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Introduction

Les occasions pour les sociétés autochtones de reprendre le contrôle de leurs territoires se multiplient dans de nombreux domaines. La reconnaissance juridique croissante des Autochtones par les gouvernements, la volonté accrue de l’industrie de négocier avec les propriétaires traditionnels et la capacité grandissante des communautés autochtones d’établir des alliances productives et d’induire des changements sur le plan des politiques se sont combinées à la préoccupation croissante du public au sujet de la crise environnementale mondiale, donnant une assise solide aux initiatives de conservation autochtones. Cependant, ces gains politiques et juridiques coïncident avec des changements économiques et bureaucratiques néolibéraux qui créent de nouveaux obstacles à la protection des ressources environnementales et culturelles. Par conséquent, une compréhension de la conservation autochtone doit prendre en compte les moyens par lesquels les communautés font face à cette expansion des droits des Autochtones dans un contexte de rationalisation des efforts gouvernementaux et de redoublement de la pression industrielle.

Cet article s’appuie sur les expériences de la Première Nation Gitxaała sur la côte nord de la Colombie-Britannique, au Canada, pour faire état de la complexité et de la diversité de la conservation autochtone contemporaine. La protection du territoire, de la culture et de la société gitxaała exige la mobilisation de moyens de défense « traditionnels » et innovants contre des pressions coloniales à la fois nouvelles et familières. La sauvegarde du territoire nécessite concurremment le déploiement et la transgression de la culture gitxaała, la combinaison d’outils complémentaires et contradictoires, la protection proactive de certaines zones ainsi que le suivi pragmatique des impacts négatifs. Cette situation est à la fois encourageante et épouvantable : elle dresse un portrait réaliste des difficultés persistantes auxquelles les Premières Nations sont confrontées malgré les progrès réalisés sur le plan de la reconnaissance juridique de la gestion des ressources et des droits de gouvernance.

Les organismes de gestion des ressources du gouvernement gitxaała s’investissent dans divers programmes et initiatives visant à protéger les territoires régis par les Smgigyet (« chef de maison » ou « chef de famille », des chefs héréditaires gitxaała) et à défendre les objectifs économiques et culturels de la nation. Les différences dans les résultats de ces divers projets de conservation illustrent la façon dont les pressions coloniales persistantes, voire croissantes, continuent de limiter les possibilités de la conservation autochtone. La diversité des résultats soulève également des questions relatives à l’évaluation du succès de ces projets face aux forces coloniales. La reconnaissance croissante des droits des Autochtones par les tribunaux canadiens et les efforts déployés par les gouvernements fédéral et provincial en vue de réconcilier les intérêts des Autochtones et des descendants des premiers colons européens et de leurs communautés respectives ont permis aux Premières Nations de réaliser des gains importants en matière de gouvernance environnementale. Les initiatives de réconciliation touchant la pêche et la planification marine offrent des exemples positifs de gains importants sur le plan du contrôle des ressources et de la protection du territoire. Cependant, dans certains cadres réglementaires et politiques, les efforts de conservation des Gitxaała se présentent plutôt comme une bataille fondamentale pour conserver un statu quo du point de vue de la préservation des écosystèmes et de la qualité d’un environnement ayant déjà souffert des impacts du développement des industries. Dans ce contexte, la mise en place d’une série de mesures d’atténuation visant à réduire les impacts d’un développement industriel majeur peut être considérée comme une réussite importante.

Méthodologie et auteurs

Cet article a été élaboré à partir du travail axé sur la communauté des auteurs, qui sont ou étaient des employés de la Première Nation Gitxaała. Cette réflexion s’appuie sur les problèmes et les questions pratiques auxquels sont confrontés les fonctionnaires travaillant pour un gouvernement autochtone plutôt que sur ceux posés par un projet universitaire.

Bruce Watkinson est un citoyen et biologiste gitxaała qui travaille pour sa nation depuis deux décennies. Il a dirigé le programme de gestion des ressources gitxaała et est actuellement responsable du Programme des pêcheries et de la mer[1]. Il supervise à la fois le programme des pêcheries commerciales de la nation et les initiatives de planification marine pour le territoire.

James Witzke, également biologiste, a occupé les fonctions de responsable des pêcheries gitxaała et, plus récemment, a été responsable des évaluations environnementales. Lors de ce mandat, il a conseillé la nation dans le cadre de sept évaluations environnementales de projets de grande importance. Il dirige actuellement un programme régional de suivi des impacts environnementaux et cumulatifs, une initiative collaborative impliquant cinq Premières Nations de la côte nord de la Colombie-Britannique.

Caroline Butler est une anthropologue culturelle qui travaille avec les Gitxaała depuis deux décennies. Elle coordonne la recherche axée sur la communauté en matière d’évaluation environnementale, de revitalisation linguistique, de protection du patrimoine et d’aménagement des milieux marins.

Le Programme des pêcheries gitxaała (GFP[2]) et le Programme de surveillance environnementale gitxaała (GEM[3]) constituent des départements du gouvernement de la Première Nation. Celle-ci est gouvernée de manière collaborative par un chef et un conseil élus et par une « table héréditaire » où siègent des membres ayant hérité de cette fonction.

Plutôt que de s’appuyer sur le travail de terrain et sur une enquête ethnographique concernant un projet spécifique, cet article est issu de l’expérience de travail axé sur la communauté des auteurs au cours des deux dernières décennies, particulièrement au fil de la dernière en raison d’un développement industriel intense sur le territoire des Gitxaała. Les programmes d’évaluation environnementale et de planification marine de la nation reposent sur un engagement communautaire important et sur les directives des dirigeants élus et héréditaires. La planification concernant les espaces marins, les études portant sur les usages traditionnels des ressources et la formulation de réponses aux projets de développement industriel d’importance ont suscité un vif débat au sein de la communauté sur la protection du territoire, la conservation environnementale et culturelle des Gitxaala ainsi que sur le développement économique. Cet article tente de dresser un portrait des discussions et des idées débattues dans le contexte actuel de l’essor industriel sur la côte nord de la Colombie-Britannique.

Approche gitxaała de la conservation axée sur la communauté

À l’automne 2016, dans le cadre du bilan d’un programme régional de planification des milieux marins, le personnel de gestion des ressources gitxaała a été invité à indiquer des « résultats en matière de conservation ». Ces employés ont rencontré le représentant du principal bailleur de fonds de l’initiative de planification régionale concertée pour discuter des actions environnementales qui pourraient être mises en évidence pour le conseil d’administration de la fondation. L’objectif était de dresser un inventaire des zones protégées proposées, des projets de fermeture de zones de pêche commerciale, des projets de restauration de l’habitat et d’autres initiatives qui pourraient être repérables sur une carte sous la forme d’espaces verts. Pour les Premières Nations détenant un territoire sur la côte nord de la Colombie-Britannique, toutefois, ces résultats pouvaient facilement être envisagés comme l’absence d’autres éléments sur la même carte — tracés des pipelines marins et terrestres, infrastructures pour l’exportation de gaz naturel liquéfié, zones de dragage et de décharge en mer — ou même comme un changement subtil de l’emplacement, de la taille ou du mode de fonctionnement de ces éléments. Les gains de la communauté gitxaała étaient invisibles à certains égards, mais tout aussi importants en termes de protection du territoire et de la culture autochtones. Alors que d’autres régions pouvaient se concentrer sur la restauration et la reconstruction — en essayant de remédier à certains des impacts du développement colonial, les Gitxaała et les autres Premières Nations de la côte nord luttaient pour protéger leurs territoires d’une nouvelle vague de développement industriel. Dans ces arènes, la conservation s’illustre moins par la propagation des zones vertes sur une carte que par l’endiguement du noir.

