Abstracts
Résumé
Entre le jugement de la Cour suprême indienne de 2014 reconnaissant un « troisième genre » et l’entrée en application du Transgender Persons (Protection of Rights) Act en 2019, de nombreuses manifestations ont eu lieu à travers tout le pays. L’objectif était de protester contre certaines mesures législatives en préparation. Pour la première fois, les personnes concernées ont pu s’exprimer à travers de nombreux débats au sujet de leur droit citoyen et sur la diversité de genre qu’ils incarnent. Toutefois, le terme transgenre, retenu dans la loi, ne permet pas d’exprimer tous les contextes ni toutes les langues et encore moins les différences régionales. À partir du portrait de deux militantes transgenres et d’une ethnographie sur la terminologie vernaculaire utilisée en Assam et au Manipur, deux régions méconnues dans les études sur les minorités sexuelles et de genre en Inde, j’examine différents niveaux de revendications et d’influences qui participent au processus de construction identitaire des personnes transgenres.
Mots-clés :
- Arrago-Boruah,
- transgenre,
- Inde,
- loi,
- nationalité,
- Indigène,
- Assam,
- Manipur
Abstract
Between the Indian Supreme Court’s 2014 ruling recognizing a “third gender” and the implementation of the Transgender Persons (Protection of Rights) Act in 2019, numerous demonstrations took place across the country. The aim was to protest certain legislative measures in the pipeline. For the first time, the people concerned were able to express themselves through numerous debates about their rights as citizens and about the gender diversity they embody. The term transgender, retained in the law, does not allow for all contexts, languages, and regional differences to be expressed. Based on a portrait of two transgender activists and an ethnography of the vernacular terminology used in Assam and Manipur, two regions little known in studies of sexual and gender minorities in India, I examine the different levels of demands and influences involved in the process of constructing the identity of transgender people.
Keywords:
- Arrago-Boruah,
- transgender,
- India,
- law,
- nationality,
- Indigenous,
- Assam,
- Manipur
Resumen
Entre la sentencia del Tribunal Supremo indio de 2014 que reconocía un “tercer género” y la aplicación del Transgender Persons (Protection of Rights) Act en 2019, se produjeron numerosas manifestaciones en todo el país. El objetivo era protestar contra determinadas medidas legislativas en trámite. Por primera vez, las personas afectadas pudieron expresarse a través de numerosos debates sobre sus derechos civiles y sobre la diversidad de género que encarnan. Sin embargo, el término transgénero, utilizado en la ley, no abarca todos los contextos, todas las lenguas y menos aún las diferencias regionales. A partir del retrato de dos activistas transexuales y de una etnografía de la terminología vernácula utilizada en Assam y en Manipur, dos regiones poco conocidas en los estudios sobre minorías sexuales y de género en la India, examino los distintos niveles de reivindicaciones e influencias que intervienen en el proceso de construcción de la identidad de las personas transexuales.
Palabras clave:
- Arrago-Boruah,
- transgénero,
- India,
- derecho,
- nacionalidad,
- Indígeno,
- Assam,
- Manipur
Article body
Ces dernières années, le terme transgenre est apparu largement dans les médias indiens, en particulier depuis la reconnaissance d’un « troisième genre » à l’état civil à la suite d’un jugement de la Cour suprême en 2014[1]. Ce terme global a remplacé la catégorie « autre » qui figurait pour la première fois dans le recensement de la population en 2011[2]. Concrètement, chacun pouvait se déclarer « homme », « femme » ou « autre ». Sans plus de détail, le résultat ne pouvait être qu’approximatif, mais cinq millions d’individus de genre « autre » ont été tout de même recensés. Non seulement cette initiative a permis de mettre en lumière l’existence d’une minorité de genre, mais elle a surtout souligné la faiblesse de son taux d’alphabétisation, et donc d’employabilité. L’arrêt de 2014 visait prioritairement à garantir de nouveaux droits aux personnes dites « transgenres ». Le mot venait d’être choisi pour représenter les communautés indiennes connues localement sous les appellations hijras, eunuch, kothis, aranavanis, jogappas et shiv-shakthi. Un article de l’arrêt précise que le terme transgenre peut avoir une définition plus large, en incorporant les gays, les lesbiennes et les personnes bisexuelles, mais il n’en sera pas question ici[3].
Les militants pour les droits LGBT ont salué ce premier texte historique en faveur d’un genre non conventionnel, mais certains se sont montrés plus critiques. Ils craignent à la fois la résurgence des lois coloniales, qui visaient à les surveiller, mais aussi la réduction du genre et de la sexualité à la biologie (Saria 2019 ; Hinchy 2014). De nombreuses personnes « transgenres » se mobilisent ainsi activement depuis 2015 dans tout le pays et ont multiplié leurs revendications lors de l’élaboration de la loi qui a suivi l’arrêt de 2014. Le Transgender Persons (Protection of Rights) Act, entré en vigueur en 2019 après deux amendements successifs, est finalement très mal reçu par les personnes concernées (Jain 2017 ; Jain et Das Gupta 2021). Le texte de 2019 contredit en effet plusieurs articles du jugement de 2014. À titre d’exemple, l’arrêt de 2014 préconisait un droit à l’autodétermination de genre — féminin, masculin ou transgenre — sans lourdeur administrative ni parcours médical ou chirurgical. Or, la loi de 2019 alourdit les procédures et stipule que les personnes transgenres qui souhaitent être légalement reconnues comme étant de sexe masculin ou féminin doivent fournir la preuve qu’elles ont subi une opération chirurgicale (article 7). Pour comparaison, même si le droit français a rejeté la reconnaissance d’un sexe neutre, il a finalement modifié, en 2016, les conditions de changement de sexe à l’état civil. Sous la pression de la Cour européenne des droits de l’homme, l’article 61-6 du Code civil prévoit désormais que les traitements hormonaux ou les opérations de réassignation sexuelle ne sont plus nécessaires pour changer de sexe à l’état civil.
