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Les théoricien(ne)s politiques s’entendent généralement sur l’idée que la qualité et la viabilité des institutions démocratiques dépendent du soutien des citoyen(ne)s. Pour que les dispositifs institutionnels s’accordent avec les exigences de légitimité qui orientent la démocratie, il apparaît nécessaire de compter sur une citoyenneté disposée à embrasser certaines aspirations collectives et à surveiller le travail accompli par ses représentant(e)s. La démocratie se révèle ainsi indissociable de certaines aptitudes, capacités et compétences civiques qui s’exercent dans les différentes sphères de la vie commune. L’exercice du vote, la défense et le respect des droits, la vigilance des pouvoirs et la participation à la délibération commune ne sont que quelques exemples de pratiques individuelles et collectives constitutives de la démocratie supposant des façons de réfléchir et d’agir spécifiques, et dont le développement ne peut être laissé au hasard[1].
Pour rendre compte de ces aspects de la personnalité civique des individus, la philosophie politique a principalement eu recours, tout au long de son histoire, au terme de vertu. Depuis les travaux pionniers de Hans Baron[2] et les synthèses historiques proposées par John G. A. Pocock[3] et Quentin Skinner[4], par exemple, on a coutume d’associer le lexique de la vertu civique à la tradition républicaine. Qu’elles soient d’inspiration grecque ou romaine, les variantes du républicanisme ont en commun d’accorder une importance cruciale à la participation directe ou indirecte des citoyen(ne)s aux affaires politiques. Dans la perspective répubblicaine, la diffusion de la vertu civique exprime, en même temps qu’elle rend possible, la vitalité de la cité devant les risques de corruption des moeurs et des lois. Au cours des dernières décennies, différentes contributions historiographiques ont permis de montrer le caractère structurant du langage de la vertu dans l’histoire des idées politiques et morales anciennes et modernes, et cela, au-delà du giron proprement républicain[5].
Le langage multiséculaire de la vertu fait aujourd’hui l’objet d’une méfiance sans précédent. Pilier d’une culture politique aux accents réactionnaires, paternalistes, ethnocentriques ou élitistes, ce langage s’inscrirait en faux avec l’orientation pluraliste des sociétés démocratiques contemporaines. La référence à la vertu est devenue à ce point embarrassante que ceux-là mêmes qui se réclament de la tradition républicaine hésitent à recourir à cette notion surannée. Ainsi, dans son ouvrage phare consacré au républicanisme, Philip Pettit privilégie plutôt le terme de « civilité », une référence qui paraît plus en accord avec l’esprit du temps[6]. À n’en pas douter, l’éclipse de la vertu est l’un des symptômes les plus éloquents des métamorphoses de notre langage politique savant et ordinaire[7].
Il importe toutefois de ne pas surestimer cette différence lexicale : le fait de ne plus utiliser la notion de vertu ne signifie pas la fin de l’intérêt porté à la question des moeurs et des manières d’être qui soutiennent et accompagnent l’expérience démocratique. De fait, alors qu’elles rejettent le langage de la vertu, la plupart des théories politiques contemporaines souscrivent à l’exigence relative à l’interdépendance des dispositifs institutionnels et des dispositions civiques[8].
S’il existe un consensus implicite à cet égard, la manière dont il convient de penser le développement de ces aptitudes et capacités civiques dans un contexte caractérisé par le fait du pluralisme fait l’objet d’un désaccord persistant. Prendre au sérieux ce désaccord permet de jeter un nouvel éclairage non seulement sur la manière dont on a coutume de distinguer les différentes configurations théoriques (l’opposition paradigmatique entre libéralisme et républicanisme, par exemple), mais aussi sur les nouvelles lignes de fracture autour desquelles gravitent les discussions qui se déploient à l’intérieur de chacune d’elles[9].
Comment penser les modalités de formation de ces « vertus » pour qu’elles puissent soutenir les institutions de la justice sans porter atteinte à l’égale liberté des individus? Quels sont les incitatifs institutionnels qui sont compatibles avec le pluralisme axiologique? À quel type de justification doivent-ils être associés pour respecter l’orientation égalitaire caractérisant la démocratie? Est-ce que l’histoire des idées politiques recèle des ressources privilégiées pour orienter la réflexion sur ces différents enjeux? C’est en vue de rendre compte de la manière dont ces interrogations ont été formulées et débattues que ce dossier thématique a été proposé.
Les deux premières contributions examinent la manière dont le concept de vertu civique a été redéfini par Montesquieu et Rousseau, deux penseurs clés de la tradition du républicanisme moderne. Jérémie Duhamel propose une relecture des usages modernes et contemporains du concept de vertu, en insistant sur la contribution décisive de Montesquieu. La définition de la vertu politique comme « amour de la patrie et de l’égalité » est à la source d’un héritage tenace qui serait néanmoins fort ambivalent, du fait qu’elle est investie par l’auteur de L’esprit des lois d’une importante dimension d’abnégation. Duhamel dresse une généalogie de cette conception sacrificielle de la vertu, soulignant qu’elle a servi de repoussoir aux critiques de la vertu et qu’elle a contribué à laisser dans l’ombre les multiples tentatives visant à dépasser l’antinomie entre l’égoïsme pur et l’extrême abandon de soi en faveur du bien public.
Christophe Litwin offre quant à lui une relecture originale de la pensée de Jean-Jacques Rousseau à partir d’une discussion autour des fondements de la vertu démocratique. Litwin aborde les réflexions de Rousseau sur la vertu civique à l’aune des « principes » de gouvernements thématisés par Montesquieu. Il entend montrer que c’est l’exigence relative à la création de l’amour de la patrie, plus encore que les questions d’ordre institutionnel, qui se trouve au coeur du projet politique de Rousseau. En examinant de près la question aussi délicate que décisive de la religion civile chez ce dernier, Litwin rappelle cependant les sérieux obstacles auxquels le projet visant à créer de telles prédispositions psychologiques doit faire face dans l’Europe moderne.
