Abstracts
Résumé
Nous proposons dans ce texte une hypothèse explicative de la méfiance plus grande observée entre des individus différents les uns des autres sur un aspect identitaire jugé pertinent par ceux-ci. Nous débutons par présenter une esquisse de définition de la confiance et nous plaçons les normes de rationalité et de moralité au centre de cette définition. Nous faisons confiance à autrui pour qu’il respecte certaines normes explicites ou implicites. Cette définition nous permet d’éviter deux écueils : celui de considérer qu’il est immoral de ne pas faire confiance à autrui, et celui de considérer qu’il est irrationnel de ne pas faire confiance à autrui. Nous ne pouvons donc pas critiquer la tendance à ne pas faire confiance à des individus différents d’un pont de vue moral ou rationnel. Nous terminons en proposant une hypothèse permettant d’expliquer comment peut émerger la méfiance entre individus différents.
Abstract
In this paper, I offer a hypothesis explaining how and why lower trust levels are observed between people who consider themselves as different on a relevant identity variable. I begin by clarifying the central aspects of a definition of trust built around the idea that trusting someone is basically trusting to follow some norms. These norms can be implicit or explicit; they can be norms of rationality and norms of morality. We trust people to act rationally or morally, which is different from trusting rationally or morally. I argue that defining trust as rational or moral is a mistake and so the lower trust level towards different people cannot be criticized from a rational or moral point of view. I conclude the paper by offering a possible explanation of this lower trust level based on my proposed definition.
Article body
1. La confiance et ses bénéfices
Nous sommes face à une crise de la confiance. Les gens expriment des niveaux de confiance moindres que par le passé envers les élus, leurs voisins, les étrangers : le problème semble généralisé. Ce constat explique en partie la grande attention accordée au concept de confiance, et à d’autres y étant apparentés comme le capital social et la coopération, dans la littérature en sciences sociales et marginalement en philosophie. Ce qui explique l’autre partie de l’attention portée au concept de confiance c’est la réalisation des bénéfices découlant de la confiance lorsqu’elle est généralisée dans une communauté de coopération. Il semble que ce que l’on ait à perdre avec l’étiolement le la confiance aille plus loin qu’une vision romantique de nos relations sociales et politiques. La croissance économique est rendue plus difficile dans un contexte marqué par la méfiance (Zak and Knack, 2001) et les institutions sociales et politiques sont moins efficaces et moins appréciées (Zmerli and Newton, 2008 ; Knack, 2002 ; Knack and Keefer, 1997). La confiance permet d’éviter plusieurs couts de transaction et règle des problèmes d’action collective (Arrow, 1974 ; Arrow, 1983). Chaque fois que l’on peut éviter de signer un contrat ou d’échanger des garanties avant d’interagir, nous bénéficions du lien qui nous unit et qui permet la transaction : la confiance. Les contrats et autres moyens liant légalement les parties visent à compenser l’absence de confiance mais imposent des couts de transaction aux parties qui bénéficieront dans une moindre mesure de leurs interactions mutuellement bénéfique. On observe même que le fait de s’entendre sans signer de contrats, ou de s’entendre en signant des contrats incomplets, est utilisé comme un signal de confiance envoyé à notre vis-à-vis (Herold, 2010). Ce risque ne s’explique ou ne se justifie que par le fait qu’une relation bâtie sur la confiance permettra plusieurs économies, plusieurs bénéfices, et ce à toutes les parties impliquées.
Ce qui rend la situation d’autant plus préoccupante c’est qu’il semble que l’hétérogénéité des populations rende plus difficile l’établissement de relations de confiance (Alesina and La Ferrara, 2002). Nous pouvons trouver confirmation de cette diminution de la confiance dans des sondages où les individus sont directement interrogés sur leur niveau de confiance générale ou sur leur confiance exprimée envers des figures particulières de leur communauté tels les policiers, les politiciens, leurs voisins, etc.[2] La confiance est plus faible dans les communautés présentant une forte hétérogénéité ethnoculturelle ou socioéconomique (Alesina and La Ferrara, 2002 ; Glaeser et al., 2000). Elle semble aussi d’autant plus difficile à établir et à maintenir entre personnes présentant une différence pertinente au niveau de l’un des aspects de leur identité (Johansson-Stenman, 2008). Nous savons que nous sommes moins portés à faire confiance à des individus appartenant à des communautés ethniques différentes de la nôtre, à des jeunes si nous sommes plus âgés et à des personnes plus âgées si nous sommes jeunes, aux personnes du genre opposé, aux partisans d’une équipe adverse à la nôtre, aux étudiants d’une autre université, etc. (Johansson-Stenman, 2008). C’est particulièrement fâcheux dans une société de plus en plus éclatée d’un point de vue identitaire et impliquant une grande proportion de nos interactions avec des inconnus radicalement différents de soi. Si nous n’arrivons pas à faire confiance à des personnes différentes de nous, et si la plupart de nos interactions sociales se font avec des inconnus présentant une différence identitaire, la situation semble assez sombre pour la confiance sociale et nos chances de la voir prendre du mieux.
