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« L’être dansant, jamais qu’emblème point quelqu’un. »

Stéphane Mallarmé, Crayonné au théâtre

« — Label : Rihanna adore porter des looks d’une seule et unique marque. Alors venez vêtu·es d’une seule même marque des pieds à la tête et préparez-vous à montrer le meilleur de votre look sur la piste !

— Hands Performance : En noir et blanc, votre performance est un moyen de dire “non” comme Rosa Parks l’a fait aux hommes blancs quand ils lui ont demandé de s’asseoir à l’arrière du bus.

— Body (FF Female Figure/MF Male Figure) : Avec son corps, Serena Williams gagnerait toujours le grand prix. Venez avec un look de joueur ou joueuse de tennis.

— Arms Control : Comme Angela Davis, militante des droits civiques et ancienne membre des Black Panther, venez vêtue de noir.

— Executive Realness : Michelle Obama était une première dame des États-Unis. Rokhaya Diallo est une journaliste, écrivaine et militante féministe et antiraciste. Comme elles, adoptez un look classe et chic, avec une touche de couleur. »

Extrait du programme du My Sisters Lives Matter Ball,Paris, 23 octobre 2021

En ce samedi 23 octobre 2021, dans la grande salle de concert de la Gaîté Lyrique dans le 3e arrondissement de Paris se jouait bien plus qu’une simple soirée de danse. C’était l’heure de la célébration pour toute la communauté Ballroom scene. Cette communauté s’était réunie pour célébrer

toutes les femmes noires qui ont lutté pour leurs droits. Ces femmes ont dit « non » au destin qui leur était tracé et nous ont montré par la force de leurs mots, de leurs actions et de leur vie, que nous pouvions changer l’avenir. C’est cette force, mais aussi cette détermination et ce courage, que nous souhaitons célébrer. Afroféministes, activistes, rebelles, anticonformistes, antipatriarcats, antiracistes, soyez prêts et prêtes ! Car c’est le poing levé qu’il faudra venir convaincre le jury[1].

L’objectif de la cérémonie ne consistait pas en une parodie de ces grandes dames, contrairement à ce qu’auraient pu soutenir certaines commentatrices au sujet des manifestations de la Ballroom scene (voir Butler 2009 ; Hooks 1992). Ici, il s’agissait bien de convoquer[2], au propre et au figuré, ces figures féminines pour s’en inspirer. Comme le souligne à de nombreuses reprises le programme du soir, où des personnalités importantes sont prises pour exemple : « Venez dans un costume noir, comme celui de Kylar Broadus, avocat et activiste pour les droits et les lois LGBTQ » ou « Comme Laverne Cox dans la série Orange is the New Black, venez dans une tenue de prisonnière, mais sexy et provocante » ou encore « Comme Angela Davis, militante des droits civiques et ancienne membre des Black Panther, venez vêtue de noir »[3].

La communauté qui se crée autour de ces événements se nomme en rapport avec le lieu des performances : la Ballroom scene. Le ball est un espace où s’affrontent des participantes et des participants dont le genre est mis en jeu, mais aussi structuré par de nombreuses catégories de performance. Le genre apparaissant dans ce cadre, pour reprendre les mots de Susan Leigh Foster (1998 : 2), comme une chorégraphie : « la chorégraphie, tradition de codes et de conventions à travers laquelle le sens est construit dans la danse, offre un cadre analytique, social et historique pour l’étude du genre, tandis que la performance se concentre sur l’exécution individuelle de ces codes »[4]. Dans cet espace, qu’une certaine tradition du bal transforme en un lieu prestigieux de publicité de soi[5], les concurrentes et concurrents doivent tenir des poses pour faire admirer leur maquillage, leur coiffure, leur habillement, leur démarche et leur beauté. J’ai reporté à ce propos, dans mon carnet de terrain, de nombreux termes que se lancent les participantes et participants lorsqu’ils se rencontrent, soulignant l’esthétique de chacune ou chacun : « ovah », « gorgeous », « fab’ (fabulous) », etc.[6] Les différents protagonistes s’opposent ensuite sous les yeux d’un jury — ou panel — composé de membres émérites et reconnus pour leurs performances passées. Ils doivent alors recevoir leurs « tens » : les dix doigts levés, fonctionnant comme signe de validation par les membres du jury, pour pouvoir ensuite s’engager dans un battle consistant en une compétition opposant une ou un performeur contre une ou un autre. Lors de certaines catégories, on assiste à un enchaînement de positions, renvoyant à celles des mannequins de Vogue à chaque nouveau flash du photographe, chorégraphie qui devient progressivement une danse, que l’on nomme alors Voguing.

