Abstracts
Résumé
La recherche de formes de rétablissement à la suite d’événements difficiles, voire traumatiques, implique souvent de considérer la parole comme un moteur de transformation personnelle et sociale. À partir de préoccupations éthiques et épistémologiques d’une chercheuse non autochtone menant une recherche collaborative au sujet des disparitions et des assassinats de femmes et de filles autochtones en Abitibi-Témiscamingue, cet article interroge plus précisément l’association fréquente entre l’expression du souvenir et la recherche d’un « mieux-être ». Après avoir introduit les assises de cette recherche, qui se fonde sur l’oralité comme mode de transmission des savoirs entre générations, j’explorerai certaines conceptions du mieux-être et de la guérison tirées de la littérature scientifique autochtone. Puis, à partir du postulat relationnel au fondement du pouvoir du storytelling chez les Premières Nations, je révélerai deux conceptions des récits-histoires : l’une les concevant comme des « médecines » qui rassemblent les forces des ancêtres, l’autre les traitant comme des enseignements valorisant l’identité culturelle et les savoirs traditionnels. En terminant, j’aborderai certaines tensions relatives à la volonté d’éclairer des problèmes complexes, tout en réfléchissant aux conditions de l’écoute de ces récits-histoires et aux défis de représenter et d’interpréter ces savoirs expérientiels.
Abstract
The search for forms of recovery following difficult or even traumatic events often involves considering speech as an instrument for personal and social transformation. Driven by ethical and epistemological concerns of a non-Aboriginal researcher conducting collaborative research into the disappearances and murders of Aboriginal women and girls in Abitibi-Témiscamingue, this article investigates more specifically the frequent association between remembering and the search for “wellness.” After introducing the foundations of this research, which are based on orality as a means of transmitting knowledge across generations, I will explore conceptions of wellness and healing arising from Aboriginal scientific literature. Then, emphasizing the relational dimension to the foundation of First Nations’ storytelling, I will reveal two conceptions of stories: one conceiving them as “medicines” that bring together the strength of ancestors; the other dealing with them as teachings promoting cultural identity and traditional knowledge. In closing, I will talk about some tensions surrounding the willingness to illuminate complex issues, while reflecting on the conditions of listening to these stories and the challenges of representing and interpreting this experiential knowledge.
Article body
« Étant donné que la transmission orale de l’information et des souvenirs est très prononcée dans les sociétés autochtones, c’est au moyen de ce processus que cette mémoire traumatisante se perpétue et, en un sens, que les événements traumatisants continuent dans le présent. »
Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004, p. 83
« [I]n oral societies […] remembering requires that human beings assign themselves the task of observing, selecting, and committing to memory certain phenomena. It also requires that the rememberer possess the acumen, skill, and training for recollection. […] rememberers are called upon to consult with others who have witnesses the event, engage them in discussion about the history leading up to the event, and come to a clear and common view of how the event came into play. This is always a selective process. The rememberer must choose what to witness, what to commit to ready and accurate recall, and who to discuss the event with. This process is at one historical, sociological, political, legal and philosophical. »
Maracle, 2015, p. 53-54
Dans cette dernière citation, il est intéressant de relever la dimension relationnelle du processus de remémoration, qui, comme l’a écrit Halbwachs (1997 [1950]), implique pour l’individu de s’appuyer sur la mémoire d’autrui afin de réactiver ce qu’il a oublié, ou encore, de combler les perspectives que sa position n’a pu lui donner (à ce jour) sur l’histoire. De plus, parce que le processus de rappel ne fonctionne pas dans un vase clos, parler d’événements passés implique, comme l’évoque Maracle (2015), une action de reconstruction qui engage une conversation dans un contexte sociopolitique et temporel particulier. Adhérant à cette conception interrelationnelle et dialogique de l’activité mémorielle, j’ajouterais que lorsqu’il s’agit de souvenirs difficiles, voire conflictuels, ces échanges impliquent fréquemment une volonté de rétablissement de la cohésion du soi individuel et collectif (Rousseau, 2017, p. 21). Cette hypothèse théorique est au coeur du présent article, qui vise à interroger l’association fréquente entre l’expression du souvenir (la parole dite, entendue et comprise) et la recherche d’un « mieux-être », et ce, dans le cadre particulier d’une recherche collaborative menée par une chercheuse québécoise (eurodescendante, cisgenre, scolarisée) au sein du anicinabe aki (territoire anicinabe[2] ou algonquin). Avant d’explorer les soubassements de cette recherche qui a pour objectifs de documenter, d’honorer et d’éduquer eu égard aux disparitions et aux assassinats de femmes et de filles autochtones[3] en Abitibi-Témiscamingue, j’estime qu’il est nécessaire de rappeler certaines caractéristiques au fondement de la recherche collaborative.
Comme le rappellent Morrissette, Pagoni et Pépin (2017, p. 12), depuis les années 1980, ce courant en recherche vise à travailler « avec » les acteurs-trices sociaux-ales et professionnels-les vers un double objectif : i) développer des priorités d’action des milieux de pratique en valorisant les retombées concrètes; ii) permettre la production de savoirs scientifiques à partir de la vision informée des acteurs-trices. Pour ainsi dire, la recherche collaborative représente une « méthodologie d’intervention » (Morrissette, 2013, p. 41) sur laquelle les chercheurs-euses universitaires s’appuient et dont la richesse « du lien entre les savoirs dits théoriques et les savoirs dits d’action » est reconnue (Morissette, 2013, p. 42); les chercheurs-euses privilégiant alors des approches délibératives, valorisant le point de vue des acteurs-trices sur le terrain ainsi que les finalités d’émancipation individuelle et collective, pour ne nommer que ces éléments. En milieu autochtone, la recherche collaborative reconnaît que « la réalité est complexe » (Lévesque, Cloutier, Salée, Dugré et Cunningham, 2009, p. 1) et que de multiples facteurs et interactions entrent en jeu lorsque vient le temps de comprendre et d’expliquer les réalités vécues par les Premiers Peuples. Comme le soulignent les chercheurs-euses de l’Alliance de recherche ODENA, pour qu’une démarche soit réellement collaborative, elle doit encourager la rencontre entre les savoirs scientifiques et sociétaux de manière à ce que les résultats soient « mutuellement bénéfique[s] » pour les partenaires et « reconnaissent leurs compétences et connaissances respectives » (ibid.). L’objectif est clair : sortir d’un « système linéaire d’extraction et de mobilisation du savoir » (Vodden et Bannister, 2008, p. 267, cité dans Lachapelle et dak Puana, 2012, para 9), qui a longtemps prédominé en recherche universitaire. Néanmoins, pour susciter la participation des communautés autochtones dans les projets de recherche, suffit-il de respecter les normes éthiques comme l’Énoncé de politique des trois Conseils (ÉPTC) sur l’éthique de la recherche avec des êtres humains, ou encore de signer un protocole d’entente avec les partenaires des Premières Nations? Ces dispositifs, bien qu’ils soient en mesure d’accroître le partage du pouvoir et de l’autorité sur les savoirs coconstruits[4] (par exemple par rapport à la notion de propriété intellectuelle), en disent peu sur les modalités à partir desquelles les partenaires communautaires négocient leur degré de participation, émettent des réserves (voire refusent des accords souhaités par la chercheuse), ou encore valident les résultats de la recherche.
En outre, bien que le modèle de Desgagné (1998, cité dans Morrissette, 2013, p. 43-44) ait été développé dans le domaine scolaire, j’estime que ses trois étapes sont pertinentes afin de réfléchir à la conceptualisation d’une recherche collaborative en milieu autochtone. La première étape, la « cosituation », implique une négociation entre partenaires afin de d’établir une entente sur les conditions du contrat collaboratif et évolutif[5] (par exemple en incluant les besoins et les visions de chacune des communautés anicinabek dans les protocoles d’entente). La deuxième étape, la « coopération », implique la réflexion des chercheurs-euses; elle regroupe la collecte des données et certaines activités de formation et de perfectionnement pour les acteurs-trices du milieu (par exemple en assurant la participation des agentes de liaison communautaire aux décisions). La dernière étape, la « coproduction », inclut l’analyse et la mise en forme des résultats afin de refléter la rencontre entre les priorités et les savoirs des partenaires de la recherche (par exemple choisir un processus de validation et de négociation qui reconnaisse l’autonomie et l’expertise des participants-es et des partenaires communautaires dans le but de s’assurer de retombées individuelles et collectives). Bien entendu, ces étapes ne sont pas disjointes les unes des autres, elles font partie d’un processus itératif.
Les pourparlers et les négociations entourant cette démarche d’investigation collaborative, que je détaillerai sous peu, ont débuté en novembre 2018. Tout d’abord, avec la création d’un comité consultatif de la recherche (composé de la chercheuse principale et de quatre expertes-conseils des Premières Nations – parmi lesquelles trois sont issues des deux communautés anicinabek[6] partenaires), puis la signature de deux protocoles d’entente de recherche avec les conseils de bande préalablement identifiés par le comité consultatif. À ce jour, la priorité demeure de bâtir un lien de confiance fondé sur des relations de réciprocité, de respect et d’honnêteté entre l’équipe de recherche,[7] les élus-es des conseils de bande, les intervenants-es des centres de santé, les participants-es, etc., et ce, en affermissant la volonté commune de penser l’oralité comme médium privilégié de transmission mémorielle au sujet des disparitions et des assassinats de femmes et de filles autochtones en anicinabe aki (territoire algonquin).
En réfléchissant au « travail de remémoration »[8] dans lequel les Anicinabekwek (femmes anicinabek ou algonquines) parleront de leurs expériences des violences coloniales, raciales et de genre,[9] il semble important d’interroger l’association entre le pouvoir de dire et de faire et une quête de rétablissement. C’est pourquoi, après être revenu sur les soubassements de la recherche, ce texte sera divisé en trois parties. La première interrogera la relation possible entre le « mieux-être » et la « guérison », et ce, à partir de la littérature scientifique autochtone. La deuxième approfondira deux facettes du storytelling (la narration), à savoir la conception des récits-histoires à la fois en tant que « médecines » et comme des « enseignements » entre générations. Enfin, la dernière partie permettra de faire ressortir certaines tensions relatives à la volonté d’éclairer des problèmes complexes, tout en réfléchissant aux conditions de l’écoute de ces récits-histoires et aux défis de représenter et d’interpréter ces savoirs expérientiels.