Ce qui est en fait fascinant dans la confiance, lorsqu’on y réfléchit, ce n’est pas tant que des individus différents soient moins portés à se faire confiance mutuellement mais plutôt que des inconnus parviennent souvent à se faire confiance et à agir sur la base de cette confiance. Il est fascinant de constater que nous sommes disposés à prendre des risques en faisant confiance à de purs inconnus, de qui nous ne savons rien et avec qui nous ignorons si nous interagirons à nouveau, sur la simple base d’une ressemblance quelconque. Pour le dire autrement, le phénomène fascinant n’est pas la confiance moindre envers des inconnus différents de nous mais la méfiance moindre envers des inconnus semblables à nous. Ce qui semble difficile à expliquer, ce n’est pas pourquoi nous nous méfions d’inconnus différents de nous, mais pourquoi nous ne nous méfions pas tout autant des inconnus qui partagent des aspects identitaires avec nous. Cela est-il dû à un phénomène complètement arbitraire ou au contraire peut-on comprendre ou expliquer ce phénomène ? Nous proposons dans cet article une théorie de la formation de la confiance dans des interactions uniques avec des inconnus qui permet de rendre compte de notre difficulté plus grande d’accorder notre confiance, de prendre des risques sans garanties apparentes, à des individus différents de nous. En abordant la question de la confiance plus difficile à établir et à accorder entre individus différents, nous obtenons une opportunité théorique de mieux comprendre le fonctionnement de la confiance et de son développement.
Dans le cadre de ce texte, nous nous concentrerons sur les cas de confiance entre inconnus ou entre individus connaissant très peu l’un de l’autre. La confiance est évidemment présente dans des relations beaucoup plus substantielles et il n’est pas question de le nier. Toutefois, les relations significatives avec des personnes centrales à notre vie et influençant notre propre bonheur font intervenir la confiance mais aussi une panoplie d’autres émotions et intérêts qui rendent difficile de déterminer si nous agissons sur la base de la confiance ou sur la base d’un intérêt bien compris. Les relations entre inconnus nous semblent faire intervenir la confiance de façon plus évidente.
2. La confiance : un concept équivoque
Malgré la popularité montante du concept de confiance, et de concepts apparentés tel que le capital social, il n’existe pas de consensus sur ce qu’est la confiance, et encore moins sur ce qui la détermine, les circonstances qui la produisent ou la minent. Plusieurs définitions plus ou moins contradictoires sont offertes et plusieurs résultats d’études nous offrent des outils permettant d’en appréhender les mécanismes de formation et de maintien. Ce que nous tenterons de faire dans cet article c’est de clarifier un des aspects controversés dans la définition de la confiance, soit sa relation à la rationalité et à la moralité. Nous proposerons notre propre définition, ou du moins quelques conditions que doivent présenter des interactions pour être considérées comme fondées sur la confiance. Nous tâcherons de définir la confiance en fonction de certains travaux empiriques qui nous permettent d’en comprendre le fonctionnement et la logique, entre autre le phénomène mentionné plus haut faisant en sorte que la confiance soit plus stable et robuste entre personnes se ressemblant sur l’une ou l’autre des dimensions jugées pertinentes de leur identité.
Nous dirons que nous faisons confiance à autrui lorsque nous sommes disposés à nous mettre dans une situation de vulnérabilité par rapport à autrui dans le but d’en tirer un bénéfice.
Cela implique deux conditions :
-
Nous attendons un bénéfice du fait de transmettre un pouvoir de nous nuire à autrui, ou du moins nous ne nous attendons pas à ce qu’autrui en use pour nous nuire ;
-
Les bénéfices directs attendus par autrui du fait de se montrer digne de confiance ne suffisent pas à motiver un comportement digne de confiance.[3]
Si l’une de ces conditions n’est pas respectée, nous sommes dans une interaction fondée en tout ou en partie sur autre chose que la confiance. Il faut noter qu’il est possible que d’autres éléments soient présents afin de rendre possible l’interaction mais il semble nécessaire que ces deux conditions soient remplies. La première condition semble nécessaire pour motiver à placer sa confiance en autrui et pour agir sur la base de cette confiance. Si nous n’avons rien à perdre, ou si nous sommes indifférents quant au résultat de l’interaction, la confiance ne semble pas présente ou du moins pas nécessaire. Si la seconde condition n’est pas remplie, la personne en qui nous plaçons notre confiance a d’autres raisons d’agir de la façon attendue et dès lors la confiance n’est pas non plus nécessaire. Par exemple, s’il y a identité d’intérêts entre deux personnes dans une interaction, l’intérêt de chacun suffira à les motiver à agir de la façon attendue. Dans des situations propices aux problèmes d’action collective, il peut y avoir des intérêts en jeu mais ceux-ci sont en tension et ne suffisent pas à motiver le comportement coopératif. Dans de telles situations, la confiance est nécessaire pour motiver à agir de la façon attendue par autrui, ou, pourrait-on dire, de la façon morale » c’est-à-dire respectueuse de certaines normes de coopération.
Cette définition prend ses distances avec celle adoptée par plusieurs chercheurs et proposée par Russell Hardin (2002) qui considère la confiance comme mon intérêt encapsulé dans l’intérêt d’autrui. Nous ferions confiance à autrui dans la mesure où nous considérons que notre intérêt est encapsulé dans son propre intérêt. La définition de Hardin semble adéquate pour les cas de confiance entre personnes ayant des relations riches ou fréquentes mais n’arrive pas à expliquer la confiance et les interactions basées sur la confiance survenant entre inconnus. Or ce sont ces relations, celles où l’on observe l’expression d’une confiance généralisée sans être inconditionnelle, qui nous semblent les plus intéressantes.[4]
Notre définition permet aussi de distinguer les cas de confiance et les cas de simple « attente » faisant référence à la « fiabilité » ou à la compétence d’un objet ou d’une personne plutôt qu’au fait qu’elle soit digne de confiance. Nous pourrions dire que nous faisons confiance à notre automobile pour démarrer par grand froid, à notre enfant pour ne pas traverser la rue sans regarder des deux côtés, ou à Novak Djokovic pour dépasser Rafael Nadal au classement de l’ATP. Ces situations présentent des objets ou des êtres qui n’ont aucune raison de se comporter autrement. Ce que nous exprimons c’est une croyance dans leur capacité ou dans leur compétence à réaliser certaines actions mais pas dans leur motivation à agir de la façon que nous jugeons appropriée. Pour qu’une personne puisse se montrer digne de confiance, elle doit être soumise à une tentation rendant l’action pour laquelle nous lui faisons confiance moins attrayante qu’une autre. Lorsque nous faisons confiance à autrui, nous attendons de cette personne qu’elle agisse d’une façon qui n’est pas directement avantageuse pour elle. Faire confiance à Djokovic pour qu’il gagne un match n’a donc pas de sens, dans la mesure où Djokovic n’a pas intérêt à agir autrement. La véritable confiance pourrait refaire surface si les matchs de tennis étaient parfois truqués. On pourrait alors faire confiance à Djokovic pour refuser de perdre un match volontairement en échange de sommes d’argent ou pour refuser de prendre des substances illicites améliorant ses performances. Pour que l’on puisse parler de confiance, la personne en qui nous la plaçons doit donc avoir une raison, une motivation à agir d’une façon qui violerait notre confiance. Évidemment l’évaluation de la compétence est pertinente au moment de faire confiance à autrui. Cependant, cela n’a rien à voir avec le fait que cette personne soit digne de confiance ou non.