Les premières travesties et transgenres afro-américaines et latino-américaines qui fondent la communauté aux États-Unis se voient rejoindre par de jeunes garçons jetés par leur famille dans les rues de New York à cause de leur orientation sexuelle. Ces derniers amènent avec eux les images qui ont marqué leur mémoire : celles, notamment, des films d’arts martiaux que l’on peut voir dans des cinémas 24 h/24 h dans lesquels quelques-uns trouvent abri pour la nuit[7]. Certains, en hommage à cette culture asiatique, en feront le nom de leur house — terme inspiré des maisons de haute couture qui désigne une famille de substitution, ou famille choisie, aux personnes exclues et marginalisées qu’elle rassemble sous la direction d’une mother et/ou d’un father — : la House of Ninja. D’autres, s’inspirant de l’Égypte antique, conçoivent des poses renvoyant aux hiéroglyphes. La mobilisation de ce réseau d’images qui s’entrelacent et s’opposent concourt au succès que vont connaître le Voguing et la Ballroom scene à la fin des années 1980. Comme le remarque Herbin (2021), différents clips, comme celui de la chanson Vogue de Madonna, mais surtout un film, Paris Is Burning, de Jennie Levingston, accroissent la visibilité du mouvement. Grâce aux images saisissantes qu’il donne à voir, ce long-métrage rend célèbre une communauté que l’on qualifiera ensuite de LGBT, aux yeux d’un large public, mais contribue par là même à la stigmatiser. Deux théoriciennes du genre s’opposent ensuite sur son sujet. Judith Butler (2009) trouve dans le travestissement mis en scène dans les ball une parodie des normes du genre contestant ainsi sa naturalité[8]. Quant à Bell Hooks (1992), elle n’y voit qu’une caricature grotesque de l’idéal de féminité blanche[9]. Mais peut-être parce qu’elles les pensent en basant leur analyse sur un film (voir Tytelman 2016), elles ne peuvent, à mon sens, saisir le parcours complet de ces images au cours de la performance. Je me propose d’analyser leur circulation pour mieux saisir la diversité du genre exprimée dans le contexte analysé. Je décris comment les membres de la communauté Ballroom se sont construits à travers un parcours passant d’un état de labilité du genre à son affirmation structurée. Dans ce texte, les désignations se rapportant au genre des individus sont également fluctuantes, les mots se calquant finalement sur ce parcours. Pour le suivre, j’analyse comment sont élaborées les images mises en jeu, au moyen de « techniques » ou « technologies » et comment elles constituent des outils d’un « empowerment », que l’on pourrait décrire comme l’agencement de nouvelles capacités d’action et de disposition, mais aussi de la maîtrise progressive d’un certain art et d’une habilité certaine, menant à la construction d’identités diverses ensuite affirmées hors du ball.

Je m’appuie, pour le faire, sur des enquêtes menées entre 2020 et 2021 dans la communauté Ballroom scene parisienne. Ces enquêtes ont été menées dans le cadre de mes études doctorales à l’École pratique des hautes études (EPHE), où je réalise une thèse de doctorat sous la direction de A. Kedzierska Manzon. Elles consistaient en la participation observante à une dizaine de manifestations lors de week-ends dédiés, comme ce fut le cas du major ball présenté en première page et qui se trouvait lui-même enchâssé avec d’autres rassemblements de moins grande envergure, du 23 au 25 octobre 2021 à Paris. J’ai également réalisé de nombreux entretiens informels avec plusieurs membres de la communauté, souvent dans le cadre de participation à des ateliers de pratique de danse. Cette recherche se base aussi sur les publications et les vidéos échangés par les différents membres de la communauté sur Instagram, YouTube, etc., matériaux essentiels à l’analyse des mécanismes à l’oeuvre, ainsi que sur l’analyse de films et de travaux écrits sur le sujet, notamment sur la communauté américaine, la scène française étant encore trop peu prise en compte, ce que cet article essaie de pallier.

Images diffractées : dispositifs du ball

Héritier aussi bien des défilés de haute couture que de l’organisation des clubs et des salles de bal, l’espace du ball est un dispositif qui opère une mise en scène du regard. En forme de T, la zone de performance reprend la disposition du catwalk des défilés de mode, clôturée en une de ses terminaisons par la table des membres du jury. Ce dispositif ne permet qu’une vision incomplète et fragmentaire de ce qui se joue. Les spectateurs (composés d’une majorité de futures participantes et de futurs participants, mais aussi de plus en plus de curieux), agglutinés les uns derrière les autres, ne peuvent capter que certaines bribes, des aperçus de corps qui tombent, se relèvent, marchent, dansent, se contractent ou se délassent. Le public regarde alors l’écran géant disposé derrière le jury qui retransmet la performance en direct. De cette manière, la performance et celle ou celui qui la porte paraissent diffractés en plusieurs images. Karen McCarthy Brown note à propos du podium du ball : « Le runway a une intensité, une répétitivité et, surtout, une persistance pure qui parle avec émotion de l’attraction de l’invisibilité pour ceux qui cherchent sa lumière. Celui qui marche est vu, et revu, et vu encore, mais jamais vu continuellement et certainement pas assez vu » (2001 : 10, ma traduction). C’est cette incomplétude de ce qu’il lui est possible de voir qui donne au public l’envie de se hisser sur la pointe des pieds pour saisir un peu plus des corps qui se présentent aux regards des autres. Souvent, ces corps se dévoilent dans des costumes qui marquent bien la séparation avec la vie quotidienne, ou plus encore, dans des ensembles dévêtus qui dénotent la séduction présente au coeur de toute performance. Plus précisément, il s’agit de se signaler aux regards des autres, de faire apparition, de susciter la convoitise ou même l’animosité. Les LSS — moment de présentation où le MC[10] appelle au micro les participantes ou les participants émérites de la communauté —, qui ouvrent chaque ball, sont de courts moments destinés à attirer tous les regards sur soi.

