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INTRODUCTION

L’importance que prend la question animale dans les débats publics fait fleurir en proportion le nombre d’argumentations critiques, parfois sérieuses, parfois simplement réactionnaires. Par exemple, la position du mouvement animaliste/antispéciste[1] critiquant l’exploitation animale est fréquemment dépeinte comme extrémiste par les médias ou ses opposants[2], tandis que la position maintenant appelée spéciste/carniste, justifiant le statu quo de l’exploitation et de la consommation de viande, n’est par contre pratiquement jamais dépeinte comme l’extrême dans sa version opposée et apparaît plutôt comme la norme. Entre ces deux positions irréconciliables existe une position intermédiaire, présentée comme un compromis tempéré « non extrémiste ». Melany Joy, professeure de psychologie à l’origine de la théorisation du « carnisme[3] », nomme avec malice « néo-carnisme » cet intermédiaire philosophique connu pour être une position cognitivement et socialement confortable. Le néo-carnisme se résume en deux points : reconnaître certes que faire souffrir inutilement les autres êtres sentients (dotés de la capacité à ressentir des sensations, des émotions et donc à avoir une subjectivité)[4] n’est pas souhaitable et pose des problèmes éthiques ; sans pour autant faire sienne la critique du spécisme ‒ car trop « extrême », voire radicalement dangereuse. Pour les tenants du néo-carnisme, la solution au « paradoxe de la viande[5] » se trouverait dans l’élevage paysan et dans la production « éthique » ou plus « humaine[6] » de viande. Et si les pratiques majoritaires actuelles de production industrielle de viande ou d’autres produits animaux sont inacceptables, les néo-carnistes considèrent néanmoins nécessaire, éthiquement défendable et parfois même normal de manger de la viande.

Le néo-carnisme, comme le carnisme, oppose à la philosophie antispéciste une critique majeure et lapidaire : l’antispécisme souffrirait du biais d’anthropomorphisme[7]. En imputant aux êtres non humains un gradient plus ou moins variable de souffrance et de bien-être, les humains ne feraient que transposer des concepts humains aux autres, par projection, et donc imagineraient des affects là où il n’y en a pas, dans une forme d’animisme moderne.

Si elle n’est ni nouvelle ni spécifique à la question antispéciste, c’est pourtant une critique forte et sérieuse, qui surnage dans l’océan des nombreuses autres critiques plus indigentes et qui laisse croire que bien des opposants à l’antispécisme n’ont jamais consulté un ouvrage sérieux qui lui soit consacré[8]. Si elle s’avérait recevable, cela signifierait que le cadre théorique antispéciste, dans lequel la philosophie animaliste est aujourd’hui largement développée, souffre d’un problème conceptuel majeur : celui d’accorder de manière erronée des traits et des caractéristiques humains à des êtres qui ne sont intrinsèquement pas « comme nous ». Parler de souffrance ou de bien-être animal, en partant d’une définition anthropocentrée, puis étendre notre morale (humaine) à tous les êtres sentients serait le cas échéant une impasse conceptuelle, et c’est tout le cadre théorique d’une éthique globale qu’il faudrait reconstruire.

L’objectif de cet article est double. Primo, apporter un éclairage épistémologique sur la notion de biais anthropomorphique. Secundo, fournir un éclaircissement conceptuel sur la philosophie animaliste contemporaine, en essayant de la débarrasser de cette critique qui, nous allons tenter de le montrer, paraît injustifiée. Nous espérons en tirer une position épistémologique consistante et rationnelle sur la question.

ANTHROPOMORPHISME ET ANTHROPODÉNI, DEUX RAVINS SÉPARÉS PAR UNE FINE CRÊTE

En abordant des travaux d’ordre épistémologique antérieurs ayant porté sur le sujet, on se rend compte que le biais d’anthropomorphisme est délicat à manier et que, tel un boomerang, il peut revenir dans la figure de celui qui l’utilise. Si notre sens critique doit évidemment en surveiller les occurrences fallacieuses, en ne prêtant ni gentillesse au lapin qui se promène ni méchanceté au renard qui s’en repaît, dénoncer de façon exagérée l’anthropomorphisme nous fait tomber de Charybde en Scylla, c’est-à-dire prendre un biais opposé, que Frans de Waal appelle l’anthropodéni[9]. L’anthropodéni est le refus a priori de reconnaître chez les autres êtres sentients des traits proches ou similaires à ceux des humains. Nous reprenons à notre compte ce risque d’effet de balancier que soulève de Waal. Pour étudier cette fine ligne de crête entre les deux, nous sommes chanceux : en effet, savoir si nous différons de manière exceptionnelle des autres êtres vivants, à tel point que nous ne pouvons les comparer à nous, est une question factuelle à laquelle la biologie apporte déjà des réponses[10].

De fait, la critique d’anthropomorphisme peut potentiellement s’abattre sur toute lecture qui ne considérerait les processus qu’on lui soumet qu’à partir d’un point de vue humain. Cette critique n’aurait guère de sens dans l’étude des planètes, mais elle a souvent été émise, à tort ou à raison, à l’encontre des études d’éthologie ou de biologie qui ont prêté à des non-humains des capacités que l’on croyait si circonscrites à notre espèce qu’elles en constitueraient l’essence (« le propre de l’Homme »), comme le rire, la conscience, le langage ou la culture. Une large partie des scientifiques ont ainsi longtemps refusé par principe d’envisager qu’il y ait conscience ou culture chez les non-humains, et une longue tradition cartésio-malebranchienne niait même la possibilité de ressentir de la douleur aux animaux (comme aux nouveau-nés d’ailleurs). Des ouvrages et articles comme Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?[11], Penser comme un rat[12], La science et la négation de la conscience animale[13], ou encore The Case for Animal Rights, ont abordé de maintes façons les multiples difficultés que des scientifiques novateurs ont rencontrées lorsqu’ils firent l’hypothèse d’une conscience, d’une sentience ou d’émotions aux animaux non humains. La philosophe des sciences belge Vinciane Despret constate elle aussi que, longtemps, « [le rejet des anecdotes] […] et surtout la suspicion maniaque à l’égard de l’anthropomorphisme apparaîtront comme la marque d’une véritable science[14] ». Lorsqu’il a entrepris l’étude du comportement animal, le chercheur en psychologie Randall Lockwood a dû affronter une littérature suspicieuse, dont il cite un exemple tiré d’un manuel qu’il étudiait :

Nous ne pouvons pas plus voir dans l’esprit de l’animal que dans celui de nos semblables, mais cela ne nous empêche pas, dans les deux cas, de penser que nous le pouvons. L’animal peut sembler triste ou heureux, mais nous ne pouvons pas en déduire que c’est le cas d’après la façon dont nous nous sentons nous-mêmes dans la même situation. Faire cela, c’est se livrer à l’anthropomorphisme – voir la forme de l’homme en toutes choses – et c’est le crime cardinal pour l’observateur animalier[15].

