Abstracts
Résumé
Des aspects éphémères, tels que le geste et le son, sont généralement négligés dans l’examen des objets matériels archéologiques, en particulier les aérophones. Malgré de vastes collections d’instruments sonores récupérés dans la région archéologique de la Grande Nicoya associée à la période Tempisque (de l’an 500 avant J.-C. à l’an 300 après J.-C.), nous savons peu de choses sur la façon dont les communautés produisaient et expérimentaient le son. Ma recherche comprend une analyse détaillée de la fabrication et de l’utilisation possible d’instruments sonores et met en évidence une gamme d’interfaces gestuelles (ergonomiques, interprétatives et sensorielles). Elle cherche à contribuer à notre compréhension de traditions de longue date en matière de performance et à explorer les interactions potentielles entre les humains et les objets au sein des communautés anciennes de la Grande Nicoya.
Mots clés:
- Kosyk,
- son,
- gestes,
- archéomusicologie,
- aérophones,
- Grande Nicoya,
- Costa Rica
Abstract
Ephemeral aspects, such as gesture and sound, are generally overlooked in the examination of archaeological material objects, particularly aerophones. Despite large collections of sonorous-related instruments recovered from the Greater Nicoya archaeological region associated with the Tempisque period (500 BCE to 300 CE), little is known about how communities produced and experienced sound in the past. My research incorporates a detailed analysis of the construction and possible consumption of sonorous instruments, demonstrating a range of gestural interfaces (ergonomic, interpretive, and sensorial). It seeks to contribute to our understanding of long-standing traditions in performance and explore potential human-object interactions within ancient communities of Greater Nicoya.
Keywords:
- Kosyk,
- Sound,
- Gestures,
- Music Archaeology,
- Archaeomusicology,
- Aerophones,
- Greater Nicoya,
- Costa Rica
Resumen
Aspectos efímeros como el gesto y el sonido han sido generalmente olvidados en el examen de los objetos arqueológicos, en particular los aerófonos. A pesar de las inmensas colecciones de instrumentos sonoros recogidos en la región arqueológica de la Gran Nicoya, asociada al periodo Tempisque (500 antes de nuestra era a 300 después JC), se sabe poco de cómo las comunidades producían y vivían el sonido en el pasado. Mi investigación incorpora un análisis detallado de la construcción y la utilización posible de instrumentos sonoros, mostrando una gama de interfaces gestuales (ergonómicas, interpretativas y sensoriales). Tratamos de contribuir a la comprensión de tradiciones antiguas de interpretación así como explorar las interacciones potenciales entre los humanos y los objetos en el seno de antiguas comunidades de la Gran Nicoya.
Palabras clave:
- Sonido,
- gestos,
- arqueo-musicología,
- aerófonos,
- Gran Nicoya,
- Costa Rica
Article body
Introduction[1]
Les aspects éphémères de la culture matérielle, tels que le son produit par des artéfacts, sont souvent négligés dans la reconstruction de l’histoire culturelle (Reznikoff 2006 ; Mills 2010 ; Kosyk 2016 ; Waller 2017). Il s’agit d’un fait regrettable, car ces aspects contribuent à la compréhension des interfaces qui relient les personnes et les objets. L’archéomusicologie, une branche de l’archéologie, étudie ces interfaces et leur relation avec les sons autrefois produits par les peuples anciens dans le cadre de performances et de la vie quotidienne (Davois 1999 ; Goldhahn 2002 ; Reznikoff 2006 ; Rifkin 2009 ; Mills 2010 ; Diaz-Andreu et Garcia Benito 2012 ; Kosyk 2016 ; Waller 2017). Le concept d’interfaces gestuelles met l’accent sur l’interconnexion entre le son, les objets et les personnes (Kosyk 2016). Les interfaces gestuelles comprennent des pratiques sonores particulières qui sont définies, contestées et entretenues par un groupe. Dans cet article, je soutiens qu’il existe au moins trois groupes d’interfaces gestuelles : les interfaces ergonomiques, interprétatives et sensorielles. Une interface gestuelle ergonomique renvoie à la façon dont l’instrument encadre et définit la posture des instrumentistes ainsi que la position de leurs membres et de leurs doigts, ce qui comprend également la façon dont l’instrumentiste interagit avec l’instrument afin de déterminer certaines conditions sonores. Une interface gestuelle interprétative incorpore les sens symbolique et iconographique de l’instrument et la manière dont on en joue en contexte de performance. Il s’agit d’une définition générale, car il est difficile de comprendre d’un point de vue archéologique ce qui a pu être considéré comme important par les peuples anciens, surtout lorsqu’on ne dispose d’aucune source écrite. Une interface gestuelle sensorielle est l’interprétation possible des capacités sonores de l’instrument et de l’instrumentiste. Il s’agit d’une adéquation entre la façon dont peut être perçu le son et les capacités tonales des instruments. Cet article explique comment établir ces interfaces gestuelles à partir de vestiges matériels sonores, en particulier ceux d’une communauté archéologique connue de la Grande Nicoya, pour mieux comprendre comment les peuples anciens ont possiblement transmis, ressenti et perçu le son (Kosyk 2016). Les activités impliquées dans la production sonore sont une facette sous-étudiée de l’archéologie, mais qui mérite de l’être, car elle constitue un élément essentiel de la vie humaine et regorge d’informations sur les pratiques du passé (Both 2009 ; Dennett et Kosyk 2013 ; Till 2014 ; Kosyk 2016). Par conséquent, il est possible d’analyser de quelle façon l’instrument et l’humain se rapportent l’un à l’autre et engendrent une capacité d’agir entre eux (Malafouris et Renfrew 2010).