Hormis le jury, les MC et le DJ, ainsi que certaines personnes aux premières loges, rares sont les personnes qui peuvent voir l’ensemble des performances. Les premiers sont considérés comme des instances de légitimation validant ou disqualifiant les performances sur la piste de danse. Ainsi, ces prestations doivent répondre à un certain nombre de critères édictés dans le programme du ball en rapport avec le thème de la soirée. Pour reprendre l’exemple de la catégorie d’Executive Realness, il fallait « adopter un look classe et chic, avec une touche de couleur », mais j’y reviendrai.

Images légitimes : systèmes du genre

La compétition, dans les ball, s’agence dans de très nombreuses catégories. Dans l’extrait du programme du ball d’octobre, cité en préambule, on peut en retrouver cinq : Label, Hands Performance, Body,Arms Control et Executive Realness. Ces catégories, en constante élaboration[11], visent à permettre aux participantes et aux participants de s’exprimer au mieux lors du ball. Hands Performance, par exemple, permet à une personne possédant moins de dextérité et de souplesse dans le bas du corps de montrer la virtuosité de son jeu de mains et de bras. Les néophytes disposent de catégories qui leur sont réservées, comme Virgin Performance ou Baby Vogue, pour celles et ceux ayant moins d’un an de pratique.

Ce qui convient de souligner ici, c’est que ces catégories de performance sont elles-mêmes organisées selon un système de genre assez complexe et graduel, que Marlon Bailey synthétise ainsi :

Butch Queens (hommes biologiques qui vivent et s’identifient comme des hommes gays ou bisexuels et qui sont ou peuvent être masculins, hypermasculins ou très féminins), Butch QueensUp in Drag (hommes gays qui performent en drag, mais qui ne prennent pas d’hormones et ne vivent pas comme des femmes), Femme Queens (femmes transgenres ou MTF [Male to Female] à divers stades de la transition de genre impliquant des processus hormonaux ou chirurgicaux, tels que des implants mammaires), Women (femmes biologiques qui vivent en tant que femmes et qui sont lesbiennes, hétérosexuelles ou queer), Butches/Transmen (hommes transgenres ou FTM [Female to Male] à différents stades de la transition de genre impliquant une hormonothérapie, une ablation mammaire ou un simple recouvrement de la poitrine, mais aussi des lesbiennes masculines ou des femmes apparaissant comme des hommes indépendamment de leur sexualité), Men/Trade (hommes biologiques qui vivent comme des hommes, qui sont très masculins, hétérosexuels ou non identifiés comme homosexuels).

Bailey 2013 : 36, ma traduction

Mêlant genre et sexualité dans ses définitions, le chercheur de Détroit affirme :

Je suggère que le système de genre dans la culture Ballroom est toujours axé sur la sexualité (ou plus précisément, sur les pratiques et les positions sexuelles [p. 43]) et reflète la confusion omniprésente du sexe, du genre et de la sexualité dans la société en général.

Ibid. : 31, ma traduction

Dans le contexte contemporain parisien, selon mes données, la majorité des participantes et des participants des ball concourent dans les catégories de genre suivantes : Butch Queens, Femme Queens et Women (dans cet ordre).

Mais ce système de genre servant à classer les individus, en fonction de leur apparence et non pas d’un sexe assigné, comme dans les compétitions sportives par exemple, n’est souvent utilisé que dans des catégories regroupant un grand nombre de participantes et participants. La catégorie Executive Realness évoquée plus haut en exemple était quant à elle ouverte à toutes et à tous, sans spécifications de genre. C’est dans cette catégorie que s’expriment souvent le plus clairement les attentes quant à l’adéquation des mouvements, de l’allure, du tempérament, de la manière d’interagir avec les autres (mimiques dans la façon de parler, dans l’intonation de la voix), avec un système de normes et de codes incarnés dans des images partagées par l’ensemble du groupe comme relevant d’un bon passing — le fait de passer comme « dignes représentants » (Garfinkel 2007). Realness apparaît dès lors comme un ensemble de critères qu’il faut savoir mobiliser et incarner pour ne pas se faire éliminer — chop — lors de sa présentation au jury, mais aussi dans la vie quotidienne. Je rejoins ici Judith Butler (2009 : 136), qui en fait même « un critère de base de toute performance de la Ballroom scene. Et ce qui détermine l’effet de réalité est la capacité à imposer la croyance, et à produire un effet naturalisé. »