Cette discussion, cette tentative d’expliquer la diversité des objectifs de la communauté et de ses succès en matière de conservation a été l’inspiration de cet article. Les différentes manières dont la Nation Gitxaała tente de se reconstruire à la suite de conséquences historiques et de tenir tête aux forces actuelles du changement environnemental constituent un exemple de recombinaison innovante des connaissances autochtones et de la science occidentale, des capacités de la communauté et de l’expertise-conseil, des alliances stratégiques et de la collaboration intergouvernementale, des engagements proactifs et des négociations pragmatiques. La perspective gitxaała de la conservation environnementale est enracinée dans les anciennes structures de gouvernance héréditaire et de gestion des ressources qui ont été façonnées par l’expérience du changement et de la dépossession au cours du dernier siècle et demi et qui ont été alimentées par un engagement intensif dans les processus de réglementation et d’évaluation environnementales au fil de la dernière décennie.

Conservation et gestion environnementales gitxaała axées sur la communauté

Les territoires de la Nation Gitxaała sont régis par une table de chefs héréditaires qui maintiennent leur juridiction sur leurs terres et leurs eaux. Le chef et le conseil, élus, gèrent les fonctions administratives de la nation et du village de Kitkatla (connu des résidents sous le nom de Lach Klan). Ils sont aussi chargés de promulguer les mandats émanant de la table héréditaire en collaborant avec d’autres instances gouvernementales, y compris d’autres Premières Nations, la Colombie-Britannique et le Canada.

Lors de la création de la Commission des traités de la Colombie-Britannique, en 1992, les Premières Nations de la côte nord de langue sm’algyax ont mis sur pied un groupe de négociation des traités, le Conseil tribal de Tsimshian, pour faire valoir leurs revendications. Les peuples Gitxaała, Gitga’at, Kitselas, Kitsumkalum, Lax Kw’Alaams et Metlakatla en faisaient partie. Bien que les ethnographes utilisent depuis longtemps la catégorie ethnolinguistique Tsimshian pour classer ces nations, celles-ci ont des histoires sociales et économiques très différentes ainsi que des territoires et des communautés de taille variable. Les nations se sont progressivement retirées du Conseil tribal de Tsimshian jusqu’à sa dissolution complète en 2003, les peuples membres ayant soit négocié leurs revendications de façon indépendante, soit — comme dans le cas des Gitxaała — cessé de participer au processus de négociation des traités.

L’autorité et la juridiction des Gitxaała sur leur territoire sont protégées par des accords de cogouvernance tels que l’Accord stratégique sur l’utilisation des terres[4] (2003) conclu avec la province de la Colombie-Britannique, qui a établi des réserves de gestion forestière, ou le plus récent Accord-cadre de réconciliation pour la gestion et la protection des océans biorégionaux[5] (2018), conclu avec le Canada, qui a institué des structures de gouvernance pour la protection du milieu marin, le transport maritime et les ressources halieutiques. La Nation Gitxaała négocie également des ententes sur les impacts et les bénéfices avec les promoteurs de l’industrie qui proposent des projets sur son territoire, dans le cas où ces projets obtiendraient l’approbation des décideurs gitxaała.

Les fonctions de planification stratégique, de réglementation et de gestion des ressources du gouvernement gitxaała sont confiées au Département gitxaała de la pêche et de gestion des espaces marins et au Programme de surveillance environnementale gitxaała. Le Programme des pêcheries gitxaała gère les actifs de pêche commerciale de la nation, surveille et favorise la récolte de nourriture par la communauté, participe à des activités scientifiques et de surveillance — indépendantes ou collaboratives — et travaille de concert avec Pêches et Océans Canada à la gestion des ressources marines. La qualité de l’eau est contrôlée dans le cadre d’un programme qui recueille des échantillons sur de nombreux sites dans l’ensemble du territoire et assure un suivi de base. Le GFP effectue une évaluation continue des stocks de crabe de Dungeness (crabe dormeur) sur le territoire gitxaała, en se concentrant sur des zones situées à proximité du village de Lach Klan et sur les zones de pêche commerciale intensive. Des enquêtes sur l’habitat du saumon sont réalisées chaque année dans les principaux cours d’eau à saumon du territoire. Les données du dénombrement des saumons adultes sont recueillies dans les cours d’eau chaque automne. Ces données sont partagées avec Pêches et Océans Canada. Le GFP a également réalisé une étude pluriannuelle sur l’ormeau dans le territoire de la nation. L’ormeau est un mollusque doté d’une grande valeur dans la culture gitxaała (Menzies 2010), mais la pêche commerciale allochtone non responsable au cours des années 1980 a entraîné un moratoire sur sa capture et son inscription sur la liste des espèces en voie de disparition. Les Gitxaała étudient le rétablissement de la population d’ormeaux au sein de leur territoire dans le but de réinstaurer une pêche communautaire conforme aux ayaawx[6] de la nation.

Les garde-pêches gitxaała supervisent la capture de plus de 50 espèces marines par les membres de la communauté. La juridiction gitxaała sur les pêcheurs non autochtones n’est pas reconnue actuellement : ainsi, le programme des gardes-pêche permet de surveiller les activités de pêche commerciale et de loisir dans les eaux gitxaała, mais les agents doivent signaler toute infraction à Pêches et Océans Canada puisque seul ce ministère peut appliquer des mesures coercitives.

En plus des activités scientifiques et de surveillance, le GFP est responsable des accords intergouvernementaux sur la compatibilité des pêcheries, le développement économique des pêcheries et les interventions d’urgence en mer. Le programme couvre également la planification stratégique et a contribué à de multiples initiatives de planification marine à différentes échelles au cours de la dernière décennie. L’objectif de la planification marine gitxaała est de créer un plan stratégique pour l’utilisation et la protection du territoire marin non cédé de la nation afin d’assurer la sécurité alimentaire, le développement économique et la continuité culturelle de la communauté.