Les instruments sonores, en particulier les aérophones[2] en céramique, qui peuvent prendre diverses formes et représenter des idées abstraites propres à une culture, offrent des indices pouvant nous aider à comprendre l’écologie des pratiques sémiotiques utilisées par les instrumentistes – et interprétées par les publics – pour communiquer un sens (Monelle 1992 : 3-5). Les interfaces gestuelles regroupent le tempo, le rythme, la hauteur tonale et l’intensité dans un système symbolique et dynamique déjà établi (un système sémiotique) utilisé pour comprendre le monde. Par conséquent, l’environnement qui sous-tend le jeu des instruments sonores peut créer certaines interfaces gestuelles propres à une culture, car ces dernières se situent à l’intersection d’autres formes de constructions sémiotiques sociétales (ibid. : 4-5). Notamment, les modifications tonales d’un instrument peuvent avoir une signification précise et être utilisées pour accentuer certains effets lors de pratiques rituelles. De même, il se peut que la position des doigts de l’instrumentiste sur l’instrument, conceptualisée dans le cadre de la fabrication de l’instrument, revête une certaine signification pour le public ou l’instrumentiste (Kosyk 2016). Une meilleure compréhension des interfaces gestuelles dans divers contextes, comme les performances, offre de précieux renseignements sur les pratiques au sein des communautés et sur la construction de l’identité d’un groupe (Inomata et Coben 2006).
Les interfaces gestuelles peuvent alimenter notre compréhension de la conservation et de la contestation de certaines traditions sonores. Nous sommes en présence d’une tradition sonore de longue date lorsqu’il existe une faible variabilité dans la fabrication de l’instrument, tradition qui découle des décisions prises par le ou les groupes concernés dans la pratique de la production sonore (Spielmann 2002 : 195-197). Ainsi, le processus de fabrication détermine l’amplitude de fonctionnement de l’instrument, laquelle limite à son tour les mouvements et la capacité de l’instrumentiste et, par conséquent, la capacité sonore de l’instrument dans son ensemble (King et Ginsborg 2011 : 178-179). L’uniformité des techniques de fabrication des instruments suggère une pratique existant depuis plusieurs générations au sein d’un groupe précis ayant conservé certaines interfaces gestuelles (Lave et Wenger 1991 ; Spielmann 2002 : 200-201 ; Kosyk 2016). La variabilité dans l’instauration de différentes interfaces gestuelles peut résulter de différents types de groupes producteurs de sons mettant en application diverses méthodes de production et de performance sonores (Lave et Wenger 1991 ; Kosyk 2016). Au cours de la présentation des différentes interfaces gestuelles abordées dans cet article, je déterminerai, par analyse empirique et sonore, la vraisemblance de certaines postures de jeu, de certaines techniques de respiration et de certains attributs visuels et sonores pour déterminer certains styles (esthétiques et tonaux) pouvant être attribués aux pratiques de groupes particuliers (Kosyk 2016).