Dans le cadre de la compétition au sein du ball, le genre apparaît ainsi comme une performance collective, ou même comme une chorégraphie. Ce terme, déjà évoqué plus haut, proposé par Susan Leigh Foster (1998), fait la part belle aux actes corporels considérés non pas comme individuels, mais relevant de conventions. Cette chorégraphie de genre s’élabore comme une danse dont il faut montrer que l’on maîtrise les codes, comme une tradition capable de faire émerger des images-poses validées par le groupe. Dans le voguing par exemple, qu’importe les styles, il faut toujours savoir réaliser les cinq éléments de base que sont : Floor Performance (performance au sol), Duck Walk (démarche accroupie, s’inspirant de celle du canard), Cat Walk (démarche faite de déhanchement, tel un chat), Hands Performance (danse des mains et des bras) et Dip (chute au sol, une jambe repliée sous le corps, l’autre tendue en l’air).

Il ne suffit pas pour autant de donner à voir ce que l’on attend, il faut aussi faire preuve de créativité individuelle pour colorer les mouvements de sa propre empreinte[12], ce que Susan Leigh Foster appelle l’innovation en dialogue avec à la tradition (1998 : 9). Pour remporter un battle, il convient donc de montrer son appartenance au groupe de danseurs et performeurs par la maîtrise des mouvements prescrits, mais aussi de développer une attitude plus personnalisée pour donner une autre dimension à cette chorégraphie. C’est lors de cette recherche de la personnalisation des mouvements que les personnes offrant des performances apprennent à mettre en forme leur corps, s’approprient les démarches et ainsi développent leur style individuel, et trouvent par là leur « manière de genre », c’est-à-dire la catégorie de genre où elles se sentent le plus à l’aise. Tout porte alors à croire qu’il est nécessaire de passer par le regard des autres pour fonder son identité propre et unique. Il est requis, pour un temps, de (re)faire l’expérience d’une perspective de l’autre sur soi — plus ouverte que celle expérimentée dans le monde extérieur à la communauté, mais tout autant, voire plus exigeante — pour pouvoir ensuite s’affirmer ailleurs. Lasseindra Ninja, pionnière de la Ballroom scene à Paris, le résume ainsi : « La compétition, ça aide à se trouver, à se parfaire et à développer ses talents et ça développe l’estime de soi »[13]. Ceci ne devrait pas nous faire oublier que, comme dans le monde social violent du dehors, le dernier mot revient toujours aux autres ; ici, au jury : c’est toujours le panel qui tranche et valide ou non la performance. Ainsi, ne peut être reconnu comme personne à part entière que celle ou celui qui a triomphé du regard des autres.

Se construire en images

C’est dans la circulation des images de soi, à travers la performance, que semblent s’organiser les identités de genre des membres de la Ballroom scene. Ces images permettent la composition d’un personnage, « version puissante d’eux-mêmes » et « qui ne connaît pas la vulnérabilité sur le catwalk » (Caron 2019 : 76), qui a vocation, pour beaucoup, à devenir une incarnation pérenne. Lieu d’extrapolation et de théâtre, le ball permet ainsi à chaque personne d’expérimenter de nouvelles capacités d’agir (agency, voir Morris Rosalind 1995). Ainsi, on peut évoquer la manière de parler exagérément théâtrale : visage surexpressif avec notamment un rôle important des yeux, qui marquent, par leur écarquillement ou par une trajectoire de haut en bas, la surprise ou le dégoût. On peut mentionner aussi l’utilisation de mouvements de bras, de mains, voire de tout le corps lors de l’acte langagier : taper des mains quand on parle pour donner plus d’impact à son discours, hocher la tête pour affirmer encore plus ce que l’on dit, décaler son cou en arrière pour montrer la dépréciation et le jugement… Tout ce « maquillage » du discours contribue, comme d’autres éléments, à la formation d’un personnage singulier et complexe dans le cadre du ball. Chaque personne peut, en fonction de ses prédispositions ou de ses ambitions, utiliser ces outils théâtraux pour produire une façon de parler exprimant une manière d’être soi.

Tout un ensemble d’autres accessoires est en effet à la disposition des membres de la Ballroom scene, à commencer par ce que l’on pourrait considérer comme les costumes du genre[14], que l’on utilise beaucoup dans les ball, espace de spectacle et de défilé. Certaines participantes ou certains participants, pour prendre part à plusieurs catégories de performance, changent de vêtements et de costumes de nombreuses fois dans une même soirée. Ces vêtements, dont l’originalité est remarquée, doivent cependant répondre à des normes, par exemple pour la catégorie Executive Realness, où il est attendu que les male figure portent un costume d’homme d’affaires et les female figure, un tailleur. La catégorie Label, présentée comme première performance dans le programme du ball cité en première page, est également particulièrement intéressante à cet égard. J’ai noté dans mon carnet de terrain en octobre 2021 :

Ce fut la catégorie Label qui ouvrait le ball. Sa seule participante devait se dévêtir progressivement, et ainsi révéler un enchevêtrement de plusieurs couches de vêtements de haute couture superposés. L’ensemble de ses habits était de la marque Mugler, qu’elle annonçait, tout en les retirant, au micro.