Finalement, la confiance vise l’accomplissement d’une ou d’un nombre limité d’actions. Nous faisons confiance à autrui pour agir d’une façon ou pour produire un résultat. A fait confiance à B pour faire x. Ce quelque chose pour lequel nous faisons confiance sera plus ou moins précis mais fera toujours intervenir des normes de différents ordres qui peuvent être explicites ou implicites.[5] Si je prête un livre à un étudiant, ou si je confie mon enfant à autrui, je peux rendre explicite, mais je peux aussi laisser implicite, un ensemble de normes qui entourent les prêts et la garde d’enfants. Le respect de ces normes fera en sorte que j’aurai eu raison de placer en eux ma confiance. La durée acceptable d’un prêt, l’état dans lequel il devrait m’être rendu, la possibilité de le prêter à une tierce personne, font intervenir des normes plus ou moins claires qui, si elles sont enfreintes, seront interprétées comme des violations de ma confiance. Je fais confiance pour faire la bonne chose, et pour prendre les moyens nécessaires permettant de faire la bonne chose. De la même façon, faire confiance à quelqu’un pour prendre soin de mon enfant impliquera que cette personne satisfasse aux besoins essentiels de celui-ci, mais aussi qu’elle le fasse d’une façon moralement acceptable. Dans les deux cas, certaines normes sont des normes sociales ou des normes de rationalité instrumentale, d’autres sont davantage de nature morale. Notre vision de la confiance fait écho à celle proposée par Fukuyama qui écrit que « [l]a confiance est l’attente qui émerge à l’intérieur d’une communauté de comportements réguliers, honnêtes et coopératifs, respectant des normes communes partagées, de la part d’autres membres de la communauté. » (Fukuyama 1995 : 27)
La confiance entretient donc une relation intime avec la rationalité et avec la moralité, par l’intermédiaire des normes de rationalité et de moralité qui régissent les comportements que nous attendons ou que nous souhaitons lorsque nous plaçons notre confiance en autrui. Toutefois, la confiance n’est pas rationnelle ou morale en elle même, et c’est sur ce point que nous nous pencherons pour la suite de ce texte. Nous faisons confiance à autrui pour agir de façon rationnelle ou morale, mais il n’est ni rationnel ni moral de faire confiance. La confiance ne semble pas pouvoir a priori être évaluée par des normes de rationalité ou de moralité. D’abord, parce que faire confiance est une disposition à se mettre dans une position de vulnérabilité par rapport à autrui. Ayant souvent davantage à perdre qu’à gagner dans une relation de confiance, on ne peut considérer qu’il est rationnel de faire confiance. Ensuite, considérer qu’il est immoral de ne pas faire confiance pose problème au niveau de la définition et de la conception de la confiance nécessaire pour avancer une telle thèse. Aussi, cela pose problème puisque l’on considère que sans preuves concrètes sur le fait qu’une personne soit digne de confiance ou non, nous ne disposons d’aucun indice nous permettant de discriminer entre les dignes et les indignes de confiance. L’impossibilité d’évaluer rationnellement ou moralement la confiance s’applique à la confiance en général tout autant qu’à des situations d’interactions potentielles ponctuelles. Si une personne ne fait pas confiance à autrui, nous pouvons trouver la chose regrettable mais nous ne pouvons la critiquer rationnellement ou moralement. Nous tâcherons d’abord d’expliquer pourquoi il semble erroné de considérer la confiance comme étant morale ou rationnelle. En utilisant un exemple de méfiance particulièrement troublant auquel nous avons fait référence, celui de la méfiance accrue entre personnes différentes, nous tenterons d’expliquer pourquoi il nous semble problématique de condamner sur la base de la moralité ou de la rationalité ces réactions de méfiance et finalement nous proposerons une hypothèse permettant d’expliquer ces réactions.
3. La méfiance non fondée : irrationnelle et/ou immorale ?
D’un point de vue normatif, on peut identifier deux problèmes posés par une confiance limitée à certains individus et refusée à d’autres pour des raisons jugées « non raisonnables » ou arbitraires. Il ne semble pas exister d’ethnies, de cultures, de genre ou de catégories d’individus faisant moins confiance ou étant moins dignes de confiance dans l’absolu. Tous les individus semblent avoir une tendance à moins faire confiance et à se montrer moins dignes de confiance lorsqu’ils interagissent avec des individus appartenant à d’autres groupes identitaires. Ils expriment aussi des niveaux de confiance moindre lorsqu’ils vivent dans des communautés hétérogènes. Comment alors expliquer cette disposition favorable envers les individus semblables à nous lorsque vient le temps de faire confiance ou de se montrer digne de confiance ?