Le plan d’utilisation du milieu marin des Gitxaała a été élaboré en 2009-2010 grâce à une mobilisation intense des membres de la communauté, à la recherche socioéconomique, à la documentation des savoirs écologiques traditionnels et à une vision d’avenir du développement économique. Le plan établit des zones réservées à l’usage exclusif de la communauté, au développement économique et à des activités de gestion et de restauration particulières. Le plan élabore des politiques reflétant les ayaawx de la nation concernant le développement industriel allochtone et l’utilisation des ressources marines du territoire gitxaała. Ses objectifs et stratégies prévoient des mécanismes pour la restauration des espèces jugées les plus importantes, pour le maintien des moyens de subsistance de la nation dans le milieu marin et pour l’éducation culturelle et territoriale des jeunes Gitxaała.

Les Gitxaała ont collaboré avec cinq autres Premières Nations de la côte nord et la province de la Colombie-Britannique pour élaborer un plan de gestion sous-régional pour le littoral nordique — finalisé en 2014 — dans le cadre de l’initiative de partenariat pour la planification marine codirigée par la province et 17 Premières Nations participantes dans quatre sous-régions (côte nord, côte centrale, Haïda Gwaïï et île de Vancouver[7]). Cette structure de gouvernance collaborative progressive a permis aux Premières Nations d’harmoniser les zones de grande valeur qui avaient été déterminées dans leurs plans marins avec les zones écologiques prioritaires définies par la province, et ce, afin de créer des zones de gestion pour la protection des ressources tant culturelles qu’écologiques.

La Nation Gitxaała prend actuellement part à un effort tripartite entre les gouvernements des Premières Nations, de la Colombie-Britannique et du Canada visant à développer un réseau d’aires marines protégées pour la biorégion du plateau nord du Pacifique qui s’étend de la partie nord de l’île de Vancouver à la frontière de l’Alaska. Le principal objectif du réseau est de protéger la biodiversité, mais l’initiative comprend aussi des objectifs et des principes de respect des titres et des droits des peuples autochtones et de protection des richesses culturelles. Les Gitxaała et d’autres nations participantes déterminent actuellement les zones qui permettront de protéger les espèces ayant une importance culturelle, les activités de récolte axées sur la communauté et les sites d’importance culturelle pour les analyser à l’aide des bases de données spatiales sur l’utilisation écologique et humaine élaborées pour ce projet.

Le GFP est donc impliqué dans une multitude d’initiatives collaboratives et axées sur la communauté de gestion des ressources marines, de recherche, de planification et de développement économique. Il organise régulièrement des rencontres avec les communautés et fait des présentations devant la table héréditaire afin de comprendre les préoccupations de la communauté, de recevoir l’approbation des dirigeants concernant les initiatives et de confirmer les priorités des Gitxaała. La planification est un aspect de la gouvernance traditionnelle. Le contrôle stratégique de l’exploitation des ressources a toujours été un élément du système héréditaire.

Le travail du GFP en matière de protection du territoire et de gestion des ressources reflète la mise en pratique contemporaine des anciennes lois, des traditions de gouvernance et des pratiques de conservation des ressources des Gitxaała[8]. Le concept gitxaała de « Gugxily’aansk », que l’on peut traduire par « héritage » ou « droit de naissance », prévoit que la protection et la gestion du territoire et de ses ressources doivent être la responsabilité de l’héritier du Smgyigyet et de sa lignée dans son ensemble.

Le walp (« unité domestique ») dirigé par un Smgyigyet est le principal organe d’utilisation et de gestion des ressources depuis des temps immémoriaux. Chaque maison est à son tour affiliée à l’un des quatre clans : Ganhada (« corbeau »), Gisbutwada (« orque »), Lax Sgyiik (« aigle ») et Lax Gyibuu (« loup »). L’appartenance à une maison et à un clan est déterminée de manière matrilinéaire et les chefs de famille qui ont des noms de chefferie et des territoires doivent les confier à un neveu ou à un autre parent adéquat reconnu par les Sigidm han’a (« matriarches »). Le chef de famille est responsable de la gestion des ressources de son territoire et de la production de nourriture à partir de ce territoire. Chaque maison a le droit d’utiliser des terres spécifiques situées au sein du territoire traditionnel plus vaste de la Nation Gitxaała et a la responsabilité de les gérer.

Les ayaawx gitxaała régissent la gestion et l’utilisation des ressources ainsi que les comportements appropriés sur le territoire (voir Wuyee Wi Medik 2004). Les principes juridiques gitxaała sont fondés sur une éthique du respect : respect des autres Gitxaała, du monde naturel et du monde sacré. Il existe de nombreux exemples de pratiques anciennes et contemporaines de conservation gitxaała qui peuvent éclairer la compréhension de celle-ci. Le système territorial associé à la maison structure une échelle de gestion écologique centrée sur les ruisseaux à saumon. La gouvernance par le système de chefferie assure une utilisation des ressources organisée et contrôlée, la lignée étant l’unité de production qui est mobilisée et supervisée par celui qui a le statut de chef. La récolte est axée sur la lignée et les besoins, s’inscrivant dans un réseau villageois d’échanges, avec un partage et une distribution suivant des critères matrilinéaires et patrilinéaires qui permettent à la fois d’éviter la surexploitation et la pénurie. Malgré l’accent mis sur le saumon dans le régime alimentaire, la grande diversité des ressources terrestres et marines, incluant les récoltes saisonnières et celles qui ont lieu tout le long de l’année, se traduit par un système alimentaire à faible impact et durable.

La présence d’êtres surnaturels sur l’ensemble du territoire, qui exigent respect et protection, influe sur la récolte et l’idée qu’il faut prévenir toute activité extérieure perturbatrice et destructrice. De plus, une description détaillée de ces êtres est interdite par les ayaawx gitxaała : les êtres surnaturels ne doivent pas être dérangés et les récits transmis oralement mettent en garde contre les conséquences encourues s’ils étaient mis en colère par le gaspillage ou un traitement irrespectueux des ressources naturelles.

Le concept gitxaała de « Gugxily’aansk » impose une amélioration, une gestion et une conservation continues. Ces pratiques traditionnelles comprennent l’amélioration et la création d’habitats, des mesures de contrôle des populations des différentes espèces, le repiquage de plantes et la transplantation de populations animales, la sélection de la taille, la limitation des zones, l’établissement de limitations saisonnières et une préférence pour des technologies de pêche sélective (Menzies et Butler 2007 ; Menzies 2010). Par exemple, au milieu du 20e siècle, les chefs gitxaała qui occupaient un territoire sur une grande île s’inquiétaient des effets de la croissance de la population de loups sur les stocks de cerfs. Ils ont mobilisé les maisonnées pour capturer les jeunes cerfs encore en vie, les mettre sur un bateau de pêche et les transporter vers une petite île où il n’y avait pas de loups. Cette « ferme à chevreuils » continue d’approvisionner les chasseurs gitxaała. Les initiatives gitxaała contemporaines en matière de gestion et de conservation des ressources, telles que promulguées par le GFP et le GEM, sont ancrées dans ces traditions de gouvernance et de gestion qui tirent parti des connaissances anciennes et contemporaines des citoyens.

