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Le XXe siècle a vu se métamorphoser l’écosystème politique dans lequel les idéologies politiques ont rivalisé pour réinventer les sociétés humaines. À l’intérieur de ce siècle, les grandes religions politiques que furent le communisme, le nazisme et le fascisme ont connu un véritable paroxysme avant de faire face à l’extinction[1]. Depuis quatre décennies, l’érosion de la participation électorale dans les sociétés occidentales et le déclin des partis de masse ont[2], quant à eux, été abondamment documentés, comme l’a bien synthétisé Peter Mair dans Ruling the Void[3].

Ceux qui portent les idéologies politiques ont su s’adapter à la transformation de l’écosystème politique marquée, depuis un demi-siècle, par la croissance de la technocratisation de l’État, de l’individualisme et de l’économie de marché. La dernière métamorphose des idéologies politiques porte un nom : les think tanks, et en particulier une sous-catégorie qui leur est propre, l’advocacy tank que l’on peut résumer en français comme des think tanks plaideurs ou think tanks de combat. Déjà en 1989, Kent Weaver décrivait ces derniers comme des organisations de recherche militantes alignées sur des fondements normatifs précis (libre marché ou protectionnisme, ouverture ou fermeture à l’immigration, taxation des transactions financières ou leur abolition, etc.) qui combinent une orientation idéologique à un marketing politique agressif visant à influencer les débats politiques en société[4].

Cette note de recherche a pour objectif de faire un nouveau bilan des think tanks plaidant le développement de politiques néolibérales au Québec depuis le milieu des années 1990. Une première tentative de topographie des organismes de recherche pro-marché a en effet été réalisée en 2004 par Peter Graefe dans la revue Globe[5]. Or, il se trouve que la population des think tanks québécois (toutes allégeances confondues) s’est sérieusement transformée comme le démontre un autre article de ce numéro. Ainsi, on compte désormais six think tanks néolibéraux fonctionnant sous la forme d’OSBL qui sont actifs dans l’espace politico-médiatique québécois et qui s’adonnent à la production de recherche originale afin d’orienter le cours des politiques publiques[6]. De plus, leur présence et leurs ressources se sont accrues et leurs techniques de communication se sont perfectionnées. Tout cela justifie sans problème un nouveau bilan.

Cette note de recherche se découpe en deux parties. On y trouvera d’abord une tentative de définir le néolibéralisme de manière synthétique à partir de plusieurs éléments présents dans différentes définitions dans le but de pouvoir identifier les think tanks québécois qui participent au déploiement de ce paradigme en politiques publiques depuis le XXIe siècle. Ensuite, le discours des think tanks retenus sera comparé aux grands principes qui forment l’ossature normative du néolibéralisme. Malgré les similarités manifestes entre l’Institut économique de Montréal et l’Institut Fraser, il est important de préciser que chacune des organisations recensées est idiosyncrasique et s’affaire à promouvoir partiellement ou intégralement le néolibéralisme dans des axes différents. En d’autres mots, avec Peter Graefe[7], il faut reconnaître que les think tanks de cette constellation ne sont pas interchangeables malgré une familiarité indéniable.

Définir le néolibéralisme malgré les divergences

Nul ne détient le monopole des définitions en sciences sociales. Il s’agit certainement d’un fait avec lequel il faut savoir composer même en recherche. Cela s’observe par de nombreux désaccords concernant le sens précis des termes et des concepts. Néanmoins, la divergence des définitions ne débouche pas nécessairement sur un relativisme généralisé, car bien que nos concepts (conservatisme, libéralisme, socialisme, gauche, droite, etc.) montrent des contours inégaux entre auteurs, des foyers de convergence demeurent souvent détectables. C’est à partir de traits de raccordement qu’il devient possible de fédérer différents courants de pensée avec ce que l’on pourrait appeler une métadéfinition. Les paragraphes qui suivent explorent diverses conceptions du néolibéralisme afin de répondre à cette ambition. Les linéaments retenus serviront ensuite de grille analytique servant à recenser les think tanks néolibéraux dans l’espace médiatico-politique québécois.

