Abstracts
Résumé
Je montrerai en premier lieu comment et pourquoi la sémantique formelle peut être employée comme un outil pour déterminer l’engagement ontologique d’une théorie : je soutiendrai d’une part que la sémantique doit être prise au sérieux comme apte à décrire la vérifaction des formules du langage; d’autre part, que les engagements ontologiques d’une théorie sont déterminés par ses vérifacteurs. De là, j’exposerai une méthode générale permettant, étant donné un certain type d’ontologie, de construire une sémantique dont les engagements ontologiques sont en accord avec celle-ci. Pour cela, je définirai la notion de cadre ontologique : il s’agit d’une structure telle que toute sémantique cons-truite à partir de cette structure aura un certain engagement ontologique déterminé à l’avance. J’exposerai quatre cadres représentant deux types de nominalisme et deux types de réalisme, et j’esquisserai à partir de ces cadres quatre sémantiques pour les langages du premier ordre.
Abstract
In a first part, I will show why formal semantics can be used as a tool to determine the ontological commitment of a theory: first I will argue that we should take semantics seriously as describing the truthmaking of formulas of language, and then I will claim that the ontological commitments of a theory are determined by its truthmakers. From there, I will set forth a general method allowing us, for a given kind of ontology, to construct a semantics whose ontological commitments are in accordance with this ontology. For that purpose, I will define the notion of ontological framework: it is a set-theoretical structure such that any semantics constructed from this structure will bear certain predetermined ontological commitments. I will expose four ontological frameworks standing for two kinds of nominalism and two kinds of realism, and I will construct from those frameworks four distinct semantics for first-order languages.
Article body
La sémantique formelle : un guide pour l’engagement ontologique
La sémantique formelle décrit une structure de vérifaction
Qu’est-ce qu’une sémantique formelle pour un langage envisagée du strict point de vue logique? Cela consiste en deux choses : (i) la définition de ce qu’est un modèle pour ; (ii) des règles sémantiques pour interpréter les formules de dans n’importe quel modèle.
(i) Un modèle est généralement défini comme un n-uplet satisfaisant certaines conditions. Par exemple, pour la sémantique standard de la logique du premier ordre, un modèle est un couple <, δ> tel que est un ensemble non vide, et que δ est une fonction associant à chaque constante individuelle un membre de et à chaque prédicat n-adique un ensemble de n-uplets de membres de . Toute structure ensembliste qui satisfait les conditions prescrites est de fait un modèle pour le langage .
(ii) On formule un ensemble de règles sémantiques qui déterminent l’attribution d’une (ou de plusieurs) valeur(s) aux formules de dans n’importe quel modèle donné. Dans le cas le plus simple, il y a une seule valeur généralement appelée vérité ou vrai – mais on pourrait tout aussi bien considérer que cette valeur est 1 ou n’importe quoi d’autre; le nom que l’on donne à cette valeur ne change rien du point de vue logique.
Il n’est pas évident de voir en quoi la sémantique formelle serait une source d’information pertinente pour l’ontologie. On pourrait soutenir qu’une sémantique n’est rien de plus qu’un instrument formel servant à prouver certaines propriétés d’un système déductif; c’est une attitude vis-à-vis de la sémantique adoptée par Edward Zalta, par exemple :
It is important to remember that the formal semantics simply provides a set-theoretical framework in which models of the metaphysical theory may be constructed. The models serve the heuristic purpose of helping us to visualize or picture the theory in a rigorous way. It is extremely important not to confuse the models of the theory with the world itself. Many theorists today tend to models of a theory an exalted status that they do not have. […] As far as the present work is concerned, all that the models of a theory do is show that the theory is consistent, that the logic is complete, that the axioms are categorical, and so forth.
Zalta, 1988, pp. 34-35
La sémantique telle que Zalta la conçoit est un simple outil logique sans aucune signification ontologique. Un modèle ne représente en aucun sens un monde, et la notion définie de vérité dans un modèle n’a rien à voir avec la notion métaphysique de vérité. Cette conception modeste de la sémantique est tout à fait tenable, mais je voudrais expliquer maintenant pourquoi il me semble que l’on a de bonnes raisons de faire jouer à la sémantique un rôle plus intéressant.
Je suis réaliste (anti-idéaliste) au sens où j’admets les présupposés suivants :
Il existe un monde indépendant de notre langage.
La vérité d’au moins certaines propositions de notre langage dépend de certains aspects du monde.
Il y a donc une relation monde/langage qui est une relation vérifactionnelle : le monde (la façon dont certaines choses sont dans les mondes) rend vraies certaines propositions de notre langage.