Le droit des personnes transgenres en Inde est souvent mis en perspective avec des lois internationales, notamment par les militants LGBT. En même temps, tous ces débats législatifs font apparaître des revendications identitaires et localisées que je souhaite mettre en évidence dans cet article à partir de certaines terminologies indigènes d’identité sexuelle et de genre. Menant plusieurs terrains ethnographiques depuis vingt ans dans le Nord-Est indien, une région composée de sept États entourés par le Bhoutan, la Chine, le Myanmar et le Bangladesh, j’ai commencé à m’intéresser à ce sujet juste après la reconnaissance officielle du troisième genre. Pour ce faire, j’ai d’abord commencé mes enquêtes au Manipur, qui fut le premier État du Nord-Est indien à organiser un concours de beauté trans sous les auspices de AMANA, All Manipur Nupi Manbi Association. En meitei, la langue tibéto-birmane officielle de l’État, nupi manbi veut dire « comme (manbi) une femme (nupi) ». J’analyse, dans une première partie, la construction et les usages de ce terme à partir de mes entretiens avec Santa Khurai, une militante trans à l’oeuvre depuis une trentaine d’années qui préside l’association AMANA depuis sa création, en 2012. Je consacre ensuite une deuxième partie à la communauté hijra en Assam. En Inde, au Pakistan et au Bangladesh, les hijras désignent des individus nés de sexe masculin ou, dans de rares cas, avec une malformation sexuelle, s’habillant comme des femmes. Leur particularité est de vivre au sein d’un groupe dont l’organisation est souvent calquée sur les communautés ascétiques hindoues (ce qui n’empêche pas certains membres d’être musulmans). Les frontières religieuses au sein d’un même groupe sont fluides. Les recherches en sciences sociales sur la diversité de genre en Inde ont surtout porté sur les hijras. Cela a permis de confirmer l’existence sociale et ancienne d’un genre différent (Nanda 1990 ; Reddy 2005 ; Boisvert 2018). Cependant, aucune enquête sur cette communauté n’a été réalisée en Assam. En vingt ans, j’ai pu observer une présence progressive des hijras dans les rues et les bus de la capitale, à Guwahati. Comme ailleurs en Inde, une grande majorité d’entre elles demandent de l’argent aux passants en échange de bénédictions. Parallèlement, le terme tritiyo, qui veut dire « troisième » en assamais, est utilisé dans certains contextes. Je mettrai en perspective ces deux désignations locales en m’appuyant sur leur contexte d’énonciation, mais également sur ma rencontre avec Swati Bidhan Baruah, une jeune avocate transgenre qui a créé All Assam Transgender Association en 2015. J’ai donc choisi, dans les deux cas, de partir du portrait de ces militantes. Plus qu’un terrain exhaustif sur la vie des membres de ces communautés, je propose ici une enquête sur les façons de nommer son genre en vernaculaire, en soulignant les idéologies linguistiques que cela implique. L’étude du langage en situation révèle tout un contexte social et permet de nous interroger sur l’origine inclusive ou non de ces catégories de pensée au sein de la société.
Catégorie de genre indigène au Manipur
J’ai rencontré Santa Khurai à Imphal, en 2015, à l’occasion du Miss Trans Queen Contest North-East India, un concours de beauté trans organisé en plein coeur de la capitale du Manipur et durant lequel de nombreux discours ont été prononcés autour des droits LGBT devant un public très hétéroclite (enfants, grands-parents, militants ou politiciens locaux)[4]. C’est elle qui présidait l’événement, financé en partie par AMANA, mais également par des fonds provenant de différentes associations LGBT internationales. Depuis 2012, Santa s’occupe officiellement de la défense des droits des femmes trans au Manipur au sein de AMANA, mais ses missions ne se restreignent pas qu’à cette localité, puisqu’elle est souvent sollicitée dans les autres États du nord-est, où le militantisme trans est très peu représenté. Cette association locale est elle-même rattachée à SAATHII[5], une ONG indienne de lutte contre l’épidémie du VIH/sida fondée en 2002, et dont la succursale à Imphal date de 2009. L’engagement militant de Santa est cependant plus ancien et il a été parsemé d’embûches. Sa vie a été un combat jusqu’en 2018, où elle a subi une chirurgie de réattribution sexuelle et a obtenu par la suite un passeport indien de sexe « féminin »[6]. Née de sexe masculin à Imphal, en 1975, au sein d’une famille modeste meitei, le groupe ethnique le plus nombreux à Imphal, Santa a revendiqué très tôt sa nature féminine, bien avant l’avènement des politiques LGBT dans la région. Dès les années 1990, elle constitue un groupe avec d’autres hommes qui commencent aussi à s’habiller en femme et organise des thabalchongba, littéralement des « danses au clair de lune ». Au Manipur, cette danse traditionnelle réunit de jeunes filles et de jeunes garçons de clans différents. Sous