Fait d’une succession de couches de vêtements empilés les uns sur les autres, cette performance fonctionne comme une métaphore en action du rapport au vêtement dans la Ballroom scene, le vêtement étant conçu ici non pas comme un déguisement qui permettrait de se travestir, mais plutôt comme un outil offrant la possibilité d’une double mise à nu, réelle et métaphorique. Si le vêtement, ou plutôt le look — un assemblage de différentes pièces, accessoires et chaussures — est reconnu comme un outil efficace, c’est surtout pour ses qualités de « flamboyance »[15], sa capacité à attirer les regards. On retrouve ainsi de nombreuses créations originales — les futures participantes et futurs participants passant de nombreux jours à préparer leurs costumes pour le ball — faites de tissus éclatants comme du sequin, mais s’y mêlent aussi souvent de la soie, des perles, des rubans et de la dentelle. Lors des entrées sur le catwalk, qui se font souvent en enlevant une couche de vêtements ou un accessoire, l’on utilise le costume comme un moyen de dévoiler le corps. C’est ce dévoilement du corps qui suscite l’attention du public et qui, vu comme une démonstration de confiance en soi, peut être compris comme un moyen de s’affirmer en s’offrant au regard des autres.

Les images du corps présent sur la scène du ball doivent pour autant répondre à certains stéréotypes. Par exemple, les catégories Body, Face ou Sex Siren — même si pour cette dernière, on juge moins un corps qu’une qualité de sensualité — reposent sur l’adéquation du corps à certains idéaux types de genre inspirés des modèles américains : hommes culturistes qui fabriquent leurs corps à coup de séances de musculation régulières, Femme Queens et Women aux corps entretenus et/ou aux formes dessinées ou redessinées par la chirurgie, visage sculpté aux traits fins et délicats, à la beauté « naturelle »[16].

Dans d’autres catégories, par exemple dans celles où s’affrontent des Drag Queens, l’utilisation du maquillage est un outil précieux. Sculptant les traits, rehaussant le teint, affirmant le regard, le maquillage est une manière de prolonger, d’augmenter ou de compléter le travail du vêtement et de l’allure générale. Le visage, tel un écran, est alors le révélateur d’une affirmation de genre faite de poudre, de traits, de gloss, de crèmes… Développant une véritable expertise, plusieurs membres de la Ballroom scene parisienne sont des maquilleuses ou des maquilleurs professionnels. D’autres sont devenus sur Instagram des personnalités reconnues pour leur talent dans la création de maquillage qui peut s’apparenter à ce que l’on pratique sur les plateaux de cinéma au vu de la complexité de leurs créations.

Le parfum est aussi une pièce importante dans la création d’une image de soi reflétant la maîtrise. On pourrait penser que cela dépasse le cadre de l’image puisqu’ici, ce n’est plus la vue qui est sollicitée, mais en réalité, l’utilisation de fragrances spécifiques révèle aussi le jeu d’un imaginaire sous-jacent et de la création d’images olfactives. Non spécialiste de cet univers olfactif, je pourrais simplement souligner la différence entre des univers odorants « agressifs », faits de senteurs attachées à l’imaginaire masculin, comme le musc ou les agrumes, et des univers plus « sucrés », où domine à l’inverse une conception plus douce et fruitée de la féminité. Le parfum concourt aussi au costume de chaque personne et permet déjà de se signaler dans la foule compacte : avant même de percevoir l’image visuellement, on l’a déjà sentie.

Les perruques, pour lesquelles le mot anglais wig est plus couramment utilisé, représentent un autre élément du costume. Détail essentiel aux performances féminines, la perruque (et sa bonne utilisation) est un critère important dans l’élaboration d’une image crédible du genre. Revêtir sa perruque est souvent vu comme le moment où apparaît véritablement le personnage que l’on souhaite incarner. Tout désormais fait sens, mimiques et attitudes sont renforcées et tenues pour cohérentes : l’utilisation des mains pour rabattre ces cheveux hors de son visage, la mobilisation du cou pour balancer la tête et déplacer les cheveux, la manière de marcher et de se retourner, qui demande plus de temps pour que puisse apparaître le visage après le trajet des cheveux.

Soulignons également que les chaussures à talons représentent un outil essentiel dans l’incarnation d’une persona féminine. Symbole de féminité absolue, leur utilisation experte est un élément discriminant les performances, notamment celle de European Runway, où l’on évalue quasi exclusivement une démarche faite de balancement et de pose de mannequin. Même si la qualité de la danse et des mouvements est toujours prise en compte par les membres du jury, porter ou non des talons peut être un atout important pour démontrer sa supériorité. Emblème de la maîtrise de la démarche, les talons sont un véritable catalyseur de puissance. Savoir marcher sur des talons, parfois de plus d’une dizaine de centimètres, révèle un maintien parfait du corps, demandant l’utilisation de muscles profonds, et suppose un équilibre absolu. C’est pour cette raison que l’on s’entraîne beaucoup à marcher, voire à danser sur des talons lors des répétitions. J’observe lors d’un entraînement d’une house, une mother qui ramène de toutes nouvelles bottes à talons. Celles-ci attirent tout de suite l’attention des kids, qui vont, une fois que la mother les aura étrennées lors d’une danse, eux aussi les enfiler pour se tester.