La collection archéologique faisant l’objet de mes travaux est associée à des communautés précolombiennes de la vallée du Tempisque de la Grande Nicoya (de l’an 500 avant J.-C. à l’an 300 après J.-C.) et a été amassée à partir de fouilles du site G-752Rj près de la ville de Garza, dans la province de Guanacaste au Costa Rica, menées par le département d’archéologie de l’Université du Costa Rica (Guerrero 2009, 2011). La collection est actuellement conservée au Musée national du Costa Rica à San José et comprend 111 ocarinas, six flûtes tubulaires et trois possibles sifflets (Guerrero 2009, 2011 ; Kosyk 2016). La variabilité de la conception instrumentale présente dans la collection archéologique a été déterminée par une série de mesures, entre autres l’emplacement des trous de jeu, le modèle et la fabrication de l’embouchure ainsi que la capacité globale de l’instrument à produire du son (consulter Kosyk 2016 pour une liste complète des instruments et de leurs mesures correspondantes). Ma méthodologie s’appuie sur un corpus existant de littérature archéomusicologique (voir entre autres Davois 1999 ; Reznikoff 2006 ; Both 2009 ; Mills 2010 ; Diaz-Andreu et Garcia Benito 2012 ; Waller 2017). La richesse de la collection aérophone provenant de ce site offre la possibilité d’explorer le jeu des instruments sonores à différentes échelles, des individus aux groupes, en privilégiant l’étude des interactions sociomatérielles entre les objets et les humains.
La collection archéologique du site G-752Rj
La Grande Nicoya est une région archéologique d’Amérique centrale située au nord-ouest du Costa Rica et sur la côte Pacifique du Nicaragua (figure 1). Sur le plan archéologique, la Grande Nicoya est composée de deux sous-régions : la partie nord, située au Nicaragua, et la partie sud, constituée principalement de la péninsule de Nicoya. Jusqu’à récemment, les chercheurs ne considéraient pas que les civilisations du nord et du sud de cette région avaient une ethnogenèse indépendante (McCafferty et al. 2012 ; McCafferty et Dennett 2013). Fait illustrant cette hypothèse : de nombreuses recherches sur l’iconographie des objets en céramique de la Grande Nicoya se concentrent sur l’identification de similitudes symboliques avec la Mésoamérique (Stone 1977, 1982 ; Day 1984, 1994 ; McCafferty et Steinbrenner 2005). Malheureusement, on en sait très peu sur l’histoire culturelle de la Grande Nicoya et le peu qu’on en connaît est actuellement remis en question (voir Dennett et Kosyk 2013 ; McCafferty et Dennett 2013 : 193-195). Par exemple, une analyse récente menée par Dennett (2016) a démontré que la production et la distribution de céramiques dans le secteur nord de la Grande Nicoya remettent en doute l’idée traditionnelle selon laquelle les changements touchant les céramiques seraient le résultat de la migration, dans la région, de groupes mésoaméricains ou de la colonisation par de tels groupes.
Cet article concerne principalement la période Tempisque (de l’an 500 avant J.-C. à l’an 300 après J.-C.) dans la partie sud de la Grande Nicoya. Cette période se caractérise par l’établissement de peuplements, le développement des pratiques agricoles, l’avènement de sociétés stratifiées et l’essor de la production artisanale (Stone 1957 ; Abel-Vidor et Bakker 1981 ; Wingfield 2009 ; Young-Sánchez 2010). Malheureusement, la période Tempisque demeure un mystère en raison du peu de recherches archéologiques ayant été menées, de l’absence de documents écrits et d’une mauvaise conservation due à l’acidité du sol, qui détruit la plupart des matières organiques. Certains chercheurs soutiennent que la société de la Grande Nicoya était peut-être un ensemble de chefferies apparentées (Wingfield 2009 : 31-41), un système politique multiscalaire où des guerriers, des chamanes et des chefs avaient, à titre de dirigeants, la capacité d’exercer une certaine influence sur d’autres membres de la société (Day 1994 ; Day et Tillett 1996 ; Wingfield 2009 : 31-41).
En 2009, l’Université du Costa Rica, sous la direction de Juan Vicente Guerrero Miranda, a effectué des fouilles sur un site archéologique à Garza, dans la province de Guanacaste (figure 2), lequel était en proie à la destruction par des promoteurs et des pillards (Guerrero 2009, 2011). Guerrero (2009 : 3) a qualifié le site de cimetière en raison de sa position proéminente sur une crête surplombant l’océan Pacifique. Chaque groupe de tombes a été déterminé par un changement distinct de couleur et de texture dans le sol, même si aucun reste humain n’a été excavé en raison de la mauvaise conservation en sols acides (ibid. : 3-5). Guerrero les considère comme des groupes de tombes en raison de regroupement dans la distribution des artéfacts. Cependant, il ne semble pas y avoir de lien entre la distribution des instruments de musique et leur iconographie (ibid. : 3-5). Le site comprenait au moins onze groupes de tombes d’une capacité de plusieurs personnes, dont seulement deux n’avaient pas été endommagés par la machinerie et les pillards (Guerrero 2009, 2011). Un total de 111 ocarinas furent récupérés ainsi que des vases tripodes aux pieds en forme de serpent, des pendentifs, des têtes de massues, des haches et divers autres objets (pour les images, voir Guerrero 2009). Guerrero (2009) conclut son rapport en soulignant le rôle des instruments de musique dans la performance cérémonielle et plaide en faveur d’un cimetière de musiciens en raison du nombre très élevé d’ocarinas mis au jour. À ma connaissance, il n’existe que peu de rapports publiés sur les fouilles archéologiques de cimetières dans la Grande Nicoya. Il est donc difficile de déterminer si ce cimetière et ses artéfacts relèvent de circonstances exceptionnelles ou s’ils sont l’oeuvre d’une pratique habituelle dans cette région. Cependant, on trouve dans d’autres collections de musées du monde des instruments identiques de type Marbella qui ont été récupérés hors de ce contexte. Par conséquent, on pourrait avancer que la fabrication de ces instruments était une pratique répandue dans l’ensemble du régime de la Grande Nicoya.