Si l’on accepte ces présupposés réalistes, l’idée que la sémantique pourrait être employée pour décrire la structure de cette relation monde/langage devient très séduisante : un modèle pourrait servir à représenter la structure d’un monde, et les règles sémantiques permettraient alors de décrire comment un monde ayant une certaine structure rend vraies telles et telles propositions du langage. En un mot : si l’on est réaliste à l’égard de la vérité, il semble naturel d’attendre de la sémantique d’un langage qu’elle serve à l’étude de la vérifaction de ce langage. Utiliser la sémantique dans ce dessein, c’est ce que j’appellerai à partir de maintenant prendre la sémantique au sérieux.
Toutefois, l’idée qu’un modèle représente la structure d’un monde peut dérouter, parce que dans la sémantique de la logique modale (souvent appelée « sémantique des mondes possibles »), certains éléments d’un modèle sont supposés représenter des « mondes » ou des « mondes possibles », aussi semblerait-il inapproprié de penser à un tel modèle comme s’il était apte à représenter la structure d’un monde. On pourrait alors préférer dire que ce modèle représente la structure d’un univers de mondes possibles; ainsi les règles sémantiques décriraient comment cet univers modal rend vraies ou fausses les formules du langage modal. On peut proposer une option encore plus neutre pour éviter de parler spécifiquement de monde aussi bien que d’univers : on pourrait dire qu’un modèle représente la structure d’une situation ontologique, c’est-à-dire n’importe quoi pouvant tenir lieu de réponse à la question ontologique : qu’est-ce qu’il y a?
Pour conclure, si l’on prend la sémantique au sérieux, c’est-à-dire si on la considère comme apte à décrire la relation monde/langage, alors définir ce qu’est un modèle revient à donner la structure d’une situation ontologique en général, et les règles sémantiques peuvent être considérées comme des règles décrivant, pour n’importe quelle situation ontologique et n’importe quelle formule du langage, comment cette situation ontologique rend vraie ou non cette formule; en un mot, les règles sémantiques décrivent la vérifaction des formules.
La vérifaction détermine l’engagement ontologique
Je défendrai la thèse selon laquelle les engagements ontologiques d’une phrase ou d’une théorie sont déterminés par ce qui rendrait vraie cette phrase ou cette théorie. Un tel point de vue est défendu par divers auteurs (Simons, 1997; Heil, 2003; Armstrong, 2004; Cameron, 2008; 2010). Certes, nous offensons par là l’orthodoxie quinienne sur l’engagement ontologique, mais on peut noter que de nombreux philosophes ont déjà solidement argumenté contre elle (on peut lire par exemple l’excellente critique de Prior, 1971, ch. 3, à propos de la quantification de second ordre), et il me semble que, dès lors que l’on est réceptif à l’idée de vérifaction, l’idée que celle-ci détermine l’engagement ontologique devient tout à fait naturelle et intuitive, et constitue même, en un certain sens, une approche plus modeste que l’approche de Quine.
Ce passage de Simons décrit très précisément comment les deux notions de vérifaction et d’engagement ontologique semblent liées :
Ontological commitment is a sort of converse to an idea which is of more recent prominence: truth-making. Whereas when we ask what things are such that their existence is necessary for a sentence to be true, we are asking after its ontological commitments; when we ask what things are such that their existence is sufficient for the sentence to be true, we are considering the sentence’s truth-makers. [...] We could therefore characterize the ontological commitments of a sentence or sentences as given by the least that would be required to make it true.
Simons, 1997, p. 265
Cette dernière phrase exprime assez clairement ce qu’on pourrait appeler l’approche vérifactionnelle de l’engagement ontologique. L’approche quantificationnelle (c’est-à-dire l’approche standard de Quine) et l’approche vérifactionnelle ne s’opposeraient pas si le vérifacteur d’une phrase existentiellement quantifiée comme « il y a un x » était toujours l’existence de cet x. Mais le défenseur de l’approche vérifactionnelle peut précisément rester neutre sur ce point ou le rejeter. Comme Cameron le souligne :
I think one of the benefits of truthmaker theory is to allow that <x exists> might be made true by something other than x, and hence that “a exists” might be true according to some theory without being an ontological commitment of that theory.