3.1 La méfiance immorale ?
On peut d’abord voir un problème moral dans cette disposition « discriminatoire », une enfreinte à des normes morales. Certains philosophes voient dans le fait de faire confiance un comportement moral, exigé de chacun, et le refuser de façon moralement arbitraire à autrui poserait un problème moral (Uslaner, 2002 ; Mansbridge, 1999). Nous devrions faire confiance en général, être optimistes, et cesser de faire confiance en ayant en tête notre intérêt personnel. La confiance moralement importante est la « confiance morale » (moralistic trust), distinguée de la « confiance stratégique ». La première est octroyée pour des raisons morales, la seconde pour maximiser notre utilité et nous protéger contre des individus susceptibles de nous nuire. La confiance morale tente de capturer l’idée de la confiance généralisée dans une population et identifie dans le devoir moral la motivation à faire confiance. Si nous n’avons pas de preuves quant au fait qu’une personne est indigne de confiance, nous aurions un devoir moral de laisser la chance au coureur. Il semble que cette façon de voir la confiance souffre d’une lacune et d’une confusion importante.
Commençons par sa lacune. Plusieurs études ont été menées afin d’évaluer notre capacité à détecter les individus indignes de confiance et les individus nous mentant. Si nous n’avions aucun moyen de détecter les individus indignes de confiance, si nous n’accordions notre confiance que suivant des préférences arbitraires, la proposition de Uslaner, Mansbridge et d’autres pourrait être jugée défendable. Or il est permis de croire que notre capacité à identifier les individus susceptibles d’abuser de notre confiance, aussi imparfaite qu’elle soit, est bien réelle et offre des résultats supérieurs à ceux produits par des choix arbitraires (Frank, 2004, 28-44). Sans connaitre l’historique d’interaction d’un inconnu, sans connaitre sa réputation ou ses projets, et simplement en interagissant pendant une courte période, nous avons accès à des signaux, des indices trahissant ses dispositions et ses émotions. Dans certains cas, nous sommes certains de la présence de certains indices et de l’interprétation à leur accorder. Nous avons alors la quasi certitude que la personne qui nous offre ces indices est ou n’est pas digne de confiance et nous avons raison plus de 4 fois sur 5 si l’on se fie à des expériences préliminaires (Frank, 1988, 134-143). Ces cas, à eux seuls, justifient que l’on rejette la proposition voulant que l’on doive, lorsque l’on ne dispose pas de preuves tangibles qu’une personne n’est pas digne de confiance, agir avec optimisme et placer en eux notre confiance pour des raisons morales. Ce serait nier l’importance et l’utilité de la confiance dans nos relations sociales ainsi que les gains offerts par notre capacité à détecter les personnes susceptibles d’abuser de note confiance.
Maintenant, l’idée qu’il serait immoral de ne pas faire confiance repose sur une importante confusion : faire confiance et agir sur la base de notre confiance.[6] On peut ne pas avoir confiance en autrui mais néanmoins sentir que nous devrions agir comme si nous lui faisons confiance pour des raisons morales ou autres. Dans une telle situation, contrairement à ce que certains commentateurs avancent, nous ne faisons pas confiance pour des raisons morales, mais nous agissons pour des raisons morales comme si nous faisions confiance. Faire confiance n’est pas agir sur la base de notre confiance. Évidemment, nous pouvons avoir confiance et ne pas agir, ou ne pas avoir confiance et agir malgré tout pour d’autres raisons. On peut se méfier de certaines catégories de personnes, et malgré tout concevoir que nous avons intérêt ou que nous avons un devoir moral de leur confier certaines responsabilités.
Le rôle de la confiance, le mécanisme plus ou moins efficace qui nous permet d’identifier les personnes susceptibles de nous nuire, ne peut qu’être un mécanisme stratégique et non un mécanisme moral faisant appel à des principes universels et devant être appliqué de façon générale. Cette vision de la confiance est compatible avec les comportements d’individus lors d’expériences qui ne semblent pas considérer que des normes sociales exigent de faire confiance (Bicchieri et al., 2011). Disons en terminant qu’une telle vision de la confiance prive l’individu qui l’adopte d’un outil imparfait mais néanmoins assez efficace lui permettant d’identifier les personnes avec qui il est risqué d’interagir et condamne ce dernier à un destin peu enviable de sucker.
3.2 La méfiance irrationnelle ?
On peut ensuite voir dans la méfiance envers autrui, notamment des individus différents de nous, un problème rationnel, une violation à des normes de rationalité. Si l’on entend « rationnel » comme synonyme d’avantageux ou maximisateur d’utilité individuelle, comme c’est généralement le cas en sciences sociales, il est vrai que ne pas faire confiance de façon déraisonnable pose un problème. S’il est avantageux de faire confiance en raison des couts évités et des bénéfices produits, chaque fois que nous ne faisons pas confiance pour des raisons impertinentes et que nous empêchons la création de surplus coopératifs, nous passons à coté d’occasions avantageuses. Plusieurs auteurs réduisent la confiance à une évaluation des risques dans un calcul rationnel visant la maximisation de l’utilité (Coleman, 1990). Dès lors, ne pas faire confiance peut souvent être critiqué d’être irrationnel, c’est-à-dire chaque fois que nous laissons passer des opportunités avantageuses.
Tel que mentionné, les relations de confiance sont définies entre autres par une relation de pouvoir où nous transférons à autrui le pouvoir de nous nuire, où nous nous mettons dans une situation de vulnérabilité par rapport à autrui. Une relation de confiance est une relation où un individu pose un geste qui le met dans une situation de vulnérabilité par rapport à autrui tout en s’attendant à un comportement bénéfique de cette personne. Le fait intéressant ici est que cette personne n’a rien à attendre de cette interaction, ou du moins a davantage à gagner en agissant d’une façon qui brise la confiance en tout ou en partie.