Pour ma part, je propose une autre perspective, suggérant que le site G-752Rj pourrait avoir englobé une variété d’individus dotés de certaines spécialisations, y compris des chamanes (Kosyk 2016). Le mot « chamane », au sens large, renvoie souvent à des personnes offrant remèdes, protection et conseils (Stahl 1986 : 134-135). Eliade (1964) soutient que les chamanes atteignent un état d’extase pendant lequel ils peuvent, par transformation physique ou en quittant leur corps, entrer en contact avec le monde des esprits (Stahl 1986 : 135). L’état d’extase est souvent atteint par une transe impliquant l’utilisation d’instruments, un jeûne et des hallucinogènes et pendant laquelle l’âme du chamane s’élève vers d’autres mondes pour obtenir la clairvoyance, orienter le mal vers des victimes ou réparer le désordre dans l’univers (ibid. : 135 ; Day et Tillett 1996). Les chamanes doivent maîtriser le son, étant donné leur intimité avec le monde primordial, pour invoquer une nouvelle manière d’exister. Selon Reichel-Dolmatoff (1976), la capacité d’un chamane à maîtriser le son fait partie d’un réarrangement fondamental de son être. Les chamanes communiquent avec les communautés humaine et animale par le chant et la transformation. Selon leur habileté de chamane (et d’instrumentiste dans certains cas), c’est par l’état d’extase qu’ils se matérialisent sous différentes formes. La forme la plus commune que les chamanes adopteraient est celle d’un prédateur agressif comme le jaguar ou le serpent (Stahl 1986 : 135 ; Stone 2011).
Sur le plan ethnographique, l’attirail chamanique du sud de l’Amérique centrale est constitué le plus souvent d’un tabouret en bois, d’un tambour, d’aérophones, d’un bâton de bois, de tabac, de plumes, de coquillages, de hochets et d’hallucinogènes (Day et Tillett 1996). Plusieurs de ces objets sont périssables et ne survivent pas au temps à des fins archéologiques. L’assemblage du site G-752Rj comprend des vases tripodes à pieds en grelots, de possible pierres divinatoires et des pots globulaires miniatures pouvant avoir contenu des substances associées aux rituels (Guerrero 2009, 2011). Bien qu’ils ne soient pas présents dans tous les regroupements du site G-752Rj, des pots, des instruments sonores, des pendentifs et des têtes de massues peuvent suggérer l’enterrement de différentes personnes ayant occupé des fonctions spirituelles ou rituelles. Pour ma part, j’avance que les instruments sonores découverts dans ce site pourraient être liés à des rituels mortuaires.
La collection d’aérophones comprend divers aérophones zoomorphes, représentant notamment des oiseaux (faucons, parulines couronnées, hiboux, perroquets ou vautours, cailles et troglodytes), des tortues, des tatous, des félins, des chauves-souris et des animaux non identifiés (figure 3). Certains ocarinas comportent deux représentations animales, une à chaque extrémité de l’instrument, combinant une chauve-souris et un félin, une chauve-souris et un oiseau, un tatou et un vautour ou encore un tatou et un félin. En plus de l’iconographie zoomorphique, des ocarinas tubulaires anthropomorphes comportent des visages vraisemblablement humains. Le corps de plusieurs des ocarinas zoomorphes est décoré d’incisions profondes qui forment des zones contenant une variété d’impressions réalisées à l’aide de tampons à bascule, de cordes et de coquilles (Kosyk 2016 : 76). Selon moi, ces zones définies sur chaque ocarina, indépendamment de la typologie animale, représentent la carapace d’un tatou (ibid. : 34-53). En règle générale, les instruments comportent quatre trous de jeu qui forment une saillie sur les côtés de ladite carapace où figurent les impressions de coquilles, n’interférant pas avec le motif de bandes au pourtour de l’instrument. Les ocarinas comportent une protubérance trouée à la base ayant possiblement servi à suspendre l’instrument afin de le porter ou à contenir une forme d’accessoire décoratif organique (ibid. : 71-73). Si l’instrument a été conçu pour être porté à l’aide d’une ficelle attachée au trou de la base de l’instrument, l’iconographie de l’instrument aurait figuré à l’endroit lors du jeu par l’instrumentiste et à l’envers lors de son port, à la fois du point de vue du porteur que de ceux qui le regardent.