Pour Wendy Brown, le néolibéralisme peut être défini comme un paradigme de rechange à celui qui avait cours du milieu du siècle jusqu’aux trente glorieuses : « It names a historically specific economic and political reaction against Keynesianism and democratic socialism[8] ». Plus encore, poursuit-elle, cette théorie appelle à une conversion généralisée des sphères d’activités aux logiques économiques alors qu’elles répondaient jusque-là à d’autres ordres de valeurs – comme dans le cas de l’éducation, des services de santé et de la culture[9].

Pour Ellen Menkins Wood, le capitalisme se définit comme un état de société où l’essentiel des besoins et de la force de travail est régulé par le marché : « Capitalism is a system in which goods and services, down to the most basic necessities of life, are produced for profitable exchange, where even human labour-power is a commodity for sale in the market, and where all economic actors are dependent on the market[10] ». Partageant cette lecture, David McNally avance que le néolibéralisme se présente comme « l’avènement d’une forme virulente de capitalisme qui [entraîne]une nouvelle vague d’expansion[11] ». Ce débordement se déploie de deux manières, par l’affaissement des remparts protégeant les secteurs économiques historiquement non marchandisés à l’intérieur de l’État et par une exportation des activités marchandes hors de ses frontières. Plus encore, avec Wood, on peut très bien projeter que l’expansion du capitalisme qu’opère le néolibéralisme accélère et radicalise l’autonomisation du pouvoir économique par rapport au pouvoir politique[12].

C’est bien sur ce point que s’entend la majorité des auteurs traitant du néolibéralisme qu’ils soient critiques (Harvey, McNally, Dardot et Laval, Bourdieu[13]) ou non (Foucault, Friedman, Hayek). Selon cet idéal, le marché doit être épargné des interventions du pouvoir politique, que ce soit par des interventions volontaires dans le marché (comme des injections de fonds, des nationalisations ou par la création d’entreprises publiques) ou par des réglementations qui en freinent la libre évolution. Michel Foucault, en présentant cette théorie comme un « art de gouverner[14] » anti-humaniste[15], c’est-à-dire non fondé sur des décisions humaines centralisées, a très bien résumé le modus operandi qu’un gouvernement néolibéral se doit de respecter. Or, cela ne signifie pas pour autant l’absence d’État et de pourvoir coercitif. Au contraire, toujours selon Foucault, l’État néolibéral intervient en permanence[16] pour préserver les conditions du marché et se présente comme « la constitution d’un régulateur de marché[17] ».

Plus encore, l’État néolibéral définit comme un superviseur du marché permet d’élaborer une distinction avec la conception libertarienne, minarchiste[18] ou anarchocapitaliste[19] qui vise à réduire l’État à son plus petit appareil. Bien que les auteurs de ces deux courants s’abreuvent aux mêmes travaux théoriques et pratiques des économistes libéraux (Hayek, Freidman, von Mises, l’école de Chicago, l’école de Fribourg et la société du Mont-Pèlerin, les ordo-libéraux allemands, etc.), les néolibéraux ne rejettent pas en soi la légitimité de l’État et s’accommodent même de l’existence des institutions publiques. Ces derniers vont d’ailleurs adhérer à ce que soient utilisées les prérogatives gouvernementales dans le but de favoriser des comportements de marché au sein de la population et de l’administration publique ; tout en cherchant à instaurer des principes de concurrence et de performance au sein des institutions publiques lorsqu’elles ne peuvent être privatisées. Dans la pratique, comme l’a souligné Terry Flew[20], le néolibéralisme n’est pas en soi incompatible avec l’existence de revenus autonomes propres à l’État, mais il tend à les adapter au principe de l’utilisateur-payeur à l’aide, par exemple, de la tarification des services publics. De plus, le retrait du rôle actif de l’État dans l’économie entraîne un foisonnement des stratégies de concurrence fiscale afin d’attirer et de maintenir les investissements de capitaux internationaux. Certains auteurs qui participent de ce courant de pensée, comme Friedrich Hayek, s’accommodent même d’une forme de redistribution des richesses, pour offrir « une certaine protection contre le dénuement extrême[21] ».

Sans être exhaustifs, ces nombreux éléments permettent de synthétiser le néolibéralisme en quelques principes larges, qui sont, d’abord : une fortification et une expansion du capitalisme, des libertés économiques et du pouvoir privé. Ensuite, comme Louis Gill le précise, on insiste sur l’autolimitation du pouvoir d’intervenir dans le marché ou de l’encadrer au nom de principes hétérogènes au marché lui-même[22]. Enfin, ce paradigme cherche à instituer les principes du marché, de la concurrence et de la rentabilité à l’intérieur des institutions publiques.

