne. Ce couple semble symboliser le fait que la race est désormais chose du passé en Amérique du Nord[61].

Or il n’en est rien. Austin réitère au contraire l’impact qu’ont « la race et le racisme » sur l’émergence « de comportements profondément enracinés, gravés dans la psyché, qui fonctionnent souvent au niveau conscient et inconscient[62] ». Aussi n’est-il pas suffisant, souligne-t-il avec raison, de se débarrasser de la question de la race ou du racisme dans le discours public pour en éradiquer son impact dans les rapports sociaux.

Ces propos d’Austin rappellent l’importance d’approfondir, au Québec, notre compréhension des mécanismes de fonctionnement du concept de race, et certainement les codes qui en gèrent l’émergence et l’évolution dans une société donnée. Les historien.ne.s de l’Amérique latine ainsi que plusieurs historien.ne.s, intellectuel.le.s et militant.e.s de l’antiracisme au Québec et au Canada ont avancé à cet égard de sérieuses mises en garde qu’il ferait bon d’écouter au sein des milieux universitaires francophones. Notre communauté historienne pourra ainsi mieux sonder les silences que porte l’historiographie québécoise sur la question des inégalités raciales et des multiples contributions qu’ont apportées les communautés noires à la société québécoise.

En 2004, le sociologue Daniel Gay rappelait à cet effet le défi que représentait, encore au vingt et unième siècle, la mise en chantier dans les milieux universitaires québécois de travaux et de réflexions savantes qui souhaitaient aller à l’encontre du récit national hégémonique :

Au Québec, l’idéologie politique dominante a réussi jusqu’ici à mettre sous le boisseau plusieurs sujets, sous prétexte que, s’ils sont intéressants, ils ne sont pas pertinents au combat pour l’autonomie politique. L’hégémonie de cette perspective, même dans des institutions de haut savoir officiellement engagées à respecter et à faire respecter la liberté académique, aboutit à la mise en veilleuse d’aspects importants de l’histoire de la société québécoise[63].

L’étude de la présence noire au Québec fait partie, selon Gay, de ces sujets sacrifiés à l’autel de l’idéologie dominante blanche. Il rappelle à cet égard l’importance d’étudier les différents processus de « fabrication de l’oubli des Noirs comme acteurs historiques collectifs », processus que les élites blanches canadiennes-françaises ont pris soin de mettre en branle au fil des siècles passés[64]. Plus récemment, dans un échange des plus inspirants, Nathalie Batraville et Rachel Zellars ont mis similairement en garde les Québécois.e.s blanc.he.s et francophones contre les réflexes de repli sur soi qui portent entrave à toute possibilité d’introspection sur leurs préjugés anti-noirs intériorisés. « [L] a culture blanche, au Québec, » résume Zellars, « s’exprime à travers un auto-préservationnisme qui va sans aucun doute se refermer sur lui-même. Elle a l’intensité du chien qui, poursuivant sa queue, ne dévie jamais de son petit cercle et ne confronte pas l’infinie étroitesse de ce repli[65] ». Bien entendu, une telle mise en garde ne saurait plaire à tout le monde au Québec.

Idéologie de la démocratie raciale en oeuvre dans les travaux en histoire du Québec

La longue note critique que Jean-Philippe Warren rédigeait en 2014 en réponse à l’ouvrage de David Austin, Fear of a Black Nation, démontre bien la difficulté que nous éprouvons, en tant que membres de la majorité blanche et francophone, à mettre en branle un processus d’introspection sérieux sur la façon d’imaginer les possibilités d’un passé québécois racisé[66]. J’aimerais attirer l’attention des lecteur.trice.s sur trois réflexes défensifs présents dans le texte de Warren, qui évoquent, selon moi, la réaction précipitée que nous avons souvent en tant qu’universitaires blanc.he.s et francophones face à la critique de pairs noirs ou anglophones. Il est de mon avis que ces réflexes minent notre capacité en tant qu’historien.ne à écouter pleinement ce que les sources ont à révéler, d’une part, et ce que nos pairs noirs tentent de nous faire comprendre par rapport aux limites de nos analyses historiques, d’autre part[67]. Que cela soit dit d’emblée, Jean-Philippe Warren est un chercheur érudit, engagé, et dont les travaux originaux sur la société québécoise ont contribué à revisiter plusieurs mythes du passé québécois. Aussi, mon but n’est certainement pas de pourfendre spécifiquement ou personnellement Warren.

Mais puisque ce dernier a accusé Austin d’être aveuglé par sa subjectivité, qu’il ne nomme pas, mais que l’on sait noire et anglophone, voyons comment la subjectivité blanche et francophone de Warren oriente l’élaboration de sa note critique sur l’ouvrage d’Austin. Il s’agit ici de déceler de quelle façon opère l’idéologie de la démocratie raciale dans les travaux de chercheur.euse.s blanc.he.s et francophones[68]. J’ose espérer que les exemples suivants serviront de matière à réflexion pour notre discipline telle que nous la pratiquons dans les milieux de recherche francophones et majoritairement blancs au Québec, et sur notre rapport à l’histoire, plutôt que comme une attaque dans un ring de boxe où un.e opposant.e veut sortir vainqueur.e. Je ne veux rien gagner, si ce n’est un peu de perspective.