Interfaces gestuelles
Les communautés utilisent, comprennent et explorent la gestuelle dans différents contextes (Gritten et King 2011 : 1-2). Par conséquent, notre définition de ce qu’est une gestuelle en rapport avec la production du son et du jeu d’un instrument dépend du système d’idées, des valeurs et des modes de vie de la communauté. De nombreux chercheurs reconnaissent que les gestes sont sémiotiques et qu’ils sont généralement des mouvements ou des signaux auditifs qui évoquent des messages ou des significations symboliques à divers niveaux (émotionnel, physique, visuel, etc.) (Gieser 2008 : 300-301 ; Nijs et al. 2013). Ce sont des mouvements qui contiennent et transmettent de l’information qui implique la manipulation d’un objet – en l’occurrence un instrument acoustique (Gritten et King 2011 : 1-2). Comme je travaille avec du matériel archéologique dans une région où peu de travaux ethnographiques ont été effectués (autrement dit, le mode de vie de la communauté n’est pas entièrement compris), je renvoie aux gestes selon trois principales catégories : les gestes ergonomiques, interprétatifs et sensoriels. Les gestes ergonomiques comprennent les mouvements de l’instrumentiste concernant la position des doigts, du corps et de l’embouchure[3]. Ces gestes peuvent comprendre entre autres diverses techniques de respiration et positions des doigts qui ont un impact sur la qualité du son de l’instrument. Les gestes interprétatifs sont les significations derrière les représentations visuelles et auditives lorsque l’instrument produit du son. Par exemple, l’instrument peut avoir été conçu pour masquer ou améliorer certains aspects du visage de l’instrumentiste qui sont porteurs de sens pour le public, selon l’angle de perception du groupe (si l’instrument est vu de côté, de face, de l’arrière ou pas du tout). Les gestes sensoriels sont ceux qui sont plus particulièrement reliés au son et aux fréquences de l’instrument et aux techniques que l’instrumentiste peut utiliser pour produire le son.
Les gestes ergonomiques, interprétatifs et sensoriels coïncident les uns avec les autres et s’influencent de diverses manières. Le choix de sonorités précises (gestes sensoriels) est représenté par les positions des doigts sur l’instrument (gestes ergonomiques). Cependant, les mélodies et les indices gestuels peuvent être perçus par un auditoire pendant la performance (gestes interprétatifs). Tous ces différents gestes s’entremêlent dans une interface formant un sens ou un but global selon la culture en question, reflétant la performance de l’instrumentiste et le son. La performance ne signifie pas nécessairement un cadre formel pour le jeu de ces instruments comme dans son sens contemporain, mais cette possibilité ne peut non plus être exclue. La performance est plutôt l’engagement de l’instrumentiste et de son instrument (Gritten et King 2011), ce qui implique qu’il n’est pas nécessaire pour un instrumentiste d’atteindre un certain degré de compétence avant de se faire entendre comme instrumentiste. Par exemple, un instrumentiste novice tiendra un instrument et produira un son qui sera entendu dans un contexte d’apprentissage par un public, ce qui est un type de performance. Il y aura toujours un public pour la performance de l’instrumentiste, même si ce public est l’instrumentiste lui-même. Un instrumentiste reçoit des significations et des messages par sa production du son et apporte souvent les correctifs nécessaires (gestes ergonomiques) pour améliorer le son ou reproduire le son qu’il a déjà entendu (Kosyk 2016). Par conséquent, les objets produisant des sons ont une capacité d’action grâce à l’interprétation et à la communication de ces gestes entre l’instrumentiste et le public. Le public se définit comme tout individu ou groupe à portée auditive de l’instrumentiste (que l’écoute soit intentionnelle ou non). Dans un environnement d’apprentissage précis (Wenger 1998), un public peut intentionnellement se réunir pour écouter l’instrumentiste ou la participation peut être le résultat d’une interaction et d’une activité de la vie quotidienne. À mesure que l’instrumentiste acquiert de l’expérience avec son instrument, la mise en oeuvre de certaines techniques de jeu est susceptible de permettre la transmission de savoirs entre l’instrumentiste et son public (Wanderley 1999 : 37-38).