Les succès du GFP en matière de conservation, qui remplissent certains des mandats écologiques et culturels de la nation, sont relativement faciles à inventorier : fermeture de la pêche au hareng dans le bras de mer de Kitkatla en 2015 en raison des préoccupations de la communauté concernant l’abondance des stocks, identification de nouvelles zones marines protégées destinées à renforcer la sécurité alimentaire de la communauté, signature d’accords de réconciliation augmentant la participation des membres de la Nation Gitxaała à la pêche durable et contrôle exercé par les Gitxaała sur les pêcheries de leur territoire. La planification marine pour la côte nord et la région environnante a nécessité des accords de gouvernance collaborative, ce qui a permis de créer de nouvelles relations de travail au sein desquelles les Premières Nations sont reconnues comme des partenaires de gouvernance au même titre que les gouvernements de la Colombie-Britannique et du Canada. Ainsi, le cahier des charges de certaines de ces initiatives est à la fois progressif et respectueux, ce qui permet aux nations, dont la Nation Gitxaała, de diriger les processus de protection du littoral à différents niveaux. Bien que ces relations ne fonctionnent pas toujours parfaitement ou ne permettent pas à chaque nation de réaliser pleinement ses aspirations en matière de protection territoriale, elles représentent des étapes positives vers la réconciliation et la souveraineté. La Nation Gitxaała et les nations voisines de la côte nord sont également aux prises avec des procédures réglementaires qui remettent en cause, voire mettent en péril leurs droits, et où le succès doit être mesuré négativement, non pas comme des pas en avant, mais comme l’arrêt d’un dérapage vers l’arrière.

Protection et préservation du territoire gitxaała

Tandis que le GFP perpétue et adapte les traditions gitxaała de gestion et de conservation des ressources, le GEM maintient une autre tradition de la nation : la résistance aux intrusions et aux perturbations extérieures et leur gestion.

Le Programme de surveillance environnementale gitxaała a été créé en 2008 pour faciliter la participation de la nation aux processus d’évaluation environnementale qui commençaient à voir le jour dans la région. À cette époque, Prince Rupert et la région de la côte nord vivaient la fin d’une décennie de marasme économique.

Depuis l’arrivée des colons à la fin du 19e siècle, la côte nord de la Colombie-Britannique s’est principalement développée grâce à une économie axée sur l’exploitation des ressources, la pêche et la foresterie (voir Menzies et Butler 2008). La première phase du développement industriel a commencé dans les années 1880 avec l’établissement de conserveries de saumon dans la région située près de Prince Rupert et des rivières Skeena et Nass. Des scieries ont également prospéré à partir du début du 20e siècle et, en 1952, une usine de pâte à papier a été construite à Port Edward, aux abords de Prince Rupert. Des terminaux d’exportation pour le charbon et les céréales ont également été construits le long de la voie ferrée sur l’île Ridley.

Les faibles montaisons et la rationalisation et la privatisation de la pêche ont considérablement réduit la flotte de pêche au cours des années 1990. Le différend sur le bois d’oeuvre et la fermeture de l’usine de pâte à papier de Port Edward (à 10 km de Prince Rupert) en 2001 ont également nui à l’économie forestière de la région. La population de Prince Rupert est passée de 16 700 personnes en 1996 à 12 800 en 2006.

Le milieu des années 2000 a toutefois connu une vague de projets de développement et de spéculation. Des parcs éoliens terrestres et marins ont été proposés, le port de Prince Rupert a accru sa capacité d’accueil de porte-conteneurs et plusieurs projets de terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié et de pipelines qui leur sont associés ont été mis sur le tapis pour les régions de Prince Rupert et de Kitimat. Le projet d’oléoduc du Northern Gateway présenté par Enbridge[9], qui inclut un pipeline double transportant du pétrole et du condensat reliant les sables bitumineux de l’Alberta à Kitimat, en Colombie-Britannique, et des pétroliers passant par le centre du territoire gitxaała, était le projet le plus important pour la Nation Gitxaała[10].

Les Gitxaała n’avaient pas connu une telle expansion industrielle depuis le développement de l’industrie de la conserve à la fin du 18e siècle et au début du 19e. Cependant, la pêche industrielle et la transformation de ses produits avaient permis à la nation d’intégrer de nouvelles activités à son économie principalement fondée sur l’utilisation territoriale saisonnière (voir Menzies et Butler 2008). Bien que ces nouvelles possibilités puissent déboucher sur des accords de redevances et des emplois pour les citoyens gitxaała, certaines de ces formes d’utilisation des ressources et de développement côtier étaient potentiellement incompatibles avec les pratiques culturelles, les activités de récolte et les lois environnementales de la Première Nation.

Le GEM a participé à de nombreuses évaluations environnementales fédérales et provinciales ainsi qu’à des examens de projets majeurs tels que la commission d’examen conjoint d’Enbridge dans le cadre du projet Northern Gateway. Le GEM est chargé de protéger les droits et les valeurs des Gitxaała dans ces contextes réglementaires, en s’assurant que les meilleures données scientifiques possibles sont utilisées pour évaluer les impacts potentiels et pour documenter les préoccupations de la communauté au sujet des conflits et des impacts potentiels. Le mandat du GEM est d’utiliser la science occidentale pour fournir des preuves tangibles et compréhensibles aux régulateurs externes, pour faire connaître et protéger les valeurs des Gitxaała. Le système canadien d’évaluation environnementale a été critiqué pour ses nombreuses lacunes, notamment pour sa portée limitée, son manque de souplesse, ses délais serrés (Galbraith, Bradshaw et Rutherford 2007), son manque de transparence (Lawrence 2003) et le fait qu’il soit un outil axé sur les processus ne visant qu’à obtenir l’autorisation du gouvernement (Nikiforuk 1997) qui, de plus, offre un suivi insatisfaisant (O’Faircheallaigh 1999). Les approches méthodologiques classiques ont été critiquées, étant jugées inadaptées pour répondre aux préoccupations des populations autochtones (Kryzanowski et McIntyre 2011 : 112). Même un processus amélioré dans la vallée du Mackenzie présentait des lacunes : moyens insuffisants, suivi inadéquat, manque de confiance des acteurs concernés, insuffisance et répartition inégale des bénéfices (Galbraith, Bradshaw et Rutherford 2007 : 36). Le manque d’attention accordée aux impacts passés et au rôle que ces impacts ont sur le bien-être actuel est une lacune majeure des recherches et des accords liés à l’évaluation environnementale (Jones et Bradshaw 2015).

