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Les questions relatives au travail sont particulièrement saillantes dans l’actualité : la pandémie de COVID-19 a forcé l’arrêt de l’économie à travers le monde et perturbé le monde du travail, plusieurs pays industrialisés vivent une « pénurie » de main-d’oeuvre alors que d’autres sont toujours aux prises avec un chômage relativement élevé, les représentants politiques et sociaux suggèrent la mise en place d’un revenu de base ou d’une garantie d’emploi et plusieurs s’inquiètent des conséquences de l’automatisation industrielle, voyant dans ce phénomène la preuve de la « fin du travail » évoquée à l’aube du nouveau millénaire par Jeremy Rifkin (1995).

Toutefois, pour Juan Sebastián Carbonell, le travail n’est pas en train de disparaître : il se développe et se transforme. Dans son essai Le futur du travail, il revient sur ce qu’il considère être des idées reçues à propos du futur du travail afin de démontrer que la « société fondée sur le travail » est bien vivante et que, dans ce contexte, son passé sera vraisemblablement un bon indicateur de son avenir.

Ainsi, pour l’auteur, « la fin du travail n’aura pas lieu ». Pour étayer son argumentaire, Carbonell cible les problématiques d’automatisation, de précarité et de logistique, puis revient brièvement sur les solutions politiques mises de l’avant pour y faire face. Le court essai se déploie en une série de sous-constats, cherchant à démonter les « mythes » du sens commun actuel sur la question du travail. En premier lieu, la technologie, plutôt que de supprimer le travail, l’intensifie, et peut même accroître la demande de main-d’oeuvre. En deuxième lieu, la précarité n’est pas un phénomène nouveau : plutôt qu’une « nouvelle » classe sociale, le « précariat » — contraction des mots précarité et prolétariat, et défini par l’insécurité économique — serait en fait une simple catégorie de la classe ouvrière. De toujours, il y a eu des précaires, sous différents noms, et l’arrangement actuel n’est que le résultat d’une reconfiguration des forces et d’une identification de cette réalité. En troisième lieu, le capitalisme de plateforme, cette « fantaisie pro-marché » non viable à long terme, est de la même manière la nouvelle forme de l’accumulation capitaliste, dans laquelle les travailleurs, plutôt que disparus, sont invisibilisés. Un enjeu plus pertinent se trouve selon l’auteur du côté du contrôle de la chaîne logistique, constituant un développement du travail (et un potentiel nouveau terreau militant pour ses travailleurs). Finalement, selon l’auteur, les principales solutions politiques (démarchandisation du travail, par le revenu de base, démocratisation du travail et libération du travail) sont toutes prisonnières des paramètres de l’économie capitaliste. Pour Carbonell, il faut « libérer la vie du travail » et « libérer le travail de la domination du capital » : dépasser le travail capitaliste et se libérer au-delà de la question du temps de travail, par exemple.

De manière générale, sans nécessairement avoir à se transformer en étude proprement quantitative, les constats de Carbonell auraient bénéficié de plus de données. En effet, la démonstration aurait nécessité le soutien d’éléments supplémentaires illustrant les réalités mises de l’avant. En conséquence, il s’agit d’un survol plutôt que d’une étude approfondie. Similairement, ses propositions politiques, véritablement pertinentes, sont brèves comparativement à celles qu’il rejette ou même aux réalités qu’il analyse.

De plus, certaines affirmations feront l’objet de débats : en voulant montrer son opposition aux thèses de Guy Standing (2011), chef de file sur la question du précariat, en affirmant qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle classe sociale à part entière, l’auteur justifie son affirmation en invoquant notamment la supposée convergence des intérêts et des mobilisations des précaires avec les salariés. Toutefois, certains enjeux ne bénéficient pas aux deux catégories de travailleurs : dans ces cas, même s’il est vrai que le mouvement syndical a tenté des incursions dans le monde précaire, il reste que ses institutions sont dans une posture défensive, et protégeront en priorité les intérêts de ses membres. En outre, sur cette notion de précarité, il aurait été intéressant que l’auteur se penche davantage sur les processus de transformation économique et de précarisation, à l’image des travaux de Luc Boltanski et Ève Chapiello (1999), avec qui le dialogue pourrait être d’intérêt, ou sur les implications politiques et intersections philosophiques de la question, à la manière d’Estelle Ferrarese (2017).

En somme, la contribution principale de Carbonell est de nuancer le portrait de la situation face à l’actuelle surenchère de part et d’autre du débat sur les questions relatives au travail. Cela permet de penser l’analyse théorique et la conception de solutions politiques de manière cohérente et plus proches des considérations réelles de ces enjeux. Dans le même ordre d’idées, notons également le rappel de l’auteur sur le sérieux du travail, son impact sur la vie des gens, qui en fait un élément d’importance sociétal au-delà d’un objet d’étude universitaire.

C’est dans cet esprit que cet essai sera pertinent pour ceux qui s’intéressent à la recherche sur cette question ou qui sont curieux et souhaitent une introduction aux débats actuels.