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Après avoir travaillé quinze ans sur les pèlerinages hindous, Mathieu Boisvert a constitué une équipe de recherche canado-indienne afin d’enquêter sur la communauté hijra qui regroupe en Inde des individus nés de sexe masculin, ou dans de rares cas, avec une malformation sexuelle, et s’habillant comme des femmes. Le présent ouvrage est le fruit de ce travail collectif dont l’auteur a rédigé la plupart des chapitres, à part celui sur la question du vieillissement (Isabelle Wallach) et celui sur le droit des hijras, écrit à deux (Mathilde Viau Tassé et Karine Bates). Construit en neuf chapitres à partir de récits de vie et de vingt-six entretiens avec des personnes hijras vivant dans le Maharashtra, à Mumbai ou à Pune, ce livre nous offre des portraits saisissants grâce à l’abondance de détails concrets et de confidences intimes. Il apporte en ce sens un réel éclairage par rapport à la littérature existante. Le récit de vie de deux hijras est intégralement ajouté à la fin ainsi que la réflexion d’une des interprètes indiennes dont le regard sur cette communauté a évolué au fur et à mesure de sa participation au projet. Ce livre, agrémenté d’un dossier photographique et d’un glossaire de termes vernaculaires, constitue par conséquent un florilège de témoignages poignants, actuels et très personnels.
Professeur au Département de sciences des religions à l’Université du Québec à Montréal, Mathieu Boisvert n’a pas seulement retranscrit les témoignages des personnes interrogées par thématique : il avance une thèse. Fort de ses connaissances en anthropologie religieuse et sur le monde indien, il estime que la communauté hijra est calquée sur celle des différentes communautés ascétiques hindoues. L’auteur propose ainsi une approche « religiologique » (p. 18). Le parallèle entre le rituel d’entrée au sein de cette communauté et dans les lignées ascétiques est particulièrement convaincant, notamment grâce aux multiples témoignages entre le lien qui unit toute nouvelle recrue à sa guru, mais aussi à sa lignée d’appartenance. Chemin faisant, l’auteur arrive aussi à dresser les singularités religieuses de cette communauté. Tout d’abord, les frontières entre la religion hindoue et musulmane apparaissent comme étant particulièrement floues, d’autre part, le chapitre sur les rites funéraires apporte quelques éclairages inédits sur la primauté du sexe biologique sur le genre à cet instant précis de l’existence (p. 105-106). Enfin, certaines hijras reçoivent d’autres types d’initiations qui sont en principe le propre d’autres communautés, comme les jagtas. Ce point est capital, car de nombreuses communautés « transgenres » existent en Inde et les hijras ne représentent que l’une d’entre elles.
L’ouvrage apporte également des données intéressantes sur les nouveaux liens de parenté symboliques que la structure sociale de cette communauté met en place. La description de la cérémonie d’allaitement (p. 133-136), qui fait un parallèle avec le lait et le sang, est très bien documentée. L’entrée dans la communauté apparaît en outre comme une renaissance lorsque la nouvelle recrue change de prénom. Quant à sa relation avec sa guru, le choix de s’en séparer au cours de sa vie se lit comme un divorce. Même si toute relation sexuelle entre hijras est prohibée, la séparation d’une disciple avec sa guru nécessite un passage devant les autorités qui régissent la lignée d’appartenance et qui décident de l’amende à verser. Sans le dire explicitement, l’auteur nous montre que l’adhésion à cette communauté peut générer des formes d’exploitation. Non seulement une hijra doit allégeance à sa guru, mais elle est censée suivre l’occupation principale de sa lignée, qu’il s’agisse de faire des bénédictions rituelles ou d’être travailleuse du sexe. Chaque hijra a même le devoir de s’occuper de sa guru jusqu’à sa mort et de lui reverser une partie conséquente de ses revenus. Il arrive que certaines d’entre elles continuent d’entretenir des relations avec leur famille biologique ou choisissent de vivre avec un homme, mais ces cas de figure sont assez mal perçus par la communauté, qui les voit comme un risque de déséquilibre pour son système social et financier.
Le dernier point fort de l’ouvrage porte sur les changements contemporains. L’opération de réattribution sexuelle est encore rare parmi les hijras, notamment en raison du coût de cet acte chirurgical, mais elle commence à être pratiquée. Cela laisse donc plus d’options pour les hijras qui étaient tentées de faire l’opération rituelle de castration. L’évolution la plus notable envers les hijras aujourd’hui tient enfin à la reconnaissance du « troisième genre » à la suite d’un jugement rendu par la Cour suprême en 2014. Les auteures qui ont rédigé l’article sur le droit des hijras en font allusion, mais elles sont forcées d’admettre qu’elles manquaient de recul au moment de la rédaction de leur texte. L’élaboration de la loi qui a suivi le jugement de 2014 n’en était qu’à ses débuts. Elle fut même amendée à de nombreuses reprises et donna lieu à des vagues de contestations dans tout le pays, car toutes les communautés « transgenres » ne s’y reconnaissaient pas. La version définitive, The Transgender Persons (Protection of Rights) Act, fut adoptée en 2019, soit un an après la sortie de cet ouvrage. La mise en avant de la coexistence d’un droit traditionnel interne à la communauté et d’un droit légal en cours d’élaboration mérite cependant d’être soulignée (p. 177-181). C’est dire si nous aimerions voir à nouveau l’équipe de Mathieu Boisvert ou d’autres chercheurs sur le terrain afin d’entendre la parole des hijras à la suite de ces mesures législatives visant à mettre fin aux formes de discrimination dont elles sont victimes.