Le premier exemple d’un Warren sur la défensive se situe dans ses réflexions sur la méthodologie d’Austin. Plutôt que d’investir sérieusement la réflexion que nous propose Austin sur le statut des personnes noires dans la société québécoise et dans le traitement du passé canadien, Warren, à la suite de quelques formules de politesse somme toute superficielles, remet d’emblée en question la valeur intellectuelle de Fear of a Black Nation sous prétexte d’une démonstration bancale. Selon lui, l’étude d’Austin ne « correspond pas […] aux canons de la discipline historique telle qu’elle est pratiquée dans la majorité des départements d’histoire d’Amérique du Nord[69] ». Je comprends mal ici la critique de Warren dans la mesure où Austin circonscrit très bien les limites de son analyse, qui oscille entre l’essai et la démonstration historique, ce dès le premier chapitre. Il appuie de surcroît ses propos à l’aide d’une analyse croisée entre des sources de première main et de nombreuses études qu’il recense. Discréditer ainsi la méthode a pour effet d’invalider l’argumentaire d’Austin avant même de l’investir. Il semble bien qu’il vaille mieux tuer dans l’oeuf la valeur d’une réflexion dérangeante pour un.e Blanc.he (car les propos d’Austin invitent en effet les personnes blanches du Québec à une profonde réflexion sur leur reconnaissance de la mobilisation radicale noire dans le Québec des années 1960) que d’avoir à être tourmenté.e par ses conséquences épistémologiques.

Le second réflexe défensif de Warren se situe par rapport à un débat linguistique bien canadien. L’une des plus vives critiques que Warren porte à l’encontre du projet d’Austin, en effet, est celle de ne pas avoir suffisamment utilisé de textes en français pour mener à bien son argumentaire. Il soutient qu’Austin a laissé de côté tout un pan de la littérature savante francophone ayant traité de la présence noire au Québec, regrettant que l’auteur de Fear of a Black Nation ait fait « comme si les auteurs québécois francophones n’avaient rien écrit d’important sur le sujet qui est le sien[70] ». La critique peut sembler de bon augure à première vue. Il arrive en effet trop souvent que certain.e.s historien.ne.s se penchent sur le passé d’une société donnée sans en maîtriser la langue ou l’historiographie nationale. C’est le cas notamment de certain.e.s historien.ne.s de l’Amérique latine basé.e.s aux États-Unis qui font carrière sans engager sérieusement les travaux de leurs pairs hispanophones.

Dans le cas qui nous intéresse, cependant, ce qui est présenté par Warren comme un problème linguistique en est plutôt un de nature épistémologique. Pour prouver son point à propos d’Austin, Warren cible en effet deux références additionnelles en lien direct avec ce « sujet qui est le sien », soit la présence d’un important militantisme noir dans le Québec des années 1960[71]. La suggestion d’ajouter certains titres à la bibliographie d’Austin n’est pas mauvaise en soi, dans la mesure où il est tout à fait louable d’aider ses pairs à corriger certains angles morts du champ que leurs études investissent. Or, entre le rappel de deux études qu’Austin aurait omis d’inclure à cause d’une mauvaise maîtrise du français et la conclusion que ce dernier aurait passé sous silence tout un champ historiographique traitant de la mobilisation noire au Québec, il y a un pas à ne pas franchir. La vérité, c’est que ce champ d’études dont parle Warren n’existe tout simplement pas en français. Une poignée de titres qui se comptent sur les doigts d’une main ne compose pas à elle seule un champ historiographique. Au mieux, elle en annonce l’émergence. Aussi, le peu d’oeuvres francophones sur l’histoire de la présence noire à Montréal et au Québec dans la bibliographie d’Austin reflète bien plus l’anémie du champ qu’un niveau de français déficient.

Le troisième problème que j’aimerais souligner dans le texte de Warren rappelle l’importance de sonder la nature des questions que nous formulons afin de guider nos analyses de sources, incluant leurs implications épistémologiques. Warren n’est certes pas de mauvaise volonté, encore moins aveugle aux réalités qui l’entourent. Aussi, son texte reconnaît aisément que l’existence du racisme anti-noir au Québec a pu façonner certains pans de son histoire. « Il est indéniable que le Québec francophone de l’époque — pas plus que celui d’aujourd’hui — n’était affranchi de pensées racistes », convient Warren vers la fin de son texte. Cet argument apparaît néanmoins comme un simple détour qui, au final, permet à l’auteur de conclure sur une note rassurante :

Je note seulement [poursuit-il avec optimisme] que, pour qui consulte l’ensemble des documents disponibles, les années 1968 ont représenté l’une des rares fois où les aspirations des Noirs et des nationalistes franco-québécois ont pu espérer se rejoindre. Le dialogue fut loin d’être parfait, l’instrumentalisation des luttes des Noirs par les Franco-Québécois fut parfois un peu trop explicite, les vieux réflexes racistes ne disparurent jamais complètement. Toutefois, dans l’ensemble, une petite vitrine s’est bel et bien ouverte sur la réalité des Noirs[72].