Le GEM fait appel à des consultants et mobilise également ses propres capacités de recherche et son expertise pour produire des standards en matière de participation des Premières Nations à une évaluation environnementale. Par exemple, pour chaque projet, le GEM élabore une étude sur l’utilisation traditionnelle qui documente l’utilisation gitxaała de la zone faisant l’objet d’une évaluation environnementale. Ces rapports incluent des données spatiales sur la récolte de nourriture, la pêche commerciale, les sites culturels et spirituels, et documente les préoccupations de la communauté concernant les impacts potentiels du projet sur ces activités et richesses (voir Calliou Group 2011, 2013a, 2013b, 2015). L’utilisation ininterrompue et d’une forte intensité des ressources marines et terrestres locales par les citoyens gitxaała à des fins de consommation et de commerce a été une donnée essentielle pour démontrer les impacts potentiels et la nécessité de les atténuer.

Des rapports socioéconomiques ont également été produits pour des projets importants. L’un des premiers rapports de ce type a utilisé les données d’un sondage pour documenter la fréquence d’utilisation des principaux aliments traditionnels et la forte valeur culturelle et sociale accordée à l’utilisation du territoire et des ressources marines (Firelight Group 2014). L’impact sur les voies de circulation gitxaała et les intérêts de la pêche commerciale des projets comportant de grandes infrastructures ou entraînant un trafic maritime important dans la région de Prince Rupert et de Port Edward a aussi été évalué (Calliou Group 2015). La recherche réalisée dans le cadre de chaque projet est soigneusement pensée dans le but d’analyser les interactions spécifiques entre un projet et les valeurs et les activités gitxaała, de manière à élargir la discussion sur les droits des peuples autochtones et les impacts au-delà des composantes standards de l’évaluation environnementale.

Le GEM a retenu les services d’un expert international en évaluation des risques pour la santé pour l’évaluation d’une installation d’exportation de gaz naturel liquéfié ayant été proposée dans le port de Prince Rupert. Le rapport comportait une évaluation des services de santé, de développement social et d’intervention d’urgence existants et mis à la disposition des citoyens gitxaała, en plus d’indiquer les impacts potentiels sur le bien-être des Gitxaała liés à la sollicitation de ces services ainsi que les risques posés par la construction et l’exploitation du terminal proposé. Il s’agit de la seule recherche de ce type menée sur la côte nord de la Colombie-Britannique à ce jour.

Les éléments les plus novateurs qui ont été intégrés au processus d’évaluation environnementale ont été l’élaboration et l’évaluation des composantes valorisées propres aux Gitxaała (Calliou Group 2013b). Le processus d’évaluation environnementale comporte un processus d’identification des composantes valorisées qui sont « utilisées pour définir les effets potentiels d’un projet proposé qui justifie une prise en compte détaillée dans l’évaluation environnementale » (C.-B. Environmental Assessment Office 2013). Ces composantes valorisées peuvent être des espèces ou des enjeux qui doivent être des « unités gérables appropriées pour une étude scientifique » (ibid.) et les effets néfastes sur ces composantes valorisées doivent être tangibles, mesurables et préoccupants aux yeux des autorités, des parties concernées et du public. Le GEM et ses consultants ont facilité l’identification des composantes valorisées des Gitxaała mesurables et satisfaisant aux exigences et à la définition d’une composante valorisée. Travaillant à partir d’une longue liste d’intérêts et de valeurs propres aux Gitxaała, un panel communautaire a réduit cette dernière aux éléments suivants : identité culturelle, récolte, gouvernance et lieux sacrés. Lors de chaque évaluation environnementale, le GEM soumet un rapport de composantes valorisées documentant les impacts possibles du projet sur ces éléments, y compris les effets négatifs sur le statut et la situation des dirigeants héréditaires, sur la production d’aliments sur des territoires héréditaires spécifiques gitxaała ou sur les êtres surnaturels qui pourraient être dérangés.

Par exemple, l’un des projets de terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié proposait de créer une voie de navigation qui aurait traversé une zone où réside un être surnaturel. Bien qu’il soit ha’wałk (« interdit, tabou ») de discuter de manière détaillée de ces êtres, les aînés gitxaała ont tout de même cartographié les sites sacrés pour les protéger dans le cadre de l’évaluation environnementale. Peu de détails peuvent être partagés avec les promoteurs d’un projet, mis à part la nécessité d’éviter ces zones. Lorsque le consultant de la compagnie de gaz naturel liquéfié s’est dit préoccupé par le fait qu’il serait difficile de contourner une zone particulière, il n’a pas pu répondre aux questions qui lui ont été posées sur la manière dont la compagnie pourrait atténuer les répercussions sociales et environnementales que cause la colère d’un être surnaturel.

En plus de produire des recherches et des rapports sur les impacts potentiels du développement industriel sur la Nation Gitxaała, le GEM examine les données scientifiques des promoteurs et vérifie l’exhaustivité de l’évaluation environnementale. Il est à noter qu’en ce qui a trait à chaque projet proposé sur la côte nord de la Colombie-Britannique au cours des cinq dernières années, les Premières Nations ont toutes jugé l’évaluation environnementale du promoteur incomplète. Il existe des lacunes persistantes dans la capacité des processus d’évaluation environnementale, tant au niveau fédéral que provincial, à comprendre les valeurs et les préoccupations des Premières Nations et à leur trouver une place dans la structure de l’évaluation, à évaluer les impacts résiduels sur les valeurs et les droits des Autochtones et à inclure et utiliser pleinement les données sur l’utilisation traditionnelle et socioéconomique et les données sanitaires fournies par les Premières Nations. Ces dernières participent directement aux évaluations environnementales en Colombie-Britannique, mais il existe des obstacles réels et persistants à la réussite de ces évaluations relativement à la protection de leurs droits et de leurs territoires : l’évaluation initiale par l’organisme de réglementation gouvernemental de la « force de la revendication » de chaque nation dans la zone du projet et la détermination d’un seuil de consultation basé sur cette évaluation ne sont pas les moindres (Fidler et Hitch 2007). Les occasions pour une Première Nation de participer à l’évaluation environnementale et à la négociation d’accords sur les impacts et les bénéfices dépendent souvent des résultats de l’évaluation de ses antécédents par un chercheur de la Couronne.

Le recours à des experts-conseils pour documenter les connaissances et les préoccupations des Gitxaała et les présenter sous une forme compréhensible et pertinente pour le processus d’évaluation environnementale comporte des embûches (Nadasdy 1999, 2003). Cependant, l’approche du GEM permet à la fois d’intégrer les connaissances et les valeurs des Gitxaała au système des évaluations environnementales, mais aussi de créer un espace pour une réelle compréhension et un respect de ces valeurs, considérant que la terminologie et le langage des évaluations environnementales et l’emballage scientifique occidental agissent comme un cheval de Troie pour les valeurs de cette Première Nation. Distiller les droits et les valeurs gitxaała pour en faire des composantes valorisées est, bien sûr, fondamentalement contraire à la culture gitxaała, mais dérouter les promoteurs en évoquant la nécessité d’atténuer les effets d’une colère surnaturelle modifie la nature de la conversation sur les évaluations environnementales de manière productive, souverainiste et progressive.