Les interfaces gestuelles sont contenues, d’un point de vue auditif et visuel, dans un environnement faisant partie d’un système symbolique conceptualisé et déterminé par la communauté (Hatten 2008 : 3). Ainsi, les rythmes de nos pas, de nos battements cardiaques et de notre respiration font tous partie d’un système dynamique qui régule inconsciemment nos mouvements quotidiens, agissant tel une sorte de médiateur dans notre façon de percevoir le monde (Mauss 1979 [1935]). Les gestes associés à la production de sons sont des moyens d’améliorer cette dynamique et influencent notre corps de façon consciente et inconsciente. Par exemple, les instrumentistes peuvent ressentir le besoin d’ajouter certains gestes expressifs tels que le balancement du corps ou le tapotement d’un pied pour maintenir ce sentiment de connexion au son (Wanderley 1999 : 38-42). Le public qui partage vraisemblablement le même système culturel que l’instrumentiste peut percevoir des associations symboliques entre l’aspect sensoriel du mouvement ergonomique de l’instrumentiste et le son qu’il produit (Todd 1999 : 116-120 ; Wanderley 1999 : 38-42 ; Zatorre et al. 2007 : 549-551). Par conséquent, faire la distinction entre certaines interfaces gestuelles pourrait nous amener à en savoir davantage sur la sémiotique d’une culture. En outre, il pourrait être possible de distinguer un groupe d’un autre selon la façon dont ces interfaces gestuelles encouragent certaines pratiques sonores (Kosyk 2016). Dans les sections suivantes, je décris les différents types d’interfaces gestuelles impliquées dans la production de sons.
Gestes ergonomiques
Les gestes ergonomiques concernent les mouvements qu’un instrumentiste incorpore dans le jeu de son instrument. Ceux-ci comprennent de possibles techniques de respiration et diverses postures instrumentales. Par exemple, le positionnement des doigts de l’instrumentiste sur un ocarina définit la hauteur, le timbre et le volume du son, entre autres gestes symboliques pouvant sous-tendre des expressions et des émotions. En examinant de près la construction d’un instrument, il peut s’avérer possible de déterminer comment l’instrument était tenu, joué et entendu. Les aérophones de la collection du site G-752Rj démontrent comment certains gestes ergonomiques (positionnement des doigts, posture et techniques de respiration) appuient l’hypothèse d’une communauté au sein de laquelle existait une forme standardisée de production sonore (Kosyk 2016).
La collection du site G-752Rj comprend trois configurations différentes de trous de jeu, ce qui permettait de tenir les aérophones de différentes façons (figure 4). Cependant, chaque configuration présente des attributs similaires quant aux gestes ergonomiques. Tous les instruments nécessitaient l’utilisation des deux mains pour être joués, chacune située de l’un des côtés du corps de l’ocarina ou de la flûte. La distance et la taille des trous de jeu dépendent de la taille générale de l’ocarina. Tous sont néanmoins situés de la même manière sur la face avant de l’instrument.
On suppose que les mains cachaient la plupart des aspects décoratifs à la surface de l’instrument, à l’exception de la base de l’aérophone (peu importe où se situe le public par rapport à l’instrumentiste). La visibilité de l’instrument pendant son jeu dépend également du mouvement et du style de l’instrumentiste. Par exemple, la forme ellipsoïdale et globulaire de l’ocarina suggère que les doigts étaient positionnés relativement près l’un de l’autre : les index des deux mains en position sur les orifices les plus proches de l’embouchure et, souvent, les majeurs ou annulaires en position sur les deux trous les plus éloignés de l’embouchure. Le positionnement des index et des majeurs requiert un contrepoids à l’aide des pouces sous le corps de l’ocarina. Les doigts ainsi placés, l’instrument est suffisamment soutenu pour être joué si l’instrumentiste demeure immobile. Si, au contraire, l’instrumentiste souhaite se déplacer, les annulaires et petits doigts doivent s’appuyer à la base de l’instrument pour ajouter un soutien supplémentaire. La proximité des doigts sur certains des plus petits ocarinas suggère que l’instrument permettait de produire des notes en succession rapide. En outre, notons que les grands ocarinas n’ont vraisemblablement été joués que par des adultes compte tenu de la taille des trous de jeu.