l’oeil de quelques chaperons, ce contexte vise à faire connaissance. En organisant une telle performance, Santa et ses amies affichèrent donc clairement leur envie de se conduire comme des femmes. À la suite de cette première initiative, elle participe à la création d’une troupe de danse appelée « Seven Sisters », un clin d’oeil à l’expression d’usage pour désigner les sept États reculés du nord-est de l’Inde[7]. L’entreprise est un succès, mais Santa n’arrive pas à en vivre. Elle décide alors d’ouvrir son propre salon de beauté en y voyant une issue professionnelle possible pour les membres peu diplômés de son groupe. Santa est fière quand elle me raconte le succès de son initiative, et pour cause. La plupart des salons de beauté de la capitale sont tenus aujourd’hui par des femmes trans. Non seulement elles ont conquis une large clientèle féminine cisgenre qui sollicite leurs services lors des mariages, mais le contexte politique leur a été favorable. Depuis les années 2000, les films de Bollywood ont en effet été interdits dans les cinémas locaux. Instaurée par le Revolutionary People’s Front, l’aile politique d’une branche armée plus radicale qui revendique l’indépendance du Manipur, cette interdiction vise à limiter l’influence des valeurs hindoues, exaltées dans les films en hindi à travers des scènes d’épopées classiques. Le cinéma local s’est donc développé et le secteur a recruté de nombreux maquilleurs artistiques dans les domaines du cinéma et de la mode. Plusieurs amies trans de Santa ont percé dans ce milieu, je pense notamment à Jenny Khurai, qui est devenue en quelques années une référence incontournable dans le domaine du maquillage. Comme Santa, elle a changé de nom au moment de sa transition ; « Khurai » fait référence au quartier d’Imphal où elles ont grandi.
Parallèlement, mais toujours dans le milieu de la mode et du spectacle, de nombreuses femmes trans sont devenues comédiennes dans les représentations de shumang lila, une forme de théâtre emblématique de la culture manipuri qui n’est pas seulement un art, mais aussi un média de masse qui remémore les grandes dates historiques et transmet l’actualité internationale à toutes les classes sociales. Or, comme dans beaucoup de troupes de théâtre itinérantes qui se sont constituées il y a environ un siècle, la majorité des comédiens sont des hommes, même pour les rôles féminins. À l’origine, la plupart des comédiens qui interprétaient des rôles féminins revêtaient à nouveau leur identité masculine après avoir quitté la scène, mais cela a changé aujourd’hui. Ces comédiennes, que l’on appelle nupi shabi, autrement dit les « imitatrices (shabi) de femmes (nupi) » ou encore les « imitatrices du genre féminin », affichent clairement une apparence féminine après leur performance théâtrale. C’est le cas notamment de Bishesh Huirem, une figure locale rencontrée en coulisse. Bishesh a représenté l’Inde au concours international de beauté trans en 2016, elle a également joué dans plusieurs films. Incidemment, après avoir rencontré séparément Jenny et Bishesh, je les ai retrouvées ensemble à l’écran dans le film réalisé par Pilu Heigrujam, Ang Tamo (2012), qui raconte l’histoire d’une femme trans, jouée par Bishesh, rejetée par sa famille et aidée ensuite par la gérante d’un salon de beauté, interprétée par Jenny. De son côté, Santa n’a jamais joué devant la caméra, mais elle a d’autres aspirations. En effet, après avoir participé à la création de l’Association AMANA et effectué des recherches sur les traditions meitei, où les frontières entre les genres s’effacent sans pour autant faire appel à la terminologie globale, elle coréalise, en 2014, un documentaire intitulé « The Unheard Voice. Trans-Shamanic Culture of Manipur ». Tâchons de résumer ce que Santa veut dire lorsqu’elle parle de culture chamanique trans.
La religion locale qui existait avant l’avènement de l’hindouisme dans cet État fait appel à deux spécialistes, des maiba et des maibi, des « prêtres » et des « prêtresses ». Leur rôle ne se limite pas à faire des offrandes aux divinités meitei. Ils sont chanteurs et danseurs, experts dans la préservation des traditions religieuses orales et les rituels (Arambam Parratt et Parratt 2010 : 49). Une distinction s’impose toutefois entre les deux. Seules les maibi entrent en transe, notamment à l’occasion des performances de la fête de LaiHaraoba. Néanmoins, quand un homme entre en transe à cette occasion, on l’appelle maibi, autrement dit « prêtresse ». Dès lors, il doit danser devant les dieux en portant des vêtements de femme. On l’appelle aussi nupa maibi, « chamane trans », voire « homme prêtresse ». C’est une traduction que l’on retrouve dans les premières ethnographies sur le Manipur, mais j’ai expliqué ailleurs qu’il serait plus juste de traduire nupa maibi par « homme (nupa) divinatrice (maibi) » (Arrago-Boruah 2022). Mais revenons à Santa.