Un projet collaboratif ancré dans l’expression et la réception de mémoires difficiles
« Demanding justice and accountability, bearing witness, acknowledging responsibility, sorrow, and regret, and offering forgiveness are all part or a moral economy that works to build a society in which Aboriginal individuals, nations, and peoples can achieve health and healing. »
Kirmayer, Brass et Valaskakis, 2009, p. 456
À l’échelle du Canada, les familles et les associations de femmes autochtones soulignent depuis des décennies le taux alarmant de disparitions et d’assassinats de femmes et de filles autochtones (Anderson, Kubik et Rucklos, 2008; Association des femmes autochtones du Canada [AFAC], 2008; Jacobs et Williams, 2008; Gilchrist, 2010; Pearce, 2013; Inter-American Commission on Human Rights, 2014; Lavell-Harvard et Brant, 2016). À l’image des recherches sur la discrimination et la violence faite aux femmes et aux filles autochtones (Femmes autochtones du Québec [FAQ], 2001; AFAC, 2007; Chenault, 2011; Brennan, 2011; Sinha, 2013; Kuokkanen, 2015; Legal Strategy Coalition on Violence against Indigenous Women, 2015), le phénomène des disparitions et des assassinats a longtemps été ignoré malgré les appels nombreux à étudier cette réalité (Amnistie internationale, 2004, 2008; AFAC, 2010; Human Rights Watch, 2012; Feminist Alliance for International Action, 2012). Depuis ses débuts, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA, 2016-2019)[10] a été fortement critiquée par les familles elles-mêmes. Parmi ces critiques figuraient (Palmater, 2016; Belcourt, 2017; Kane, 2017; Mcdonald, 2017) : un sentiment de méfiance après l’annonce de la durée limitée de l’enquête pancanadienne[11] et en raison d’une série de démissions au sein de l’équipe de l’ENFFADA, tout autant que le manque de communication et de soutien que les familles recevaient. Dans ces circonstances, malgré les 231 « appels à la justice » du rapport final (ENFFADA, 2019a), il ne serait pas surprenant que certaines expériences aient été invisibilisées ou rendues silencieuses. À cet égard, et bien que ce mécanisme officiel pancanadien ait produit une analyse documentaire spécifique pour le Québec (ENFFADA, 2019b), l’insuffisance documentaire observée par l’organisme Femmes autochtones du Québec (FAQ, 2015) à propos des spécificités régionales des communautés des Premières Nations et des Inuit semble persister. Actuellement, les femmes et les filles autochtones continuent de disparaître et d’être assassinées à des taux alarmants, il est donc pressant d’accroître la compréhension des réalités territoriales par rapport à ces violences et d’agir concrètement. C’est de ces constats qu’est née l’idée de créer un espace participatif (Van der Riet, 2008; Sillitoe, 2015; Johnson, 2017) contrôlé par les femmes, les familles et les proches des femmes et des filles disparues et assassinées. Le but était, d’une part, de répondre aux lacunes documentaires (au moyen de statistiques officielles et de témoignages vécus) afin de rendre visibles ces injustices et, d’autre part, de créer des espaces sécuritaires de prise de parole pour valoriser les savoirs et l’expertise des femmes et des filles autochtones. En raison de ressources financières limitées et de liens privilégiés de la chercheuse avec certaines communautés de la nation algonquine Anishinabeg, tout autant que de l’existence de cas de disparitions médiatisés dans la région, sans oublier les dénonciations policières à Val-d’Or, la région de l’Abitibi-Témiscamingue a été désignée comme espace géographique à privilégier pour cette exploration inédite.
Le projet de recherche intitulé Cartographie des mémoires anicinabekwek (2019-2021) poursuit trois objectifs : i) documenter – de manière quantitative et qualitative – les cas (inconnus ou connus) de disparitions et d’assassinats de femmes et de filles autochtones en Abitibi (en recueillant des données de la Sûreté du Québec, mais aussi à partir des souvenirs racontés), ii) honorer les personnes disparues et décédées en valorisant la langue et les traditions anicinabek, et iii) éduquer la population relativement à ces violences en coproduisant des récits-histoires pour transmettre les « vérités »[12] entre générations. Cette recherche ne souhaite pas se substituer aux outils juridiques ou policiers afin de « faire enquête », elle vise à répondre au problème de sous-représentation des réalités liées aux disparitions et aux assassinats de femmes et de filles autochtones dans la province de Québec (FAQ, 2015, p. 2) et, plus particulièrement, à explorer des stratégies de représentation (autrement dit, des manières de rendre compte) de ces réalités vécues, grâce à la parole et à l’action des personnes affectées par la disparition ou l’assassinat d’un être cher. Pour l’instant, les Anicinabekwek (femmes algonquines) majeures[13] sont désignées comme les principales participantes de la recherche, cependant, il est attendu que des personnes issues de la diversité sexuelle et de genre (lesbiennes, bisexuelles, gais, trans, deux esprits [LBGT2E]), des hommes et certaines familles participeront aux activités de documentation (par exemple par des entretiens d’histoire orale) ainsi qu’aux actions commémoratives et éducatives (par exemple au dévoilement d’une exposition communautaire). Je rappelle que cette démarche exploratoire est inspirée d’autres initiatives telles que les histoires de vie de Soeurs par l’Esprit menées entre 2005 et 2010 (AFAC, 2010), ou encore la banque de données virtuelle d’Annita Lucchesi (2019), qui vise à documenter les crimes commis de manière culturellement sensible et pertinente.[14] En somme, cette recherche fait le pari qu’en s’appuyant sur la mémoire humaine – celle des individus, des familles et des communautés anicinabek – il sera possible de développer des stratégies méthodologiques valorisant la parole, les savoirs et l’expérience vécue des Anicinabekwek, et ce, tout en favorisant la communication et le « mieux-être » entre générations.
La question qui oriente la démarche est la suivante : par quelles stratégies de représentation (visuelle, auditive, intime, communautaire, etc.) une recherche collaborative fondée sur la parole des Anicinabekwek peut-elle contribuer à honorer la mémoire des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées sur le territoire algonquin (anicinabe aki), tout en documentant ce phénomène et en éduquant au sujet de ces réalités difficiles d’une manière culturellement sensible et pertinente? L’hypothèse qui sous-tend cette question est qu’en valorisant la parole comme moyen de comprendre le passé[15] (pour relier des significations anciennes à des événements présents), il sera possible de développer une méthode participative[16] qui puisse aborder des sujets douloureux tout en favorisation les liens entre les Anicinabekwek et leur territoire, leur langue, leur culture, ainsi que leur rôle et leur place dans leur communauté.
C’est ici d’ailleurs qu’entre en jeu la « représentation cartographique » ou la « cartographie des mémoires ». Or, celle-ci ne fait pas directement référence au courant Indigenous mapping (aussi appelé « participatory mapping » ou « community-based mapping ») dans le domaine de la géographie (Glon, 2012), mais renvoie plutôt à d’autres projets, tels que la « cartographie des souvenirs » (mapping memories, Luchs et Miller, 2016), qui reliait les lieux et les récits de jeunes réfugiés montréalais par le biais de médias interactifs. Ce qui est attendu, c’est qu’en faisant preuve de créativité dans l’exploration des différentes stratégies de représentation (visuelle, auditive, etc.) avec les participants-es et les partenaires anicinabek, il sera possible de développer un modèle participatif de recherche (Nicholls, 2009; Gaudet, 2014) « par, pour et avec ». Pour le moment, l’interprétation large du mode de représentation cartographique est maintenue, puisqu’elle permet d’englober la relation aux lieux physiques et imaginés, aux temporalités multiples, aux personnes (et aux groupes) et, surtout, aux paroles et aux gestes qui rendent les mémoires transmissibles à autrui, notamment en employant les approches d’histoire orale (Hulan et Eigenbrod, 2008; Sheftel et Zembrzycki, 2017; Miller, High et Little, 2017).
Cette exploration des stratégies de représentation se fera en deux volets : i) le premier volet impliquera la colligation et l’analyse de données secondaires obtenues auprès de la Sûreté du Québec dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue en vue de la production de portraits quantitatifs et qualitatifs (cartes, tableaux, etc.) des cas de disparitions et d’assassinats de femmes et de filles autochtones (il est à noter qu’à cette étape, la chercheuse inclut aussi les données touchant les hommes et les garçons autochtones dans ses demandes d’accès à l’information)[17]; ii) le deuxième volet impliquera la coconstruction d’archives audiovisuelles au moyen de rencontres communautaires et d’entrevues d’histoire orale en vue de comprendre l’onde de choc que créent ces violences sur le plan local et, ultimement, afin d’élaborer des pistes pour les prévenir et améliorer la sécurité des femmes et des filles. Bien qu’a priori les dimensions participative et délibérative semblent plus importantes dans le deuxième volet de la recherche, les manières de présenter les données statistiques obtenues par la Sûreté du Québec seront déterminées à partir des besoins et des visions des participants-es et des partenaires (d’ailleurs, les protocoles d’entente signés avec les conseils de bande stipulent aussi les droits d’usage des résultats).
Il va sans dire que le thème extrêmement sensible, voire tabou, de ces crimes à l’intérieur des communautés et en dehors exige de prendre toutes les mesures possibles afin de mettre en place un filet de sécurité permettant d’accompagner physiquement, psychologiquement et spirituellement les participants-es et les membres des communautés. À ce jour, grâce à une collaboration serrée avec le personnel des centres de santé, des ressources de soutien ont été définies et leur accès sécurisé. À la suite de la réalisation du projet, il est attendu que les communautés participantes auront un portrait sensible et rigoureux de leurs réalités spécifiques entourant les disparitions et les assassinats. Il est aussi espéré que les résultats de cette recherche collaborative viendront soutenir d’autres projets « par, pour, avec », notamment en ce qui concerne la prévention des violences, à la fois chez les communautés partenaires, mais aussi auprès d’autres communautés des Premières Nations.