Capables de dévoiler la fragilité d’une démarche tout en démontrant la puissance et la maîtrise de soi, les talons, lorsque leur utilisation est assurée, représentent la quintessence de la recherche entamée dans la Ballroom. On pourrait même résumer le parcours des différents membres au fait de pouvoir aisément marcher sur des talons dans l’espace public. C’est d’ailleurs ce que je pus observer lors de différents stages de Runway, où certains participants débutants, dont moi, avaient une démarche hésitante, marchant avec de très petits pas et regardant par terre pour éviter de tomber, contrairement au professeur du cours, habituel gagnant de la catégorie lors de ball, qui faisait montre, lors de ses démonstrations, d’une allure sûre, portant le regard à l’horizon, et s’élançant dans des foulées faisant plus d’un mètre de distance.

Toutes ces « techniques de corps » (Mauss 1950 [1934]) sont comprises ici comme un ensemble de technologies du genre (De Lauretis 1987). Se prêter une perruque ou des talons est un moyen pour que chaque personne puisse tester les qualités d’agentivité particulières de ces supports matériels. Ces parures féminines ont, selon l’analyse de Breton (2006 : 193) se référant à des accoutrements rituels en Nouvelle-Guinée, « une fonction performative » : en les portant, « on absorbe une partie de l’intentionnalité investie ».

Retournement des images : en quête de puissance

Faites de nombreuses inspirations, les élaborations d’images dans la Ballroom scene ont souvent été pensées comme une sorte de reproduction imparfaite (par exemple Hooks 1992). Imitation des poses des mannequins, reprise des qualités de mouvements présents dans les arts martiaux, pastiche des chorégraphies des serveurs dans les cafés et restaurants huppés de New York, réplique de gestes et d’attitudes du monde hip-hop, la liste pourrait être allongée des multiples images convoquées lors des performances de la Ballroom scene. Le choix de telles images, l’entraînement pour parvenir à les mobiliser, les accessoires qui permettent et complètent leur construction, puis leur diffusion sur la scène du ball peuvent être pensés ensemble comme une traversée de l’autre côté de l’image[17] permettant son appropriation, mais aussi sa modification. Dans tous les cas, le jeu ne consiste pas à imiter ou à simplement reproduire une image stéréotypée de genre, comme l’on aurait pu croire de prime abord. Il s’agit d’élaborer au moyen de l’image, dans le cadre du ball, son passing, pour ensuite se confronter à la rue. Car l’espace du déguisement et de la tromperie n’est pas celui du ball pour les membres de la communauté : « La rue, c’est jouer un rôle, le ball, c’est mettre à nu son être », affirme Lasseindra Ninja[18]. Dans un monde de violence contre les personnes qui défient les normes et les attentes de genre hétérosexuelles dominantes, une seule parade semble envisageable : assumer son image. Car « on ne joue plus de rôle quand on a confiance en soi », ajoute Lasseindra Ninja[19]. Pour ainsi passer du rôle à soi dans l’espace social hors du ball, il faut pouvoir jouer dans l’intervalle des images. Devenir maître des images, savoir les convoquer, les faire émerger au moyen des attitudes, des vêtements, du maquillage, de la démarche, telle est la stratégie des membres de la Ballroom scene pour ensuite créer la leur propre et reconnaissable.

Parfois à tâtons, en commençant par une catégorie de performance ou de genre différente de celle dans laquelle elles ou ils se reconnaîtront ensuite, les performeuses et performeurs, sans forcément être toutes des personnes transgenres, passent d’un état d’indétermination[20] à un état de définition de soi. « Pour moi, le voguing est une quête vers la féminité », affirme Kiddy Smile[21]. Dans cette quête s’estompent les images de soi indécises, remplacées (idéalement) par une image personnelle et précise. Les jeunes membres de la communauté, par l’entraînement, la plongée dans les représentations circulant au sein du ball[22] et par les possibilités offertes par les différentes catégories de genre et de performance, peuvent construire en groupe et en solitaire des images légitimes et validées par la communauté, comme le remarque Bailey :

Je soutiens que la performance des catégories de sexe, de genre et de sexualité dans la Ballroom devrait être considérée comme une technologie de soi — à la fois individuelle et communautaire. Bien que cette technologie du soi soit entreprise, en partie, par des individus, la coproduction, la critique et la reformulation des identités sexuelles et de genre se produisent au cours d’un processus collectif, ce que j’appelle le travail de performance communautaire.