En choisissant cette tradition chamanique ancienne, Santa a souhaité donner une épaisseur historique à sa communauté. Elle me confie même que les femmes trans d’aujourd’hui ont d’abord été chamanes puis comédiennes avant de travailler dans la mode et l’esthétique. Des études ont été menées sur ce processus de reconversion des médiums trans à l’esthétique au Myanmar (Keeler 2015 : 8). Mais en écoutant attentivement Santa au fil de nos rencontres, je pense l’avoir mieux comprise. Il ne s’agit pas d’une reconversion. Si elle cherche parmi les traditions anciennes les traces d’un pluralisme de genre ancré dans sa société, elle tient néanmoins à s’en différencier. Contrairement à certaines tendances qui ont été observées et qui consistent à réutiliser des mots vernaculaires pour traduire une terminologie globale, avec ce que cela implique comme surinterprétation, Santa va construire elle-même le terme nupi manbi, dans les années 2010, sur le modèle des deux catégories que nous venons de citer. Pour elle, le terme manbi, « comme », est un synonyme du verbe « être ». Autrement dit, les nupimanbi ne sont pas dans un processus d’imitation, comme les nupishabi au théâtre, elles ne font que revendiquer leur identité féminine, car c’est ainsi qu’elles se sentent au plus profond d’elles-mêmes.
Cependant, lorsque Santa m’explique les nuances entre ces termes, elle ajoute du même souffle qu’elle a dû faire face à de vives contestations de la part des milieux conservateurs, qui voient dans ses initiatives un amalgame fâcheux entre des catégories anciennes, propres au Manipur, et une terminologie globale. L’association UKAL, fondée en 1979 afin de restaurer les pratiques religieuses et culturelles meitei qui existaient avant l’avènement de l’hindouisme, a par exemple organisé un débat public en 2019 pour discréditer la participation des « transgenres », comme ils les nomment, à la fête religieuse de LaiHaraoba. C’est durant cette fête que les maibi, « prêtresses », entrent en transe et c’est donc aussi à cette occasion que les hommes qui sont devenus maibi peuvent entrer en scène. D’après les membres de l’association UKAL, cela ne doit pas faire de cette fête une occasion de rassemblement pour les personnes transgenres dont la culture et les droits sont étrangers. J’ai rencontré certains de ces membres en 2019 au siège de leur association, à Imphal. Le début de l’entretien était un peu tendu, mais on m’explique finalement avec sympathie que les revendications des transgenres n’ont aucun ancrage dans leur société. Pour faire valoir leur point de vue, ils défendent trois arguments. Le premier se situe à un niveau local. D’après eux, seule une « vraie » femme peut devenir maibi. Ils remettent ainsi en cause l’existence, pourtant ancienne, des fameux « hommes prêtresses ». Au niveau national, ils ne se sentent pas concernés par la décision de la Cour suprême de 2014, qui vient d’une instance du gouvernement central. Or, comme je le soulignais, une partie de la population locale souhaite encore l’indépendance du Manipur. Rappelons que cet État indien, qui partage une frontière commune avec le Myanmar, a préservé son indépendance pendant une longue période avant d’être intégré à l’Inde, en 1949. Enfin, ces derniers rejettent catégoriquement les effets de la mondialisation, en particulier les manifestations LGBT[8], où les transgenres donnent à voir des coutumes étrangères aux leurs en s’habillant comme des Occidentaux.
Leur message est très clair. Cependant, à la suite de cet entretien, on me propose de rencontrer les nupamaibi officiants au sein du Kangla Palace, l’ancienne résidence royale située au centre d’Imphal. D’après la personne qui m’accompagne, tout est une question d’authenticité ; ces spécialistes sont ici des « vrais ». J’apprends néanmoins auprès d’eux que leur nombre décroît de plus en plus. De son côté, Santa continue à se battre et à répondre à tous ceux qui rejettent le caractère indigène de son identité de genre au nom d’une loi moderne qui viendrait de l’extérieur. Elle publie ainsi un petit rapport en 2020 intitulé « Pheida. Gender at Periphery ». D’après les auteurs qu’elle cite, le terme pheida veut dire « eunuque », « homme castré » ou encore « homme vivant comme une femme ». Les interprétations diffèrent, mais la présence des pheida à la Cour des anciens rois du Manipur est attestée. D’après Santa, on retrouve également ce terme dans l’alphabet meiteimayek. Chaque lettre appartiendrait à trois genres grammaticaux : nupa, nupi et pheida, « masculin, féminin et eunuque »[9]. Le terme anglais eunuque, utilisé pour décrire un genre neutre dans l’écriture du meitei, ne correspond pas forcément à la réalité, mais il permet surtout de prouver l’existence d’une pluralité de genre possible au sein de la société manipuri, qui vient tout juste de réutiliser cet alphabet ancien.
Nationalité et intégration des hijras en Assam
Le début de mes enquêtes sur ce sujet en Assam est plus tardif. Un peu par hasard en 2018, j’ai assisté à une pièce de Ranhang Choudhury à Guwahati intitulée « Tritiyo », qui veut dire « troisième » en assamais, la langue officielle de l’Assam, qui vient du sanskrit. L’histoire raconte le parcours trans d’un jeune garçon d’aujourd’hui en Assam, tout en mettant en scène des hijras qui ouvrent le premier acte en se balançant dans les airs et en chantant : « nous flottons entre il et elle ». Le personnage principal ne semble toutefois pas hésiter sur le genre qu’il souhaite incarner. Ayant dorénavant accès à Internet, il explique à sa mère, qui fait montre d’ouverture, les solutions possibles pour changer de sexe. Quant au père de famille, il est plutôt conservateur. Le jeune homme quitte son domicile et se retrouve dans un groupe d’hijras dans lequel il ne se reconnaît pas non plus. Il ne veut pas danser dans les trains pour survivre, il veut étudier.