En terminant, en raison de décennies à rendre invisibles les disparitions et les assassinats de femmes et de filles autochtones, les retombées de cette recherche ne pourront à elles seules répondre aux aspirations variées de transformation, de justice et de rétablissement de la part des individus, des familles et des collectivités. Cela dit, durant la dernière année, j’ai été attentive à l’un des arguments fréquemment soulevés lors de conversations informelles, soit le besoin d’entreprendre un chemin de guérison pour les personnes affectées par les disparitions et les assassinats d’êtres chers. Bien que ce point de vue ne soit pas partagé par toutes et tous, je souhaite approfondir ce qu’il pourrait signifier. Ainsi, la prochaine section abordera certaines perspectives sur le « mieux-être » (wellness) et la « guérison » dans la littérature scientifique autochtone, plus particulièrement au sujet des « traumatismes historiques »[18] (Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004; Brave Heart, 1999). Cette grille de lecture (historical trauma) a pour but d’interpréter la détresse et les violences liées à l’expérience du colonialisme (Waldram, 2014, p. 370) et, parallèlement, d’encourager le rétablissement des individus et des collectivités par le biais d’approches et de programmes visant l’amélioration de la santé (spirituelle, émotionnelle, mentale, physique) des Premières Nations.[19]
Une quête de rétablissement par rapport à l’expérience vécue
« [H]ealing of the body, mind, and spirit is further compounded by the fact that the trauma occurs at the personal, community and collective levels. »
Duran, 2006, p. 21
Pour les chercheurs-euses en sciences sociales qui s’impliquent dans l’analyse d’enjeux relatifs aux peuples autochtones, les notions de « mieux-être et de guérison » sont devenues incontournables. En tant que de chercheuse non autochtone, je suis consciente de mon ignorance par rapport aux modes de production des connaissances des Premiers Peuples. J’estime ne pas avoir l’autorité épistémique pour expliquer les cosmovisions qui sous-tendent ces notions et les pratiques associées au rétablissement, cependant, il m’est possible de référer aux travaux d’auteurs-rices autochtones qui en ont parlé, ainsi qu’à ceux d’auteurs-rices non autochtones qui ont travaillé en collaboration avec des communautés des Premières Nations. L’idée est ici d’offrir un survol non exhaustif de perspectives de guérison qui peuvent aider à saisir la portée holistique[20] et intergénérationnelle de l’expérience vécue.
Avant d’entreprendre la présentation de ces perspectives, je mentionnerai que malgré l’influence de modèles d’intervention allochtones sur les modèles thérapeutiques des Premières Nations au Canada, il semblerait que plusieurs nations s’approprient ces outils standardisés – notamment en ce qui concerne la prévention et le traitement des dépendances – en y intégrant des protocoles, des pratiques et des traitements fondés sur leur vision du monde.[21] Je rappellerai aussi que les littératures eurocentrées sur les traumatismes et la guérison, par leurs approches fortement psychologisantes, voire psychanalytiques, tendent à concentrer leurs analyses de l’adversité sur la figure de l’individu[22] (Felman et Laub, 1991; Caruth, 1996; Herman, 1997). Or, les stratégies de promotion de la santé mentale et du mieux-être mises en avant au sein des communautés autochtones lient explicitement l’individu, la famille et le collectif face aux traumatismes historiques (Evans-Campbell, 2008; Desjarlais, 2012).
À cet égard, le travail effectué, entre 1998 et 2012, par la Fondation autochtone de guérison (FADG) (Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004; Chansonneuve, 2005; Castellano, 2006) dans le but de documenter et de financer des initiatives conçues et réalisées par les Premiers Peuples visait à traiter les « séquelles des abus physiques et sexuels subis sous le régime des pensionnats indiens au Canada, y compris les répercussions intergénérationnelles », comme le suicide, le manque de compétences parentales, la dégradation ou l’affaiblissement des cultures et des langues, etc. (FADG, 2019). Bref, cette vision d’avenir portée par la FADG avait non seulement pour objectif de revaloriser les savoir-être et les savoir-faire traditionnels, mais aussi, et plus largement, d’assurer la reprise de pouvoir par l’affirmation identitaire et culturelle. Afin de comprendre la notion de « mieux-être » dans le domaine de la santé des peuples autochtones, plus particulièrement eu égard au « mouvement de guérison autochtone »[23] entamé depuis le début des années 1980, je présenterai ici quatre thèmes regroupés par Renee Linklater dans l’ouvrage Decolonizing Trauma Work (2014). Ces derniers ont été définis à la suite de l’analyse d’entretiens réalisés avec des intervenants-es issus des Premières Nations discutant de leurs visions de la santé et de la guérison.
Le premier thème proposé par l’autrice est celui de la « balance » (« balance ») et de l’« harmonie » (« harmony ») (Linklater, 2014, p. 74), conçu comme la relation à l’Esprit et à la spiritualité. En parlant de la conception de cette « santé spirituelle » (« spiritual health »), l’une des intervenantes a mentionné qu’il existe quatre aspects du soi (self) – le physique, l’émotionnel, le mental et le spirituel – et qu’il est nécessaire « to be in balance and harmony with one another in order for you to feel completely well and completely whole within yourself » (ibid., p. 75). Le deuxième thème abordé est celui d’« être en création » (« being in creation ») (ibid.); il interpelle la « Création », c’est-à-dire le tout englobant qui fonde et sur lequel se fonde l’univers et le sens de sa place dans le monde. Cette relation est centrale afin de penser la communauté et le rôle des individus (et de leurs responsabilités) dans ce système d’échanges. Tel que l’a dit un autre intervenant interviewé : « Being able to know who you are—being in niikaniganaa [all my relations], which means being in a family way » (ibid., p. 76). Le troisième thème qui caractérise le « mieux-être » est celui de la « sollicitude » (« care ») et de la « compassion » (« compassion ») (ibid., p. 77). Celui-ci renvoie directement à cet attachement d’une personne pour sa communauté, à savoir que sans « self-care » et conscience de soi, il devient difficile pour les intervenants-es d’aider d’autres personnes dans leurs chemins de guérison (« their ownhealing journeys »). Le dernier thème est celui des « défis communautaires pour le mieux-être » (« community challenges for wellness ») (ibid., p. 78), qui implique, entre autres, souligne Linklater, de considérer l’héritage de l’histoire coloniale en matière de conception de la maladie et de la santé. D’où la nécessité, a dit une intervenante, de travailler à intégrer des pratiques culturelles (par exemple les tentes de sudation) dans les programmes de guérison, et ce, afin de travailler à partir de valeurs, de croyances et de perspectives de la santé autochtone et, ainsi, d’assurer l’« interconnexion » (« interconnectedness ») entre les individus, les familles et les communautés (ibid., p. 79).
Il semble pertinent de rassembler ces quatre thèmes (balance et harmonie, être en création, sollicitude et compassion, défis communautaires pour le mieux-être) qui lient la conception de l’identité culturelle et du « mieux-être » à l’histoire (history) et à la communication de ces histoires (stories). En effet, au-delà des outils et des différentes techniques sur lesquels s’appuient les enseignements traditionnels (par exemple les roues de médecine),[24] les actions visant le mieux-être se rattachent à des savoirs qui prennent la forme de narrations (Linklater, 2014, p. 85). Ces récits-histoires deviennent des véhicules de transmission du sens de l’expérience vécue entre générations, et ce, en recadrant l’interprétation de ces savoirs dans l’historicité de la parole partagée. À titre d’illustration plus concrète de formes de mieux-être, soulignons que les effets de la colonisation, compris, entre autres, par rapport à l’exploitation du territoire par les sociétés colonisatrices, les effets de la sédentarisation forcée, de l’assimilation éducative et de la marginalisation sociale, sont venus ébranler la relation à la Mère Terre et ont occasionné des séquelles intergénérationnelles. En dépit de certaines disjonctions entre le sens et la connexion des personnes, des collectivités, des traditions et des territoires (habités et imaginés), Valaskakis affirme : « The meaning of land is also expressed in the stories people tell about heritage and ceremony, people and places, travel, conflict and loss » (2005, p. 94, cité dans Kirmayer et al., 2009, p. 446). Ainsi, comme je l’évoquerai subséquemment, la narration recèle un pouvoir de re-signification des expériences vécues, liées aux traumatismes historiques et contemporains, qui est fortement mobilisé dans les modèles thérapeutiques de guérison.
James B. Waldram (2008), dans une étude menée pour la FADG, explique qu’il existe une multitude de modèles et de significations de la guérison chez les peuples autochtones au Canada, et que cela a pour effet de rendre difficile l’articulation du concept. Malgré des variations idiosyncratiques quant aux initiatives visant « le rétablissement de relations sociales harmonieuses et saines » (ibid., p. 8), il est possible de souligner, d’une part, l’utilisation fréquente d’une métaphore de chemin ou de parcours (par exemple « red road » ou « road to wellness ») plutôt que l’idée d’un début et d’une fin. D’autre part, la guérison tend à être définie comme un processus actif où un sujet autonome est capable d’intervenir sur sa relation à lui-même, à sa famille et à la société (ibid); la guérison relève donc d’un « travail » : « […] pour pouvoir travailler à sa guérison, il faut, entre autres, embrasser le processus au complet, lui prêter toute son attention, faire face aux bouleversements, aux émotions tant à l’intérieur de soi que dans les relations sociales » (Fiske, 2008, p. 58).