Le biais d’anthropomorphisme serait donc le « crime cardinal ». Pour y échapper, les scientifiques des siècles passés furent donc forcés d’envisager la biologie humaine uniquement comme si l’évolution ne s’appliquait pas au-dessus du cou. En histoire des sciences, on a coutume de nommer cette thèse le « problème de Wallace », en référence à Alfred R. Wallace, co-artisan de la théorie de l’évolution avec Charles Darwin, qui voyait dans l’émergence de l’esprit humain une exception aux processus évolutifs[16]. Pour beaucoup d’entre nous, le fait d’attribuer certains traits à des individus[17] non humains apparaît comme une sorte de blasphème. De Waal écrit que « l’égo humain entrave les progrès de la science objective[18] ». Nous avons effectivement eu tendance — et avons encore tendance aujourd’hui — à nous penser supérieurs par essence[19] aux non-humains, essence qui nous placerait soit en-dehors, soit au sommet d’un fantasmatique arbre de l’évolution, nous procurant du même coup une qualité morale et physiologique sans équivalent, et une ordination morale nous rendant propriétaires du reste de la Création. Lorsque Darwin publia ses travaux, il évita soigneusement de se pencher sur les humains à proprement parler, ce qui ne l’empêcha pas d’essuyer tout de même la critique du biais d’anthropomorphisme. Le Butler Act, entre 1925 et 1967 au Tennessee, n’interdisait pas d’enseigner la théorie de l’évolution en soi, mais seulement si appliquée aux humains. Plus récemment, c’est avec l’avènement du behaviorisme[20] que l’anthropomorphisme semble être devenu profondément péjoratif pour qualifier tout discours prétendant que des individus non humains pourraient avoir des comportements homologues à ceux des humains[21].

Notre cerveau lui-même organise sa propre homéostasie mentale sur la question. La remise en cause de ce statut privilégié, de cette « nature intrinsèque » différente qui serait celle des humains entraîne une dissonance cognitive forte : en cas de cognitions contradictoires, notre cerveau tend à résoudre la contradiction en bricolant des explications ad hoc[22]. Des études convergentes en psychologie cognitive ont montré que le fait de manger et faire souffrir les autres animaux, alors que l’être humain est globalement réticent à l’idée de créer de la souffrance, met des sujets testés dans une situation d’inconfort mental, qu’ils font décroître en amoindrissant les capacités cognitives qu’ils prêtent aux non-humains consommés[23]. Cela avait déjà été remarqué dans les études de psychologie de guerre, où déshumaniser l’adversaire permet plus de cruauté[24]. L’accusation de biais d’anthropomorphisme permettrait une distanciation bien pratique. On s’en convainc aisément devant la fréquence de son utilisation : en classant péjorativement comme anthropomorphiste toute explication non mécaniste des comportements ou des capacités des autres espèces, on sauvegarde l’exceptionnalité humaine, en une sorte d’attitude pré-évolutionniste que de Waal avait bien cernée.

[Le néocréationnisme] part du principe que notre corps descend du singe[25], mais pas notre esprit. Implicitement, il postule que l’évolution s’arrête à notre tête. Cette idée domine toujours les sciences sociales, la philosophie et la discipline littéraire. Elle considère que notre esprit est trop original, qu’il est absurde de le comparer à d’autres, si ce n’est pour confirmer son statut exceptionnel. Pourquoi s’intéresser à ce que peuvent faire les autres espèces si c’est absolument incomparable avec ce que nous faisons[26] ?

De Waal poursuit : « Je ne cherche pas à nier que les Humains soient exceptionnels – par certains aspects, nous le sommes de toute évidence – mais si nous faisons de cette idée le postulat a priori pour chaque capacité cognitive qui existe au monde, nous quittons la sphère de la science pour celle de la croyance[27]. »

Donc, sauf pour une homéostasie mentale, et pour le maintien d’une croyance néocréationniste, l’accusation du biais d’anthropomorphisme n’a qu’une épaisseur relative, qu’il faut aller confronter aux données biologiques en notre possession.

(DÉ) DÉ-ZOOLOGISER L’HUMAIN

Les individus d’une « espèce », ou d’un « flux spécien[28] », ont comme points communs des organes qui leur permettent d’appréhender leur existence et le monde extérieur d’une manière qui leur est propre et qui est relativement semblables entre individus. C’est, pour reprendre la terminologie du biologiste Jakob Von Uexküll, leur Umwelt : « monde environnant » ou « monde propre », intersubjectivité. L’exemple archétypal des chauves-souris de Thomas Nagel dans son article célèbre « What it is like to be a bat » est à ce titre éclairant : leurs organes d’écholocalisation ne leur permettent pas d’appréhender le monde de la même manière que nous[29]. Mais est-ce une raison pour qu’on ne puisse, sans être taxé d’anthropomorphisme, soutenir que les chauves-souris « souffrent » quand on les blesse ?

Peu importe leur Umwelt, peu importe la façon qu’elles ont de gérer leur souffrance, il est recevable de postuler une souffrance de par des faits simples : leur système nerveux est quasiment identique au nôtre.