C’est grâce à Ranhang que j’ai pu rencontrer Swati Bidhan Baruah. À l’époque, en 2018, Swati n’avait que 26 ans. Elle venait juste de terminer ses études de droit et avait embrassé la profession d’avocat. La même année, elle devient la première juge transgenre en Assam au sein du Lok Adalat, un tribunal administratif composé de vingt membres qui assurent la médiation des affaires précontentieuses à Guwahati. C’est elle qui a créé, en 2015, l’association transgenre assamaise, All Assam Transgender Association. Contrairement au sigle de l’association du Manipur, Swati a utilisé la terminologie anglaise, la même qui a été choisie dans l’arrêt de la Cour suprême en 2014. En revanche, comme Santa, elle n’a pas attendu cette décision pour revendiquer des droits. Née à Guwahati dans une famille modeste qui habite le quartier des ouvriers des chemins de fer, Swati a compris très tôt qu’elle pourrait un jour changer de sexe. En 2012, encore étudiante à l’université, elle décide de se rendre à Mumbai afin de subir une chirurgie de réattribution sexuelle. Elle avait pu économiser en donnant des cours particuliers et en travaillant comme professeure à temps partiel dans des écoles. Mais ses parents ont exprimé leur désaccord à l’hôpital, ce qui a entraîné l’interruption de l’opération. Du haut de ses vingt ans, Swati décida de porter plainte contre ses parents devant la Cour suprême de Mumbai, qui a rendu la même année un jugement en sa faveur. Ce fut une première victoire, mais aussi le début de sa carrière juridique pour la défense des droits des personnes transgenres. À présent, Swati vit toujours chez ses parents, où elle a installé son cabinet quand elle n’est pas à la Cour. Je rappelle qu’en Inde, les fils sont censés rester vivre avec leurs parents. C’était aussi le cas pour Santa. Mais venons-en aux hijras en Assam en suivant les dossiers en cours défendus par Swati.
De nombreux Assamais voient dans la communauté hijra une culture étrangère à la leur. On retrouve certes quelques gharāṇā, « lignées ou maisons, dans les grandes villes », mais il est difficile de retracer ici leur ancienneté. Certaines d’entre elles s’y sont probablement installées autour des années 2000. Soit les gurus (initialement disciples) sont rentrées dans leur région natale après plusieurs années d’initiation à cette culture, soit des hijras du reste de l’Inde, voire du Bangladesh, s’y sont installées. La question de l’appartenance régionale des hijras, qui vivent à présent en majorité à Guwahati, s’est posée récemment à la suite de deux mesures nationales : le National Register of Citizens (NRC) et le Citizenship (Amendement) Bill (2016). Ces mesures controversées au sein de l’opposition ne concernent pas directement les personnes transgenres. En revanche, Swati s’est emparée de cette actualité brûlante afin de plaider pour la citoyenneté des membres de sa communauté.
Un mot sur le contexte. La mise à jour du Registre national des citoyens en Assam a été initiée en 1951 sous la forme d’un recensement, mais ce n’est qu’en 2015, sous la supervision de la Cour suprême, que ce registre commença à être actualisé. Rappelons que de vives contestations étudiantes ont eu lieu en Assam dans les années 1980 contre l’augmentation massive d’immigrants musulmans après que le Bangladesh voisin se soit déclaré indépendant du Pakistan. L’objectif de ce registre était donc de recenser tous les citoyens qui pouvaient prouver être indiens, ou du moins, être arrivés sur le territoire avant 1971. Or, de nombreuses personnes transgenres ont été exclues de ce registre. Elles ne pouvaient pas fournir de justificatifs attestant leur présence sur le territoire avant cette date. Une majorité d’entre elles n’ont plus de relation avec leur famille biologique. Quant à celles qui ont leurs documents, le département qui gère ces dossiers peut difficilement les identifier, car elles ont souvent renoncé à leur nom et à leur identité de naissance (Sharma 2022). En 2018, Swati porte plainte à la Cour suprême au nom des 2000 transgenres qui sont exclues de cette liste et considérées comme des immigrantes illégales. Elle souligne notamment une certaine hypocrisie administrative : dans la première version de ce recensement, chacun pouvait choisir entre trois déterminations de sexe possibles (féminin, masculin ou « autre »). Or, dans la deuxième version, qui permettait aux personnes exclues de faire appel, seuls les sexes féminin ou masculin étaient proposés. Si l’on considère que le registre national a inclus 31 millions de personnes et exclu environ 2 millions d’habitants de cet État, les revendications transgenres, aussi légitimes soient-elles, représentent un très faible nombre de personnes mises à l’écart. Pour autant, leur cause a pu être entendue à l’échelle nationale et en 2020, la Cour suprême a ordonné au gouvernement central et à celui de l’Assam de donner une réponse rapide et satisfaisante à ces citoyennes oubliées. C’est une victoire et une mesure préventive, puisque le gouvernement actuel a déclaré, en 2019, son intention de créer un registre similaire pour l’ensemble de l’Inde, ce qui n’est pas sans inquiéter toutes les communautés transgenres du pays.