Les parties inférieure et supérieure du corps de l’instrumentiste peuvent se mouvoir librement pendant les performances si les mains et bras de l’instrumentiste maintiennent immobile l’instrument. Les coudes étaient probablement pliés à un angle d’environ 45 degrés pour tenir l’aérophone à la hauteur du visage. L’angle de l’embouchure et de la bouche de l’instrumentiste a également un impact sur la qualité du son. Tout mouvement de l’instrumentiste, si léger soit-il, peut affecter l’embouchure ou la position des doigts et, ainsi, altérer la qualité du son. Si les instrumentistes étaient préoccupés par la qualité de la sonorité, ils restaient probablement immobiles (assis ou debout) pour jouer de ces instruments. S’ils désiraient produire des sons par un léger mouvement de l’aérophone tout en se déplaçant, alors la gamme de gestes ergonomiques possibles devenait plus complexe. Par exemple, la pénétration de l’air dans l’instrument sous différents angles produit des ondes à des vitesses différentes en fonction de la constriction du système d’embouchure, entraînant des différenciations tonales.
Les manières particulières dont les instrumentistes peuvent exécuter diverses actions pour produire des sons offrent des niveaux secondaires d’informations. Ainsi, un joueur d’ocarina peut produire des gestes ergonomiques avec les mouvements de l’instrument en raison des retours internes du son produit ou en réponse à des demandes gestuelles du groupe ou d’un enseignant. Ces actions pourraient constituer des indices visuels que le public peut interpréter ou une façon de faire signe à d’autres membres du groupe (Clarke et Davidson 1998 : 89 ; Wanderley 1999 : 169). On observe habituellement de tels gestes expressifs que lorsque l’instrumentiste maîtrise entièrement son instrument et qu’il ne se concentre donc plus autant sur la production du son, mais plutôt sur sa qualité (Clarke et Davidson 1998 ; Gritten et King 2011). Certains gestes corporels ne peuvent être réalisés qu’à certains moments et se rapportent à la signification symbolique derrière les mouvements de l’instrumentiste et la réaction du public. Le balancement du corps, un geste ergonomique expressif, repose souvent sur la capacité de l’instrumentiste à maintenir le temps dans une phrase mélodique en fonction de la manière dont il perçoit (consciemment ou non) le rythme et le tempo.
Pierce (2003) examine comment les caractéristiques du mouvement (telles que l’équilibre, la posture, le poids corporel et la tension) sont essentielles pour que les gestes ergonomiques produisent de belles tonalités sonores. Il soutient que ces mouvements sont tous liés aux pratiques naturelles de respiration de l’instrumentiste et à la façon dont la réverbération crée de l’espace dans les phrases mélodiques. En fonction de la taille de l’instrument, de l’habileté du joueur et de la capacité pulmonaire de l’instrumentiste, il pourrait s’avérer possible de produire des pauses dans les phrases mélodiques. Dans la collection du site G-752Rj, la durée la plus courte d’une note[4] pour l’ensemble des aérophones est inférieure à un dixième de seconde. La durée la plus longue d’une note dépend de la taille de la chambre interne. Les chambres internes plus grandes nécessitent plus de souffle pour obtenir un son puissant et l’intensité de la respiration influe sur la qualité du son. Une intensité normale du souffle permet de maintenir une note plus longtemps à l’aide d’un petit ocarina que d’un grand. Des expirations plus rapides ou plus fortes expulsent le volume d’air de l’instrumentiste et produisent des sons plus forts et aérés. Pour obtenir les notes plus aiguës de l’instrument, il est nécessaire d’expulser rapidement le filet d’air concentré. Par conséquent, à l’aide des plus gros instruments de la collection, il aurait été difficile de maintenir un son de plus de 15 à 20 secondes[5] d’un seul souffle, à moins que l’instrumentiste ne soit un joueur très expérimenté. Plus la note initiale d’une phrase musicale est longue, plus ses notes successives seront courtes, l’instrumentiste ayant besoin de temps pour reprendre son souffle. Il est possible que l’instrumentiste ait appris des techniques de respiration circulaire, une technique qui permet de produire le son et d’inspirer simultanément, inspirant l’air par le nez et l’expulsant dans l’instrument par la bouche[6].
Il est difficile de déterminer à partir du matériel archéologique si la respiration était un facteur déterminant dans les phrases mélodiques ou si elle était utilisée pour accentuer certaines notes ou hauteurs tonales. Dans la musique occidentale contemporaine, les phrases mélodiques sont fonction de volumes respiratoires moyens. Les techniques de respiration permettent également de maintenir une vitesse ou un rythme normal de la phrase musicale (Carroll-Phelan et Hampson 1996 : 525-527). Si l’instrumentiste n’a pas l’habileté nécessaire pour jouer d’un instrument à vent et qu’il devient à bout de souffle, la phrase musicale pourra sembler précipitée ou étouffée (Dineen 2011 : 142-143). La respiration régule le rythme de la plupart des gestes ergonomiques impliqués dans le jeu d’instruments à vent.