Développement accéléré des think tanks néolibéraux dans l’espace médiatique et politique du Québec

La définition élaborée plus haut a permis d’identifier six OSBL qui participent à la promotion des grands axes du paradigme néolibéral dans l’espace médiatique et politique québécois. Elles seront décrites une à une à partir d’un examen de leurs interventions et production documentaire accessible sur leur site Internet et quelques fois à travers les tribunes écrites des médias d’information.

Une analyse de huit périodiques imprimés québécois à grand tirage montre que les six organisations néolibérales ont, depuis 1995, réussi à pénétrer l’espace médiatique de manière non négligeable, comme l’illustrent le Tableau 1 et la Figure 1[23].

Les informations rassemblées permettent de dresser quelques constats. Premièrement, les six organisations produisant de la recherche originale sus-mentionnées ont doublé leur présence dans l’espace médiatique en 24 ans : passant de 215 mentions totales en 1995 à 502 en 2018. En 1995, le Conseil du patronat du Québec prédominait en rassemblant 76 % des mentions totales avec comme seul autre promoteur l’Institut Fraser qui générait le restant des mentions (23 %). En 2018, la situation s’est complexifiée. Le CPQ n’était plus qu’un OSBL parmi d’autres promouvant ce paradigme économique. Il ne rassemblait plus que 24,5 % des mentions et cela permet de dire que les think tanks néolibéraux se livrent désormais à une réelle concurrence pour l’attention médiatique au Québec. De nouveaux OSBL domiciliés au Québec ont effectivement pris le relais : l’Institut économique de Montréal (1999), CIRANO (1994) et l’Institut du Québec (2014). Enfin, avec le temps, l’Institut Fraser est devenu un acteur mineur de la conversation économique et politique du Québec, même s’il continue d’offrir du contenu en français produit par des chercheurs québécois.

Tableau 1

Mentions de six OSBL néolibéraux dans huit périodiques imprimés québécois entre 1995 et 2018

Mentions de six OSBL néolibéraux dans huit périodiques imprimés québécois entre 1995 et 2018
Sources : La Presse, La Tribune, Le Nouvelliste, Le Devoir, Le Quotidien, L’Actualité, Le Soleil, La Presse +

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Figure 1

Évolution des mentions de cinq OSBL néolibéraux dans huit périodiques québécois de 1995 à 2018*

Évolution des mentions de cinq OSBL néolibéraux dans huit périodiques québécois de 1995 à 2018*

* Les données de l’IPPP ne sont pas présentées dans ce graphique car elles sont trop marginales sur une période de 24 ans.

Sources : La Presse, La Tribune, Le Nouvelliste, Le Devoir, Le Quotidien, L’Actualité, Le Soleil, La Presse +

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L’Institut pour le partenariat public-privé (IPPP)

Lancé officiellement en 1997[24], l’IPPP est un advocacy tank dont les objectifs sont de « sensibiliser les décideurs publics et privés ainsi que la population en général aux avantages découlant du partenariat public-privé (PPP) ; développer et proposer des cadres de référence facilitant le développement du PPP au Québec ; [et d’]identifier et faire connaître les expériences de PPP dans le monde[25]. »

Alors que la pratique des PPP était très faible et que le sujet était controversé jusque-là, l’IPPP a joui d’un nouveau contexte favorable avec l’élection du Parti libéral du Québec en 2003. Ce dernier avait, lors de sa campagne électorale, promis une « réingénierie (sic) de l’État » en misant d’ailleurs sur des stratégies qui ne seraient plus pensées sur le mode tout au public[26]. En 2004, lors d’une intervention médiatique, le président de l’IPPP invitait le nouveau gouvernement à avancer en ce sens : « le Québec doit absolument briser le carcan mis sur une administration publique compétente, quoique par trop omniprésente, et diminuer l’interventionnisme de l’État devenu parfois contre-productif […] la question demeure : qu’a-t-on à perdre en introduisant de la concurrence dans les services à la population et en comparant leur performance[27] ? »