Il peut être plus ou moins irrationnel de faire confiance à autrui. D’une part, l’importance des bénéfices attendus et des coûts potentiels jouera un grand rôle. Il est moins difficile de décider de confier notre enfant à un nouveau voisin si nous devons entrer d’urgence à l’hôpital que si nous devons aller prendre un verre avec des amis. Les bénéfices dans le premier cas sont tellement grands qu’ils rendent moins irrationnel d’agir sur la base de la confiance. Nous pouvons aussi considérer les couts attendus advenant que notre confiance soit placée au mauvais « endroit ». Nous avons moins à perdre de confier les clés de notre voiture au valet d’un hôtel que de confier notre enfant à une gardienne, même si nous ne savons rien des deux personnes concernées.
Ensuite, les probabilités qu’autrui se montrera digne de confiance joueront un rôle tout aussi important. On sera d’autant plus disposé à faire confiance à autrui que nous serons convaincus de sa disposition à se montrer digne de confiance. Différents éléments peuvent ici intervenir. Les punitions possibles, les sentiments de cette personne à notre endroit, les attentes d’interactions futures, les intérêts alignés, etc. Plus une relation sera dense et riche, plus les raisons de se montrer digne de confiance seront nombreuses et plus nous serons disposés à faire confiance à autrui. Ce ne sont pas ces relations qui nous intéressent ici dans la mesure où ce ne sont pas ces relations qui représentent le lubrifiant social tant célébré, qui représentent le phénomène social le plus fascinant. Nous tenterons de plonger dans ce phénomène fascinant dans les quelques pages qui suivent afin de tenter d’y voir plus clair : la confiance envers de parfaits inconnus.
Ce qui est important de constater c’est que même dans des situations où nous avons beaucoup à gagner et peu à perdre du fait de placer notre confiance en quelqu’un, et même si plusieurs raisons rendent très probable que la personne agira de la façon attendue, il demeure toujours une part d’incertitude qui devra être comblée par la confiance. On ne peut jamais être certain qu’autrui agira de la façon attendue, et ce qui permet de surmonter cette incertitude et d’agir malgré tout, c’est ce que nous identifions comme la confiance. Ce qui nous motive à placer cette confiance en quelqu’un et à prendre les risques qui y sont associés, c’est l’attente d’un bénéfice.
Il est évident que nous faisons erreur fréquemment lorsque nous tentons d’établir si une personne est digne de confiance ou non. La question n’est cependant pas s’il est parfois irrationnel de ne pas faire confiance, mais plutôt si l’on peut critiquer le fait de ne pas faire confiance en général comme étant irrationnel. Ce qu’il est important de noter sur ce point, c’est que généralement nous avons davantage à perdre qu’à gagner dans une relation de confiance ponctuelle. Le problème est donc de savoir quand nous nous trouvons dans de telles situations où nous avons tort de ne pas faire confiance. Nous nous trouvons devant le dilemme à la source de houleux débats en éthique et en sciences sociales : la rationalité d’adopter des comportements coopératifs dans des interactions uniques. Les jeux non-coopératifs tels que le dilemme du prisonnier et les jeux de confiance (trust games) incarnent bien le problème dans des contextes simplifiés. Dans les jeux de confiance, on offre un montant d’argent à deux joueurs jumelés de façon arbitraire. On offre ensuite au premier joueur de transférer un montant au second joueur. S’il accepte, l’expérimentateur triple (ou double) le montant et le remet au second joueur. Ce dernier décide ensuite du montant à retourner au premier joueur. Évidemment, pour repartir avec un montant supérieur à leur allocation de départ, il est nécessaire que le premier joueur fasse confiance au second et transfère des ressources vers le second joueur. On pourrait donc considérer que refuser le transfert et « laisser de l’argent sur la table » est irrationnel. Toutefois, on doit garder en tête qu’une fois le transfert accepté vers le second joueur, ce dernier a intérêt à conserver le montant doublé ou triplé et à ne rien retourner au premier joueur. Ce qui est rationnel ce n’est donc pas de transférer les ressources permettant d’améliorer les situations de chaque joueur, mais de les transférer aux bonnes personnes (Frank, 2004, 28). Or la confiance semble justement être un mécanisme nous permettant d’identifier les personnes avec qui nous pouvons nous permettre d’interagir sans garanties ou assurances externes.
4. La méfiance et la différence
Mais comment rendre compte de notre méfiance plus importante envers des individus différents de nous ? Nous proposerons dans la dernière partie de ce texte une explication de ce phénomène observé par plusieurs chercheurs. Nous présenterons d’abord deux hypothèses avancées dans la littérature afin de rendre compte de cette méfiance face à la différence et nous préciserons l’une d’entre elles.
4.1 Hypothèse de l’image positive des membres de notre groupe/négative des non-membres
La confiance plus grande exprimée envers des membres de notre communauté pourrait d’abord s’expliquer par le fait que nous aurions une image favorable des membres de cette communauté. Si nous croyons que les membres d’une communauté sont plus susceptibles d’agir de la façon prévue, il serait tout naturel d’être davantage porté à leur faire davantage confiance. Cette hypothèse est intuitive et vient à l’esprit rapidement. Une personne raciste qui entretient des croyances quant à l’infériorité morale d’une communauté aura des raisons de ne pas interagir avec ses membres. Pourtant, cette hypothèse a été invalidée par des études qui démontrent que nous préférons interagir avec des individus membres des mêmes groupes que nous, même lorsque notre groupe est associé à un stéréotype négatif et que nous avons la possibilité d’interagir avec des inconnus appartenant à des groupes différents associés quant à eux à un stéréotype positif. Il faut donc chercher plus loin puisque nous ne faisons pas confiance inconditionnellement à des membres de nos groupes, et ce même si nous avons une image positive des membres de ceux-ci (Foddy and Yamagishi, 2009).