Cameron, 2008, p. 401
Développons ce point à partir d’un exemple. Selon le critère quinien, si la phrase « Il y a une table » est littéralement vraie, nous sommes ontologiquement engagés envers l’existence d’une table; la table doit être une entité distincte dans notre ontologie. Aussi, si nous pensons qu’une table n’est en fait qu’un tas d’atomes arrangés de telle et telle façon, nous ne devrions pas prendre « Il y a une table » pour une vérité littérale, mais comme une manière impropre de dire « Il y a tels et tels atomes arrangés de telle et telle façon ». À l’inverse, si nous adoptons le critère de la vérifaction, « Il y a une table » n’engage ontologiquement qu’à ce qui rend vraie cette phrase, quoi que ce soit. Plus précisément, il faut en fait considérer un vérifacteur minimal. Si nous supposons qu’un vérifacteur (minimal) pour « Il y a une table » consiste dans le fait qu’un tas d’atomes sont arrangés de telle et telle façon, alors cette phrase n’engage ontologiquement qu’en l’existence d’atomes arrangés de cette façon. Ainsi, on peut considérer que la phrase « Il y a une table » est littéralement vraie sans que cela engage ontologiquement l’existence d’une nouvelle entité en plus des atomes qui la composent.
Un autre exemple particulièrement éclairant est donné par Simons :
This way of looking at ontological commitment highlights something which might otherwise remain clouded, and which one might call the inscrutability of ontological commitment. Consider first a simple medical sentence such as Sam has hepatitis. This is made true by hepatitis viruses in sufficient numbers in Sam’s body, causing inflammation of his liver. But we cannot tell this by simply analyzing the sentence linguistically: it is a matter of medical knowledge, not conceptual analysis. Not even the type of virus is fixed by the statement: when in a paper on truth-making, Mulligan et al. put forward this example, two types of hepatitis virus were known, since then another has come to light, which only serves to underline the point that it is in general an a posteriori matter what makes a given sentence true. But if that is so then the ontological commitments or truth-making minima of a sentence are not to be read off its logico-grammatical form either: when we affirm that Sam has hepatitis then all we are committed to is something or other, whatever it is that causes Sam’s liver to be inflamed.
Simons, 1997, p. 265
Bien sûr, cette approche de l’engagement ontologique n’est pas exempte de difficultés, mais il me semble qu’il s’agit bien là de la meilleure manière de traiter cette question : il est clair qu’il y a un lien très étroit entre ce qui rend vraie une théorie, c’est-à-dire ses vérifacteurs, et ce qui est d’après cette théorie, c’est-à-dire ses engagements ontologiques. On peut notamment remarquer que sises vérifacteurs existent, alors la théorie est vraie, donc ses engagements ontologiques existent eux aussi. Comprendre la vérifaction d’une théorie permet de bien déterminer ce à quoi elle engage ontologiquement.
À partir de cette approche vérifactionnelle de l’engagement ontologique, si l’on prend maintenant la sémantique formelle au sérieux, c’est-à-dire si l’on considère qu’elle décrit la vérifaction des formules du langage dans n’importe quelle situation ontologique, alors il semble que la sémantique formelle puisse nous apporter des informations précises quant à l’engagement ontologique du langage interprété par la sémantique. Cela revient-il à dire que nous devons laisser la sémantique nous dicter notre ontologie? Non. L’idée est plutôt de procéder dans l’autre sens. Dès lors que nous comprenons bien la relation entre la sémantique formelle et l’ontologie, il devient possible de construire une sémantique de telle façon que, étant donné un type d’ontologie, les engagements ontologiques de cette sémantique soient in fine en accord avec ce type d’ontologie. Autrement dit, il s’agit de construire la sémantique dans une perspective ontologique.
Quatre cadres ontologiques
Je vais présenter une méthode pour construire des sémantiques dont l’engagement ontologique correspondra à certains types classiques d’ontologie. À cette fin, je définirai des cadres ontologiques. Pour expliquer en quoi consiste un cadre ontologique, il nous faut nous pencher d’un peu plus près sur la structure d’un modèle en sémantique.
Étant donné un langage construit à partir d’un ensemble de constantes nonlogiques (ce qu’on appelle son vocabulaire ou sa signature), un modèle pour dans une sémantique aura généralement la forme suivante : <X, Y, …, δ> où X, Y, … sont toutes sortes d’ensembles ou de fonctions, et où δ est une fonction de dénotation, c’est-à-dire qu’elle associe les éléments de à d’autres éléments du modèles. (Il pourrait aussi y avoir plusieurs fonctions de dénotation, c’est-à-dire plusieurs fonctions associant des éléments de à d’autres éléments du modèle.) En dehors de cette fonction de dénotation qui assure le lien entre le langage et le monde, tous les autres éléments du modèle peuvent être considérés comme des éléments purement ontologiques, qui n’ont pas trait au langage interprété. Aussi, ce que je vais appeler le cadre ontologique à partir duquel la sémantique est construite est la structure <X, Y, …>, c’est-à-dire la structure d’un modèle sans la fonction de dénotation. Donc, pour construire une sémantique à partir d’un cadre ontologique, il suffit d’ajouter à la structure du cadre une fonction de dénotation.