Warren regrette qu’Austin n’ait pas suffisamment rendu justice à ces instances de solidarité. Or une telle célébration de la solidarité multiethnique ayant prévalu à la fin des années 1960 entre certains cercles de la gauche progressiste francophone et des communautés noires du Québec pose problème, non pas à cause d’une falsification de réalités historiques (des rapprochements entre les personnes blanches et les personnes noires ont effectivement eu lieu afin de lutter contre l’impérialisme et pour une société égalitaire), mais plutôt par les questions qu’elle omet de poser. Si certaines déclarations de francophones blanc.he.s au Québec ont bien fait poindre l’espoir d’un moment solidaire, pour qui, et à quel prix, importe-t-il d’ajouter ? Ainsi, si une vitrine s’est « bel et bien ouverte sur la réalité des Noirs », pourquoi s’est-elle refermée aussitôt ? Voilà bien ici le nerf de la guerre. En omettant de s’interroger plus avant sur les structures de pouvoir qui sous-tendaient le fonctionnement de ces moments solidaires, il est impossible d’expliquer, justement, la nature éphémère de cette vitrine dont parle fort à propos Warren.

Fear of a Black Nation ne conteste d’ailleurs pas cette solidarité, bien au contraire ; la monographie d’Austin révèle plutôt les mécanismes par lesquels une telle solidarité eut pour effet d’invisibiliser, pour les générations suivantes, l’existence du racisme anti-noir. Elle permit par la même occasion de réduire au silence l’importance des contributions intellectuelles et politiques des communautés noires du Québec et des Amériques dans leur désir d’interpréter dans leur plein potentiel les concepts de démocratie et de justice[73]. Finalement, il semble que ces expressions de solidarité aient davantage servi la cause de Québécois.e.s blanc.he.s et francophones, qui cherchaient à s’insérer dans le discours de la négritude pour penser leur statut d’opprimé.e.s au sein du Canada anglais, que celle de leurs concitoyen.ne.s racisé.e.s. Aussi, la conclusion à retenir ici pour mener le travail d’introspection jusqu’au bout, c’est-à-dire celle qui décrive la réalité historique telle que plusieurs acteur.trice.s l’ont vécue et ressentie, n’est pas celle d’une solidarité glorieuse, mais bien celle d’une solidarité contentieuse. Ceci n’implique pas de renier l’existence ou les espoirs nés de ces solidarités. Il s’agit plutôt pour les historien.ne.s d’être en mesure d’en sonder les limites. Elles et ils pourront ainsi mieux saisir comment ces limites ont également agi en tant que moteur de changement historique au service du maintien de la suprématie blanche au Québec — comme ailleurs dans les Amériques[74].

Conclusion

La lutte pour le maintien de la suprématie blanche au dix-neuvième siècle, à la suite de l’implosion des états coloniaux et en dépit de l’abolition progressive de l’esclavage qui allait s’ensuivre, constitue une des caractéristiques sine qua non des nouvelles sociétés américaines postcoloniales. Dans la mesure où le Québec est partie prenante des Amériques, non seulement par sa territorialité, mais également, et surtout, par les processus historiques proprement américains qui ont sous-tendu sa fondation et son évolution, il relève de voeux pieux de continuer à penser que l’évolution de son histoire échappe à l’héritage déterminant de l’esclavage de personnes noires et de ses conséquences à long terme[75]. Aussi, cet article a voulu sonder, par le biais d’une approche hémisphérique, certaines des difficultés qu’éprouve la discipline historique, à tout le moins telle que nous la pratiquons dans les milieux de recherche francophones du Québec, à penser la présence noire au sein de la société et du passé québécois.

Mon texte rappelle, d’une part, que le racisme anti-noir n’a pas moins fondé le Québec que les autres sociétés américaines. Plusieurs spécialistes de l’histoire de l’esclavage au Canada, tout comme les percées du champ historiographique portant sur les Afro-Latino-Américain.e.s, nous incitent à poursuivre l’étude des conditions d’émergence des hiérarchies systémiques socioraciales et socioethniques héritées de l’esclavage des Africain.e.s et des Afro-descendant.e.s dans l’ensemble des Amériques. Ceci comprend les régions qui, à l’instar du Québec, se targuent d’avoir su échapper à l’horreur des systèmes esclavagistes. Mon texte propose, d’autre part, certaines pistes de réflexion et de recherche qui encourageront notre communauté scientifique, du moins je l’espère, à explorer plus avant la construction d’un exceptionnalisme québécois dans les interprétations communes d’un passé soi-disant bienveillant, dépourvu de racisme anti-noir. À la lumière d’une comparaison avec l’historiographie latino-américaine, l’absence de la présence noire dans l’histoire nationale du Québec prend rapidement une signification autre qu’une simple omission. Il s’agirait en fait d’une condition essentielle à la construction de l’être moderne et éclairé des Amériques postcoloniales. Les récits d’émancipation nationale au Québec ne semblent pas avoir échappé à cette structure narrative.