Après ce premier combat, Swati est intervenue dans la presse au moment des mouvements de contestation contre le Citizenship (Amendement) Bill (2016), désormais devenu le Citizenship Amendment Act (2019). Cette loi prévoyait d’accorder la citoyenneté aux migrants d’Afghanistan, du Bangladesh et du Pakistan, qui sont d’origine hindoue, sikh, bouddhiste, jaïne, parsi ou chrétienne. Swati souhaitait alerter le gouvernement de l’arrivée possible de communautés hijras hindoues persécutées au Bangladesh, ce qui mettrait en danger l’identité transgenre assamaise. On peut voir ici un certain protectionnisme régional, propre aux slogans des politiques locales, pour défendre une identité de genre assamaise. Dans l’un de nos échanges privés en 2022, Swati me confiait même voir dans les monastères néo-vishnouites, une incarnation de cette identité. Ces monastères sont connus pour abriter certains moines efféminés, notamment sur l’île fluviale de Majuli, au centre de l’Assam. Mais il n’y a aucun lien direct avec cette tradition et l’identité transgenre de Swati, encore moins avec celle des hijras. Dans le prolongement de ses revendications régionales, Swati critiqua à nouveau par voie de presse la présence de plusieurs dizaines d’hijras venues du nord de l’Inde pour participer à la grande fête d’ambuvācī qui a lieu chaque année au temple de Kāmākhyā, situé à Guwahati. Selon elle, il faut oeuvrer pour la préférence régionale et convier d’abord les communautés hijras locales. Cette controverse fut un nouvel effort pour faire entendre l’existence des hijras en Assam, qu’elle défend sans relâche depuis qu’elle préside son association. Néanmoins, Swati a un rapport ambigu avec ce terme, qu’elle utilise très peu, ce qui rappelle certaines analyses sur le rejet de cette désignation par certaines transgenres (Mount 2020). Essayons d’en dire plus.
Dans une courte vidéo dont elle est l’auteure, Swati montre que le mot hijra est utilisé à des fins discriminatoires en Assam. C’est du moins la manière dont elle l’a vécu quand ses parents l’appelaient ainsi pour critiquer son apparence et ses choix. Donnons rapidement le résumé de ce court-métrage. La scène se passe juste avant Bihu, le festival local qui célèbre le printemps et où de jeunes femmes dansent autour de jeunes musiciens pour célébrer cette saison. Au début du clip, une femme se maquille et rejoint un groupe de jeunes gens pour célébrer Bihu. Or, sur son chemin, elle est chahutée par un passant qui la traite de hijra. Cette critique ne semble pourtant pas représenter ce qui se passe dans le milieu rural assamais, très peu habitué à ce terme. En revanche, l’auteure a voulu souligner son usage péjoratif. Reste à savoir si cela vise une stigmatisation des diversités de genre ou de cette catégorie relativement récente dans une région où l’arrivée de cultures nouvelles est toujours un sujet délicat.
Le film assamais de Prakash Deka, Jonākī Poruwā, « Fireflies » (2019), donne quelques éléments de réponse. L’intrigue dépeint la vie d’un jeune garçon demeurant au sein de sa famille dans un village assamais, loin des villes. Comme lui, sa soeur aspire à vivre dans le genre qui ne correspond pas à son sexe de naissance, mais contrairement à elle, qui décide simplement de ne pas se marier, il veut aller jusqu’au bout de sa transformation. Le film ne raconte pas tout, mais le garçon réalise son rêve après quelques déboires. Il part de chez lui assez jeune pour rejoindre une communauté hijra de Guwahati dans laquelle il ne reste pas. Après son départ, son père finit par mourir de chagrin et quand le jeune revient à l’occasion des funérailles de ce dernier, sa mère le prie de rester, quel que soit son genre. L’intérêt du film est de mettre en lumière la vie d’un jeune homme qui veut être une femme en plein coeur d’un milieu rural, loin des politiques LGBT et des communautés hijras, qu’il découvre par hasard, plus tard. La sortie du film déclencha une forte polémique parmi les militantes transgenres. Tout d’abord, Prakash Deka lui avait donné comme titre initial « Outcast ». Pour Swati, c’était une injure. D’après elle, les personnes transgenres n’ont jamais été considérées comme des intouchables en Assam. Par ailleurs, la communauté hijra, qui défend des droits de citoyenneté nationale, n’a pas apprécié le portrait que Deka a brossé d’elle. Dans ce film, et en particulier dans une scène qui a lieu dans les bidonvilles de Guwahati, les hijras sont décrites comme des travailleuses du sexe, ce qui est très offensant pour elles. Le réalisateur sous-entend ainsi implicitement que certaines hijras ne parlent pas assamais et viennent potentiellement du Bangladesh.
À présent, Swati continue à se battre pour que la loi transgenre puisse être implémentée à plusieurs niveaux en Assam, notamment pour permettre aux personnes transgenres les plus défavorisées, hijras ou non, de trouver un emploi. En 2021, grâce à son acharnement, un premier foyer d’aide et de professionnalisation voit le jour à Guwahati, sous l’égide du ministère des Affaires sociales et de la Santé (Ministry of Social Welfare Department). Il sera baptisé tritiyonivas. Le mot nivas signifie « foyer », tandis que tritiyo, comme le titre de la pièce de Ranhang Choudhury, veut dire « troisième ». En assamais, tritiyo ne réfère pas directement à une personne transgenre ; on a plutôt recours au mot klība pour nommer cette réalité, mais son usage est péjoratif. Tritiyo est donc employé ici pour désigner une personne qui n’est ni femme ni homme, ou plus précisément qui ne possède ni sexe féminin ni sexe masculin. En sanskrit, le mot veut dire « stérile ». Le terme tritiyo fait référence à tritiya prakṛti, une terminologie sanskrite, tirée des textes anciens et citée dans l’arrêt de la Cour suprême. L’expression veut dire « troisième nature », ce qui apparaît donc beaucoup moins négatif.