Le cadre ontologique, si la sémantique est prise au sérieux, devrait représenter la structure de ce qu’il y a en général, la structure de n’importe quelle situation ontologique. Aussi, le choix du cadre devrait être le reflet de nos intuitions ontologiques, indépendamment du langage que l’on souhaite ensuite interpréter dans ce cadre. Cet aperçu général deviendra plus clair à partir de quelques exemples. Je vais considérer quatre types classiques d’ontologie concernant le statut des individus et des universaux. Nominalisme fort : le monde est fait seulement d’individus. Tout découpage de la réalité est arbitraire, et tout prédicat n’est qu’un nom qui ne correspond pas à une structure réelle. Nominalisme modéré : le monde est fait seulement d’individus, mais tout découpage de la réalité n’est pas arbitraire. Il y a une structure réelle (par exemple de ressemblance) sur les individus. Réalisme modéré : ce qui est fondamental, ce sont des états de choses de forme : un universel n-adique instancié par n individus. Il y a donc des individus et des universaux, mais ils ne peuvent pas exister indépendamment : ils sont toujours connectés dans un état de choses. Réalisme fort : il y a des universaux et leur existence est indépendante de l’existence d’individus les instanciant. Par contre, les individus ne peuvent pas exister sans instancier des universaux.
Le réalisme modéré correspond à une ontologie de type aristotélicien ou armstrongien, et le réalisme fort correspond à un platonisme à l’égard des universaux. (Notons bien que j’utilise maintenant le terme réalisme en un autre sens que précédemment : je parlais plus haut du réalisme à l’égard de la vérité, ce que l’on peut opposer à l’idéalisme; maintenant je parle du réalisme des universaux, qu’on oppose généralement au nominalisme).
Je vais maintenant présenter quatre cadres ontologiques représentant ces différents points de vue, et j’esquisserai ensuite, à partir de chacun d’eux, la construction d’une sémantique pour les langages du premier ordre.
Cadre nominaliste fort
Le cadre nominaliste fort est le plus simple. Le monde n’est fait que d’individus et il n’y a aucune sorte de structure sur ces individus; ce cadre sera donc simplement une structure <> où est un ensemble d’urelements (qui correspondent intuitivement aux individus).
Je ne veux pas dire que d’après le nominalisme fort, le monde est un ensemble (ne serait-ce que parce qu’il est clair qu’un nominaliste pourrait questionner l’idée qu’il y ait des ensembles). Je dis plutôt que la structure du monde, tel qu’un nominaliste fort l’envisage, est adéquatement décrite par la structure <>, c’est-à-dire par un simple ensemble d’individus. Le cadre ontologique représente la structure générale de la réalité; il ne faut pas l’identifier à la réalité elle-même.
Afin d’obtenir une sémantique pour un langage à partir d’un cadre ontologique, il suffit d’ajouter au cadre une fonction de dénotation pour ce langage. Une sémantique nominaliste forte devrait donc avoir la structure suivante : <, δ>. En sémantique standard de la logique du premier ordre, les modèles ont précisément cette structure : δ est une fonction de dénotation associant les constantes individuelles à des membres de , et les prédicats à des ensembles de n-uplets de membres de . Par exemple, la formule Pa (où P est un prédicat monadique et a une constante individuelle) est vraie ssi δ(a) ∈δ(P); et la formule Rab est vrai ssi <δ(a), δ(b)>∈δ(R).
Ainsi donc, si l’on prend la sémantique de la logique du premier ordre au sérieux, l’engagement ontologique de cette sémantique correspond à un nominalisme fort.
J’appellerai les urelements d’un cadre les entités du cadre. Dans le cadre nominaliste fort, les individus sont les seules entités. En un certain sens, on peut considérer les entités comme les blocs de construction du monde.
Cadre nominaliste modéré
Dans le cadre nominaliste modéré, il n’y a encore que des individus, mais ceux-ci présentent une certaine structure; admettons qu’ils sont structurés par une relation de ressemblance. (C’est l’approche la plus courante. On pourrait aussi considérer l’idée de classe naturelle; je pense que le cadre obtenu à partir de cette idée ne différerait pas beaucoup de celui que je vais construire ici.) Un simple ensemble d’individus ne suffira donc pas à représenter le nominalisme modéré : il faut pouvoir en plus exprimer cette idée de structure de ressemblance.