Avant même de Waal, le professeur de psychologie évolutive Gordon Burghardt recommandait comme nécessaire et souhaitable la posture anthropomorphique critique[30]  : nous devions reconnaître la proximité biologique entre les humains et les autres êtres sentients qui leur sont proches sur le plan évolutif et physiologique, et par conséquent utiliser une terminologie similaire pour décrire des comportements communs, puisqu’une terminologie différente rendrait le propos inutilement plus confus. De Waal donnera par la suite l’exemple du baiser ou du rire chez les chimpanzés : remplacer le terme de « baiser » par une description purement mécaniste de « contact bouche à bouche » obscurcirait le sens de ce comportement, pourtant utilisé de manière quasi similaire dans toute la tribu des Hominini (incluant la sous-tribu des homininés et des paninés). Changer de terminologie pour désigner ce comportement chez les humains et chez les chimpanzés paraît à de Waal extrêmement arbitraire et reviendrait à nommer différemment la gravité de la Terre et celle de Mars ou de Vénus parce que nous jugeons notre planète spéciale[31].

Dire que les fourmis ont des « reines » et des « soldats », que les orchidées ont des stratégies, ou encore que la Nature souffre, c’est bel et bien faire de l’anthropomorphisme d’une façon injustifiée, car il n’y a pas de faits qui étayent que la Nature ait un système nerveux global, que les orchidées réfléchissent à leur survie et que les fourmis optent pour un modèle royaliste militaire plutôt que pour un autre. A contrario, user d’anthropodéni, c’est refuser d’admettre, malgré nos connaissances sur les capacités mentales de certains non-humains et leurs systèmes physiologiques peu ou prou similaires aux nôtres, qu’ils sont capables de souffrir ou qu’ils sont conscients. C’est aussi rester dans un paradigme au pire cartésien, ou malebranchien, au mieux béhavioriste, et continuer à envisager les comportements non humains uniquement comme des réponses face à des stimuli, sans qu’aucun choix ou intérêt ne soit présent en amont. Au contraire, depuis la fin du XIXe siècle, les travaux de George J. Romanes (1883) et la thèse d’Edward Thorndike (1898), dans lesquels a commencé à être envisagée « l’intelligence animale », l’éthologie déploie devant nous la complexité des rapports sociaux, des expériences subjectives ou des capacités complexes que l’on rencontre chez les non-humains, le long d’un continuum qui les relie à nous.

En toute rigueur, sur le plan purement épistémologique, affirmer par exemple que les autres espèces n’ont pas de conscience, ou d’intelligence, ou qu’elles ne connaissent pas la souffrance, reviendrait à affirmer la non-existence d’une chose. Or nous savons qu’il est impossible de démontrer l’inexistence de quoi que ce soit[32]. Au mieux peut-on poser la chose comme hautement improbable. Tout au plus pourrait-on dire, dans une posture sceptique correcte, qu’on n’aurait aucune raison de postuler une conscience, mais qu’en présence d’éléments nouveaux, on reverrait son jugement. Or les éléments nouveaux plaidant pour ces consciences, ces intelligences et ces souffrances sont maintenant pléthoriques. La Déclaration de Cambridge de 2012 sur la conscience (Cambridge Declaration on Consciousness), manifeste signé publiquement par un aréopage d’experts des neurosciences, précise ainsi :

Les oiseaux semblent représenter, par leur comportement, leur neurophysiologie et leur neuroanatomie, un cas frappant d’évolution parallèle de la conscience. On a pu observer, de manière particulièrement spectaculaire, des preuves de niveaux de conscience quasi-humains chez les perroquets gris du Gabon[33]. Les réseaux cérébraux émotionnels et les microcircuits cognitifs des mammifères et des oiseaux semblent présenter beaucoup plus d’homologies qu’on ne le pensait jusqu’à présent. De plus, on a découvert que certaines espèces d’oiseaux présentaient des cycles de sommeil semblables à ceux des mammifères, y compris le sommeil paradoxal, et, comme cela a été démontré dans le cas des Diamants mandarins[34], des schémas neurophysiologiques qu’on croyait impossibles sans un néocortex mammalien. Il a été démontré que les pies, en particulier, présentaient des similitudes frappantes avec les humains, les grands singes, les dauphins et les éléphants, lors d’études de reconnaissance de soi dans un miroir[35].

D’ailleurs, il y a peu de raison de douter que notre voisin soit sentient lui aussi, puisque lui et nous avons la même histoire évolutive. Lui accorder de posséder comme nous une complexion, des réflexes, des émotions, des vécus, des qualia[36] est une induction légitime. Si nous pouvons développer des théories sociales ou faire de la psychologie sociale, c’est parce que nous pensons que la plupart des humains ont en commun des systèmes mentaux similaires et que nous pouvons comprendre les autres à travers nous-mêmes. Au vu des connaissances scientifiques actuelles, il n’y a aucune raison, sinon de type mystique, de ne pas faire cette inférence dans certaines circonstances pour certains non-humains, même si cette inférence est rendue plus complexe par les obstacles de langage. Si nous pouvons étudier et analyser les comportements des autres espèces et avoir une réelle science de l’éthologie, c’est qu’implicitement nous reproduisons entre eux et nous cette même mécanique décrite par Susan Haack dans Defending Science within Reason: Between Scientism and Cynicism. Nous comprenons par exemple les unités comportementales de la prédation uniquement parce que nous savons ce qu’est la faim, mais aussi ce que sont la peur et la douleur. Haack fait une remarque similaire à la nôtre dans son texte :

Lorsque nous étudions d’autres créatures, nous réalisons que nos propres interactions sociales sont en quelque sorte telles que celles des loups, des lions, et même des fourmis. Dit d’une manière différente, les autres animaux ont eux aussi des cultures – pas des cultures dans le sens des cathédrales gothiques, de Shakespeare, de Verdi, ou du fish and chips […] mais des comportements et savoir-faire partagés et acquis de leurs congénères de la même espèce, plutôt que génétiquement programmés ou contraints par l’environnement […][37].

Faire cette inférence, avec prudence mais honnêteté, revient non à anthropomorphiser l’animal, mais, comme dirait l’autre, à re-zoologiser l’humain.