Stratégies nationales, vernaculaires et mondialisation
L’usage de la terminologie choisie par Swati et Santa laisse apparaître des revendications différentes, même si elles se rejoignent sur le fond en s’adossant notamment aux lois internationales. Je propose, pour conclure, de montrer les différences et les similitudes entre les actions militantes au Manipur et en Assam, notamment pour faire apparaître les différents niveaux qui influencent les processus de construction identitaire des personnes transgenres.
Contrairement à Swati, Santa a inventé une terminologie vernaculaire qui semble fidèle à la fois à ce qu’elle ressent, mais également qui fait référence, dans sa construction, à des pratiques locales. Sur ce point, les critiques sur l’utilisation tronquée de certaines catégories vernaculaires pour traduire des minorités sexuelles ou de genre en Inde ne sont pas opérantes ici (Cohen 2005). La construction du terme nupi manbi, « comme une femme », permet à Santa de revendiquer une identité ethnique sans pour autant s’identifier aux chamanes et aux comédiens qui peuvent afficher un genre pluriel. Plusieurs études montrent l’importance de ne pas réduire les transgenres asiatiques contemporains à des personnes « traditionnelles » (Jackson 2009 : 20). Ce raccourci, analysé par Shraddha Chatterjee (2018 : 315) comme une sorte de « fétichisation » des identités transgenres, empêcherait de voir leur intégration nouvelle dans l’arène de la vie politique, éducative et économique. Or, le combat de Santa a bien une portée politique. L’absence du terme nupimanbi dans la loi indienne de 2019, qui cite d’autres noms vernaculaires de communautés transgenres, lui permet de revendiquer son identité indigène au niveau national en critiquant cet oubli.
De son côté, Swati a choisi la terminologie anglaise pour le nom de son association. Lors de notre dernier entretien, elle m’avait d’ailleurs conseillé la lecture du livre de Reddy et Akash Kumar, Transgenders and the Law (2022). Il s’agit d’une compilation commentée de la loi de 2019 par un avocat et un professeur de droit. En introduction, l’un des juges à l’origine de l’arrêt de 2014, A. K. Sikri, rapporte les paroles d’une hijra après lui avoir demandé son âge en 2015 : « Nous avons toutes un an aujourd’hui, car nous avons seulement été mises au monde, en tant qu’être humain, le 15 avril 2014, lorsque la Cour suprême a rendu son jugement. » La catégorie « transgenre » en Inde ne réfère donc pas prioritairement aux mouvements LGBT pour les personnes concernées, qui ne sont d’ailleurs pas toujours habituées à ce sigle. Cette catégorie, aussi globale soit-elle, donne des droits. Sur ce point, le terme transgenre a donc bien, comme ailleurs dans le monde, une portée juridique (Beaubatie 2021). Mais en Inde, elle a aussi une portée nationale. Chaitanya Lakkimsetti (2022) compare la « tolérance » du Bharatiya Janata Party, le parti conservateur au pouvoir, envers les mesures législatives « transgenres » par rapport aux réticences envers la dépénalisation de l’homosexualité, qui date de 2018. Pour certains membres du gouvernement actuel, les communautés transgenres feraient en effet partie intégrante des traditions indiennes, tandis que les revendications d’une sexualité sortant de l’hétéronormativité viendraient de la modernité occidentale. C’est en s’appuyant sur la jurisprudence que Swati milite en essayant de protéger les droits de la communauté hijra, qui est encore perçue comme une tradition étrangère à la culture assamaise. Ce recours systématique au vocabulaire juridique permet ainsi de souligner avant tout l’appartenance nationale des hijras installées en Assam, notamment durant le National Register of Citizens (NRC). Santa fera de même, mais en partant de sa catégorie vernaculaire. En 2022, elle rédige un rapport sous l’égide d’AMANA pour revendiquer la citoyenneté nationale des identités de genre manipuri, comme en témoigne le titre, « Gaining Full Citizenship of Manipuri Indegenous NupiManbi and Nupa Manba[10] ». L’objectif de cette demande de reconnaissance nationale est évidemment une réponse à tous ceux qui essayent de discréditer son action militante en l’associant à un phénomène étranger. La question de l’identité nationale des transgenres n’est pas nouvelle en Inde. Cela fait partie d’un effort d’intégration qui a pu être analysé comme un acte de surveillance des hijras, à commencer par le contrôle de la mendicité (Saria 2019). Sayan Bhattacharya (2019) rappelle par exemple le cas d’une vidéo publiée sur YouTube la veille de la fête nationale en 2015, où des hijras chantent l’hymne national. En bas de l’écran, un texte s’affiche et pose plus ou moins cette question : « Quelles carrières auraient été possibles grâce à la reconnaissance de mes droits au lieu de mendier dans les transports publics ou de me prostituer ? »
Considérons enfin ce qui les rassemble. Comme ailleurs en Inde, où les militants transgenres n’ont pas eu l’impression d’être consultés dans la préparation de la loi, Santa et Swati dénoncent le manque de représentativité du Nord-Est indien au sein du National Council for Transgender Persons. Ce comité a été créé par le ministère de la Justice sociale et de l’Autonomisation (Ministry of Social Justice and Empowerment), juste après le jugement de 2014. Or, la personne choisie pour représenter le Nord-Est aurait été désignée sur une base arbitraire, sans connaissances du terrain. En 2020, Swati a donc déposé une plainte au tribunal de Haute Instance de Guwahati contre le ministère en question[11]. L’affaire est en cours. Mais c’est surtout le combat qu’elles mènent en s’inspirant de certaines lois internationales qui rend leurs revendications si proches. Parallèlement à leurs actions, en faveur des communautés de leur région respective, ces deux militantes n’ignorent en rien les droits de la personne qui sont progressivement acquis par les personnes trans partout dans le monde. Prenons deux exemples.