Atténuation et surveillance comme méthodes de conservation en contextes coloniaux

Les succès des travaux d’évaluation environnementale du GEM en matière de conservation ne créent pas d’espaces verts sur une carte, mais ont permis d’améliorer la conception des projets, d’élargir la portée des évaluations environnementales et, dans certains cas, de réévaluer la viabilité des projets. Il est important de comprendre à quel point les aspirations environnementales des Autochtones sont freinées dans les contextes coloniaux contemporains et que le maintien du statu quo écologique — ou même simplement la limitation des dommages causés par le développement industriel — sont le résultat d’un effort important de conservation autochtone. Sur la côte nord de la Colombie-Britannique, l’atténuation et la surveillance sont devenues des objectifs de conservation clairs en réponse à l’expansion industrielle proposée.

Le projet de gaz naturel liquéfié Pacific NorthWest LNG est un exemple utile de la manière dont le travail d’évaluation environnementale peut aboutir à des résultats progressifs positifs qui contribuent à la protection du territoire, voire à une conservation environnementale manifeste.

Les efforts combinés et concertés des Gitxaała, d’autres Premières Nations et d’organisations environnementales ont permis de réduire les impacts proposés sur Flora Banks, une zone écologiquement importante et sensible située en dehors de Port Edward, en Colombie-Britannique. Le projet initial de terminal d’exportation de gaz naturel liquéfié Pacific NorthWest proposé par Petronas prévoyait un système à tréteaux s’étendant sur 2,7 km, de l’île Lelu à Flora Banks, pour le mouillage des navires-citernes. L’installation de ces tréteaux nécessitait un dragage important dans une zone où se rassemblent de jeunes saumons, crabes et eulakanes (ou « poissons-chandelles », de petits poissons anadromes). Les données historiques sur le saumon ainsi que les données sur l’utilisation traditionnelle (TUS[11]) et les données socioéconomiques fournies par la Nation Gitxaała et d’autres nations voisines ont permis à la compagnie pétrolière d’atténuer les impacts en remplaçant les tréteaux par un grand pont suspendu, l’un des plus grands ponts à travée libre en Amérique du Nord. Des discussions animées ont ensuite eu lieu entre le promoteur et les Premières Nations afin de comprendre les impacts potentiels d’une telle structure. Les Premières Nations ont notamment engagé des consultants spécialisés pour examiner et affiner des programmes de modélisation informatique prédictive très techniques, développés pour comprendre les impacts de la structure sur l’environnement local.

Une liste de près de 200 conditions au projet a été jointe au certificat d’évaluation environnementale, conditions élaborées conjointement par les Premières Nations de la région et négociées avec l’Agence canadienne d’évaluation environnementale. Celles-ci comprenaient des obligations importantes concernant un suivi continu, la modélisation et la consultation, ainsi que des exigences techniques et opérationnelles telles que des limites saisonnières pour le dragage, le battage de pieux et le dynamitage sous-marin afin d’éviter tout conflit avec les périodes de migration des eulakanes et des saumons. L’important travail technique de collaboration que le projet PNW a exigé des Premières Nations a abouti à la création de l’Autorité de gestion de l’environnement de Tsimshian (TESA[12]). L’Autorité a été officialisée par une entente entre le fédéral, le gouvernement provincial et cinq Premières Nations[13] dans le but de créer « un forum technique permanent pour examiner et traiter les implications des informations relatives aux processus de surveillance et de conformité environnementales du projet de gaz naturel liquéfié Pacific NorthWest » (Agence d’évaluation d’impact du Canada 2017). Cette collaboration comprend l’examen des plans de gestion et des rapports de surveillance écologique, l’évaluation de la conformité du projet et une participation accrue des Premières Nations à l’élaboration de politiques et de procédures. Essentiellement, la mobilisation des Autochtones pour contrer les impacts potentiels de ce projet a abouti à la création d’un organisme régional chargé de mettre en oeuvre les priorités autochtones en matière de gestion et de surveillance de l’environnement[14].

L’évaluation environnementale du projet de gaz liquéfié Pacific NorthWest a pris un an et demi de plus que prévu pour répondre aux préoccupations environnementales et culturelles autochtones. Des infrastructures supplémentaires d’une valeur de 1,5 milliard de dollars ont dû être mises en place pour atténuer les impacts du projet. Bien que certaines nations, dont la Nation Gitxaała, aient soutenues prudemment celui-ci — à la condition qu’il satisfasse aux conditions environnementales —, des membres de la Première Nation Lax Kw’Alaams ont campé sur le site pendant plus d’un an pour protester contre l’approbation du projet par leur conseil de bande (Ghoussoub 2017). Outre ces difficultés et ces coûts, Petronas a dû faire face à des changements importants sur le marché mondial du gaz naturel liquéfié et a finalement annulé le projet en juillet 2017.

Cette annulation pourrait être considérée comme un succès en matière de conservation, les efforts des Premières Nations de la côte nord et des organisations environnementales ayant été renforcés par des changements économiques mondiaux. Cependant, il est important de noter que la plupart des nations semblaient considérer le projet — en raison du respect des conditions environnementales et des mesures d’atténuation prévues — comme une contribution positive à l’économie régionale. Contrairement à la menace environnementale et culturelle que représente la proposition de terminal d’exportation de pétrole d’Enbridge, les différents projets concernant le gaz naturel liquéfié présentaient beaucoup moins de risques. Les communautés autochtones qui sont confrontées à un taux de chômage pouvant atteindre 90 %, comme c’est le cas de nombreuses Premières Nations de la côte nord de la Colombie-Britannique, sont également contraintes par les besoins socioéconomiques de peser soigneusement les avantages et les inconvénients de chaque occasion de développement. Au cours de l’avalanche de propositions et de démarches d’évaluation environnementale qui a eu lieu en 2009-2014, la plupart des Premières Nations se sont attelées à l’amélioration des conditions environnementales des projets, à l’atténuation des effets négatifs sur les composantes valorisées et à la conclusion d’accords sur les impacts et les bénéfices qui ont augmenté les bénéfices directs pour leurs communautés, plutôt que de bloquer complètement les projets. L’appui explicite du gouvernement provincial de la Colombie-Britannique au développement de l’exportation de gaz naturel liquéfié a indiqué qu’il était probable qu’au moins un terminal d’exportation soit construit sur le territoire gitxaała. Le GEM a été chargé de veiller à ce que tout projet approuvé par les autres gouvernements (du Canada et de la Colombie-Britannique) soit conforme aux conditions environnementales et socioéconomiques les plus strictes.

La liste exhaustive des conditions attachées au certificat d’évaluation environnementale du projet Pacific NorthWest et la création d’une agence de surveillance environnementale des Premières Nations (TESA) ont été un succès pour les Gitxaała et les autres nations de la côte nord qui se sont impliquées dans de nombreuses évaluations environnementales simultanées. Dans cette ère d’intrusions coloniales et d’expansion du développement industriel, des mesures d’atténuation sous la forme d’un pont suspendu au-dessus d’une aire marine écologiquement sensible et la participation accrue des Premières Nations à la surveillance des impacts environnementaux dans la zone portuaire peuvent être considérées comme un succès en matière de conservation, même si elles sont quelque peu limitées.