SE FRAPPER LES DOIGTS AVEC LE MARTEAU DE MASLOW

Reconnaissons néanmoins que l’anthropomorphisme est un biais réel, surveillé et étudié[38]. Vouloir se prémunir contre lui est donc nécessaire. L’anthropomorphisme naïf, comparable à un réflexe mental ou à un biais cognitif classique, peut nous mener à développer de l’empathie pour des objets tels que des robots programmés pour reproduire les comportements d’un être sentient. Dans une célèbre expérience de Fritz Heider et Marianne Simmel, les sujets étudiés prêtaient très facilement des intentions et une histoire à des formes géométriques animées[39]. Ce biais existe essentiellement parce que nous avons du mal à étudier le monde autrement qu’au travers de notre prisme humain, avec nos fonctions cérébrales contraintes, tropisme mental que l’on appelle communément la (pseudo) « loi de l’instrument », ou le marteau de Maslow : si tout ce que tu as est un marteau, tout se met à ressembler à un clou[40]. Il nous faut reconnaître, en paraphrasant Burghardt, qu’il est très peu possible — voire il est impossible — que nous puissions enlever nos perceptions humaines pour étudier les autres animaux, et que cela peut créer un filtre regrettable[41]. On peut facilement inférer cette attitude à tout être conscient : un crotale des bois pourrait faire preuve de « crotalomorphisme » en interprétant mal des événements à travers sa perception propre[42]. Comment ? Un humain ophiophobe rencontrant un crotale développe un stress important, ce qui entraîne une réponse biologique dont la baisse de température dans les membres périphériques est un aspect. Ledit crotale, ayant la capacité de percevoir le rayonnement infrarouge, détecte chez cet humain un animal chaud au sein d’un environnement plus froid. La réduction du rayonnement infrarouge de l’humain, qui se produit à la vue du crotale, pourrait être crotalement interprétée comme une tentative de camouflage.

Nos connaissances scientifiques sur les capacités des non-humains comme la souffrance ou la sentience, qualia principaux formant ce qu’il est coutume d’appeler la « conscience phénoménologique », qui génère la critique du biais d’anthropomorphisme, sont désormais solides, et ne font que se renforcer au gré des études. Quoi qu’on en pense, quoi que l’on souhaite, leur existence et leur intégration à la réflexion morale s’imposent, quand bien même on s’obstinerait à les nier.

Cependant, baser son système éthique sur la sentience, comme le font aujourd’hui la plupart des antispécistes, pose au moins deux types de problèmes. Le premier d’entre eux est qu’il n’existe pas de consensus sur l’ontologie de la sentience. Le second réside dans le fait qu’il n’existe pas d’outil de mesure de la sentience d’un individu, et nous ne pouvons avoir aucune certitude, mais seulement des faisceaux de présomptions quant à la sentience d’un organisme. Nous n’avons accès qu’à notre propre sensibilité, à notre conscience subjective d’individu, et à notre capacité à croiser nos sensibilités et subjectivités, pour créer des savoirs collectifs dans des processus peer-reviewing, où le travail est mis en commun et révisé par des pairs experts. Fort heureusement, nous savons faire de l’inférence logique.

TIRER DES COUPS DE CANON DE MORGAN

En éthologie, il existe depuis plus d’un siècle un précepte pour éviter le biais d’anthropomorphisme, appelé le canon de Morgan. Il fut énoncé par le psychologue Conwy Lloyd Morgan en 1894 en ces termes :

Nous ne devons en aucun cas interpréter une action [animale] comme relevant de l’exercice d’une faculté psychique de haut niveau si elle peut être interprétée comme relevant de l’exercice d’une faculté de niveau inférieur[43].

La mésinterprétation générale qui découle de cet énoncé est que les comportements des non-humains devraient être interprétés de manière mécaniste en termes de stimulus / réponse, ce que Morgan aurait évidemment récusé. Il prit la peine de préciser que, comme avec l’emploi du rasoir d’Occam, la simplicité d’une explication n’en garantissait jamais la réalité empirique. Et de Waal enfonça le clou. Le canon de Morgan a été interprété comme une variante du rasoir d’Occam, principe qui impose à la science de chercher les explications comportant le moins de postulats possible, à coût cognitif égal[44]. Et de Waal enfonça le clou :

C’est un noble but, en effet, mais que faire si une explication cognitive minimale nous demande de croire aux miracles ? Du point de vue de l’évolution, ce serait un pur miracle que nous possédions la supercognition que nous pensons avoir tandis que les autres animaux ne posséderaient absolument rien. Rechercher la parcimonie cognitive, c’est souvent rejeter la parcimonie évolutive. Aucun biologiste n’est prêt à aller jusque-là : nous croyons aux modifications graduelles. Nous n’aimons pas suggérer des fossés entre des espèces apparentées sans proposer au moins une explication de leur apparition. Comment notre espèce est-elle devenue rationnelle et consciente si elle n’a pu s’appuyer sur rien dans le reste du monde naturel ? Appliqué rigoureusement aux animaux – et aux animaux seulement ! –, le canon de Morgan encourage une vision saltationniste qui laisse l’esprit humain perdu dans un vide sidéral évolutif. Morgan a eu le mérite de reconnaître lui-même les limites de son canon : il nous a enjoint de ne pas confondre la simplicité et la réalité[45].

Le philosophe Robert P. Rosenfeld eut plus tard le nez creux, et prévint la rhétorique de l’inversion de la charge de la preuve :

Voici une façon directe d’invoquer le principe de parcimonie pour justifier la douleur animale : étant donné que les animaux ont les mêmes structures que celles qui produisent la douleur chez les humains, une description des animaux dans laquelle ils ne ressentiraient pas de douleur doit invoquer des principes supplémentaires pour expliquer cette différence. Il serait plus parcimonieux d’utiliser une description dans laquelle de tels principes surnuméraires ne sont pas nécessaires, à savoir une description où des causes similaires produisent des effets similaires et dans laquelle les animaux, comme les humains, ressentent la douleur. Dans ce cas, la charge de la preuve incomberait aux opposants à la douleur pour trouver des différences pertinentes entre les cas humains et animaux[46].

Les historiens des sciences Lorraine Daston et Gregg Mitman ont finement analysé le canon de Morgan dans leur ouvrage Thinking with Animals : New Perspectives on Anthropomorphism, non seulement d’un point de vue épistémologique, mais aussi de manière contextuelle dans la construction historique de l’étude des non-humains. Ils ont montré que si le canon a pour prérogative initiale de nous vacciner contre le biais d’anthropomorphisme, il peut facilement nous renvoyer par balancier dans les bras de l’anthropodéni.