Pour ainsi dire, l’individu, par la transformation de ses relations (à soi-même et aux autres), en vient à développer des compétences et des techniques à partir desquelles peut émerger « un sentiment de cohésion ou de solidarité, d’identité commune et d’appartenance » (ibid). À titre d’illustration de ce travail de guérison, j’évoquerai ici les thérapies en forêt (St-Arnaud et Bélanger, 2005) telles qu’instituées par le projet Ussenium (« vie nouvelle » en innu-aimun, langue innue), dont le nom est devenu Mamuitun (« s’unir »). Les auteurs, ainsi que deux associations avec lesquelles ils ont collaboré, ont associé les méthodes de psychothérapies eurocentrées et les approches de guérison « traditionnelles » afin de lutter contre les dépendances à l’alcool et aux drogues entre 1993 et 2005 dans la communauté de Nutashkuan. Par l’expérience du territoire ancestral du Nitassinan, (« Notre terre » en innu-aimun, langue innue) les personnes impliquées dans ces séjours communautaires en forêt avaient l’occasion de prendre conscience de leurs difficultés (présentes et passées) tout en partageant leurs émotions et leur vécu avec d’autres personnes, et ce, afin de « […] permettre la récupération d’un pouvoir d’être et d’agir qui soit sain pour chacun, de façon à mettre en place des actions correctrices et [d’]arrêter la transmission intergénérationnelle d’un héritage destructeur » (ibid., p. 156).
La dimension relationnelle du rétablissement et de la guérison, telle que prônée par ce « programme axé sur la terre » (« land-based program »), reconnaît le rôle et la valeur de l’interconnexion des individus et du territoire. Comme d’autres projets similaires, ce type d’approche contribue à renforcer des « déterminants de la santé comme l’autodétermination, l’acquisition de la langue, les valeurs culturelles, les aptitudes à la vie, les relations entre l’humain et la nature, l’éthique et la cohésion sociale, pour n’en nommer que quelques-uns » (Thunderbird Partnership Foundation, 2018, p. 30). Dans le projet intitulé Cartographie des mémoires anicinabekwek, puisque les thérapies en forêt et les approches d’art thérapie seront explorées dans le cadre de rencontres communautaires (s’échelonnant parfois sur deux jours), je me demande de quelle manière les récits-histoires des participants-es se rattacheront au anicinabe aki (territoire algonquin) ou encore à la langue anicinabe, ou aux pratiques traditionnelles…
En ce qui concerne la place qu’auront les notions de « mieux-être » et de « guérison » (sur les plans spirituel, émotionnel, mental et physique) dans l’élaboration des activités de la recherche, il est déjà possible d’envisager que l’expérimentation d’approches variées pourrait, comme le dit Richard Kistabish, aider à reconnecter avec les enseignements traditionnels (les rites, les cérémonies, etc.).
Il y a des professionnels qui accompagnent le processus [de guérison…] sans nécessairement prendre le leadership de l’action. Mais tout simplement en étant à l’écoute, en n’arrivant pas comme un professeur ou comme un maître, mais plutôt comme un aide, un aidant au processus. Cette personne-là devrait être en mesure d’analyser parfaitement où en est le processus de guérison commencé
Kistabish, cité dans Rachédi et Mathieu, 2010, p. 13-14
Par rapport à ce rôle d’accompagnement professionnel (par exemple par les intervenants-es du centre de santé), il est possible que ces personnes ressources aient un pouvoir important sur la tenue des activités et l’orientation des objectifs de la prise de parole des Anicinabekwek par rapport aux enjeux touchant les violences coloniales, intrafamiliales, raciales, de classe, de genre, etc. D’où l’intérêt d’approfondir les dynamiques de pouvoir au sein de l’équipe de recherche et avec les participants-es. Enfin, comme l’affirmaient les commissaires de l’Enquête nationale, « la guérison ne doit pas être l’apanage des femmes uniquement » (ENFFADA, 2019a, vol. 1b, p. 43), les hommes et les garçons doivent aussi être encouragés à participer aux initiatives de mieux-être. La logique étant que si les individus, les familles et les communautés entières ont l’occasion de rebâtir leur confiance et d’améliorer leur santé et leur sécurité de manière holistique, il est possible d’espérer voir une diminution des agressions et des abus qui proviennent de l’intérieur des communautés. Bien sûr, cela n’enlève rien aux défis des violences qui proviennent des discriminations et des oppressions causées par le racisme systémique des institutions coloniales.
Maintenant, dans le but d’approfondir la manière dont la narration tend à s’inscrire dans un continuum du « mieux-être » chez les Premières Nations,[25] la prochaine section s’intéresse à deux façons de conceptualiser les récits-histoires et leurs porteurs-euses.
Raconter le sens des relations au présent
Starblanket, 2017, p. 25« As Indigenous peoples, our traditional relationships with places, stories, values, principles and teachings represent a form of cultural memory that can be distinguished from other forms of knowledge of the past as they are integral to our individuals or collective identities. »
Cette section est dédiée à l’introduction du postulat relationnel au fondement de l’acte narratif (storytelling). Cela se fera en explorant une première proposition tirée de la littérature autochtone contemporaine, soit l’idée de considérer les récits-histoires comme des « médecines » qui rassemblent les forces des ancêtres et transmettent des conceptions de la « vie bonne »[26] aux générations futures. Par la suite, une seconde proposition examinera les récits-histoires comme des enseignements valorisant l’identité culturelle et les savoirs autochtones.
D’où vient la conception de « bien vivre sa vie »[27]?
Dans son étude Life Stages and Native Women (2011), Kim Anderson explore la signification des cycles de vie, de la santé et des enseignements des femmes Anishinaabe.[28] Pour ce faire, elle s’approprie la méthode d’histoire orale et rencontre plusieurs aînés-es (Michif, Nehiyawak et Anishinaabek) dans le but de reconstituer « how it was » pour les femmes et les filles de ces nations entre les années 1930 et les années 1960. L’un des éléments qu’elle mentionne dès les premières pages du livre est l’importance du « processus » entourant la création des histoires orales, plutôt que le « produit » de celles-ci (ibid., p. 11). D’ailleurs, la signification de la relation entre la chercheuse et les participants-es historiens-nes (« historian participants », p. 15) ou les conteurs-euses (« tellers », p. 20) s’établit à la suite de plusieurs rencontres où le lien de confiance s’approfondit. L’autrice explique que parce que cette activité de remémoration implique de retourner vers des histoires et des expériences de souffrance et d’oppression liées aux traumatismes historiques coloniaux, cela demande un niveau d’engagement éthique et moral afin de construire une relation de réciprocité entre les parties (ibid., p. 21). Cette démarche relationnelle appelle à négocier les objectifs individuels et ceux propres à la cohésion du groupe, par exemple, la position particulière d’une écoutante autochtone ayant des liens filiaux avec ses récits-histoires et celle d’une écoutante non autochtone ne leur permettrait probablement pas de tirer les mêmes apprentissages des récits-histoires.[29]
Par la notion de « mino pimatisiwin »[30] (« living a good life », p. 167), qui vise l’équilibre et l’harmonie, une aînée évoque l’influence sociale et spirituelle des récits-histoires et leur manière d’entretenir et de maintenir les liens entre les membres d’une communauté (ibid.). Dans cet esprit d’unité et de transformation, se remémorer des souvenirs invite à retisser les connexions particulières aux grands-pères, aux grands-mères, bref aux ancêtres ayant vécu sur le territoire, et ce, afin de transmettre des conceptions de la « vie bonne » qui pourront soutenir la transmission aux nouvelles générations de visions et de pratiques de guérison, voire de remèdes (par exemple les usages des herbes médicinales ou de cérémonies ayant été interdites par le passé). D’ailleurs, afin de représenter la puissance de ces missives intergénérationnelles, Anderson reprend la formule forgée par Keith Basso (1990) voulant que les récits-histoires « work like arrows » (Anderson, 2011, p. 19) : « piercing the injustices of our past and slicing open more avenues for change » (ibid., p. 161). Or, ces « médecines », comme elle les nomme – référant aux apprentissages issus des récits oraux des aînés-es qu’elle a interviewés –, ne vont pas de soi. Elles doivent être « déterrées » (« dig out ») (ibid.), être entendues et être interprétées, particulièrement lorsqu’il est question de contribuer à prendre de la distance par rapport à l’héritage colonial (par exemple en ce qui a trait à la pauvreté, au racisme, aux ruptures familiales, etc.).
S’il est pris pour acquis que la parole et les récits-histoires (que les gens racontent sur eux-mêmes, sur leurs ancêtres et sur les autres) sont les matériaux vifs sur lesquels, et à partir desquels, s’érigent les identités personnelles et collectives, il n’est donc pas anodin de considérer la production du sens et la transformation des interactions sociales par l’intermédiaire du partage de mémoires entremêlées les unes aux autres.[31] Or, bien que ces récits-histoires sur le passé, énoncés au présent et pour l’avenir, aient le potentiel de signifier différentes facettes du vécu humain (« bodily, emotional, cognitive, self-reflexive, family interactional, communal, social, and political » [Kirmayer, 2004, cité dans Kirmayer etal., 2009, p. 442]), ils ne sont pas exempts de conflits de valeurs et d’interprétations contradictoires. La tradition orale sur laquelle ou à partir de laquelle s’érige ou s’affirme une identité culturelle autochtone, comme toute autre identité sociale, est à la fois « reçue » et « inventée » (Kirmayer et al., 2009, p. 440). Affirmer cela n’équivaut pas à décrédibiliser la force de ces récits-histoires, au contraire, puisque ce sont les individus et les groupes qui agissent les cultures et les identités.
Prendre en compte l’expression des mémoires difficiles, voire leur indicibilité, comme c’est le cas avec les disparitions et les assassinats de femmes et de filles autochtones, incite à imaginer des canaux de communication entre les générations qui puissent rompre avec le silence de ces injustices et produire des récits-histoires comme « a source of social status within the community and a politically powerful instrument » (ibid., p. 456). À cet égard, favoriser les savoirs et la place des femmes et des filles anicinabek dans la transmission de la culture et de la langue pourrait être l’occasion de répondre – au-delà de la notion de traumatisme, ou encore de « collective historical grief » (qui décrit la répétition ou la circularité des pertes et des deuils, lesquelles peuvent mener à ressentir de la colère, de la peur, de l’insécurité, etc. (ibid.)) – aux défis actuels que vivent les femmes et les filles des Premières Nations.
Dans la section qui suit, je considère la façon dont la compréhension renouvelée des récits-histoires pourrait contribuer à transmettre l’identité culturelle des Anicinabekwek, tout en appelant à l’action pour que cessent les violences inacceptables qu’elles subissent.