Évaluation des effets cumulatifs : maintien des impacts actuels

Dans la partie nord du territoire gitxaała, il y a un terminal à conteneurs, un terminal céréalier, un terminal pour le charbon, un terminal pour les granules de bois, les vestiges d’une usine de pâte à papier et de nombreuses conserveries de poisson, une ville de 16 000 habitants et un trafic maritime en hausse. Des parcs éoliens, un terminal pour le propane, plusieurs terminaux et pipelines de gaz naturel liquéfié, un corridor ferroviaire élargi et une station de ravitaillement en carburant pour les porte-conteneurs sont également proposés dans cette zone.

La profusion de propositions de projets et la probabilité d’une expansion industrielle sous une forme ou une autre dans la région ont incité les Premières Nations à développer et à affiner une forme d’évaluation prenant en compte les effets cumulatifs du développement sur les territoires qu’elles possèdent. Les effets cumulatifs sont définis comme des « [c]hangements dans l’environnement causés par une action combinée à d’autres actions humaines passées, présentes et futures » (CEAA 1999). Les nations font pression pour une approche régionale de l’évaluation des effets cumulatifs plutôt que pour une évaluation des effets cumulatifs basée sur les projets. L’évaluation des effets cumulatifs est généralement un exercice complémentaire peu rigoureux qui ne permet guère de comprendre les particularités des conditions des composantes valorisées avant et après les projets (Joseph et al. 2017 : 1). Les moyens actuellement mis en oeuvre par les promoteurs des projets pour évaluer leurs impacts en combinaison avec ceux d’autres projets existants ou futurs ne permettent qu’une identification très limitée des effets cumulatifs résiduels[15]. Il s’agit d’une faille fondamentale du processus d’évaluation environnementale qui fait que la grande majorité des évaluations environnementales ne constatent aucun impact résiduel et donc aucun impact cumulatif des projets. Les Premières Nations se sont mobilisées pour définir leurs propres cadres de gestion et leurs apports particuliers, notamment les valeurs, les indicateurs, les seuils et les déclencheurs à respecter. Le travail sur les effets cumulatifs régionaux sera finalement intégré aux évaluations des effets cumulatifs basées sur les projets, améliorant ainsi l’évaluation et l’atténuation des facteurs de stress cumulatifs et en interaction pour les composantes valorisées.

Les Premières Nations de la région sont ainsi à l’origine de l’élaboration d’une approche novatrice, régionale et coordonnée de l’évaluation des effets cumulatifs. En identifiant de manière collaborative les apports, les valeurs, les indicateurs, les seuils et les déclencheurs qu’elles ont en commun, ces nations cherchent à créer un cadre qui façonne la participation à de multiples initiatives et partenariats gouvernementaux.

Six Premières Nations de la région de Prince Rupert[16] ont participé à une initiative fédérale de gestion des effets cumulatifs[17] dirigée par Environnement et Changement climatique Canada. L’objectif était de développer de manière collaborative des propositions relatives à la surveillance des effets cumulatifs dans les régions confrontées à un développement énergétique important. Bien que l’initiative n’ait été financée que pour un an, au cours de l’hiver 2015-2016, les nations autochtones ont défini conjointement des intérêts communs en matière de surveillance. Les six Premières Nations ont toutes établi une longue liste de composantes valorisées ; les Gitxaała en ont identifié 76 et plus de 200 éléments connexes. Une équipe multidisciplinaire composée de membres du personnel technique des Premières Nations, dont des biologistes marins et terrestres, des économistes, des anthropologues et des experts de la communauté, a examiné la liste consolidée et l’a réduite à 27 composantes valorisées ayant un lien étroit avec le mandat d’Environnement et Changement climatique Canada. Une liste plus courte de 11 composantes valorisées a ensuite été utilisée pour développer une série de modèles conceptuels afin d’expliquer comment ces composantes sont liées à différentes activités humaines dans la région de Prince Rupert. Ces onze éléments sont :

  1. Accès aux ressources

  2. Environnement sonore

  3. Environnement visuel

  4. Qualité des eaux marines

  5. Habitats marins et aquatiques

  6. Végétation marine

  7. Saumon du Pacifique

  8. Bivalves (palourdes et coques, par exemple)

  9. Hareng

  10. Eulakane

  11. Crabe de Dungeness

La surveillance de ces composantes valorisées permettrait d’obtenir des données de référence importantes pour un grand nombre d’espèces, d’habitats et d’activités d’importance économique et culturelle pour les Premières Nations. L’identification de facteurs de stress et d’impacts potentiels a été longuement réfléchie afin de conceptualiser les liens entre les facteurs de stress relatifs aux composantes valorisées et les activités humaines actuelles et proposées dans la région de Prince Rupert.

L’initiative fédérale de gestion des effets cumulatifs a été suspendue après l’élaboration d’un plan intérimaire en mars 2016 et aucune de ces composantes n’a été prise en compte par le programme par la suite. Cependant, des ministères fédéraux et agences provinciales ont mis sur pied d’autres initiatives concernant les effets cumulatifs et un important programme de recherche sur les effets cumulatifs a été mis en place dans le cadre du Partenariat pour la planification marine de la côte nord du Pacifique entre les Premières Nations et le gouvernement de la Colombie-Britannique. Les composantes valorisées des Premières Nations sont utilisées comme un « menu » de valeurs de référence pour les divers programmes d’évaluation des effets cumulatifs mis en place dans la région. Les Premières Nations de la côte nord sont donc en train de concevoir et de mettre en oeuvre une approche régionale des effets cumulatifs fondée sur leurs priorités culturelles, écologiques et socioéconomiques communes. La réalisation de ces accords de surveillance et le rôle clé des Premières Nations dans la conduite des initiatives d’évaluation de l’impact des effets cumulatifs dans la région peuvent également être considérés comme un succès en matière de conservation dans le contexte des pressions actuelles et des projets proposés.

Les contraintes qui pèsent sur la conservation et la protection territoriale des Autochtones dans les zones sujettes à l’intensification du développement et de ses impacts doivent être étudiées. Bien que l’évaluation des effets cumulatifs se soit améliorée de façon novatrice et progressive, dans le respect des intérêts des Premières Nations, cette amélioration représente en fin de compte un effort pour protéger un environnement déjà affecté. L’écologie de la région de Prince Rupert a été altérée et polluée par de nombreux projets industriels, le trafic maritime international, l’exploitation commerciale des ressources et plus d’un siècle de rejet d’eaux usées urbaines non traitées dans le port. Les programmes d’évaluation des effets cumulatifs se limitent à une base de référence contemporaine, ce qui signifie que la surveillance n’améliorera pas l’accès des Premières Nations aux ressources ni l’abondance des mollusques et crustacés, mais qu’elle permettra au mieux de maintenir les niveaux actuels de santé des écosystèmes, de vulnérabilité socioéconomique et de bien-être culturel.