Intuitivement, en plus d’un ensemble d’individus, on aura besoin d’ensembles qui représentent des individus se ressemblant sous un certain aspect. Par exemple, on aura un ensemble d’individus se ressemblant du point de vue leur rougeur (des pommes, des tomates, etc.). Pour traiter des relations, il faudra également des ensembles de n-uplets d’individus tels que ces n-uplets se ressemblent sous un certain aspect; par exemple on aura un ensemble de couples se ressemblant en ceci que le premier membre du couple aime le second membre par exemple les couples <Quasimodo, Esmeralda>, <Romeo, Juliette>, <Juliette, Roméo>, etc.
On pourra définir le cadre nominaliste modéré comme une structure <, > où est un ensemble d’urelements – appelons-les les individus, et où est un ensemble { individus et les universaux 1, …,n, …} où chaque n est un ensemble d’ensembles de n-uplets d’individus, et tel que chaque n-uplet d’individus apparaisse dans au moins un membre de n. Intuitivement, les membres de n sont des ensembles de n-uplets d’individus, tels que ces n-uplets se ressemblent les uns les autres sous un certain aspect. La condition finale selon laquelle chaque n-uplet d’individus doit apparaître dans au moins un membre de n exprime le fait que chaque n-uplet d’individus se ressemble au moins à lui-même.
J’appellerai ensemble basique d’un cadre un ensemble dont la construction ne peut pas être entièrement déterminée par les autres éléments du cadre. Cette notion sera utile pour appréhender ce qui est fondamental dans un cadre donné. Dans le cadre nominaliste modéré, n’est pas un ensemble basique : en effet, si l’on vous donne l’ensemble , vous pouvez construire . (Il suffit par exemple de construire comme l’union de tous les membres de 1.) À l’inverse, est bien un ensemble basique : si l’on ne vous donne que , vous ne pouvez pas construire .
Ce qui est fondamental, donc, ce n’est pas l’ensemble des individus, mais la structure de ressemblance que présentent ces individus. Toutefois, les individus sont bien les entités du modèle puisque ce sont les urelements. Les nominalismes fort et modéré s’accordent donc sur les urelements (les individus), mais pas sur les ensembles basiques : est basique pour le nominalisme fort et pas pour le modéré. Cela revient à dire que les nominalismes fort et modéré s’accordent sur les entités (les blocs de construction de la réalité), mais sont en désaccord quant à la structure fondamentale de la réalité : pour le nominalisme fort, il n’y a aucune structure, tandis que pour le nominalisme modéré, il y a une structure de ressemblance (exprimée par l’ensemble dans le cadre que j’ai présenté).
Les modèles d’une sémantique nominaliste modérée doivent avoir la forme suivante : <,,δ>. Pour interpréter les langages du premier ordre, cela ne change pas grand-chose par rapport à la sémantique nominaliste forte (c’est-à-dire la sémantique standard) : δ associe les constantes individuelles à des membres de et les prédicats n-adiques à des ensembles de n-uplets de membres de ,et les règles sémantiques seront les mêmes que précédemment. Mais on peut remarquer que la présence de l’ensemble dans le modèle permet d’identifier un type spécial de prédicats : la dénotation d’un prédicat n-adique peut appartenir à n, autrement dit un prédicat peut dénoter une classe de ressemblances. On peut appeler de tels prédicats des « prédicats réels » au sens où ils opèrent un découpage de la réalité qui correspond à une structure réelle. (Une telle affirmation n’aurait pas de sens de le cadre nominaliste fort : tous les prédicats y font un découpage arbitraire de l’ensemble des individus.) Cet aspect de la sémantique offre une ressource qui devient particulièrement utile et intéressante si l’on cherche à interpréter des langages plus riches comme ceux du second ordre.
Cadre réaliste modéré
Selon le réalisme modéré, le monde est fait d’états de choses. Un état de choses est l’instanciation d’un universel n-adique par n-individus. Il y a donc des universaux et des individus, mais tout universel est instancié et tout individu instancie au moins un universel.