Dans cette même intervention, on pouvait lire que ces réformes devenaient d’autant plus nécessaires dues à des finances publiques « lourdement hypothéquées par une dette énorme, par l’accroissement de la demande de services publics et par la quasi-disparition de toute marge de manoeuvre fiscale. Les Québécois sont les citoyens les plus taxés en Amérique du Nord et le Québec n’est pas une société aussi riche qu’on le croit. » Ce discours s’insère entièrement dans l’analyse du discours néolibéral propre à la théorie du public choice voulant que les administrateurs de l’État ne doivent plus compter sur la dette pour financer des projets publics dont ils n’auraient pas les moyens[28].

Financé par diverses grandes entreprises qui bénéficient de ce genre de contrats[29], l’IPPP a mis en oeuvre les stratégies des think tanks d’élite et de médiation qui consistent à connecter les acteurs publics et privés avec, jusqu’à aujourd’hui, huit grands forums annuels, des conférences, des journées de réseautages, des publications destinées aux médias et à la classe politique. L’IPPP communique publiquement et ponctuellement le souhait de voir certains projets d’envergure être réalisés sous la forme du PPP comme le nouveau pont Champlain[30] et le Réseau express métropolitain (REM) réalisé par la Caisse de dépôt et placement du Québec[31]. Il célèbre l’achèvement de projets ayant fonctionné selon cette stratégie ; comme le CUSM, le CHUM et divers projets de transports et d’infrastructures routières, etc.

En résumé, l’IPPP est un think tank peu médiatisé, dont la recherche est surtout communiquée en sous-marin aux élites politiques et économiques. Surtout, cet organisme agit comme un opérateur de médiation entre les administrateurs publics et privés. Ainsi, on pourrait avancer que l’IPPP se présente comme un think tank de facilitation de la privatisation par sous-traitance dans une branche particulière des politiques publiques lorsqu’elles concernent les grands travaux publics comme les infrastructures, la construction et les mégaprojets multidisciplinaires.

L’Institut économique de Montréal (IEDM)

L’IEDM a été créé en 1987 par un des premiers auteurs libertariens du Québec, Pierre Lemieux[32], dans le but de promouvoir le libéralisme économique. En 1999, Michel Kelly-Gagnon a pris en main cette organisation, qui ressemblait jusque-là à un club social, pour en faire un think tank en bonne et due forme. De ses propres mots, l’IEDM ne s’est pas tant constituée comme un centre de recherche, mais plutôt comme un think tank de communication et de persuasion :

[…] we put a lot of thinking and effort into the systematic marketing of our studies[.] We also put a lot of emphasis on clarity, brevity and visual attractiveness. Whether you like it or not, most people, including journalists, don’t have time to read a 50-page study and are likely to get bored with dry and complicated prose. The publication format that became our trademark was a four-page, easy-to-read and concise “Economic Note”, containing some graphs and illustrations[33].

L’IEDM a eu droit à un fonds d’aide au démarrage de la fondation américaine Atlas Network que l’on peut décrire comme un think tank américain favorisant la mise sur pied outre-mer de think tanks favorables aux principes de marché. À ce sujet, Phillip Mirowski rapporte que le tiers des think tanks pro-marché dans le monde ont pu compter sur un soutien du réseau de la fondation Atlas[34].

Ex aequo avec l’Institut Fraser, c’est chez l’IEDM qu’il est possible de retrouver un discours se rapprochant de la forme la plus pure du néolibéralisme. À ce titre, la défense des principes de marché, de concurrence et de privatisation s’opère tous azimuts. On y retrouve un compteur qui affiche l’évolution en direct de la dette brute du Québec, des recherches encourageant à la privatisation des sociétés d’État comme la Société des alcools du Québec[35] et Hydro-Québec[36] ; la défense des PPP[37], des traductions et rééditions de livres traitants du libéralisme économique (classiques[38] et contemporains[39]), des invitations à plus de concurrence fiscale par la réduction d’impôt des entreprises, une défense de la hausse des droits de scolarité[40], un soutien à la privatisation partielle des soins de santé et une administration efficace des institutions médicales grâce à des mécanismes de concurrence[41] ; des critiques du niveau de réglementation des entreprises et des normes environnementales[42], etc.