4.2 Hypothèse du caractère acceptable du traitement préférentiel accordé aux membres du groupe
Une autre hypothèse est celle selon laquelle nous considèrerions moralement acceptable, voire souhaitable, d’être biaisé en faveur de nos semblables dans des interactions sociales. Nous avons aussi tendance à nous attendre à profiter du même biais favorable à notre endroit dans nos interactions. Des résultats d’études appuient cette hypothèse expliquant les relations de confiance plus difficiles entre individus différents. Une étude entre autres démontre que dans des jeux de confiance, le fait pour le premier joueur de connaitre l’identité de son vis-à-vis n’influence pas positivement son niveau de confiance lorsque le second joueur ne connait pas l’identité du premier. Cela démontre que ce qui est pertinent, c’est l’attente d’un traitement préférentiel de la part du second joueur et non une préférence de la part du premier joueur pour un individu lui ressemblant (Foddy and Yamagishi, 2009). La préférence pour nos semblables est donc une attente d’un traitement préférentiel de la part de notre vis-à-vis et non un traitement préférentiel, ce qui est intuitivement compréhensible dans la mesure où c’est la personne en qui la confiance est placée qui a le plus besoin de raisons pour s’en montrer digne.
4.3 Pourquoi en est-il ainsi ?
Les défenseurs d’une vision purement rationnelle de la confiance pointent en direction d’attentes de futures interactions, de préférences pour les mêmes biens créés par la confiance, d’un passé d’interaction plus dense, d’informations sur la réputation d’autrui et de punitions plus sévères (Habyarimana et al., 2009). Il ne fait aucun doute que ces éléments sont pertinents, mais même dans des circonstances où nous ne disposons d’aucune de ces informations, nous continuons de faire davantage confiance à nos semblables.
Nous faisons ici l’hypothèse que ce qui importe dans la ressemblance entre personnes c’est d’une part le partage de normes communes et d’autre part la capacité d’identification d’indices témoignant de 1) la connaissance et de 2) la disposition à observer les normes chez notre vis-à-vis. Nous savons grâce à plusieurs études menées en « laboratoire » que le fait d’interagir, et surtout de communiquer avec une personne, augmente radicalement la disposition à faire confiance et les probabilités que cette personne se montre digne de confiance dans des jeux non coopératifs. C’est le cas même lorsque les deux personnes ne peuvent pas discuter de l’expérience, ni faire de promesses, ni s’engager d’une quelconque façon que ce soit (Ostrom, 2003). Pourquoi une brève possibilité de communication améliore-t-elle les chances d’établissement d’une relation de confiance et pourquoi cet effet est-il moindre lorsque l’interaction implique des individus différents ?
5. Les normes pertinentes dans divers contextes et la disposition à les respecter
Comme nous l’avons esquissé plus haut, le succès d’une interaction basée sur la confiance dépendra généralement du respect de plusieurs normes, la plupart étant implicites. La bonne chose à faire, et les bonnes façons de la faire, seront déterminées par un ensemble de normes et celles-ci ne sont pas universelles mais contextuelles et différentes d’un contexte à un autre. Je vous ferai confiance pour agir d’une façon convenable, convenue, mais souvent la convention sera implicite et prendra la forme d’une norme sociale ou morale que nous partageons.
Nous sommes rapides à interpréter des comportements irrespectueux de normes comme découlant de traits de caractère ou de dispositions propres à l’individu. Nous postulons généralement qu’un comportement inadéquat découle du caractère de l’agent. Cela est une erreur, mais nous fonctionnons néanmoins de la sorte (Flanagan 1991). Il est évident que nous serons moins porté à interagir et à faire confiance à une personne ayant des dispositions non susceptibles de le pousser à se montrer digne de confiance. Mais peut-on expliquer cette tendance à croire que les individus différents de nous sont moins dignes de confiance ? Deux voies d’analyse permettent d’éclairer cette impression ou ce phénomène.
5.1. Connaissance des normes chez autrui
Le simple fait d’interagir et de communiquer avec une personne nous donne beaucoup d’informations desquelles nous sommes plus ou moins conscients. Nous sommes confortables dans des environnements connus et prévisibles. Qu’est-ce qui fait qu’un environnement social est prévisible : les comportements respectant des normes partagées. Les normes sont partout, même dans les détails les plus subtils, et elles sont différentes d’une culture à une autre. La façon de gérer les tours de parole dans une discussion, la gestion des silences après une intervention, le temps de pause permettant d’intervenir sans interrompre (Fitzgerald, 2003), la distance à garder face à un interlocuteur, les sujets tabous, le niveau de formalité/familiarité adéquat, la façon d’exprimer des émotions et de bien doser l’expression de celles-ci suite à une histoire drôle/triste sont des exemples de situations gouvernées par des normes particulières. Dans des interactions très brèves avec des inconnus, nous pouvons avoir accès à des informations importantes sous la forme du respect ou de la violation de ces normes. Évidemment, des interactions plus substantielles pourront permettre d’observer le respect de certaines normes plus importantes. Toutefois, l’important pour notre proposition est qu’il soit possible d’observer le respect ou la violation de normes même chez une personne que nous ne rencontrons que brièvement.
Lorsque quelqu’un viole certaines de ces normes, nous pouvons avoir un sentiment négatif à son endroit mais nous pouvons aussi rationaliser ce sentiment : la personne devant nous soit ne connait pas la norme, soit ne reconnait pas qu’elle devrait s’appliquer dans ce contexte, soit elle n’est pas disposée à l’observer. Le fait qu’une personne ne connaisse pas une norme, ou ne reconnaisse pas qu’elle s’applique dans le contexte donné, peut susciter un doute quant à sa connaissance d’autres normes propres à d’autres contextes. Nous pouvons dès lors douter que cette personne se comportera de la façon souhaitée dans des interactions futures.