2013 : 32, ma traduction

Ce qui mérite d’être souligné, c’est que cette formation d’une image précise finit par passer au-delà des bornes et des catégories. Dans un espace de virtuosité comme celui du ball, il est possible ou même nécessaire de (re)jouer, une fois qu’on en a dessiné les traits et maîtrisé les références, avec les images pour les complexifier. Une catégorie comme Realness with a Twist en offre la parfaite illustration. Voici comment je la décris dans mes notes de terrain :

Venait ensuite la catégorie Realness with a Twist, qui mettait en scène des schoolboys, figure de l’étudiant, se mettant tout à coup à voguer et à devenir très féminins. Ce Twist, que l’on pourrait prendre pour un changement de personnalité brutale, possède un véritable pouvoir d’étonnement et de fascination sur le public. Passer de régime de corporéité et de techniques de corps résolument différentes en un clin d’oeil démontre la maîtrise extraordinaire de ces techniques acquises lors d’élaborations plus binaires. Les performances with a Twist sont des chorégraphies complexes de genre[23].

Durant ces performances, il faut d’abord montrer son « bon passing » : montrer que l’on ressemble à un étudiant lambda dans l’exemple décrit, en défilant sous les yeux des membres du jury. Une fois obtenus ses « tens », à savoir sa validation, on va alors twister, en adoptant une chorégraphie vogue fem pour incarner un idéal de féminité. Tout l’enjeu de ce twist est de créer de l’incertitude quant à l’identité relative de la personne qui se donne au regard des autres. Ambiguïté maîtrisée qui permet de complexifier et de problématiser les images du genre. Ces dernières peuvent alors être pensées en termes de relations tendues entre des couches multiples de genre que l’on peut ajouter les unes sur les autres, révélant une sorte d’assemblage baroque et flamboyant.

La virtuosité et l’aptitude à mobiliser les images multiples et parfois contradictoires révèlent donc bien plus que la volonté de passer d’un modèle à un autre. Elles dessinent un espace où dans le creux, on dirait dans le négatif des images, se créer véritablement des personnes ou des identités complexes. Explicites dans leur rôle de médiation, les images sont ainsi conçues dans la Ballroom scene comme porteuses ou comme supports d’agentivité. Selon moi, elles sont le lieu du changement (des techniques de corps, des attitudes, des parures et des modifications des traits du visage) et changent la personne qui les incarne, comme si on ne pouvait tout à fait se remettre de son expérience d’incarnation, quelque chose restant à jamais accroché à soi. C’est dans l’accumulation de ces restes que pourrait se loger le pouvoir. Dans une quête de libération des images stéréotypées du genre, jugées contraignantes et assignées, le ball offre la possibilité d’en expérimenter de nouvelles, mais aussi, et surtout dans leur passage, d’en tirer tout le pouvoir et la confiance en soi nécessaire à la survie et à la réussite dans l’espace social. « Ils ont peur de moi, car j’ai le pouvoir des hommes et le charme des femmes, et c’est dangereux », disait Octavia Saint-Laurent[24] dans le documentaire réalisé par Wolfgang Busch, How Do I Look (2006). Il est possible d’acquérir, durant sa traversée, des images des manières de genre diverses que l’on peut ensuite exploiter à souhait dans différentes configurations. Ainsi, le charme d’un port de tête ou d’une manière de parler pourra être complété par des prises de position « viriles » (poings ou pieds posés sur la table du jury), tous deux concourant à une affirmation de sa personne, offrant une possibilité d’expérimentation d’une idée de puissance :

On prend un personnage auquel on aurait aimé ressembler, tu vois ? Parce que le personnage qu’on incarne, c’est un personnage que l’on n’est pas, tu vois ? Et l’image que l’on veut dégager par ce personnage-là, en fait, c’est la puissance. Tout le monde veut montrer que son personnage est puissant.

Propos de Maylisse et de Maro Amazon recueillis lors del’entretien réalisé le 22 janvier 2019 à Lille par Alix Caron

Parfois, la complexification de genre se manifeste bien plus violemment. Je note à l’occasion d’un ball :

Butch Queen Vogue Femme in a Hell fut le théâtre d’une violence non maîtrisée. Un participant querelleur, n’acceptant pas qu’un autre tire sur sa perruque, se jeta violemment sur lui et lui assena de nombreux coups de poing et de pied malgré l’assistance intervenue pour les séparer. Devant la violence de l’événement, on put s’apercevoir qu’il ne s’agissait pas que de danse, la compétition pouvant déraper et laisser place à la furie. Les MC arrêtèrent la musique et répétèrent que la bagarre n’avait pas sa place dans la Ballroom et que par conséquent, le jeune participant qui venait de commettre cet acte irréparable se voyait interdit de ball pendant une durée de six mois.