En ce qui a trait au réchauffement climatique, l’IEDM, tout comme l’Institut Fraser, manifeste un comportement qui se rapproche de la désinformation. En effet, cet organisme a publié une quantité considérable d’opinions et de recherches qui visent soit à nier l’origine anthropique du réchauffement climatique[43] ou qui ont pour but de persuader la population que le problème n’est pas prioritaire[44]. Plus encore, on peut y lire que le réchauffement climatique pourrait être en partie bénéfique pour l’humanité[45].

Cette posture critique de la science climatique dite « dominante » concernant le réchauffement planétaire revient très souvent parmi les penseurs et les groupes libertariens. Plusieurs recherches ont d’ailleurs mis en lumière une volonté conjointe des think tanks conservateurs et néolibéraux d’affaiblir la crédibilité des organismes scientifiques environnementaux[46].

On peut tenter une explication en des termes idéologico-cognitifs de ce phénomène. En effet, la science climatologique contemporaine apporte des éléments de preuve de plus en plus irréfutables de la nécessité de réguler le marché au nom d’impératifs environnementaux. Ainsi, cette réalité écologique oblige rationnellement à accepter la primauté du politique en ce qui a trait à la liberté d’entreprendre lorsque cela a un coût environnemental. Or, il se trouve que ce principe normatif heurte de front les poutres qui soutiennent l’édifice théorique néolibéral fondé sur l’illégitimité des interventions de l’État et des règles contraignantes. Cette hypothèse n’est peut-être pas suffisante, mais elle apporte au moins un éclairage capable d’expliquer, dans ce cas-ci, la tendance forte au sein de l’IEDM d’affaiblir l’aura scientifique des documents traitants du réchauffement climatique.

Le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations

Fondé en 1994 par des universités et de grandes entreprises, le CIRANO est l’un des think tanks les mieux financés au Québec. Pour l’année 2015-2016, son budget s’élevait à plus de 4 millions de dollars, dont un million provenant de fonds gouvernementaux dédiés au fonctionnement de l’organisation[47]. À cet effet, il est important de préciser que le CIRANO n’est pas financé comme les autres groupes de recherche interuniversitaires qui doivent remporter des concours de financement organisés par les organismes de recherches nationaux comme le Conseil de recherche des sciences humaines ou les Fonds de recherche du Québec.

En 2017, le CIRANO comptait 230 professeurs d’université affiliés à ses activités, 20 chercheurs en résidence et un personnel administratif permanent. La quantité considérable de recherche qu’on y produit rend difficile de résumer « l’esprit » du CIRANO à des axes normatifs précis. De plus, la liberté académique dont jouissent les universitaires fait en sorte que le CIRANO ne dispose pas d’un regroupement de chercheurs homogènes tels que c’est le cas des think tanks de combats comme l’IEDM et l’Institut Fraser. De plus, due à la quantité de fonds publics qui y sont alloués, le CIRANO se doit de préserver une crédibilité et ne peut employer la stratégie de la controverse médiatique qui consisterait à entrer en affrontement avec des organisations de la société civile comme les syndicats, les mouvements citoyens et les acteurs politiques.

À bien des égards, le CIRANO s’éloigne du modèle de think tank de combat (comme le sont l’IEDM et l’Institut Fraser) et du groupe d’intérêt (comme l’incarne le Conseil du patronat du Québec et même l’IPPP). Néanmoins, malgré toutes ces nuances, il est possible de constater que le CIRANO affiche une réelle homogénéité dans le choix de ses partenaires financiers[48] ainsi que dans ses publications originales. Aussi, une compatibilité avec l’IEDM a pu s’observer en 2007 alors que Michel Kelly-Gagnon a quitté cet institut pour devenir président du Conseil du patronat du Québec pour être remplacé à la tête de l’IEDM par Marcel Boyer qui était jusqu’alors directeur du CIRANO[49].

Mais ce qui permet d’identifier le CIRANO comme un think tank pro-marché demeure avant tout son ambition de trouver des solutions de marché, d’efficacité, de rentabilité et de gestion aux problèmes qui lui sont soumis en matière de développement économique, de finance et de politiques publiques. En somme, le CIRANO est au service de la croissance économique, de la performance et de la compétitivité des entreprises privées ainsi que des institutions publiques du Québec. Cet axe était ouvertement déclaré à sa fondation en 1994, comme le rapportaient les médias de l’époque : le but de cette nouvelle organisation distincte légalement des universités était, lisait-on, de « contribuer concrètement à l’accroissement de l’efficacité et de la compétitivité des entreprises québécoises[50] ».

