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Cet ouvrage de Serge Tcherkézoff n’est pas issu d’une recherche à proprement parler, mais fait la somme critique des connaissances sur ce qui a longtemps été appelé « le troisième sexe » en Polynésie. Comme d’autres sociétés, les différentes sociétés du Pacifique Sud sont marquées par la présence d’individus transgenres, perçus comme socialement acceptés. Tcherkézoff retrace la construction de la notion de « troisième sexe » — notion que l’auteur, à l’instar d’autres, critique habilement — en reprenant les textes du XVIIIe siècle, les premiers écrits scientifiques, jusqu’aux analyses récentes, dont il situe minutieusement les apports et les limites. Ce parcours généalogique permet de corriger plusieurs prénotions, comme l’idée fausse que l’efféminement des garçons serait le produit de l’éducation des parents, notamment d’un troisième enfant, ou celle que māhū et raerae seraient fondamentalement distincts, une partie des représentations erronées du sens commun provenant des premières tentatives d’analyse et des commentaires journalistiques. Cherchant à « comprendre les catégories comme mouvantes et complexes » (p. 218) afin de mettre en avant l’agentivité contre les stéréotypes réifiant, les commentaires de l’auteur laissent penser que l’approfondissement de notre compréhension du phénomène peut passer par la mise en valeur des conditions sociales de la « fluidité » des catégories.
L’ouvrage s’organise en trois parties. La première se concentre sur les māhū et les raerae de Tahiti, la deuxième sur Samoa, et la troisième partie situe la réflexion dans trois débats théoriques ou sociopolitiques (la théorie du genre à l’école). La dernière partie réaffirme l’importance de dépasser toute approche binaire (très occidentale) du genre, qui produit du tierce (un « troisième » sexe, par exemple) et réinscrit le propos dans les réflexions queers, bien que le titre de la partie — « Vous avez dit troisième sexe ? Pour les études de genre » — suscite un effet d’annonce de mobilisation plus large des études de genre, dont certains sous-champs (trans studies, sociologie des homosexualités) s’avèrent pertinents pour resituer la question du « troisième sexe ». Le livre se fonde aussi bien sur une maîtrise remarquable de la littérature, restituée dans le menu détail, que sur la grande expérience de terrain de l’auteur, dont la présence sur le territoire samoan se compte en décennies. Tcherkézoff cite très abondamment tout autant les quelques écrits du XVIIIe siècle que les productions savantes des années 2010, pas toujours aisément accessibles lorsqu’elles n’ont pas été publiées. La valorisation par l’auteur des travaux récents permet de voir en creux que les enquêtes interrogeant des māhū/raerae/fa’afafine constituent encore des apports importants, notamment pour contrebalancer les idées reçues. Cette anthologie critique est alors précieuse, aussi bien pour l’anthropologie du genre que pour les études de genre, pour les spécialistes de la région Pacifique et pour le grand public ou les journalistes curieux de cet énigmatique « troisième sexe ».
Un point fort réside dans les nombreuses pages sur les femmes, très peu mentionnées dans la littérature, le « troisième sexe » ayant longtemps désigné uniquement les hommes prenant le rôle social des femmes. Le cas de Samoa est alors mis à l’honneur, ce qui permet de voir la très forte inégalité de traitement que connaissent les transgenres selon leur sexe d’origine, ce que l’auteur relie en conclusion à la « domination masculine ». Ce point aurait néanmoins mérité plus de développement pour voir les possibles intrications et coconstructions entre domination masculine et matrice hétérosexuelle polynésienne.
Surtout, le fond de l’entreprise pour l’auteur reste de déconstruire l’association entre la question transgenre polynésienne et l’homosexualité, d’importation occidentale. Il rappelle que fonder ces catégories sur la sexualité pose un problème, car elles doivent être considérées du point de vue du social et du relationnel, « leur genre étant entendu comme la modalité de toutes leurs relations sociales, et pas du tout par la spécificité de leur éventuelle sexualité » (p. 274). Cette entreprise de déconstruction est fondamentale pour éviter tout amalgame, mais à la fin de la lecture il n’apparaît toutefois pas si clair au lecteur que le « troisième sexe » polynésien soit complètement détachable de l’homosexualité. Il est impératif de réinsérer le phénomène « troisième sexe » dans les fonctionnements socioculturels locaux et de ne pas réduire les transgenres polynésiens à une homosexualité « à l’occidentale », mais il apparaît toutefois que la sexualité (et les comportements homosexuels) compte aussi. Le possible rôle de la sexualité (et de l’homosexualité) dans la construction des catégories de genre et des identités pourrait ne pas contredire le fait que le social et le genre priment dans la construction de la sexualité et des catégories en Polynésie. Il reste que le livre est essentiel pour saisir les rouages de l’hétéronormativité polynésienne et constitue une mine d’or pour qui s’intéresse aux catégories transgenres de Polynésie et d’ailleurs.