Le « storywork » pour éduquer les coeurs
L’expression « speaking from the heart » (en parlant du coeur) se rapporte à un art oratoire « from the traditions of [Native] people[s], and from the knowledge of their land; they speak of what they have seen and heard and touched, and of what has been passed on to them by the traditions of their people[s] » (Peat, 1994, p. 75, cité dans Hart, 2002, p. 55). « En parlant du coeur » est donc une manière de représenter l’endroit d’où émerge la relation entre les personnes, celles qui parlent et celles qui écoutent, mais aussi d’évoquer l’ontologie de ce qui est transmis; c’est-à-dire la signification « vraie » de ce qui touche, de ce qui affecte, de ce qui relie et contribue à construire une commune humanité, plutôt que de transmettre des éléments informatifs sur un événement passé ou une situation vécue (Hart, 2002, p. 55-56).
Dans son ouvrage Indigenous Storywork (2008), Jo-ann Archibald s’intéresse aux traditions orales entourant ce qu’elle nomme le « storywork »,[32] soit un processus exprimant à la fois une action et une forme de pédagogie. En travaillant de près avec trois aînés Stó:ló (Coqualeetza) au sujet des perspectives éducatives autochtones, Archibald en vient à proposer sept principes (reflétant un système de croyances et de représentations) au fondement du « storywork » en tant que méthodologie autochtone.[33] Les principes de respect, la responsabilité, la réciprocité, la révérence, l’holisme, l’interrelation et la synergie (ibid., p. 33, ma traduction) guident l’expression des savoirs et des expériences entre les narrateurs-trices autochtones et les éducateurs-trices autochtones et non autochtones. Dans le but de réfléchir à la dimension coloniale, notamment au passage entre oralité et textualité, qui complexifie les enjeux pédagogiques de la narration autochtone, entre autres en limitant « the storyteller’s gestures, tone, rhythm, and personality » (ibid., p. 17), l’autrice évoque la piste du support vidéo qui permettrait, par le biais de sources secondaires, de saisir « a process of interrelating that happens among listener, storyteller, and story » (ibid., p. 111).
Le cadre de la tradition orale du « storywork », qui inclut les « traditional stories » et les « life-experience stories » (ibid., p. 86), propose de concevoir les récits-histoires (que ceux-ci soient sacrés, historiques, familiaux, juridiques, etc.) comme des outils pédagogiques interactifs entre générations. Ces récits-histoires ont le pouvoir d’« éduquer les coeurs » (ibid., p. 83), notamment en permettant d’expliquer des situations (anciennes et nouvelles) ainsi que le rôle de ces enseignements face à l’histoire (history). Outre les protocoles et les règles (implicites et explicites) entourant le storytelling (la narration), il est d’usage de considérer que la personne qui raconte (storyteller, narrateur-trice), à celle qui écoute (listener, écoutant-e), transmet plus que de l’information; elles communiquent des compréhensions partagées qui peuvent instruire sur l’identité d’une personne, d’une famille, d’une nation, et ce, à différentes périodes et différemment d’un-e narrateurs-trices à l’autre. Ainsi, aborder l’histoire de la dénomination des lieux en langue autochtone, ou encore les usages du territoire ancestral, relève de connaissances qui ont le potentiel d’insuffler un sentiment de sécurité, d’appartenance et de solidarité, voire d’éviter des conflits ou de régler ceux qui existent (ibid., p. 107).
L’approche holistique d’interrelation au fondement du « storywork » (qui inclut le chant, la danse, la mythologie, etc.) (ibid., p. 4) évite la fragmentation des savoirs en rassemblant à la fois les dimensions intellectuelle, spirituelle, émotionnelle et physique du « mieux-être » et les préoccupations de l’individu, de sa famille, de sa communauté et de sa nation (ibid., p. 11). Par l’échange et l’appropriation culturellement sensible et non linéaire de ces récits-histoires, il est possible de réactiver des souvenirs, de traduire une émotion, des valeurs ou encore l’appréciation (ou l’aversion) de quelqu’un ou de quelque chose. Le « storywork » implique donc un travail interprétatif qui circule entre la personne qui raconte et la personne qui écoute et où, en quelque sorte, se bâtit un lien éminemment expérientiel à l’histoire elle-même. Puisqu’il est rare que les aînés-es expliquent le sens de leur parole, Archibald fait remarquer que les longs silences, tout comme le temps, jouent un rôle particulier dans ces échanges (ibid., p. 88). « If you do not know what they [stories] mean, then there is an expectation that you will take responsibility for finding out […] making meaning for stories [is] a process that involves going away to think about their meanings in relation to one’s life » (ibid., p. 90).
Dans une perspective active et évolutive du « storywork », la relation qui s’institue entre les personnes (incluant les ancêtres décédés-es) génère, perpétue et transforme le contenu et la forme des récits-histoires. De plus, les personnes s’attachent à leur pratique narrative et aux liens significatifs qu’elles tissent concernant ces récits-histoires qui, en définitive, ont à leur tour le potentiel de transformer les discours et les pratiques culturelles. À titre d’illustration, reprenons l’analyse produite par un aîné rencontré par Archibald (ibid., p. 113) : celui-ci soutenait qu’une personne peut décider de raconter une histoire au bénéfice d’autrui afin que les gens de sa communauté n’aient pas à vivre une situation aussi difficile que la sienne. Ce sentiment de responsabilité guidera-t-il l’esprit du projet Cartographie des mémoires anicinabekwek? Quels types de récits-histoires pourront être formulés (alors que d’autres seront masqués, rendus invisibles)? Qui sera le ou la destinataire de la parole dite et entendue? En fonction de quels objectifs? Selon quelles modalités d’écoute et de reproduction? En dépit des explications reçues de la part des « participants-es historiens-nes », la chercheuse non autochtone réussira-t-elle à maîtriser suffisamment les clés interprétatives des croyances et des philosophies anicinabek pour pouvoir donner sens aux récits-histoires de manière cohérente?
Comme le mentionne McCartney (2009, p. 89-90), bien que longtemps absentes des archives officielles : « [indigenous oral] stories reflect larger historical, social, and political processus and, thus, their inclusion in archival holdings is important […] to all people ». Or, cette autrice soutient que ces histoires ne doivent pas être fragmentées en données numériques éparses, mais bien réfléchies dans leur totalité afin que ces savoirs puissent enrichir de nouvelles perspectives sur le passé. En raison de ces défis interprétatifs et matériels, la relation de réciprocité entre la chercheuse, l’équipe de recherche, les participants-es et les communautés exigera patience, écoute, humilité, transparence et une volonté de comprendre une situation qui nécessite la pratique du décentrement par rapport aux attentes que l’on peut avoir vis-à-vis de nos interlocuteurs-trices. S’engager à réunir des conditions favorables à la prise de parole libre et volontaire, des conditions ayant le potentiel d’éclairer des réalités aussi complexes que les crimes touchant des disparitions et des assassinats, n’est pas garant de la réussite de l’entreprise documentaire, et la volonté d’honorer et d’éduquer d’une manière culturellement pertinente et sécurisante ne l’est pas non plus.
Bien entendu, la priorité est « do no harm », c’est pourquoi un ensemble de mesures de soutien et d’accompagnement (filet de sécurité) est prévu, et aucune décision ne sera prise (par exemple par rapport à l’archivage des documents audiovisuels ou encore au traitement des données) sans consulter l’ensemble des participants-es et s’assurer de leur accord, en négociant si nécessaire. L’équipe de recherche proposera aux participants-es de prendre part à une première ronde de validation des analyses de leurs récits-histoires, puis à une seconde ronde d’approbation. Ce n’est qu’à la suite de cette procédure que des extraits de ces récits-histoires pourraient être publiés (de façon anonyme ou pas), selon la préférence des narrateurs-trices, à qui continuera d’appartenir le récit-histoire. Cette stratégie de représentation apparaît nécessaire afin que l’autorité de la parole (authorship) sur les récits-histoires puisse favoriser l’autonomie, le contrôle des données ainsi que l’intelligibilité produite au sein de ces nouveaux espaces de parole.[34] Bien entendu, cette posture éthique peut créer de l’inconfort chez certains-es chercheurs-euses, puisque le processus participatif et délibératif pourrait mener à l’impossibilité d’utiliser les archives coproduites si tel est le souhait des participants-es ou des partenaires.
Comme nous venons de l’entrevoir, plusieurs écueils ou incompréhensions risquent d’advenir sur ce chemin de l’écoute des récits-histoires et de la transmission de ces mémoires, c’est pourquoi la dernière section de cet article traite de cet enjeu particulier.
Le défi de l’écoute
Wheeler, 2000, p. 79, cité dans Anderson, 2011, p. 18« Clearly, Indigenous oral histories do not abide by conventional discipline boundaries. They are about relationships and general continuity, and the package is holistic—they include religious teachings, metaphysical links, cultural insights, history, linguistic structures, literary and aesthetic form, and Indigenous “truths”. »
Eu égard à ce projet exploratoire qui propose de développer une méthodologie de recherche collaborative qui respecte et valorise la parole des Anicinabekwek, et ce, afin de documenter et d’éduquer au sujet des disparitions de femmes et de filles autochtones tout en honorant la mémoire de ces dernières en anicinabe aki (territoire algonquin), il est à espérer que l’approche de coproduction de récits-histoires incarnera la vision pédagogique visant à « éduquer les coeurs » entre les générations afin de lutter contre ces réalités intolérables. Pour donner priorité aux valeurs et aux besoins des participants-es anicinabek, il sera incontournable de travailler à bâtir une relation de confiance, de respect, d’humilité et de réciprocité, essentielle à un partage fécond entre les acteurs-trices du milieu de la recherche universitaire et des communautés autochtones impliquées (Walker, Fredericks, Mills et Anderson, 2013, p. 205).