Des compatibilités avec le néolibéralisme s’observent malgré tout à travers la défense du libre-échange, par l’appel à la responsabilisation des prestataires de soins[51], en invitant à rendre les universités plus concurrentielles[52] et à les financer par des hausses de droits de scolarité à l’aide d’une modulation qui serait reliée aux coûts de la formation reçue[53].

En résumé, CIRANO ne ressemble pas à un advocacy tanks, ou think tank de combat fondé par des activistes comme à l’IEDM, mais plutôt à un think tank prenant la forme de l’auxiliaire de recherche configuré pour offrir des solutions de marché aux clients qui font affaire avec lui, qu’il s’agisse d’organisations publiques ou privées.

Le Conseil du Patronat du Québec (CPQ)

Dans son article de 2004, Peter Graefe affirmait ne pas être en mesure de statuer si le CPQ était proprement un think tank ou un lobby. En 2017, il demeure impossible de trancher cette question de manière définitive. Bien qu’il soit formellement une association de propriétaires d’entreprises vouée à la défense de leurs intérêts, le CPQ se comporte au fil du temps davantage comme un advocacy tank. Ce phénomène est d’ailleurs de plus en plus répandu au sein des groupes de pression comme l’a remarqué Donald Abelson[54]. Dans le cas du CPQ, cela s’observe par la conversion d’une portion de son activisme sous la forme de la recherche et par le développent en conséquence de stratégies de communication médiatique similaires à celle que l’on peut voir à l’IEDM par exemple. Ainsi, il est devenu évident que le CPQ a pris le virage de la production savante et qu’il vise à convaincre l’élite politique et la population par l’entremise de ce mode opératoire.

Parmi cette production savante, on peut constater des recherches et des interventions qui épousent les traits fondamentaux du néolibéralisme. À cet égard, on notera une volonté d’accroître les volumes d’immigration et d’assouplir les conditions d’admission liées à la maîtrise de la langue française[55]. De plus, en ce qui a trait à la réforme des normes du travail, le CPQ invite le gouvernement à aller de l’avant vers « davantage de flexibilité[56] ».

On remarque aussi une volonté ferme de favoriser l’éducation et le raccrochage scolaire dans le but d’améliorer le niveau de vie de la population et d’offrir une main-d’oeuvre qualifiée aux entreprises[57]. Comme bien des think tanks, le CPQ établit des palmarès et – dans ce cas-ci – un bulletin des politiques fiscales qui favorisent les entreprises par des réductions des taux d’imposition[58]. Le CPQ a aussi annoncé à de nombreuses reprises son adhésion aux traités de libre-échange, comme dans le cas du Partenariat transpacifique[59]. Enfin, le CPQ a encouragé à de nombreuses reprises le gouvernement du Québec à « conserver le cap sur la rigueur budgétaire » et à ne pas augmenter trop rapidement le salaire minimum[60].

En résumé, à travers ses interventions, le Conseil du patronat du Québec montre toute la compatibilité entre les intérêts des grandes entreprises et les orientations générales d’un programme néolibéral.

L’Institut Fraser

Comme pour l’IEDM, l’Institut Fraser a joui d’une contribution à son financement de la part du réseau Atlas durant les années 1980[61]. À bien des égards, l’Institut Fraser et l’IEDM montrent des similitudes indéniables. On y retrouve les mêmes postures normatives et les mêmes stratégies de communication, d’abord axées vers les médias et les élites plutôt que sur la profondeur de la recherche. On y retrouve aussi des interventions critiques du réchauffement climatique et des politiques environnementales[62], ainsi que des louanges adressées à Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Mike Harris, Preston Maning, etc. La compatibilité entre ces deux organismes a même donné naissance à une collaboration originale : le palmarès des écoles secondaires, qui peut être considéré comme l’opération pilotée par des think tanks ayant eu, jusqu’à aujourd’hui, le plus d’influence dans l’histoire du Québec.