Bien que le canon aide à éviter le biais de l’anthropomorphisme, la question doit être posée de savoir s’il n’introduit pas son propre biais opposé. Si les non-humains sont vraiment comme nous à certains égards, le canon peut nous faire rater ce fait sur la nature. Le canon n’aurait pas de sens s’il évitait un biais en en générant d’un autre[47].

Autrement dit : utiliser au pied de la lettre le canon de Morgan peut gommer artificiellement notre héritage commun avec les autres êtres vivants et nier nos caractères communs. À moins de rejeter les deux thèses désormais consensuelles de la continuité entre les humains et les autres animaux, et celle du gradualisme de l’évolution, la critique du biais d’anthropomorphisme ne doit pas servir de barrière protégeant notre « exceptionnalité » supposée, au milieu d’animaux-machines.

Les capacités humaines comme les émotions sont traitées sur un long gradient, allant de « L’humain est un animal exceptionnel d’un point de vue évolutif et ne partage quasiment aucune de ses capacités avec les autres animaux » à « L’humain est doté d’une nature différente (divine) ». Seulement, tout le gradient est injustifié. Les récentes études en éthologie et en entomologie laissent penser que la base physiologique nécessaire à la sentience est présente chez les vertébrés, mais aussi chez beaucoup d’« invertébrés[48] » sur lesquels ont pu être menées des études comportementales. Si on ajoute à nos connaissances le principe de parcimonie des hypothèses, alias le canon de Morgan, socle logique difficilement contournable, il apparaît donc cognitivement raisonnable et peu coûteux d’étudier et de considérer les autres espèces comme nous le faisons pour les humains.

Marquer une césure entre humains et non-humains revient à attribuer une distinction ad hoc visant à une distanciation artificielle. Utiliser un anthropomorphisme critique pour comprendre et expliquer un comportement chez un individu d’une espèce qui nous est relativement proche est une option logique, à partir de l’acceptation de la prémisse posant que nous ne sommes pas des êtres d’une nature « à part » du reste du monde animal. Nos divergences évolutives avec les autres sentients, a fortiori les autres mammifères, sont bien trop récentes pour que des explications distinctes soient à favoriser en vue d’expliquer un comportement semblable ou la fonction d’un organe similaire.

VENT GLACIAL DU BIAIS D’ANTHROPOMORPHISME VERSUS EXPANSION DE LA SPHÈRE MORALE

La distinction ad hoc entre « humain » et « animal » confine à une attitude pré-évolutionniste, très répandue dans les discussions du quotidien. Cette cladistique pseudo-scientifique[49] fonctionnaliste — fort heureusement abandonnée — continue pourtant d’être opposée frontalement à la construction d’une morale égalitariste en droit pour l’ensemble des êtres sentients. Or on peut difficilement reprocher aux morales égalitaristes qui se basent sur la sentience de tomber dans le biais d’anthropomorphisme, ou de se noyer dans une « blessure narcissique » (quoi qu’on puisse penser de l’import de cette notion freudienne désuète), car les nouvelles connaissances scientifiques corroborent solidement ces formes de sentience.

Il faut souhaiter le même type de rupture mentale que lorsqu’il a été question de ne plus dessiner l’arbre des espèces comme un tronc menant préférentiellement vers une humanité triomphante et « prévue » dès l’origine, mais comme un buisson sphérique, Homo sapiens se tenant en périphérie au même titre que les autres êtres vivants actuels sans qu’aucune direction évolutive ne soit privilégiée. Car le reliquat spiritualiste qui guide cette ontologie différenciée est malheureusement toujours opérant, non seulement pour le grand public, mais aussi pour un certain nombre de penseurs contemporains qui s’inquiètent du fait que pour les antispécistes, « l’humain est un animal comme les autres[50] ». Un épisode de l’émission Le grand face-à-face (sur France Inter), intitulé « L’antispécisme, un anthropomorphisme[51] ? », témoigne de cette préoccupation pour ce discours « uniformisant » qui caractériserait l’animalisme. Si la philosophe Françoise Armengaud a montré que la critique d’anthropomorphisme servait « essentiellement à porter le discrédit intellectuel[52] » sur les discours cherchant à promouvoir le bien-être animal, cette peur de l’indistinction entre « humain » et « animal » et de l’égalité de fait (un humain n’aurait pas plus de droits qu’un chat, une telle égalité étant accompagnée de toutes les rhétoriques en forme de pente glissante imaginables) est objectivement un frein dans l’appréciation du message des morales antispécistes, où il n’est question que d’égalité de droit, pas d’égalité de fait : nul besoin de penser un sanglier égal à l’humain pour imaginer une égale considération d’intérêt.

Des études convergentes en psychologie[53] montrent à ce sujet que le cadre cognitif dans lequel on amène l’information d’une proximité entre l’humanité et les autres espèces influe sur l’intérêt et les préoccupations morales que nous avons au sujet des autres animaux. Les philosophies et croyances dominantes (spiritualistes de manière écrasante) soutiennent une vision hiérarchique des êtres depuis l’Antiquité, qui justifie une plus haute dignité de notre être et de notre statut. On peut donc comprendre l’ancrage profond et quasi intuitif de cette lecture téléologique ordonnée du monde. Nos modes de pensée restent attachés à ce paradigme pré-évolutionniste rassurant, dans lequel les êtres s’étagent de manière linéaire sur une échelle de valeur, une échelle de la nature, la fameuse scala naturae. Depuis Démocrite, la pensée humaniste a érigé l’idée d’humanité au-delà même de la traditionnelle conception d’une échelle des êtres. « L’Humain » a ainsi été pensé comme étant d’une nature essentiellement différente des autres animaux : non plus simplement « supérieur », mais totalement autre, d’une sphère ontologique différenciée de « l’Animal ». L’humain est ainsi détenteur d’un libre arbitre, d’une raison et d’une conscience sans égal, là où les animaux, dépourvus de désirs propres, ne sont que déterminisme, instinct. Comme le proclamait dès le XVe siècle Jean Pic de la Mirandole, une « noble condition [...] lui est échue dans l’ordre de l’univers, où non seulement les bêtes pourraient l’envier, mais les astres ; ainsi que les esprits de l’au-delà[54] ». Comme l’humanité a été mise ainsi sur un piédestal, il est aussi compréhensible que regrettable de voir reprocher aux philosophies antispécistes de tenter de la désacraliser, de souhaiter la « redescendre » au niveau des autres espèces. Là n’est pourtant pas l’objectif : il s’agit bien plutôt de permettre aux autres êtres sentients de la planète d’accéder également à la sphère de la prise en considération morale, selon des modalités à discuter.

