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Ce collectif s’inscrit en continuité avec les travaux de Didier Fassin sur l’économie morale. Bien qu’une courte synthèse du développement et de l’usage de cette notion d’économie morale soit offerte en introduction (p. 11-14), un lecteur néophyte gagnera à parcourir un texte antérieur plus substantiel (Fassin 2009). Rappelons ici que la notion d’économie morale est protéiforme et que son usage est interdisciplinaire. En anthropologie, elle s’inscrit principalement dans les travaux matérialistes sur la ruralité et les mouvements sociaux menés au tournant des années 1970-1980. Initialement, l’économie morale vise une reconnaissance de l’existence et de la valeur des moralités autres que capitalistes, voire le développement d’une identité de classe (Fassin 2009). Des critiques peuvent certes être adressées aux orientations théoriques initiales de la notion d’économie morale. Retenons qu’aujourd’hui, la notion d’économie morale ne se réduit plus au matérialisme initial et s’inscrit dans une perspective critique plus large.

C’est bien cette perspective critique qui traverse l’ouvrage Vies invisibles, morts indicibles. Dès les premières lignes de l’introduction, cette perspective critique est clairement posée : « Comment traite-t-on les vies ? Que fait-on des morts ? Ou plutôt, que dit d’une société la manière dont elle considère certaines vies, vies de travailleurs, vies d’exilés, vies de prisonniers, vies rendues vulnérables, inégales ? » (p. 9). Cette perspective critique unit les sept contributions aux auteurs issus tant de l’anthropologie que de disciplines connexes telles la sociologie et l’histoire. Les contributions sont regroupées sous trois thèmes : le travail, l’exil et la prison. Pour le présent compte rendu, notre attention a été portée sur les contributions des anthropologues Carolina Kobelinsky (chapitre 4), Didier Fassin (chapitre 6) ainsi que sur la conclusion de l’historienne de la littérature Marielle Macé.

Le chapitre de Kobelinsky (chapitre 4) est construit autour de trois vignettes ethnographiques issues de ses terrains : deux auprès des exilés aux frontières de l’Espagne et du Maroc (2014-2018) et une à Catane, un point de passage majeur — hotspot — en territoire italien (2018-2021). On y décrit avec grande humanité les vécus de confrontation à la mort sur les routes migratoires, et ce, tant par la relation aux fantômes — aux souvenirs — que dans les espoirs de mémoire qui prennent forme dans les efforts mutuels des exilés et des Catanais pour retrouver les familles des disparus et des morts. Cette description se clôt sur un devoir politique de nommer et de se souvenir de ces « fragments de vies perdues par les politiques en matière de migrations » (p. 88).

Le chapitre de Fassin (chapitre 6) offre quant à lui une lecture statistique des morts en contexte carcéral. La mort biologique par suicide, prédominante en milieu carcéral français, y est comparée à la mort sociale en milieu carcéral américain (condamnation à perpétuité, isolement complet, couloir de la mort). Fassin y souligne des statistiques divergentes sur le suicide, dont les suicides trois fois plus fréquents chez les prévenus en attente de procès que chez les condamnés. L’augmentation de la juridicisation et le choc de la prise de conscience de la gravité de ses actes seraient-ils plus significatifs que l’incarcération en elle-même ? La question demeure ouverte et peu documentée. Il ressort de ce chapitre que la mort en milieu carcéral est un « fait au fond sans importance » (p. 111), soit une mort inexpliquée, rendue indicible.

Ce chapitre 6 nous porte à réfléchir. La notion de mort sociale, ici appliquée au milieu carcéral, semble pertinente des deux côtés du mur carcéral. Certes, de nombreuses souffrances de victimes ont été et sont nommées (Fassin et Rechtman 2007). Mais, le fardeau de la preuve judiciaire — au Canada comme en France — incombe toujours aux victimes et aux procureurs. Au Canada, l’accusé est considéré comme innocent jusqu’à preuve du contraire (Charte canadienne des droits et libertés, alinéa 11d)). Peu surprenant que nombre d’abus demeurent invisibles alors que ce fardeau de la preuve se cumule aux blessures physiques et psychologiques ainsi qu’aux préjugés envers les victimes. Et que dire de ces « crimes spectacles » consommés sous format de polars et de séries télévisuelles ? « Que fait-on des morts » (p. 11), des victimes, lorsque le meurtre irrésolu d’un enfant devient une lecture de voyage et que les diffuseurs locaux se félicitent des forts revenus publicitaires générés par les auditoires captivés de meurtres en série ?

En guise de conclusion, Macé nous offre, premièrement, une réflexion sur la perspective critique et politique de l’ouvrage. Cette conclusion se termine sur un court essai traitant de la pandémie de COVID-19. La première section de la conclusion amène le lecteur à saisir toute la portée de l’engagement des collaborateurs du volume. Cet engagement se lit dans des affirmations morales, notamment dans une formulation de l’objectif de la notion d’économie morale : « obliger à tenir sous les yeux ce qui n’est ni invisible ni ignoré, mais rendu invisible » (p. 128).

Cette conclusion nous ramène à une contribution antérieure de Fassin (2009) où l’on distingue deux usages de la notion d’économie morale : une axée sur l’économie (ruralité, grève, résistance) et une autre plus morale (reconnaissance, égalité). Bien que le thème du travail débute l’ouvrage, la conclusion, elle, nous convie à la prise de conscience de la portée morale de nos savoirs. Bien au-delà de son héritage matérialiste, c’est donc à la réaffirmation des portées critiques et politiques de nos savoirs que nous convie l’ouvrage Vies invisibles, morts indicibles.