Depuis 2000, en collaboration avec le magazine L’Actualité jusqu’en 2010 et ensuite dans Le Journal de Montréal, ces deux advocacy tanks ont mis sur pied un système de notation des écoles secondaires en fonction des résultats obtenus par les élèves aux examens nationaux. En rendant accessible un classement concurrentiel des écoles secondaires québécoises, cette initiative a permis à toutes les familles du Québec de développer des comportements de marché en ce qui a trait au choix de l’école de leur enfant. Il a été démontré que ce palmarès a eu un impact significatif dans l’écosystème des écoles québécoises ; dont l’effet principal fut de drainer une part importante des meilleurs élèves des grandes villes vers les écoles privées[63].

Bien que l’Institut Fraser soit domicilié à Vancouver, une part considérable de sa recherche est traduite en français et est destinée au public québécois. De plus, contrairement à presque tous les think tanks situés dans les provinces anglophones, l’Institut Fraser compte en ses rangs des chercheurs francophones, la plupart du temps québécois[64]. La quantité de ses interventions destinées au public québécois oblige à tenir compte de cette organisation lorsque vient le temps de cartographier les think tanks néolibéraux actifs au Québec.

À ce titre, l’Institut Fraser produit de nombreux palmarès des villes, provinces, universités (dont plusieurs québécoises) en fonction de critères de compétitivité fiscale ou de performance. Par exemple, ce think tank déclare annuellement un jour de « libération de l’impôt » pour chacune des provinces canadiennes, cela dans le but de permettre aux contribuables de savoir à partir de quel jour dans l’année ils commencent à travailler pour eux plutôt que pour le gouvernement[65].

L’institut du Québec (IdQ)

Fondé en 2014 par le Conference Board du Canada en partenariat avec HEC Montréal[66], l’IdQ est administré par d’anciens membres du Parti libéral du Québec. En plus d’être présidés par Raymond Bachand, qui a été ministre du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (2006-2009), ministre des Finances (2009-2012) et ministre du Revenu (2010 – 2012)[67], les deux directeurs de cet organisme ont également développé des expériences professionnelles au sein du PLQ comme l’indiquent leurs curriculum vitae[68].

Les publications de l’IdQ laissent voir une posture néolibérale fondée sur une adaptation de l’État et de son appareil administratif au marché, à la concurrence fiscale et au contrôle de la dette. Cela se traduit par une défense de la légitimité du Fonds des générations et même par une volonté d’« accroître les versements » qui y sont effectués[69]. On note, par ailleurs, une défense de l’Accord économique et commercial global (AECG) avec l’Europe au nom de l’accroissement des échanges commerciaux[70].

Observable dans le discours de son président, le vocabulaire de l’IdQ emprunte même explicitement un terme utilisé par Michel Foucault[71] au sujet de la nouvelle anthropologie économique propre au néolibéralisme. En effet, Raymond Bachand expliquait qu’un des principaux défis du Québec demeurait d’améliorer « la qualité et la disponibilité du capital humain[72] ».

Comme cela a été identifié chez d’autres think tanks pro-marché, l’IdQ adhère aux principes de la nouvelle gestion des administrations publiques. Ainsi, afin de maintenir l’équilibre budgétaire dans un contexte de croissance économique limitée « la seule façon de réduire la croissance des dépenses de santé de manière pérenne est, lit-on, d’accroître l’efficience du système actuel en misant sur la concurrence et la rémunération axée sur le patient[73] ».

Enfin, tout comme l’IEDM et l’Institut Fraser, l’IdQ (en étant une créature du Conference Board du Canada) a joui de fonds provenant de l’extérieur du Québec lors de sa création et de son développement. Même s’il est possible que de tels think tanks aient sans doute pu surgir de manière endogène au Québec, ces sources de financement externes ont facilité le démarrage d’une production littéraire et de services de recherche orientés vers le marché. En conséquence, le réseau de think tanks néolibéraux québécois n’est pas une créature purement québécoise et les acteurs qui l’ont mis en place ont su user de l’existence de ressources extérieures afin de développer et d’étendre leurs organisations. Cela permet de mettre en lumière la géopolitique des idées qui se déploie à notre époque et dans laquelle les think tanks jouent parfois le rôle de petites ambassades.