Extrait de carnet de terrain, octobre 2021, VOGUE KNIGHTS Paris, Halloween édition

Le public présent à cet événement découvrait sous la perruque, non pas simplement un corps masculin dont on aurait pu deviner certains traits — comme sa barbe ou ses épaules musclées, il s’agissait de Butch Queen après tout —, mais aussi la violence assez virile que ce corps portait. À force de coups de poing se déchirait l’image que juste avant, tout concourrait à produire. Ce twist furieux venait troubler l’image figée et ne pouvait en jaillir que la violence non maîtrisée. Comme si l’animation de l’image ne pouvait se faire sans révéler son potentiel déstructurant.

La complexité de l’image produite, on le voit ici parfaitement, est acceptée, voire sollicitée lorsqu’elle est l’expression du contrôle. En revanche, lorsqu’elle s’avère être incontrôlée, elle fait revenir la violence du monde extérieur.

En guise de conclusion : marcher à travers les images

J’ai essayé de montrer ici comment les images du genre sont mobilisées dans la Ballroom scene. Bien plus que de simples copies du monde de la mode ou de celui des femmes bourgeoises, ces images incarnées révèlent le jeu complexe de l’élaboration de soi. Préparant à la compétition sociale, le ball est un monde où s’affrontent des incarnations d’images qui, bien que précises, sont pourtant souvent — et doivent être — troublantes. Plus encore, les membres de la Ballroom scene devenus des personnes autonomes et complexes, en mobilisant les images, contribuent par leur parcours personnel érigé comme modèle de réussite (rituelle et sociale) à influer sur les images ou les constructions plus générales du genre, en en offrant de nouvelles combinaisons et en les transformant. Ils créent, par là même, un espace de visibilité dans lequel d’autres pourront ensuite s’engager.

Inspirant jusqu’au-delà de la communauté étudiée, les images de la Ballroom se déploient désormais dans l’espace public. Comme par un retournement, certains membres de la communauté parisienne se sont ainsi retrouvés dans le magazine Vogue Paris[25]. D’autres sont mannequins pour de grandes marques de luxe, danseurs pour des artistes reconnus ou maquilleuses et maquilleurs pour le monde de la mode et du spectacle. En reconnaissance de leur savoir-faire dans le maniement des techniques de corps de la féminité, certaines personnes se retrouvent à donner des cours de défilé à Miss France (voir le profil de Richy de la Vega sur Instagram), d’autres sont des movement directors, ou des chorégraphes apprenant à des artistes féminines à l’être encore plus (voir Giselle Palmer pour Aya Nakamura en France). « On pose mieux, on défile mieux, on fait tout mieux et maintenant, tout le monde veut nous récupérer », affirme Noam Sinseau, jeune membre parisien, lors de la première de l’émission Pépite d’Outremer, diffusée le 13 janvier 2022. Les créations de vêtements ou de coiffures, s’inspirant de manière originale et à moindre coût de la mode, se retrouvent accaparées par cette dernière : crop top (t-shirt coupé à mi-poitrine), ponytail (queue de cheval sur le haut du crâne) en sont quelques exemples. Comme par une sorte de magie sympathique, décrite par Michael Taussig (1993), et qui serait, selon lui, au fondement de la connaissance et des identités, il semble donc que les images de la Ballroom, copies tirées du monde de la mode, aient fini par affecter les originaux. Discrète ironie du sort : par leur présence dans le monde du spectacle, les membres de la Ballroom scene concourent à produire de nouvelles icônes à l’instar de RuPaul ou des actrices transgenres de la série Pose[26].

Lors d’un ball en décembre 2021, le Netflix Kiki Ball Deluxe, à Paris, il y eut une catégorie nommée Triple Treat. Dans cette catégorie, des équipes de trois personnes s’affrontaient. Une personne spécialiste de la catégorie Face — beauté des traits du visage —, une autre de Runway — défilé — et une autre de Sex Siren — renvoyant à une manière de présenter son corps de façon très sensuelle —, concourraient pour composer ce que je qualifierais d’un corps diffracté. Ils créaient ensemble une image parfaite, car complète et complexe : un tout.

Lors de plusieurs entrées à ce même ball, l’espace grand ouvert aidant, de nombreux membres d’une même house venaient marcher en même temps qu’un participant entré sur le catwalk, produisant ainsi une multiplication ou une diffraction des figures en marche. Même chose lorsque celui-ci finissait sa performance, d’autres membres venaient le chercher pour le raccompagner dans le public. L’assurance avec laquelle celui-ci rentrait ou sortait de l’espace de performance était produite par le sentiment de sentir son corps accompagné par une multitude d’autres corps présents et qui marchaient au même pas. L’image produite par ces entrées et sorties collectives donnait à voir là aussi une personne augmentée par les autres, une personne multiple et complexe. Aucun des composants de cet ensemble diffus n’était plus seul et ne devait désormais plus jamais se sentir marcher seul dans la rue, puisque son pas devrait toujours réveiller en lui le souvenir de ceux qui l’accompagnaient alors. Voilà peut-être le dernier mot de cette traversée des images. Ne plus marcher seul. Encore faut-il accepter de se lever.

Just Walk!