Cependant, prendre comme prémisse l’idée que « l’humain est comme les autres animaux » ne signifie pas grand-chose en soi : d’abord parce que « les autres animaux » représentent un groupe d’individus tellement hétérogènes qu’il est possible de douter que quelqu’un ait déjà pensé l’humain « comme » (pour ce que cela signifie) un corail, une drosophile ou un pélican ; ensuite, parce qu’il est difficile de comprendre la nature de l’égalité ou de l’identité dans cette comparaison.

Si cette comparaison est de nature métaphysique et ontologique, alors tout le monde peut dire ce qu’il veut de manière plus ou moins étayée, mais nous n’aurons aucune preuve tangible à apporter à l’appui de nos hypothèses. Les lombrics seraient alors tout aussi légitimes que nous à se demander si, tout bien réfléchi, ils sont des animaux comme les autres. Les pandas pourraient au contraire légitimement affirmer qu’ils sont en haut de l’échelle des êtres (des espèces), ayant réussi à se faire protéger par des humains qui se contraignent à les préserver des prédateurs et de la faim, allant jusqu’à les stimuler sexuellement et s’occuper de leurs petits. S’il existe effectivement bien une spécificité dans le fait d’être un Homo sapiens, il en existe une tout aussi valable dans le fait d’être une marmotte ou un panda – et elle paraîtrait tout aussi légitime aux lobbies pro-marmottes et pro-pandas dans la revendication du sommet de l’arbre du vivant. Ces spécificités ne doivent pas pour autant nous faire oublier nos points communs et ne justifient pas de discriminer a priori sur la base flottante de l’espèce. Il n’y a aucune raison d’être embarrassé du fait que les humains aussi sont les héritiers d’une histoire biologique commune aux autres animaux, car cette affirmation scientifique n’a jamais prétendu confirmer (ni infirmer) une échelle de valeur entre les êtres, contrairement aux philosophies spiritualistes[55].

Enfin, qui voudra utiliser la notion d’égalité sera condamné à préciser sur quoi cette dernière porte. Si la comparaison est d’ordre éthique, alors on touche précisément aux propos antispécistes. Nous nous rendons compte depuis les années 1970 que notre système moral est spéciste, c’est-à-dire échelonnant les êtres selon leur espèce, plaçant les humains au sommet de cette hiérarchie, et donnant à chaque taxon des droits différenciés. Les tentatives de morales antispécistes ne souhaitent pas abolir les différences phénotypiques, chromosomiques, capacitaires des individus, mais l’échelle de valeur morale qui attribue des droits selon leur appartenance à telle ou telle espèce, au bon gré des besoins purement humains. L’égalité revendiquée n’est donc pas une égalité de fait, car les espèces ne sont pas « égales » entre elles. En outre, leur ordonnancement en termes de valeur le long d’une échelle des êtres perd son sens, puisque la fameuse scala est tombée en poussière.

En fonction des écoles, c’est d’une égalité de considération morale des intérêts, ou encore d’une égalité morale prescriptive que parlent les franges antispécistes. Il s’agit d’un élargissement de la sphère morale, dans le même mouvement d’expansion que celle opérée par la tradition humaniste lors des différentes abolitions de l’esclavage. De fait, aucun humain n’est l’égal d’un autre, que ce soit sur le plan intellectuel, physiologique. Pourtant malgré nos différences et nos inégalités, nous avons pris la décision politique de peser nos intérêts sur une même balance, et de revendiquer une égalité « en droit », dont certaines populations peinent encore à jouir du fait d’un farouche héritage d’ordination morale. Notre sexe, nos croyances, notre couleur de peau, notre quotient intellectuel ou nos préférences sexuelles ne sont plus censés servir de critères pour trier les « sous-humains » dont la valeur serait moindre et justifierait un traitement moral différent. La sphère de considération s’élargit quand les philosophes antispécistes argumentent sur le fait que le critère d’espèce n’est pas un critère moral pertinent, et que le seul concept cohérent et suffisamment robuste pour construire une égalité morale de considération est la sentience. En conséquence, les intérêts fondamentaux des non-humains ont une valeur morale équivalente à ceux des individus humains. La position défendue est donc une position dite égalitariste, prônant l’égale considération des intérêts de tous les êtres sentients, cela indépendamment de leur espèce, sexe, racialisation, nationalité, âge, etc., du fait justement qu’ils ont en commun cette sentience. Conserver une opposition de principe humains / animaux, comme dans le néo-carnisme, relève non seulement de la pseudoscience anté-darwinienne, mais en outre de la soumission mentale à une mystique humaniste faisant des priorités cérébrales humaines un véritable dessein intelligent.