Tel que le documente Sophie McCall dans First Person Plural (2011), en analysant les approches plurielles de collaboration en milieu autochtone (par exemple dans les domaines du cinéma ou de la littérature, ou encore en ce qui a trait aux commissions d’enquête), tenir compte de l’histoire orale implique d’étudier des récits – de style biographique, documentaire, mythique, etc. – en conjoncture avec des éléments sociohistoriques qui contribuent à donner une texture aux événements et à la manière dont ils sont rappelés. Dans le cadre de la présente recherche, la situation d’écoute invite à penser les dynamiques héritées de l’histoire coloniale et d’autres traumatismes historiques, mais aussi la volonté de résurgence autochtone et le besoin d’affirmation de la souveraineté des Premières Nations dans une perspective de non-répétition des événements. J’ajouterais que la Cartographie des mémoires anicinabekwek s’inscrit dans les pistes d’action lancées par l’organisme FAQ (2015, p. 60-61) entre autres afin d’« accroître la sensibilisation et l’éducation des Autochtones et des non-autochtones sur la place et le rôle des femmes autochtones dans l’histoire et le monde autochtone contemporain ». Comme le mentionne l’organisme (ibid., p. 61), « le financement ponctuel de projets à court terme ne réussit pas à engendrer des changements permanents [… Il] incombe à la fois aux Autochtones et aux non-autochtones » de travailler sur des « approches collaboratives à long terme ».
C’est pourquoi, à toutes les étapes de ce processus d’apprentissage et de partage, il sera important de soutenir – par tous les moyens nécessaires (financier, participatif, émotionnel, etc.) –, l’exploration des formes de « mieux-être » souhaitées par les participants-es et les partenaires des communautés. Il est possible que ces personnes traitent les deuils et les pertes d’après une volonté de rétablissement mental, physique, spirituel et émotionnel, comme il en a été fait mention en regard de l’analyse des notions de « mieux-être » et de « guérison ». Il est aussi probable que des voix s’élèvent afin d’exprimer des récits-histoires et des revendications tout autres (la soif de justice, la volonté de vengeance, ou encore le souhait d’oublier, pour ne nommer que ces exemples). Cela est important lorsqu’on s’engage dans un « travail de remémoration », puisque toute dynamique visant le rappel risque de faire apparaître des volontés contraires. L’équipe de recherche et les partenaires seront donc attentifs afin de ne pas attiser certaines tensions. Il est, par ailleurs, de notre responsabilité commune de créer un espace de rencontre où la parole des Anicinabekwek pourra être reçue.[35]
À cet égard, comme il l’a été présenté dans cet article, parce que la relation est au fondement de l’acte narratif (storytelling), les partenaires de la recherche continueront à discuter des conditions entourant la coproduction des récits-histoires – par exemple pour décider qui sera présent, de quelle manière présenter l’information afin de ne pas réactiver les blessures inutilement, quels moyens seront les plus culturellement pertinents afin de consigner ce qui aura été dit, etc. Dans l’espace restreint de cet article, il ne m’a pas été possible de traiter des enjeux d’archivage[36] des histoires orales, toutefois, il est important de mentionner qu’au-delà des aspects techniques (par exemple un support vidéo, audio ou la disponibilité des archives en usage public ou privé), l’interprétation qui s’ensuit peut créer des situations d’appropriation ou de mésinterprétation, surtout lorsqu’il est question de « donner un nouveau sens aux événements [traumatiques] passés » (Deutsch, Woolner, Byington, Peters, Strong-Wilson, Asghar et Éthier, 2014, p. 707). D’où le besoin, pour les personnes impliquées dans le processus de recherche, de s’engager mutuellement à construire et à adapter des « entre-lieux » de parole et d’action qui pourront baliser subséquemment les usages secondaires de ces récits-histoires. Je m’inspire ici de réflexions entamées par plusieurs auteurs-trices, dont Laurier Turgeon (1998, p. 17-18), qui voit l’« entre-lieu culturel » à la fois comme un projet, un processus et « un devenir en construction » (ibid.). Cette idée me semblait adaptée afin de représenter les promesses d’échanges et de collaborations entre les Anicinabekwek, leurs familles et les membres de la communauté, ainsi que des membres autochtones et non autochtones formant l’équipe de recherche.
Si ces espaces (entre-lieux) sont coconstruits de manière culturellement sécurisante, il est possible d’envisager que celles qui écoutent (listeners), celles qui parlent (tellers), voire celles qui sont témoins (witnesses), pourront partager conjointement « ce qui est arrivé » (par exemple la disparition d’une soeur ou d’une amie), « ce qui n’est pas arrivé » (par exemple les battues de recherche qui n’ont jamais eu lieu) ou encore « ce qui est souhaité pour l’avenir » (par exemple le fait de prévenir d’autres disparitions semblables). Toutefois, en considérant la longue histoire des relations de domination de la recherche universitaire en milieu autochtone, force est de constater que les défis sont importants pour arriver à travailler dans un esprit d’horizontalité délibérative. De plus, la teneur hautement confidentielle et extrêmement sensible de certains récits-histoires risque d’être un frein à la circulation de ces savoirs auprès d’un large auditoire (les risques d’identification des victimes étant très grands dans de petites communautés). Malgré ces limitations, ne pas entreprendre cette recherche équivaudrait à refuser d’examiner des enseignements à partir desquels envisager le partage de conceptions de la « vie bonne » entre générations et des actions concrètes visant la prévention et la sécurisation culturelle.
Bien entendu, la puissance de ces récits-histoires et leur appropriation par les personnes directement affectées ne peuvent pas être garanties ni anticipées. C’est de manière dialogique que la parole (énoncée, entendue, comprise) émerge, et ce, dans un contexte sociotemporel territorialisé (c’est-à-dire relatif aux caractéristiques propres à un territoire donné) en fonction de dynamiques d’interrelation (actuelle et héritée de relations antérieures) qui s’activeront entre la chercheuse, les individus, les familles et les communautés concernées. Dans le cadre du projet Cartographie des mémoires anicinabekwek, il est possible d’entrevoir que les mémoires évoquées traverseront le vécu de plus d’une génération, ce qui fait en sorte que le travail de concertation et d’action doit être mené avec une grande prudence.
Conclusion
Si, comme l’explique Lee Maracle dans la citation d’ouverture, celles ou ceux qui se remémorent (rememberers) participent à un processus historique, sociologique, politique, légal et philosophique qui exige que leurs capacités de rappel soient reconnues par autrui, cette condition relative à l’authentification des souvenirs situe les porteurs-euses de ces savoirs oraux dans un rapport négocié entre différents éléments au nombre desquels on peut nommer l’intimité, la loyauté filiale, l’intérêt de groupe, etc. Nul ne peut prédire l’impact de ces récits-histoires quant à la redéfinition des appartenances, à l’émergence de nouvelles revendications, voire à la durabilité (sustainability) du sens des actions qui seront menées. En interrogeant l’oralité comme médium privilégié de transmission mémorielle au sujet des cas de disparitions et d’assassinats en anicinabe aki, cet article s’est proposé de réfléchir aux liens entre l’expérience, la parole et des formes de « mieux-être » autochtone.
Pour aller à la rencontre de ce programme, après être revenue sur certains principes de la recherche collaborative, j’ai introduit les soubassements de ladite recherche, puis j’ai souhaité comprendre l’interrelation au coeur des perspectives du « mieux-être » et de la « guérison » chez les Premières Nations. Cela a été le moment d’évoquer des approches et des programmes visant le rétablissement des relations entre générations, plus particulièrement par rapport aux « traumatismes historiques » qui causent aujourd’hui des séquelles dans le tissu social des individus, des familles et des communautés (pensons par exemple aux dispositions sexistes de la Loi sur les Indiens ayant privé les femmes de leurs relations de parenté et de leur culture). Le cycle de ces réalités – ancrées dans l’histoire longue – se couple aussi à des matérialités bien contemporaines (par exemple la surreprésentation des enfants autochtones dans le système de protection de la jeunesse). Face à l’imbrication de ces souffrances et de ces deuils, des initiatives visant la recherche d’équilibre, comme les « programmes axés sur la terre » (land-based program), permettent aux Premières Nations de travailler à restaurer leurs relations spirituelles, émotionnelles, mentales et physiques, mais aussi à agir sur les ruptures liées à la transmission de la connaissance de leur territoire, des traditions orales et des pratiques traditionnelles.
Dans une section distincte de cette recherche, j’ai également approché deux facettes du storytelling : la première concevait les récits-histoires comme des « médecines » ayant le pouvoir de transmettre la force des ancêtres, alors que la seconde conceptualisait le « storywork » à la fois comme processus et pédagogie entre générations. Ces deux interprétations ont permis de concevoir la tradition orale, voire l’histoire orale, comme une occasion d’exprimer une relation à l’histoire, plus particulièrement à sa réécriture à partir des « enseignements » des aînés-es et des porteurs-euses de savoirs. En définitive, la prise en compte du vécu des grands-mères, des mères, des tantes, des nièces, des filles et des enfants à venir sont autant d’occasions d’apprendre sur les racines des violences coloniales, raciales, économiques et de genre, et ainsi, d’espérer rompre avec certains héritages afin de construire de nouvelles relations.
La dernière partie de cet article a permis de révéler une vision de la transformation sociale axée vers la création d’espaces de prise de parole « par, pour et avec » les Anicinabekwek. Les « entre-lieux », auxquels j’ai fait référence, représentent la matrice à partir de laquelle un processus de cocréation de récits-histoires pourrait avoir lieu. Pour que cela advienne, il sera nécessaire de porter une attention soutenue aux conditions éthiques entourant l’écoute de toutes les parties concernées (tellers, listeners, witnesses), de manière à créer un environnement de partage des expériences qui sera culturellement sécurisant. En outre, l’exercice de cette parole risque de prendre du temps et d’exiger des moments de silence, voire des remises en question, afin de saisir le sens de ce qui a été dit ou vécu lors de ces rencontres. Quant à l’usage postérieur de ces récits-histoires, par les personnes, les familles, les communautés ou des publics élargis, celui-ci implique de négocier de nouvelles conditions d’écoute afin de ne pas nuire aux formes de « mieux-être » des individus et des collectivités. Enfin, l’association entre l’expression du souvenir et la poursuite d’un rétablissement n’est pas nécessairement erronée, comme en faisait foi la littérature sur le storytelling. Par ailleurs, il n’est pas possible d’anticiper les réactions suscitées chez les participants-es ni les défis liés à la représentation et à l’interprétation de ces savoirs expérientiels.