Lorsque nous sommes mis devant une situation d’interaction nouvelle, nous déterminons la bonne façon d’agir en faisant des parallèles avec d’autres contextes familiers dans lesquels nous savons comment nous comporter (Henrich et al., 2004). Un comportement inadéquat dans un contexte donné de la part d’un individu peut donc permettre d’appréhender d’autres comportements inadéquats dans d’autres contextes. Le fait qu’une personne n’ait pas su qu’il existait une norme régulant certains aspects de la vie sociale, ou qu’il n’ait pas reconnu qu’une norme particulière s’appliquait dans la situation pertinente, nous incline à attendre d’autres comportements en contradiction avec d’autres normes. Si nous faisons confiance à autrui afin qu’il agisse d’une façon respectant des normes implicites, ce doute aura nécessairement un impact sur notre disposition à placer en lui notre confiance. Comme les normes ne sont pas universelles, il est possible que les comportements que nous jugeons en violation d’une norme soient en fait dirigés par une autre norme partagée par un groupe, une communauté, une catégorie d’individus différents. Il n’en demeure pas moins que si ces normes ne sont pas partagées par les deux parties dans la relation de confiance, le comportement d’autrui peut sembler imprévisible et on peut expliquer la méfiance plus grande entre personnes différentes. Maintenant, connaitre les normes n’est pas tout, encore faut-il en observer les prescriptions.
5.2. Disposition à agir suivant les normes
Un autre sentiment négatif peut émerger en nous par rapport à un vis-à-vis au moment de lui témoigner notre confiance. Même en l’absence de violations de normes préalables, il est possible que « l’on ne sente » pas la personne devant nous. Maintenant, pourquoi est-ce davantage le cas avec des personnes différentes de nous ? Il est possible que ce soit parce que nous n’arrivons pas à obtenir d’informations ou d’indices sur leur disposition à agir de la bonne façon. Encore une fois, dans nos interactions, nous obtenons une tonne d’informations sur l’état d’esprit, les émotions et les dispositions de la personne devant nous.
Nous lisons les signes envoyés par le corps, les mouvements et bien d’autres éléments accessibles à nos sens (Gambetta and Hamill, 2005 ; Darwin, 2001 ; Frank, 1988 ; Ekman and Friesen, 1975). Nous ferons davantage confiance à une personne présentant des indices de sa crédibilité. Le fait de sourire, de porter un complet, d’avoir des chaussures impeccables, de lire le Devoir, de sortir de l’UQAM, de laisser un pourboire, etc. sont tous des éléments qui peuvent nous fournir des éléments d’informations pouvant être pertinents pour déterminer la dignité de confiance d’autrui. Ces éléments, encore une fois, sont très contextuels. Lire The Economist ou Le monde diplomatique trahit certaines informations sur le lecteur, mais cette information est inaccessible à quiconque ne connait pas ces publications. Il en va de même pour tout élément culturel lié à la tenue vestimentaire, aux lieux de rencontre, à l’équipe pour qui nous sommes partisans (Rangers (Unionistes) vs Celtics (Catholiques Irlandais) à Glasgow, Scotland), etc. (Gambetta and Hamill, 2005).
Les informations les plus importantes sont toutefois les plus subtiles et nous proviennent de réactions physiques quasi imperceptibles. L’accélération de la respiration, des rougeurs, les mains moites, une parole tremblante, un sourire forcé, etc. Ces signes trahissent un malaise chez notre vis-à-vis et nous permettent de flairer des pièges potentiels. Il est possible de maitriser ces réactions inconscientes du corps et de les contrôler lorsque nous mentons mais cela s’avère très difficile et n’est pas à la portée de chacun. C’est sans doute la raison pour laquelle nous nous y fions pour établir la fiabilité d’une personne et juger si elle est digne de confiance.
Ces signes sont associés à des émotions particulières chez notre vis-à-vis et ces émotions sont suscitées par une disposition particulière à notre endroit ou en général. Ces informations nous permettent de prendre des décisions rationnelles quant à la désirabilité de faire confiance à la personne devant nous.
Plusieurs études ont démontré que les principaux signaux inconscients envoyés par le corps sont universels (Ekman, 2007). Ce n’est donc pas l’absence de signes reconnaissables chez une personne différente qui pourrait expliquer notre confiance moindre. Cependant, deux choses permettent d’identifier une difficulté particulière à lire les personnes différentes. Premièrement, les traits moins familiers peuvent rendre certains de ces signes moins faciles à identifier et à lire. Deuxièmement, nous avons différentes stratégies conscientes de gestion de ces signaux et nous tenterons de dissimuler ou d’amplifier certains signaux associés à des émotions que nous savons devoir ressentir ou au contraire devoir ne pas ressentir. Lorsqu’un collègue obtient sa subvention CRSH pour un projet que nous jugeons inférieur au nôtre alors que nous ne l’obtenons pas, nous savons que nous devrions exprimer de la joie et de la fierté envers ce collègue, et nous savons que nous devrions dissimuler notre frustration, notre colère et notre envie. Ces stratégies diffèrent d’une culture à l’autre, certaines émotions étant jugées plus ou moins acceptables dans divers contextes.
Dès lors, même si les mêmes signes inconscients sont universels, pour être assuré que la méfiance envers des individus différents ne découle pas du fait que nous disposons d’informations moins nombreuses à leur endroit, il faudrait étudier davantage la capacité du commun des mortels à lire effectivement les signaux envoyés par des individus avec lesquels il s’identifie et par des individus différents de lui.