SENTIENCE N’EST QUE RUINE DE l’ÂME

La perspective morale d’expansion de la sphère de prise en compte des intérêts des êtres sentients présuppose que la sentience soit facile à caractériser. Si on pose comme sentients les individus qui sont affectés en bien ou en mal par leur environnement et qui ont un intérêt propre à ne pas souffrir, on pourrait très bien arguer du fait qu’un pissenlit est affecté en positif ou en négatif par son environnement et a tout intérêt à ne pas subir de dégâts qui altéreraient son homéostasie. Cet argument est semi-recevable, semi-dilatoire. Dilatoire, car il sert souvent d’argument poncif, appelé « cri de la carotte »: au prix d’une pente savonneuse, on se dit que de toute façon, puisqu’au bout de la chaine il y a sûrement la souffrance du brin d’herbe, alors à quoi bon, au fond, se soucier de tout cela. Pourtant, quand bien même la question se poserait pour les plantes, cela n’enlèverait en rien le caractère désormais acquis de la souffrance chez les animaux qui font l’objet de l’exploitation humaine. Recevable, car effectivement rien ne nous dit que les plantes, dans leur « plantitude », n’ont pas une sentience particulière. Mais recevable en partie seulement. Car l’esprit humain, pour élaborer ses connaissances, fonctionne par tâtonnements et, comme un mal-voyant dans le noir, commence par retrouver ce qu’il connaît, pour élargir ensuite le domaine de ses perceptions. Nos capacités d’abstraction nous permettent de savoir et de comprendre qu’il est logique de renoncer au solipsisme en inférant la sentience d’un inconnu du village voisin ; puis elles nous permettent d’envisager la sentience de peuples de l’autre côté de la planète, celle des chevaux, chiens, chats qui accompagnent nos domesticités ; par inférence toujours plus prudente, Griffin et Galambos ajoutent l’écholocalisation à la sentience des chauves-souris, d’autres, la magnéto-sensibilité à celle des siluridés, etc. Il est effectivement concevable que d’autres rapports au monde soient possibles pour les coraux et les myxomycètes « blobs », mais nous n’avons pas pour l’instant de raison suffisante de les inférer : non parce qu’ils seraient éloignés de notre standard Human-sentience, mais parce que tout porte à croire que la sentience demande en amont un traitement de l’information qui nécessite certains organes et fonctions que le règne des plantes ou celui des mycètes ne possèdent pas. Aucun fait aujourd’hui ne nous permet d’imputer une sentience associée à d’autres organes, aucune connaissance ne nous donne de raison de penser que les plantes souffrent[56]. Le fait de réagir à un stimulus n’implique pas d’être conscient, ce que même l’humain sait, lui qui retire sa main d’une plaque chaude par arc réflexe avant même de comprendre qu’elle le brûle.

Le plaisir et la souffrance sont les résultats d’états émotionnels de notre organisme, respectivement positifs et négatifs[57]. Le concept d’émotion est aussi complexe que celui de conscience. Cependant les émotions sont des processus conscients, qu’il faut différencier de leurs causes. Ce que nous nommons souffrance est la capacité émotive d’être affecté de manière négative par son environnement. Des travaux sur l’analgésie dite « hypnotique » ont ainsi montré la différence entre la sensation de douleur et l’affect de douleur qui sont séparables. Il est en effet aujourd’hui possible, par la suggestion hypnotique, de réduire l’émotion de la douleur sans pour autant provoquer de diminution de la sensation de douleur[58]. La souffrance peut se mesurer par des états psychologiques ou biologiques, en regardant par exemple si un individu produit des hormones de stress, ou change son comportement après une blessure et après administration d’antalgique. Bref, il existe assurément plusieurs degrés de sensibilité, et celui des plantes ou des protées semble tellement faible qu’il n’entraîne (pour l’instant) pas de répercussion morale.

Bien entendu, l’inexistence de la preuve n’est pas la preuve de l’inexistence. Rien n’interdit que cela puisse être le cas, bien entendu. Faut-il appliquer une sorte de principe de précaution en ce qui concerne une supposée souffrance des plantes? Certains usages peu précautionneux de zoomorphisme[59] envers les plantes (qui « pensent », qui « communiquent », qui « ressentent », qui ont des « stratégies de défense »…) dans des vulgarisations dilettantes, couplés à des publications aux titres ronflants, ont ameubli le terrain de la carotte et de son fameux cri, et peuvent laisser penser qu’il serait raisonnable de maintenir un tel doute. Or, d’une part, le philosophe des végétaux Quentin Hiernaux, qui traite de cette question, écrit que « concéder l’existence d’une sensibilité végétale n’implique pas de plaider en faveur du cri de la carotte en lui reconnaissant des émotions aux dépens du bien-être animal ni de nier toute différence entre ordres ou espèces[60]. » D’autre part la raison nous martèle la maxime de droit romain actor incumbit probatio : la charge de la preuve revient à celui qui affirme. Et en attendant, le rasoir dit « de Hitchens[61] » vient parapher le tout d’un tranchant « à affirmation sans preuve, réfutation sans preuve ». Si nous acceptons sans preuve une éventuelle sentience d’un chardon ou d’une asperge, alors s’ouvrirait la boite de Pandore de l’animisme, puisque nous n’aurions plus d’argument pour récuser d’autres sentiences, de galets, de falaises, de cascades[62], de galaxies ou qu’importe.

Le consensus de la communauté scientifique sur l’absence de sentience chez les plantes est assez univoque pour que maintenir le dossier ouvert soit superfétatoire. C’est le genre de choix qui fut fait par l’Académie des sciences devant le mouvement perpétuel en 1775, ou par la psychologie moderne devant la métapsychique des années 1900 : tant qu’il n’y a pas de fait tangible, laissons le dossier fermé.

Attachons-nous donc d’abord à traiter ce qui est acquis, car quand bien même la carotte et le poisson vivant offrent un silence comparable au moment d’être mangé, ce silence n’est comparable que sur la base des capacités de notre faible oreille. Le silence du poisson qui meurt, on le sait maintenant, n’est pas gage de l’absence de souffrance, tandis que rien pour l’instant ne permet d’infirmer que c’est le cas pour la carotte. Aux philosophies égalitaristes de s’emparer des droits des végétaux dès qu’il y aura des raisons d’en revendiquer. Pour l’instant, des kyrielles de raisons nous parviennent concernant les mammifères, et nous résolvons notre dissonance en feignant de les ignorer.

Si un jour il s’avère que les plantes sont sentientes, il faudra alors accepter que notre vie repose sur la création de souffrance chez d’autres organismes, sauf à manger exclusivement des champignons. Si jamais nous découvrons en effet une sentience des plantes, en manger deviendra paradoxalement le meilleur moyen de minimiser la souffrance globale infligée, car la production de viande augmente radicalement notre production et consommation de végétaux. Il faudra alors élargir encore un peu l’empan de la morale animaliste à ce qu’on l’on a coutume d’appeler (improprement) les végétaux, complexifiant encore le domaine. Idem pour le règne des mycètes, ou celui des protées. Le chantier de la morale se remettrait patiemment alors à l’oeuvre dans une sphère de prise en compte des intérêts de tous les êtres vivants sans exclusion.