Je terminerai sur une note qui appelle à réfléchir à la circularité des expériences et des récits-histoires en regard de la continuité des violences (quotidiennes et exceptionnelles) que vivent les femmes des Premières Nations; en soulignant que travailler vers un « mieux-être » global signifie aussi de remettre en question l’héritage colonial des systèmes juridique, politique et socioéconomique. Relativement à cette tâche colossale, poser des gestes allant dans le sens de valoriser les savoirs, les expériences et les rôles (traditionnels et contemporains) des Anicinabekwek représente « un pas de plus » pour dénoncer ces violences systémiques et proposer d’autres visions d’empowerment (reprise de pouvoir), d’inclusivité et de respect dans le processus de recherche (Laenui, 2000).
Appendices
Notes
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[1]
La recherche discutée dans cet article est financée par le CRSH et a obtenu un certificat d’approbation éthique (avis no 2020-480, 3022) pour la recherche avec des êtres humains du comité d’éthique de la recherche de l’Université du Québec en Outaouais. Je tiens à remercier les personnes des communautés anicinabek impliquées dans la négociation et la mise en oeuvre de cette recherche, sans qui ce projet n’aurait pas vu le jour. En ce qui a trait à la réalisation de cet article, je souligne la contribution de Louis Chartrand et des évaluateurs-trices anonymes qui, par leur relecture attentive et leurs commentaires judicieux, m’ont permis de préciser ma pensée. Bien entendu, le contenu qui suit n’engage que son auteure; toute erreur ou omission m’est impartie.
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[2]
Afin de valoriser la graphie originelle, les noms propres et les noms communs en langue anicinabe ou algonquine (anicinabemowin) ne seront pas accordés en nombre ou en genre, comme le voudraient les normes courantes de la langue française (https://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2guides/guides/chroniq/index-eng.html?lang=eng&lettr=indx_titls&page=9RbMs4PoyRvU.html).
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[3]
Dans le cadre de ce projet, il a été privilégié de faire usage du nom propre « Anicinabekwek » (qui signifie « femmes algonquines » en anicinabemowin). Toutefois, puisque la recherche s’inscrit dans le cadre de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (qui s’est déroulée de 2016 à 2019), l’expression « femmes autochtones » sera aussi utilisée. Il est essentiel de mentionner que cette expression générale inclut les personnes bispirituelles ou transgenres qui s’identifient comme « femmes ». D’ailleurs, pour plus d’information sur ces catégories de la diversité sexuelle et de genre, consultez les entrées : i) « LGBTAB », ii) « bispirituel, bispirituelles, deux esprits » et iii) « bispiritualité » du Lexique terminologique de l’ENFFADA (2017). Enfin, à ce jour, cette recherche n’entend pas travailler avec des filles mineures ni avec des hommes ou des garçons, bien qu’il soit possible que cela change au gré du travail sur le terrain. Les décisions de restreindre ou d’élargir les critères de la recherche seront toujours prises en discutant et en négociant avec les partenaires et les personnes anicinabek participantes.
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[4]
Lévesque, Apparicio et Cloutier (2013, p. 49) précisent que la « coconstruction des connaissances […] valorise l’écoute entre les partenaires »; l’idée étant de mettre à profit « la capacité des chercheurs [leurs compétences théoriques et méthodologiques] au service d’une autre vision des réalités » (ibid., p. 50). En contrepartie, les partenaires autochtones participent au projet en étant des promoteurs de savoirs de proximité et les chercheurs-euses ont l’occasion d’élaborer de nouveaux concepts et de nouvelles analyses (ibid.).
-
[5]
Les protocoles d’entente signés avec les conseils de bande participants peuvent être rouverts à tout moment si l’un ou l’autre des partenaires souhaite amender les termes de l’arrangement.
-
[6]
Anicinabe est le nom propre (en anicinabemowin) qui désigne le peuple algonquin. L’orthographe varie entre différentes graphies (par exemple Anishinabe, Anishinaabe,Anishnabe,Anicinape) et la forme plurielle prend généralement un k ou un g à la fin.
-
[7]
L’équipe de recherche regroupera : une chercheuse principale (non autochtone), un comité d’expertes-conseils (composé de quatre femmes issues des Premières Nations, rémunérées pour leur expertise), deux agentes de liaison communautaire (occupant des postes salariés créés pour appuyer la recherche et assurer la liaison avec les centres de santé des communautés participantes), un-e étudiant-e de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) (pour la réalisation des entrevues sur le terrain), un-e étudiant-e de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) (pour le traitement des données de la Sûreté du Québec) et un-e interprète. L’équipe profitera au besoin de la présence d’aînés-es.
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[8]
Le « travail de remémoration » témoigne d’efforts interprétatifs continus où, par l’enchevêtrement des histoires personnelles et collectives, les sujets réactivent des souvenirs con-currents qui transmettent des connaissances, des émotions, des pratiques, etc. (Rousseau, 2017, p. 111).
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[9]
Cette expression contribue à mettre l’accent sur l’intersection d’expériences historiques, politiques, économiques, sociales, législatives et culturelles qui en sont venues à produire des préjugés racistes et sexistes hérités des logiques coloniales (Fiske, 1995; AFAC, 2007; Suzack, Huhndorf, Perreault et Barman, 2012; Kuokkanen, 2015; Razack, 2016; Green, 2007) et qui continuent – à ce jour – à dévaloriser la valeur de la vie des femmes autochtones au Canada.
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[10]
Entre 2016 et 2019, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA) avait pour mandat de « cerner et [d’]examiner les causes systémiques de la violence à l’égard des femmes et des filles autochtones au Canada » et de « recommander des mesures efficaces pour y remédier » (Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada, 2019).
-
[11]
L’annonce du mandat de l’ENFFADA, en août 2016, prévoyait deux ans d’activités. Or, en mai 2018, les commissaires ont demandé une prolongation de 24 mois au gouvernement du Canada afin de réaliser l’ensemble de leurs travaux; on leur a concédé seulement six mois supplémentaires, soit jusqu’en avril 2019. Le rapport final de l’ENFFADA a été rendu public le 3 juin 2019.
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[12]
J’entends par « vérité » une connaissance qui est conforme au réel, c’est-à-dire l’interprétation adéquate du sens que donne un individu ou un groupe d’individus à un « objet de pensée ». J’emploie ce terme, non pas pour affirmer qu’il existe une « vérité », mais pour exprimer l’idée que ces « vérités » sont construites et qu’elles finissent par former un système symbolique cohérent. Ce dernier dépend lui-même d’interactions et de processus interprétatifs entre des individus et des groupes qui, dans la durée et par effet de répétition et de légitimation, en viennent à s’accorder pour « dire la vérité sur quelque chose » et à produire des propositions qui semblent « véridiques ». Cela n’empêche nullement que ces « vérités » soient remises en question, mais ce qui m’importe ici, c’est la dimension « entendue » de la fonction expressive de ces « vérités » dans l’espace du dialogue social sur le passé.
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[13]
Il serait intéressant de pouvoir étudier l’expression des mémoires en fonction des différents âges des femmes, des filles, des hommes et des garçons, puisque leurs préoccupations par rapport au présent risqueraient d’être différentes. Toutefois, parce que les ressources sont limitées nous ne pourrions assurer le soutien à toutes les personnes affectées, d’autant plus que ces événements critiques continuent de se répéter, c’est pourquoi cette approche comparative n’est pas envisagée.
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[14]
La notion de « sécurisation culturelle » (Lévesque, 2017) a été développée dans les années 1980 afin de répondre à des préoccupations importantes dans le domaine des soins infirmiers destinés aux membres du peuple maori de la Nouvelle-Zélande. Entre autres éléments qui définissent cette notion, la reconnaissance de l’histoire coloniale et des discriminations institutionnelles en matière de santé et de services sociaux offerts aux personnes autochtones, mais aussi le sentiment de sécurité et le besoin de compréhension et de respect des compétences culturelles et des expériences personnelles et collectives. Dans le cas de la présente recherche collaborative, menée par une chercheuse non autochtone, la prise en compte de ces structures d’inégalités dans la poursuite de cette collaboration avec les Anicinabek force à réfléchir à la manière de décoloniser la démarche partenariale et ses retombées. Par exemple, il faut s’assurer de respecter les savoirs des intervenants-es des centres de santé en priorisant leurs analyses des besoins des participants-es, et ce, de manière à aborder les réalités des disparitions et des assassinats de femmes et de filles autochtones de manière sécurisante et pertinente (autrement dit, afin de travailler au bénéfice des personnes affectées et de l’ensemble des communautés).
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[15]
Dans le cas présent, le cadre d’entendement des formes sociales du rapport au passé, soit la mémoire, est conçu à la fois sur les plans individuel et collectif. L’intention n’est pas d’élaborer sur ce qui unit ou sépare ces types de mémoires (Assmann, 2009), de distinguer la mémoire de l’histoire – discipline historique – (Jodelet, 2012) ou, comme d’autres chercheurs-euses l’ont fait dans le domaine de la recherche en milieu autochtone au Québec, d’établir une mémoire collective d’événements historiques à partir des récits (Bousquet, 2016). Le pari fait ici, c’est plutôt que par l’action d’écouter les témoins privilégiés de l’histoire, il sera possible de mieux comprendre les significations sociales (sens) actuelles relativement à ce qui est advenu aux individus, aux familles, aux groupes. Le support oral de la transmission de ces significations fera écho à des discours, à des croyances et à des pratiques (par exemple commémoratives), mais aussi à des espaces, à des objets, à des relations, à des rituels, etc. Toutefois, l’équipe ne vise pas à unifier ces éléments ni à les rendre représentatifs.