Avoir les bonnes émotions dans la bonne mesure, en d’autres mots, avoir des émotions raisonnables, contribue à nous faire apparaitre les gens comme dignes de confiance. Le fait de se comporter de façon convenable, d’éprouver des émotions dans la bonne mesure, et la capacité de contrôler nos élans, contribue à créer chez autrui un sentiment de confiance. Les individus ayant un contrôle sur eux-mêmes et sur leurs émotions, les gens moins impulsifs, sont jugés plus dignes de confiance (Righetti and Finkenauer, 2011 ; Albert et al. 2007). Or la façon convenable de se comporter, la « bonne » dose d’émotion à exprimer, et l’importance à accorder à nos projets individuels sont associées à des normes. Lorsque nous observons chez autrui un respect de ces normes, nous pouvons présumer que cette personne connait et est motivée à suivre ces normes. Cela peut nous amener à croire que nous partageons avec cette personne les mêmes normes implicites et qu’elle est disposée à les suivre, faisant de celle-ci une personne nous apparaissant comme étant digne de confiance.
6. Conclusion
Ce que nous avons tenté de faire dans cet article c’est de clarifier le lien qu’entretient la confiance avec la rationalité et la moralité. Nous avons d’abord voulu éliminer deux malentendus entourant la confiance. Le premier malentendu considère que l’on peut évaluer si nous agissons rationnellement ou non en faisant confiance à un individu. Nous avons tenté de démontrer que la confiance n’est jamais pleinement rationnelle dans la mesure où elle implique toujours d’être disposé à nous placer dans une situation de vulnérabilité par rapport à autrui. Le second malentendu est qu’il serait immoral de ne pas faire confiance à autrui sans preuves qu’elle est indigne de confiance. Nous avons remis en question la définition et le rôle de la confiance que l’on doit adopter pour défendre une telle position. Nous avons aussi mis en lumière des indices qui nous permettent de déterminer si une personne est digne de confiance sans pour autant avoir accès à des informations sur le passé d’interaction de celle-ci. Il semble donc que nous disposons toujours d’éléments permettant de fonder notre confiance, même si ces éléments sont parfois difficiles à interpréter et produisent des résultats imparfaits.
Nous avons ensuite voulu apporter une hypothèse explicative à notre difficulté à faire confiance par-delà des frontières identitaires pertinentes. En clarifiant le rapport de la confiance aux normes de rationalité et de moralité, nous avons pu aborder la difficulté de faire confiance aux individus différents de nous d’une façon qui nous semble mériter d’être investiguée plus avant. La familiarité n’est pas synonyme de confiance mais elle pourrait être associée au partage de certaines normes et à une facilité plus grande à lire et interpréter les comportements, les réactions et les multiples signaux trahissant la disposition de notre vis-à-vis à respecter les normes. Nous pourrions donc expliquer la méfiance plus grande de façon plus précise qu’en identifiant une « aversion à l’hétérogénéité » (Alesina and La Ferrara, 2002), ce qui n’est pas très utile dans la mesure où nous ignorons ce qui pose problème dans cette hétérogénéité. Il semble possible d’aborder la question de la méfiance envers les individus différents de soi en analysant le rapport aux normes dans nos interactions sociales avec des inconnus.
Le travail ici présenté ne se veut aucunement une conclusion définitive sur ce qui explique la méfiance plus importante entre personne différentes. Il représente davantage une hypothèse permettant d’explorer ce phénomène troublant et fascinant auquel les individus vivant dans des régions marquées par l’hétérogénéité font face au quotidien et auquel les États pluriculturels et pluriethniques devront s’attaquer. Nous avons donc tenté de défendre la thèse selon laquelle nous n’enfreignons pas de normes de rationalité ni de normes de moralité lorsque nous refusons notre confiance à autrui. Nous pouvons agir de façon immorale ou irrationnelle sur la base de notre confiance ou de notre méfiance, mais cela n’a rien à voir avec la moralité ou la rationalité de la confiance elle-même.
Appendices
Notes
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[1]
Je tiens à remercier les deux évaluateurs anonymes pour des commentaires substantiels et éclairants qui ont permis d’améliorer ce texte et d’autres à venir. Je voudrais aussi remercier Benoit Dubreuil, Patrick Turmel, Jean-François Grégoire, Christine Tappolet, Christian Nadeau, Daniel Weinstock, David Piché et les membres du GRIN pour des questions et commentaires pertinents lors de la présentation de certains arguments ici développés.
-
[2]
Voir entre autres le General Social Survey (GSS) américain à : http://www.norc.uchicago.edu/GSS+Website/ ou l’Enquête sociale générale canadienne à : http://dsp-psd.pwgsc.gc.ca/Collection/Statcan/89F0115X/89F0115XIF2006001.pdf
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[3]
L’idée que la confiance exige que la personne qui la place en quelqu’un prenne un risque et que celle en qui elle est placée ait intérêt à la violer est exprimée par plusieurs chercheurs dans le domaine dont : Ben-Ner, A. & Halldorsson, F. (2010, p. 64-79) et Camerer, C.F. (2003, p. 85).
-
[4]
L’objet de cet article étant davantage l’évaluation de la confiance suivant des critères de moralité et de rationalité, nous laissons de coté la discussion entourant la comparaison de notre conception de la confiance avec d’autres présentes dans la littérature. Une revue des différentes propositions offertes aurait sans nul doute profité à la clarté de cet exposé. Nous nous contentons de mentionner explicitement la proposition de Hardin en raison de sa proximité avec notre propre conception de la confiance et en raison de son importance dans la littérature en philosophie et surtout en sciences sociales sur le sujet.
-
[5]
Nous laissons tomber la discussion visant à déterminer si les normes sociales et les normes morales sont de nature différente.
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[6]
Hardin critique Mansbridge (1999) de confondre la confiance et l’action faite sur la base de la confiance dans : (Hardin, 2002 : 58)
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