En 2020, Swati porte plainte devant la Cour suprême au nom des droits de la personne universels[12]. La section 18(d) de la loi transgenre de 2019 fixe en effet la peine maximale pour les abus sexuels contre les personnes transgenres à un niveau inférieur à celui des abus sexuels contre les femmes cisgenres en vertu de la section 376 du Code pénal indien de 1860. Si cela est avéré par la Cour, l’article violerait le droit fondamental à l’égalité en vertu de l’article 14. Mais ce n’est pas tout. Alors que l’Europe démédicalise de plus en plus les parcours trans, la section 7 de la loi de 2019 contredit le droit à l’auto-identification de son genre, en subordonnant l’identité transgenre à la chirurgie médicale. Là aussi, une plainte est en cours d’instruction. Un an après, en 2021, Santa dépose à son tour une plainte à la Cour suprême en vertu de l’article 32 de la Constitution afin de contester la sélection des donneurs de sang à partir de leur orientation sexuelle[13]. Les directives du Conseil national de transfusion et l’Organisation nationale de lutte contre le sida, sous l’égide du ministère de la Santé et des Affaires sociales, sont directement visées par Santa. La clause 12 stipule que les donneurs ne doivent pas être des transgenres, des hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes ni des travailleuses du sexe, car ces personnes sont considérées comme « à risque » d’infection par le VIH, l’hépatite B ou C, et la clause 51 stipule que les mêmes personnes sont considérées comme étant « à risque » et sont exclues de manière permanente ou interdites d’admissibilité en tant que donneurs de sang. Cette affaire n’est pas sans rappeler ce qui vient d’être amendé en France. Depuis 2022, dans le prolongement de la loi bioéthique qui rend le don du sang accessible à tous sur la base des mêmes critères, les hommes ayant des relations homosexuelles ne sont plus tenus de respecter une période d’abstinence pour pouvoir donner leur sang. L’arrêté a été publié dans le Journal officiel le 13 janvier 2022.
La diversité de genre en Inde ne se lit donc plus sans référence à la catégorie « transgenre », qui est devenue essentielle pour l’acquisition de droits, qu’il s’agisse de droits de la personne, de droits civils ou encore traditionnels. Pour autant, le terme transgenre n’est pas vraiment en réelle concurrence avec les catégories natives qui permettent à chaque fois de passer de la loi à un contexte précis qui ne se traduit pas en anglais. En somme, pensée seule, la catégorie « transgenre » se trouverait dépossédée. À l’inverse, les conceptualisations de la diversité de genre à l’époque contemporaine ne s’appuient pas seulement sur les traditions inclusives locales. Elles permettent, par le biais de la mondialisation, qu’il s’agisse des politiques LGBT ou des droits de la personne universels, d’ajuster des catégories natives préexistantes ou de résister aux catégorisations qui peuvent s’avérer réductrices. Voilà pourquoi les identités de genre en langue vernaculaire ne sont plus totalement indépendantes du contexte international qui apparaît justement comme une source d’inspiration pour générer de nouvelles revendications (Dutta 2012).
Appendices
Notes
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[1]
National Legal Services Authority vs. Union of India (2014) 5 SCC 438.
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[2]
Registrar General of India. Census of India (2011): Government of India, New Delhi.
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[3]
Voir National Legal Services Authority vs. Union of India, op. cit., paragr. 113.
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[4]
La décision de la Cour suprême de 2014 fut saluée, mais toutes les participantes portaient cette année-là des pancartes pour demander le réexamen de l’article 377 du Code pénal indien, qui criminalisait encore l’homosexualité. Cet article, qui date de l’époque coloniale, a été abrogé en 2018.
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[5]
Solidarity and Action Against the HIV Infection in India.
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[6]
Auparavant, elle a d’abord eu une carte d’électeur de sexe « autre », après le recensement de 2011, où la commission électorale avait accordé cette mesure, puis un passeport avec la mention « T », qui veut dire « transgenre », juste après la décision de la Cour suprême de 2014.
-
[7]
L’Assam, l’Arunachal Pradesh, le Meghalaya, le Nagaland, le Tripura, le Mizoram et le Manipur.
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[8]
La première LGBTI Pride Walk à Imphal date de 2014. Pour rappel, celle de Delhi date de 2008.
-
[9]
La lettre « Ka », masculine, serait en outre associée à la divinité Pakhangban, la lettre « Ga », féminine, à Laisna et « Ng », eunuque, à Asheeba.
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[10]
Le terme nupa manba, « comme des hommes », vient de nupi manbi et rassemble des personnes de genre différent, mais qui sont en accord avec cette dénomination, qu’elles se reconnaissent trans, lesbiennes ou bisexuelles.
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[11]
PIL No. 52/2020
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[12]
WP(C) 51/2020
-
[13]
W.P.(C) No. 000275/2021
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