-
[16]
En ce qui a trait aux stratégies de participation, les personnes interviewées pourront s’exprimer dans la langue de leur choix (anicinabemowin, français, ou anglais); des honoraires de traduction ont été prévus au budget. Les récits numérisés, après avoir été édités et approuvés par les participants-es, pourront servir à l’usage unique des principaux intéressés ou être diffusés au sein de leur communauté, ou encore sur une plateforme numérique (à déterminer). La création de deux postes salariés d’agents-es de liaison communautaires (un-e dans chacune des communautés participantes) servira à soutenir les activités de recherche et à offrir une formation en recherche aux membres de la communauté afin de leur assurer d’en retirer une expertise.
-
[17]
Comme l’indique le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées : « Bien que les hommes et les garçons autochtones aient énormément souffert de la colonisation, notamment en raison des aspects liés aux terres et à la gouvernance, elle [sic] a eu des répercussions distinctes, bien que liées, sur les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA [bispirituelles, lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queer, en questionnement, intersexes et asexuelles] autochtones » (ENFFADA, 2019, vol. 1a, p. 248). Cette analyse croisée entre les discriminations coloniales et de genre tient aussi compte des familles qui ont perdu des hommes et des garçons autochtones, lesquelles sont « endeuillées et souffrantes » et « n’ont pas eu voix au chapitre ni de moyen de contribuer à l’Enquête nationale [… l]eur histoire doit également être entendue » (ibid., p. 23).
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[18]
Les usages et les discours entourant les « traumatismes historiques » en contexte autochtone appellent des interprétations parfois divergentes quant aux potentialités explicatives et aux limites de ce terme dans le langage thérapeutique. À titre d’exemple, Waldram (2014), dans un article qui aborde le mouvement de guérison autochtone dans le milieu carcéral canadien, indique, pour décrire ce que vivent les personnes autochtones, qu’il était devenu un « idiom of distress » (p. 383). Les analyses empruntant le discours sur les « traumatismes » (traumatization) ne mettent plus suffisamment en doute le lien entre trauma et résilience, ce qui fait que si certaines personnes autochtones ne présentent pas de symptômes traumatiques à la suite d’événements aversifs, elles risquent d’être étiquetées comme ne voulant pas collaborer ou ne disant pas la « vérité » par rapport à ce qu’elles vivent.
-
[19]
Puisque le présent projet de recherche est mené avec les membres d’une Première Nation au Canada, la littérature sélectionnée suivra ce critère de délimitation.
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[20]
Dans le but de préciser ce point de vue, qui vise à saisir plusieurs réalités comme un tout, je m’inspire de la réflexion faite par Renee Linklater (2010) sur l’approche holistique du mieux-être et de la santé des populations autochtones. L’autrice, en référant à ce précédent ouvrage, justifie l’usage du terme « wholistic » plutôt que « holistic », qui, selon elle, témoigne davantage de l’esprit d’intégralité (wholeness) – le tout englobant – des philosophies culturelles autochtones (Linklater, 2014, p. 100).
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[21]
De manière similaire à plusieurs autres Premières Nations, la communauté shuswap d’Alkali Lake, en Colombie-Britannique, s’est inspirée, à partir de 1983, du modèle des Douze Étapes des Alcooliques Anonymes tel que l’analyse Sarah Clément (2007, p. 68-69). L’objectif était alors de développer leur propre programme de guérison communautaire des dépendances (New Directions) fondé sur les valeurs et les besoins de leurs membres. Pour plus de détails concernant cette vision du renouvellement et de la santé, consultez Abadian (1999, p. 317-318).
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[22]
Comme le mentionne Val Napoleon (2005), l’autodétermination individuelle n’est pas absente des philosophies et des discours politiques autochtones. Or, cette conception de l’autonomie, de l’autosuffisance et de l’autodétermination de l’individu n’opère pas selon les prémisses libérales, elle implique aussi la prise en compte de sa relation avec les différentes collectivités et leurs projets de libération.
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[23]
Ce mouvement vise notamment à rompre avec les cycles pernicieux et destructeurs des dépossessions et des violences coloniales et ainsi à répondre aux défis de la guérison sous toutes leurs formes. Depuis 1980, et encore plus intensivement durant les années 1990, de nombreux programmes ont été mis sur pied afin de lutter contre les dépendances au sein des communautés autochtones et de favoriser de nouvelles habitudes de vie, notamment pour lutter contre les séquelles laissées par les pensionnats autochtones. D’après une étude réalisée par le Solliciteur général du Canada et la Fondation autochtone de guérison (Groupe de la politique correctionnelle autochtone, 2002, p. 5), il existait à cette époque plus de 1 000 programmes de guérison destinés aux Autochtones dans les réserves et les villes du Canada. Ces programmes, axés spécifiquement vers des objectifs de « guérison », comprenaient entre autres du « counseling thérapeutique individuel », mais aussi des « pratiques traditionnelles comme les sueries, les cérémonies de guérison, le jeûne, les prières et l’application des enseignements traditionnels » (ibid.).
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[24]
Comme le précise Linklater (2014, p. 86), les « roues de médecine » (« medicine wheels ») sont généralement séparées en quatre cadrans, représentant parfois les directions (est, sud, ouest, nord), d’autres fois, des aspects de l’être humain (esprit, émotions, intellect et corps), ou encore des éléments de la médecine traditionnelle (tabac, sauge, foin d’odeur, cèdre).
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[25]
J’emprunte cette expression au Cadre du continuum du mieux-être mental des Premières Nations, créé en décembre 2014 par Santé Canada et l’Assemblée des Premières Nations, qui fonde ses principes d’action sur l’« espoir », l’« appartenance », le « sens » et le « but » (Thunderbird Partnership Foundation, 2018, p. 8).
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[26]
Traduction de l’autrice de l’expression « good life » (Anderson, 2011, p. 66).
-
[27]
Traduction de l’autrice de l’expression « living a good life » (Anderson, 2011, p. 167).
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[28]
J’utilise ici la forme écrite « Anishinaabe », soit celle privilégiée par Anderson (2011).
-
[29]
En raison de l’espace limité, il ne m’est pas possible de discuter en profondeur des conditions interprétatives de ces récits-histoires, à commencer par « qui » est autorisé à les interpréter et d’après quels protocoles. Je soulignerais toutefois qu’Anderson (2011) revient à plusieurs reprises sur la relation particulière entre le « teacher » et le « learner » (par exemple, étant donné que certaines histoires sont considérées comme sacrées, elles ne peuvent être racontées qu’en fonction d’un contexte particulier entre le conteur et l’écoutant). Cette relation implique une éthique de la responsabilité face aux porteurs-euses des histoires (tant les individus que les groupes de personnes) avant, pendant et après le projet de recherche (ibid., p. 23). Un autre aspect des effets transformatifs de ce partage est le travail souterrain qui prend place dans l’écoutant-e pendant l’accueil de ces enseignements et lors de leur remise en forme (par exemple par la réécriture). Ces récits-histoires ont donc le pouvoir de transformer le rapport que les personnes entretiennent relativement à leur identité (personnelle et sociale), mais aussi relativement à leur compréhension des lieux, de leurs motivations, et de l’héritage dont elles sont porteuses.
-
[30]
Mino Pimatisiwin (ou MinoPimatigi8in), en langue anicinabe, « évoque à la fois un état d’esprit et une certitude que le mieux-être consiste à cultiver notre volonté d’être en harmonie en tout, dans le temps et dans l’espace. Cette quête du mieux-être, individuel et collectif, repose sur un équilibre des différentes dimensions du cercle de la vie et des interactions entre celles-ci. Elle s’incarne dans un mouvement perpétuel qui sait s’ancrer dans la vie sans jamais être figé » (RCAAQ, 2012, p. 8-9, cité dans CAAVD, 2018, p. v).
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[31]
C’est précisément cette approche d’« enchevêtrement » des récits que développe Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre (1990[1996]), à savoir que « les histoires vécues des uns sont enchevêtrées dans les histoires des autres » (p. 190). À l’instar de ce qu’affirme cette thèse, les êtres humains ont besoin de raconter et de se raconter en créant plusieurs trames narratives et des intrigues qui permettent au sujet d’agir et de penser sa connexion au monde vécu.
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[32]
Chez Archibald (2008), l’invention de l’expression « storywork » correspond à la nécessité de trouver un terme « that signified that our stories and storytelling were to be taken seriously » (ibid., p. 3).
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[33]
Pour plus de détails sur cette approche méthodologique, consulter l’ouvrage Decolonizing Research: Indigenous storywork as methodology (Archibald, Lee-Morgan et De Santolo, 2019).
-
[34]
Il faut prévoir un mécanisme qui permette aux participants-es de conserver un contrôle sur les événements, les sentiments et les visions propres à leur vie, mais aussi celle de leurs proches et de leur communauté au-delà de la période de l’enquête sur le terrain. Par rapport à ces défis éthiques, il n’y a pas de solution unique. Néanmoins, avec la volonté de mettre les besoins et les intérêts des personnes directement affectées par ces violences avant ceux de la recherche, il est possible d’imaginer un travail de reconfiguration des relations de pouvoir sur l’autorité des histoires.
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[35]
En dépit du fait que les conditions de cet espace d’échanges ne soient pas données d’avance, une mise en garde s’avère indispensable. Les chercheurs-euses universitaires ont tendance à vouloir fixer (pour des fins de collecte et d’analyse) les dires par le biais de la transcription textuelle du contenu des échanges. D’une part, cette façon de faire semble limiter les connaissances produites au sein de la rencontre entre les personnes qui racontent, celles qui écoutent, et les récits-histoires eux-mêmes. D’autre part, fixer les dires peut donner l’impression que la personne a « tout dit » et qu’il n’est plus nécessaire de retourner vers elle pour valider – faire approuver – l’interprétation de ses mémoires. Deux écueils que l’équipe de recherche tentera d’éviter.
-
[36]
En guise d’amorce théorique à ces enjeux archivistiques, je mentionnerai la contribution d’Ann Laura Stoler (2002), qui, étudiant la production des archives coloniales dans les Indes orientales néerlandaises, en est venue à traiter ces archives non pas comme des sources, mais comme des sujets (« archive-as-subject », ibid., p. 93). De ce point de vue, les archives produisent autant d’interprétations qu’elles documentent des réalités sociales.
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