Les programmes d’évaluation des effets cumulatifs sont bien conçus et intègrent les valeurs culturelles des Premières Nations. Cependant, c’est l’assaut anticipé du développement industriel — que les Premières Nations ne sont pas en mesure d’arrêter ou de contrôler — qui les rendent nécessaires. Sur la côte nord de la Colombie-Britannique, dans le cadre réglementaire des évaluations environnementales, la conservation consiste à atténuer les impacts des projets et à surveiller leurs effets cumulatifs. La prévention, voire l’amélioration d’un projet est un succès important en matière de conservation. Les territoires des Premières Nations de la côte nord pourraient subir plus d’impacts au cours des prochaines décennies qu’au cours du dernier siècle de perturbations coloniales. Les nouvelles formes d’évaluation de l’impact environnemental permettront de surveiller et de mesurer ces impacts et de définir des seuils. Toutefois, alors que les nations autochtones sont fortement impliquées dans la conception et la mise en oeuvre de tels programmes, la prise de décision concernant les mesures de gestion demeure du ressort d’autres gouvernements. Sans le mandat et la compétence nécessaires pour atténuer les impacts, le rôle des Premières Nations pourrait tristement se résumer à mesurer les effets cumulatifs des nouvelles intrusions coloniales par le biais de ces programmes.

Conclusion

La mondialisation et les nouvelles approches en matière de conservation, comme le désir croissant des organisations non gouvernementales environnementales d’établir des partenariats avec des groupes autochtones, ont créé ce que Karl Zimmerer appelle des « espaces d’espoir » (2006), où protection des valeurs écologiques et protection des valeurs culturelles peuvent converger. Cependant, il est essentiel de s’intéresser aux zones de conflit où l’expansion industrielle continue de menacer la souveraineté et les pratiques culturelles autochtones, de connaître les espaces de risque où certaines nations se battent pour simplement maintenir plutôt que de restaurer, et pour atténuer plutôt que de prévenir. La conservation autochtone est, dans ces espaces, moins évidente et moins glorieuse, mais il est important de la reconnaître et de la respecter.

Paul Nadasdy a constaté que les croyances et les pratiques des Premières Nations ne s’inscrivaient nulle part dans le spectre conventionnel de l’environnementalisme qui va de l’anthropocentrisme à l’écocentrisme ou de l’absence d’une pensée environnementaliste à l’environnementalisme radical (2005 : 300). Lorsque les actions environnementales des Premières Nations sont évaluées par rapport aux hypothèses occidentales sur l’environnementalisme ou la conservation, elles sont souvent jugées peu satisfaisantes en raison de l’imposition d’un cadre étranger. Steve Langdon (2002) a souligné que l’utilisation de la « conservation » comme mesure du comportement privilégie un ensemble de valeurs culturelles et occulte les relations de pouvoir qui sous-tendent ce traitement préférentiel. En étudiant des idées et des exemples de conservation autochtone, il est essentiel d’évaluer le contexte colonial et réglementaire de la conservation et la manière dont elle est soutenue ou balisée par le pouvoir extérieur. En se penchant directement sur le contexte colonial des efforts de conservation autochtones, les chercheurs peuvent mettre en lumière les avancées écologiques et culturelles souvent obscurcies des luttes autochtones contre le développement extérieur. L’adoption de cette approche pourrait contribuer à ce que les Premières Nations qui cherchent à atténuer les impacts de l’industrie ne soient plus représentées comme les complices d’un développement trahissant leurs valeurs particulières, mais qu’elles soient au contraire reconnues pour leur contribution réelle à la protection de l’environnement dans les limites de leurs possibilités au regard du contexte réglementaire actuel.

La conservation autochtone est évidemment différente dans le monde entier, reflétant la diversité des communautés et des territoires autochtones et la dynamique de leurs interactions avec les gouvernements des autres pays. Il est important de tenir compte du contexte particulier de la conservation autochtone pour mieux comprendre ses résultats ainsi que la manière dont chaque communauté interagit avec les autres gouvernements et répond au capitalisme industriel. Michael R. Dove a malheureusement suggéré qu’« [i]l existe de nombreux autres exemples de modernité qui rendent possible l’articulation de l’autochtonie et de la conservation autochtone au moment même où elle rend impossible leur réalisation concrète » (2006 : 203). Nous suggérons que la conservation autochtone est possible dans le contexte colonial moderne lorsqu’on élargit le champ de ce qui est considéré comme la conservation autochtone.

Dans différentes sphères politiques et dans différents domaines, les Premières Nations ont diverses occasions d’affirmer leurs droits de gouvernance territoriale, de mettre en oeuvre leurs pratiques et traditions de gestion de l’environnement et d’atteindre leurs objectifs de conservation. La conservation autochtone dans une sphère particulière différera de ce qui est fait dans une autre et, dans certains cas, sera plus difficile à reconnaître. Là où une nation peut créer une zone de conservation autochtone communautaire reconnue internationalement, une autre peut présenter des conditions environnementales à un promoteur de projet d’exploitation de gaz naturel liquéfié. La première pourrait protéger une grande zone contre tout développement alors que la seconde pourrait atténuer les impacts d’un projet de développement. Pour une nation confrontée à plusieurs projets majeurs et participant à une douzaine d’évaluations environnementales, l’atténuation des impacts d’un projet constitue une mesure de conservation.

Les expériences de la Nation Gitxaała illustrent comment, sur un même territoire, les résultats de différents programmes en matière de conservation peuvent être nettement différents. Les efforts collaboratifs de planification marine offrent au Programme des pêcheries gitxaała l’occasion de proposer des zones marines protégées qui protégeront les ressources écologiques et culturelles sur le territoire de la nation. La participation à des évaluations environnementales impose au Programme de surveillance environnementale gitxaała de déterminer les impacts du développement, en se concentrant sur la surveillance des effets cumulatifs et sur l’atténuation des impacts de la construction de terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié et du trafic maritime. Le GEM ne peut pas empêcher le transport pétrolier, mais il s’efforce de le ralentir en fournissant des preuves solides et bien documentées pour appuyer les demandes concernant la limitation de la vitesse et des mesures de réduction du sillage.

Dans les régions depuis longtemps définies par le développement industriel et où celui-ci ne cesse de croître, comme dans le cas du port de Prince Rupert, le développement industriel semble être une force imparable. Les Premières Nations de la région se sont toutefois avérées être des objets immuables. Face aux industries, la conservation autochtone est peut-être éclipsée et parfois difficile à reconnaître, mais c’est un facteur critique de l’endiguement de la dégradation de l’environnement. Sur un tel champ de bataille, chaque parcelle de zostère protégée du dragage est un exemple de conservation autochtone réussie.