CONCLUSION

La question d’imputer ou non une sentience aux autres mammifères peut sembler ridicule tant la réponse est évidente pour quiconque ayant dépassé la métaphysique cartésienne de l’animal-machine et côtoyé quelques instants un mammifère non humain. Y répondre correctement a en réalité une importance cruciale pour la philosophie morale. D’un point de vue éthique utilitariste, ce serait effectivement une bonne nouvelle que le biais d’anthropomorphisme nous ait fait mésinterpréter ce que sont réellement les autres animaux et que seuls les individus humains soient des êtres sentients : le nombre de sujets moraux à inclure dans la sphère des intérêts et le bilan comptable de la souffrance dans le monde seraient ainsi radicalement et agréablement restreints.

Cependant, même en prenant en compte les biais et les obstacles épistémologiques inhérents à l’étude des non-humains, la position que seuls les humains seraient sentients n’est plus tenable devant le flot d’éléments probants et corroborés. La barrière humain/animal, désormais replongée dans un gigantesque continuum évolutif, n’a plus d’autres défenseurs que les créationnistes pré-darwiniens. Dès lors, réclamer l’inclusion des individus sentients dans l’arche morale, peu importe leur espèce, ne nous paraît pas faire montre de plus d’anthropomorphisme que lorsque, au milieu du XVIe siècle dans la controverse de Valladolid, le clergé de Charles Quint se demandait si les Aztèques devaient ou non être classés créatures de Dieu, et pouvaient donc ou non être moralement dominés et traités comme des biens meubles. Avoir recours à un anthropomorphisme critique est aujourd’hui non seulement la moins mauvaise approche à notre disposition pour étudier les non-humains, mais c’est, qu’on le regrette ou non, la seule possible. Notre appréhension des Umwelten est de fait incontournablement spécio-centrée, humano-centrée, que ce soit pour interpréter les comportements humains ou ceux des autres[63]. Ce sont les mêmes fonctionnements neuronaux et psychologiques, les mêmes structures cérébrales qui nous permettent d’appréhender les comportements humains et non humains. Nous sommes soumis à la déformation du marteau de Maslow. Il ne nous est possible d’appréhender les autres individus sentients qu’au moyen des outils dont nous disposons, à savoir notre propre gamme de perceptions. À défaut d’autre chose.

Une étude récente parue fin 2019 a cartographié le vivant en fonction de nos niveaux d’empathie[64]. Ce qui ressort de ce travail était assez prévisible : plus un organisme est évolutivement éloigné de nous, plus nous avons du mal à nous reconnaître en lui et à développer de l’empathie. Cela représente pour toute personne visant un système moral global cohérent une raison de plus de se méfier de nos réflexes mi-cognitifs, mi-moraux qui nous font préférer ceux qui nous ressemblent le plus et nous sont le plus proches. Les faits convergent pour nous montrer que l’inférence de capacités « humaines » aux non-humains fonctionne relativement bien. Donc, à moins de nier le marécage évolutif dans lequel nous baignons tous, recourir à un anthropocentrisme, certes critique, est utile et raisonnable pour produire des énoncés vérifiables en vue de comprendre les comportements et psychologies, toutes catégories animales confondues — et, de toute façon, aucune autre option n’est à notre disposition. Il ne faut pas rougir de ces similitudes comme on rougirait d’un cousin de passage aux moeurs rustaudes, et plutôt en assumer les conséquences épistémiques et morales. Certes, il est clair qu’un anthropomorphisme trop naïf, ou anthropomorphisme par omission[65], peut amener à nier l’altérité d’un individu non humain et son rapport particulier au monde, à grands coups d’analogies hâtives. Se prémunir contre ce biais demande une connaissance approfondie des individus que l’on souhaite étudier pour comprendre que certaines des choses qui sont significatives pour nous ne le sont pas pour les sujets étudiés. L’enjeu éthique se trouve précisément dans le fait de comprendre les subjectivités et les besoins non humains dans leurs singularités, afin de les intégrer, en fonction de leurs besoins et de leurs intérêts, dans la communauté des sujets de droit.

Prendre en compte les intérêts fondamentaux découlant de la sentience des individus non humains ne revient pas à tomber dans de simplistes pièges cognitifs. C’est l’inférence, et non la sensiblerie, qui amène l’humanité à étendre sa sphère morale. C’est la remise en contexte de l’humain dans le processus évolutif qui amène à voir ce qui nous relie aux autres vivants, et à fendiller nos artificielles parois de verre.

Les travaux récents en psychologie morale nous montrent que nos évaluations éthiques souffrent de biais qui peuvent nous mener à des conclusions irrationnelles et incohérentes. L’anthropomorphisme naïf, comme réflexe mental, n’est qu’un biais parmi d’autres, mais certainement pas le plus nocif pour la démarche éthique. Si pour les scientifiques qui étudient le vivant il existe un « bon » et un « mauvais » anthropomorphisme, pour la philosophie morale, par contre, qui a montré la nécessité éthique de considérer l’ensemble des êtres sentients, accabler d’anthropomorphisme pour critiquer les conclusions antispécistes basées sur des connaissances scientifiques n’est absolument pas approprié. Une morale sentientiste, avec inévitablement un certain nombre de lacunes et de zones d’ombres, sera toujours plus cohérente et plus riche que les philosophies morales humano-centrées. Au fond, de même que l’altruisme moral qui a été développé envers les peuples non blancs n’est pas un « biais d’altruisme blanc », l’anthropomorphisme ne devient un biais que lorsqu’il vient nier artificiellement des résultats déjà largement acquis. On pourrait en tirer un adage : « ne pas laisser notre égo prêter au biais d’anthropomorphisme ce qui le dérange dans nos inférences évolutives », sorte de rasoir rénové multifonctions, tant pour tailler les barbes des créationnistes que les moustaches des spécistes.

Remerciements à Yves Bonnardel.