Conclusion

En 2004, Peter Graefe concluait que l’émergence des think tanks dits « patronaux » au Québec révélait « un paysage néolibéral en construction[74] ». Force est de constater que ce paysage s’est garni de plusieurs organisations permanentes qui font de la recherche dans le but d’affermir et de développer l’application des principes de marché au Québec. Comme l’illustre la Figure 2, la croissance des think tanks néolibéraux et l’inclinaison du Conseil du patronat dans l’axe de la production documentaire ont fait se multiplier plusieurs fois la production documentaire originale visant à promouvoir une accentuation du libéralisme économique.

Figure 2

Total annuel de la production documentaire originale des cinq principaux OSBL néolibéraux au Québec depuis 1995 (recherches, études, notes, éditoriaux)

Total annuel de la production documentaire originale des cinq principaux OSBL néolibéraux au Québec depuis 1995 (recherches, études, notes, éditoriaux)
Sources : Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Conseil du patronat du Québec, Institut économique de Montréal, Institut Fraser, Institut du Québec, CIRANO* * Le CIRANO étant à la fois un centre de recherche autonome et un espace de publication pour les chercheurs, les documents publiés dans Les Cahiers scientifiques (totalisant 1226 articles entre 1994 et 2018) ont été exclus. Seuls ont été retenus les publications originales: les Rapports Bourgogne (dans lesquels se trouvent les principales positions éditoriales du centre), les Rapports de projets et les documents intitulés Pour discussion.

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Quoique les pages précédentes aient cherché à montrer l’identité idiosyncrasique de chacun des think tanks néolibéraux, il demeure qu’ensemble, ils forment un réseau capable d’orienter le débat public – voire de mettre des idées à l’agenda (privatisation, déréglementation, réductions d’impôts, etc.) en se relayant les mêmes idées et arguments tels que cela prend forme naturellement dans une coalition d’intérêts.

L’essor des advocacy tanks dans le monde et au Québec permet de dresser plusieurs constats. En premier lieu, la recherche qui est le propre de ces groupes de chercheurs démontre que nous assistons depuis au moins un quart de siècle au phénomène de la politisation de la recherche[75]. Ensuite, bien que les premiers advocacy tanks aient campé la droite du spectre économique durant les années 1970 et 1980, des formations de gauches ont été créées dans les décennies suivantes dans le but explicite de servir de contrepoids sur le territoire de la recherche hors université. Ce fut le cas au Québec avec la fondation de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (2000), au Canada dès 1980 avec le Canadian Centre for Policy Alternatives, en France avec Terra Nova (2008) et aux États-Unis avec la création du Centre for American Progress (2003) – une formation progressiste qui sera par la suite favorable à Obamacare.

Cette polarisation de la recherche entraîne une conséquence bien réelle : l’érosion de la crédibilité des chercheurs dans l’espace public en raison des controverses qui surgissent automatiquement entre organisations rivales. En plus de cela, l’essor des advocacy tanks (peu importe leur allégeance) atteste de la croissance d’une sphère qui nous était plutôt étrangère jusqu’ici : celle des groupes d’experts engagés qui ne relèvent ni de l’État ni des partis politiques. Cela permet de mettre la lumière sur la nouveauté du phénomène : les idéologies sont désormais portées par une nouvelle génération d’activistes spécialisés qui, bien qu’ils se présentent comme des experts en sciences sociales, défendent des causes comme l’ont fait avant eux les mouvements sociaux et les partis politiques. Jusqu’à aujourd’hui les think tanks, qu’ils soient de type advocacy ou pas, ne sont pas assujettis à la loi sur les lobbyistes même si la distinction entre ces types d’organisations devient de plus en plus floue[76]. Il a été souligné à plusieurs reprises que divers intérêts (économiques ou étrangers) ont su instrumentaliser certains think tanks pour influencer le processus politique de manière camouflée[77] et que la polarisation de la recherche favorise l’édification des chambres d’écho dans la classe politique ; où chaque formation tend à s’appuyer sur les travaux des advocacy tanks qui confirment leurs positions et idées politiques[78]. Cette évolution invite à repenser les législations actuelles, soit par l’application de la loi sur le lobbyisme aux think tanks ou par une loi qui leur serait propre ; et qui, par exemple, les obligerait à divulguer leurs sources de financement.