Les deux articles suivants jettent un éclairage privilégié sur les désaccords qui animent le débat contemporain autour des différentes façons dont la vertu civique a été imaginée dans le républicanisme moderne. Dans un article important datant de 1990, dont nous proposons une traduction inédite, Shelley Burtt établit une typologie des principales conceptions des fondements psychologiques de la vertu civique offertes dans cette tradition : l’éducation des passions, l’accommodement des intérêts et la contrainte du devoir. L’analyse de Burtt présente un très grand intérêt pour l’histoire des idées; elle est aussi devenue incontournable dans la réflexion contemporaine sur la manière de réhabiliter une vision robuste de la vertu civique qui serait appropriée pour une république commerciale comme les États-Unis. Christopher Hamel s’attache à critiquer ce projet. Il affirme avoir identifié une contradiction au sein de l’approche préconisée par Burtt : la vision individualiste de la vertu civique qu’elle défend présupposerait l’existence d’un esprit public qu’elle tend par ailleurs à évacuer. Le débat entre Hamel et Burtt va droit au coeur du problème de la conceptualisation de la vertu civique dans la modernité tardive : sur quel type de disposition convient-il de faire reposer le souci du bien commun à une époque où ce dernier semble se réduire à l’agrégation de biens particuliers?
Le dernier article du dossier, de Philippe Fournier, interroge de façon indirecte certains enjeux cruciaux à la référence à la vertu civique. Dans le discours politique contemporain où le langage classique de la vertu ne s’exprime plus que sur un mode mineur, l’appel au développement de certaines dispositions éthiques des citoyen(ne)s emprunte des formes nouvelles que Fournier analyse à travers l’étude des impératifs associés au terme de responsabilité. S’appuyant sur le concept foucaldien de « gouvernementalité », il propose une analyse critique du discours politique sur la « responsabilisation », tel qu’il se déploie dans certains programmes d’aide sociale aux États-Unis. L’analyse de ce discours permet de mettre en lumière les formes de subjectivité qui sont attendues, valorisées et encouragées à l’ère néolibérale.
Les textes de ce dossier se situent au carrefour de l’histoire des idées, de la philosophie politique normative et de la théorie politique critique. Ils nous invitent à considérer attentivement les enjeux éthiques, politiques et historiographiques que soulève la réflexion sur les dispositions des citoyen(ne)s en contexte démocratique. Nous espérons par cette publication contribuer à montrer la nécessité de s’interroger sur les métamorphoses du langage de la vertu dans les temps modernes et sur les nouvelles formes qu’emprunte l’exhortation à l’engagement civique à l’heure où la référence à la vertu fait l’objet d’une suspicion généralisée.
Appendices
Notes
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[1]
Par exemple, à propos des normes relatives à la « communication démocratique », Iris Marion Young fait observer que leur atteinte suppose non seulement des qualités délibératives particulières, mais aussi « une compréhension exhaustive de la formation et de l’influence de l’opinion publique » (Young, Iris Marion, « La démocratie délibérative à l’épreuve du militantisme », Raisons politiques, vol. 42, 2011, p. 157).
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[2]
Baron, Hans, The Crisis of the Early Italian Renaissance: Civic Humanism and Republican Liberty in the Age of Classicism and Tyranny, Princeton, Princeton University Press, 1955.
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[3]
Pocock, John G.A., Le moment machiavélien : la pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, trad. L. Borot, Paris, PUF, 1997 [1975].
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[4]
Skinner, Quentin, Les Fondements de la pensée politique moderne, trad. J. Grossman et J.-Y. Pouilloux, Paris, Albin Michel, 2009 [1978].
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[5]
À travers une étude de Thomas Hobbes, John Locke, Emmanuel Kant et John Stuart Mill, Peter Berkowitz a cherché à montrer que l’histoire du libéralisme est indissociable d’une ambivalence constitutive sur la question de la vertu : « The aversion to, and enthusiasm for, virtue represent two opposing tendencies that arise whithin liberalism. Each tendency, isolated from the other, reflects a distorted image of the liberal spirit and, because of what it fails to take into account regarding government and human nature, generates cramped and rigid prescriptions for political life. The more thoughtful forms of liberalism contain both tendencies and from them weave a more supple perspective. » (Berkowitz, Peter, Virtue and the Making of Modern Liberalism, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. xi)
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[6]
Pettit, Philip, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004 [1997], pp. 329 et suiv.
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[7]
Font figures d’exception les auteurs dits « communautariens » ou « républicains civiques » qui se réclament directement ou indirectement de la tradition aristotélicienne. Voir en particulier : MacIntyre, Alasdair, Après la vertu, trad. L. Bury, Paris, PUF, 1997 [1981]; Sandel, Michael, Democracy and its Discontents. American in Search of a Public Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1996.
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[8]
À juste titre, Berkowitz rappelle que « the repudiation of virtue as the aim of politics » ne doit pas être « equated with the very idea of virtue, or with a denial that questions of citizens’ and officeholders’ character are of pressing significance » (Berkowitz, Virtue and the Making of Modern Liberalism, op. cit., p. 4).
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[9]
Ce désaccord est présent à l’intérieur même du courant républicain contemporain. Sur cette question, voir Duhamel, Jérémie, « Usages et mésusages de la vertu dans le républicanisme contemporain. Philip Pettit et la tentation perfectionniste », Revue française de science politique, vol. 65, no. 1, 2015, pp. 5-25.