Le cadre réaliste modéré pourrait être défini comme la structure <, , > où est un ensemble d’urelements qu’on appellera les individus, où est un ensemble {1, …,n, …} tel que chaque membre de est un ensemble d’urelements disjoint de chaque autre et de ; on appellera les membres d’un ensemble n des universaux n-adiques. Enfin, l’ensemble est un ensemble de couples dont le premier terme est un universel n-adique (c’est-à-dire un membre de n) et dont le second terme est un n-uplet d’individus (c’est-à-dire des membres de ), et tel que chaque universel et chaque individu apparaisse au moins une fois dans un des membres de . Chaque membre de représente ainsi un état de choses, et tout individu et tout universel apparaît dans au moins un état de choses.
Cette condition (que tout individu et tout universel apparaisse dans au moins un état de choses) a pour conséquence que ni ni ne sont des ensembles basiques dans ce cadre. En effet, si est donné, on peut construire (puisque chaque individu apparaît au moins une fois dans l’un des membres de ) ainsi que (chaque n correspond à l’ensemble des premiers termes des membres de dont le second terme est un n-uplet). À l’inverse, les seuls ensembles et ne déterminent pas la construction de . Donc est bien basique.
Dans ce cadre, l’ensemble et les ensembles n sont des ensembles d’urelements, mais ils ne sont pas basiques; seul l’est : cela traduit bien le fait que les individus et les universaux sont les entités, les blocs de construction de la réalité, mais la seule structure fondamentale de la réalité est la structure en états de choses.
Essayons maintenant de formuler une sémantique pour la logique du premier ordre à partir de ce cadre réaliste modéré. Un modèle d’une telle sémantique devra avoir la forme suivante : <, , , δ>. Comme toujours, δ associe les constantes individuelles à des membres de , mais pour la dénotation des prédicats, les choses vont être différentes par rapport à l’approche standard : δ associera les prédicat n-adiques à des membre de n, c’est-à-dire des universaux n-adiques. En effet, si l’on adopte un point de vue réaliste, le prédicat rouge devrait dénoter non pas un ensemble d’individus rouges (comme dans la sémantique nominaliste), mais un universel de rougeur. Dès lors, la règle sémantique pour les formules atomiques sera différente elle aussi. La formule Pa sera vraie ssi <δ(P), δ(a)>∈, (autrement dit, Pa est vraie ssi il y a un état de choses qui lie l’universel dénoté par P et l’individu dénoté par a).
Un réaliste modéré pourrait bien entendu préférer utiliser la sémantique standard pour la logique du premier ordre, parce qu’elle est standard et plus simple. Mais il faut bien noter que cela reviendrait à ne pas prendre la sémantique au sérieux : la sémantique standard pour la logique du premier ordre ne décrit pas la relation monde/langage telle que le réaliste modéré la conçoit. (De son point de vue, ce qui rend vraies les formules du langage est un monde d’états de choses, pas un monde d’individus seulement, et les prédicats dénotent des universaux dans des états de choses, pas des ensembles d’individus.) La sémantique réaliste modérée pour la logique du premier ordre est certes plus complexe, mais elle présente ceci d’intéressant qu’elle s’efforce de représenter adéquatement la relation monde/langage du point de vue du réaliste modéré. Notons en outre que cette sémantique pour les langages du premier ordre n’est pas strictement équivalente à la sémantique standard; en effet, le schéma qui suit serait un schéma de formules valides dans la sémantique réaliste modérée telle que je l’ai décrite, mais n’en est pas un dans la sémantique standard :
∃xKx pour tout prédicat K
Et plus généralement :
∃x1…∃xnKnx1…xn pour tout prédicat Kn
(La validité de ces schémas est une conséquence du fait que tout universel est instancié.)
On peut enfin signaler que les ressources plus étendues qu’offre le cadre réaliste modéré deviennent particulièrement utiles pour interpréter les langages du second ordre, et de façon générale, les langages plus riches; les différences avec les interprétations nominalistes de ces même langages deviennent alors beaucoup plus nombreuses et significatives (Giraud, 2014).
Cadre réaliste fort
Selon le réalisme fort, il y a des universaux et ceux-ci existent indépendamment des individus, donc il peut y avoir des universaux non instanciés; par contre les individus instancient forcément des universaux. Admettons que cette dernière condition signifie que chaque individu instancie au moins un universel monadique.
Un cadre réaliste fort peut être représenté comme une structure <, ε, > où est un ensemble d’urelements qui représentent les individus, où est comme précédemment un ensemble {1, …,n, …} dont les membres sont des ensembles d’urelements tous disjoints les uns des autres et de ; on appelle les membres de n des universaux n-adiques. Enfin ε est une fonction associant certains membres des ensembles n à un ensemble non vide de n-uplets de membres de , et telle que pour tout i membre de il y a un u membre de 1 tel que i ∈ ε(u). Intuitivement, ε représente l’instanciation des universaux par des individus. (Notons que ε associe certains universaux, non pas tous, ce qui permet qu’il y ait des universaux non instanciés, et la dernière condition exprime le fait que tout individu instancie au moins un universel monadique.)
Quels ensembles sont basiques? (On peut considérer la fonction ε comme un ensemble de couples, donc la question se pose aussi pour ε.) Étant donné et , il est impossible de déterminer ε. Par exemple, dans un cadre très simple contenant seulement les universaux Rouge et Vert et l’individu i, la donnée de ces deux universaux et de cet individu ne permet pas de déterminer si i instancie Vert ou Rouge ou les deux. Tout ce que l’on sait, c’est que i instancie au moins l’un des deux universaux (car tout individu instancie au moins un universel monadique). Ainsi, ε n’est pas constructible à partir des autres éléments du cadre; ε est donc une fonction basique, ce qui revient à dire que l’instanciation est une structure fondamentale de ce cadre.
À l’inverse, étant donné ε, il est possible de construire puisque nous avons supposé que chaque membre de instancie au moins un universel monadique : tous les membres de vont donc apparaître dans les valeurs de ε. Ainsi, n’est pas basique; l’ensemble des individus n’est pas une structure fondamentale.
Peut-on aussi construire à partir de ε? Non. Considérons un cadre dans lequel contient seulement l’individu i et où ε associe seulement l’universel monadique Rouge à i. Peut-on savoir à partir de ces seules données que 1 ne contient aucun autre universel que Rouge? Non, car il pourrait y avoir des universaux non instanciés : peut-être Vert est-il un autre membre de 1 qui n’apparaît pas dans les arguments de la fonction ε. L’ensemble n’est donc pas déterminé par ε; c’est un ensemble basique. L’ensemble des universaux est bien un ensemble fondamental.
Les cadres réalistes fort et modéré s’accordent donc sur les entités : il y a des universaux et des individus. Mais ils sont en désaccord sur les structures fondamentales : pour le modéré, ni ni n’est basique, c’est qui l’est, c’est-à-dire que l’ensemble des universaux et celui des individus ne sont pas des structures fondamentales, c’est la structure en état de choses qui l’est; tandis que pour le réalisme fort, n’est pas basique, mais l’est, ainsi que la fonction ε, c’est-à-dire que l’ensemble des universaux et la structure d’instanciation sont les structures fondamentales de la réalité.
Esquissons maintenant une sémantique réaliste forte pour la logique du premier ordre. Un modèle dans une telle sémantique devrait avoir la forme suivante : <, ε, , δ> où δ est une fonction de dénotation associant les constantes individuelles à des membres de et les prédicats n-adiques à des membres de n. La règle sémantique pour les formules atomiques serait la suivante : Pa est vraie ssi ε(δ(P)) est définie et δ(a) ∈ε(δ(P)); autrement dit, Pa est vraie ssi le prédicat P dénote un universel qui est instancié par l’individu dénoté par a.
Cette sémantique semble-t-elle trop compliquée? Certes, elle l’est davantage que la sémantique standard de la logique du premier ordre, mais un réaliste fort ne peut pas prendre la sémantique standard au sérieux : du point de vue réaliste, ce qui rend vraie Pa n’est pas le fait que a est le nom d’un individu qui appartient à un ensemble d’individus dénoté par P; c’est plutôt le fait que P est le nom d’un universel et a le nom d’un individu tel que cet individu instancie cet universel.
Remarques conclusives
Encore une fois, prendre la sémantique au sérieux revient à considérer qu’elle doit décrire la structure de la relation monde/langage. La sémantique standard pour la logique du premier ordre ne saurait donc être prise au sérieux, à moins que l’on soit nominaliste fort. Cela dit, rien n’empêche d’utiliser la sémantique standard comme un moyen simple et pratique d’interpréter les langages du premier ordre, mais il faut alors bien reconnaître qu’on utilise la sémantique comme un outil formel sans pertinence ontologique.
Définir un cadre ontologique présente l’intérêt suivant : toute sémantique construite à partir de ce cadre, pour quelque langage que ce soit, aura précisément l’engagement ontologique déterminé par ce cadre. Autrement dit, le cadre ontologique délimite exactement les ressources qu’un défenseur de cette ontologie peut et doit utiliser pour interpréter un langage quel qu’il soit. Par exemple : si je suis réaliste modéré et si je veux interpréter le langage modal, mon interprétation ne devra pas utiliser d’autres ressources que les états de choses composés par des individus et des universaux, autrement dit je dois construire mon interprétation dans le cadre <, , >. Si je parviens à construire une sémantique satisfaisante pour le langage modal à partir de ce cadre, j’aurai bien produit une interprétation du langage modal en accord avec mon réalisme modéré. Essayons d’esquisser une telle interprétation à titre d’exemple.
En s’inspirant de la théorie combinatoire de la possibilité d’Armstrong (Armstrong, 1984), on pourrait procéder de la façon suivante à partir du cadre <, , > : on définit l’ensemble * à titre d’ensemble des couples <X, Y> tel que X ∈n et Y est un n-uplet de membres de . Cet ensemble * représente toutes les combinaisons possibles d’universaux n-adiques et de n-uplets d’individus, donc (dans l’optique d’Armstrong) cela représente tous les états de choses possibles. On définit ensuite l’ensemble des mondes possibles à titre d’ensemble des parties de * moins l’ensemble vide, c’est-à-dire n’importe quelle combinaison d’états de choses. (Cette esquisse est très imparfaite sur certains points; il faudrait ajouter plusieurs contraintes pour que cela corresponde plus exactement à la théorie d’Armstrong, mais cela donne au moins une première idée de la manière dont il faut procéder.) Il est crucial de noter que * et ont été construits seulement à partir des éléments déjà donnés dans le cadre : les individus et les universaux; la construction de ces ensembles n’ajoute donc rien au cadre. On pourra ensuite utiliser l’ensemble des mondes possibles pour interpréter les opérateurs modaux de la façon standard. Dans la mesure où un modèle de cette sémantique aura bien toujours la forme <, , , δ>, l’engagement ontologique de cette sémantique sera en accord avec le réalisme modéré. (Les règles sémantiques pour les formules modales seront seulement beaucoup plus compliquées que pour d’autres sémantiques, mais ce n’est pas une surprise après tout : si l’on est réaliste modéré et actualiste comme Armstrong, il n’est pas surprenant que la façon dont le monde actuel rend vraies les formules modales soit assez complexe.) Et il est possible que cette logique modale réaliste modérée ne soit pas équivalente à la logique modale standard ou à une autre interprétation de la logique modale construite dans un autre cadre ontologique.
Notons en outre que lorsqu’il est impossible de construire dans un certain cadre ontologique une sémantique satisfaisante pour un certain type de langage, cela constitue une objection sérieuse, soit contre une telle ontologie, soit contre l’intelligibilité d’un tel langage : il faut renoncer à l’un ou l’autre. Par exemple, la difficulté que l’on pourrait rencontrer à construire une interprétation satisfaisante de la logique modale dans un cadre nominaliste fort pourrait constituer une objection sérieuse : ou bien contre la modalité, si l’on tient à défendre le nominalisme fort, ou bien contre le nominalisme fort, si l’on tient à sauver l’idée selon laquelle les concepts modaux ont une signification.
De façon générale, les interprétations d’un même langage à partir de différents cadres peuvent différer grandement entre elles; par exemple, les quatre cadres que j’ai présentés produisent des logiques du second ordre très différentes (Giraud, 2014). Cette approche de la sémantique permet ainsi de voir comment des désaccords ontologiques se traduisent en désaccords logiques.
Appendices
Note
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[1]
Voir Giraud, 2014, dont cet article est partiellement une traduction.
Bibliographie
- Armstrong, David M., A Combinatorial Theory of Possibility, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.
- Armstrong, David M., Truth and Truthmakers, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
- Cameron, Ross, “Truthmakers and Ontological Commitment: Or How to Deal With Complex Objects and Mathematical Ontology Without Getting into Trouble,” Philosophical Studies, vol. 140, no. 1, 2008, pp. 1-18.
- Cameron, Ross, “How to Have a Radically Minimal Ontology,” Philosophical Studies, vol. 151, no. 2, 2010, pp. 249-264.
- Giraud, Thibaut, “Constructing Formal Semantics From an Ontological Perspective. The Case of Second-order Logics,” Synthese, vol. 191, no. 10, 2014, pp. 2115-2145.
- Heil, John, From an Ontological Point of View, Oxford, Oxford University Press, 2003.
- Prior, Arthur, Object of Thought, Oxford, Clarendon Press, 1971.
- Simons, Peter, “Higher-order Quantification and Ontological Commitment,” Dialectica, vol. 51, no. 4, 1997, pp. 255-271.
- Zalta, Edward N., Intensional Logic and the Metaphysics of Intentionality, Cambridge, A Bradford Book, the MIT Press, 1988.