Gestes interprétatifs
Les gestes interprétatifs peuvent être des représentations visuelles ou auditives d’idées ou de concepts acceptés dans le groupe. Ces gestes sont difficiles à déduire à partir du matériel archéologique en l’absence de ressources ethnographiques ou historiques, car on ne peut savoir avec certitude ce qui peut avoir été considéré comme sémiotique. J’ai déjà mentionné de quelles manières la collection révèle les gestes interprétatifs en utilisant des gestes ergonomiques. Par exemple, le positionnement des doigts sur le corps de l’instrument ou certaines techniques de respiration peuvent donner une signification interprétative précise à un public lors d’une performance. Un autre exemple de gestes interprétatifs dérivés de gestes ergonomiques réside dans la façon même de jouer de l’instrument. Ainsi, certains instruments couvrent différentes parties du visage de l’instrumentiste, fait ayant possiblement été interprété symboliquement. La figure 5 présente différents exemples d’ocarinas de formes globulaires et ellipsoïdales dont la base aurait couvert la bouche et le nez de l’instrumentiste et, ainsi, imposé des schémas perçus par un public situé directement en face de l’instrumentiste.
L’angle de l’embouchure des aérophones, déterminé au cours de leur fabrication, permet de savoir avec quel angle l’instrument a pu être joué (Kosyk 2016) et perçu par un public observant l’instrumentiste de profil. L’angle de l’embouchure doit prendre en considération certaines caractéristiques du visage qui seront obstruées, la façon dont l’instrument est conçu pour être tenu efficacement et la capacité acoustique de l’instrument. Les plus grands instruments, tels ceux à deux représentations animales, cachent le nez, le menton et la région buccale du visage en lui superposant une figure animale – une chauve-souris, un félin ou un tatou. Dans les ocarinas de petites à moyennes tailles, une base conique ornée de lignes géométriques incisées (figure 5) se superpose à la bouche de l’instrumentiste vu de face. Rappelons que les bases coniques des instruments de petites à moyennes tailles ont un trou qui pourrait avoir servi à maintenir une ficelle de suspension ou une décoration organique (ibid. : 72). On peut supposer qu’une telle décoration avait une signification symbolique.
L’iconographie des instruments de la collection d’aérophones du site G-752Rj peut aussi avoir été une forme de geste interprétatif. Cependant, la signification de l’imagerie zoomorphique demeure nébuleuse (figure 6). Les instruments représentaient possiblement des identités claniques particulières, des distinctions entre des familles importantes. Peut-être les animaux étaient-ils admirés pour leurs caractéristiques et l’exécution d’un instrument était-elle la manière d’absorber les qualités de ces animaux, un moyen de symboliser le lien entre les humains et les animaux. Les hiboux, en tant que gardiens des morts, étaient souvent les favoris des transferts d’âmes chamaniques (Stone 2011), ce qui pourrait expliquer pourquoi beaucoup d’ocarinas, de têtes de massues et de pendentifs de la collection du site G-752Rj comportent des représentations d’oiseaux. De plus, des chercheurs ont soutenu que le fait de souffler dans l’instrument pouvait équivaloir à lui donner vie et, dans un sens, à animer la qualité de l’animal que l’ocarina est censé représenter (Miller 1973 : 99-101 ; Houston et Taube 2000).
D’autres formes de gestes interprétatifs impliquent la perception de l’intentionnalité de la musique et du son. La collection d’aérophones du site G-752Rj peut avoir associé des earcons précis (un équivalent audio à l’icône) à des individus ou à des groupes particuliers en tant que dispositif mnémonique (Blattner et al. 1989). Pour la plupart des gens, la relation entre la perception et l’imagerie de séquences musicales peut découler de la mémoire sensorielle auditive, un système cérébral qui conserve l’information sensorielle auditive brièvement sous une forme non traitée (Carroll-Phelan et Hampson 1996 : 526). Une fois le son passé par la mémoire sensorielle auditive, une personne peut différencier différentes sources d’entrées auditives, priorisant les séquences familières (ibid. : 527-528). L’imagerie auditive (forme d’imagerie mentale utilisée pour analyser les sons en dehors d’une source auditive externe) utilise ces structures pour développer une perception musicale personnelle (ibid.). Par conséquent, les gestes interprétatifs diffèrent entre les musiciens et les non-musiciens en raison de la perception des séquences musicales. Un musicien reconnaît les intervalles entre les mélodies et la construction de séquences musicales qui déterminent une interprétation précise du son. Quant aux non-musiciens, ils s’appuient davantage sur la courbe de la mélodie (ibid. : 529). Cependant, musiciens et non-musiciens peuvent associer certaines mélodies ou certains sons à des personnes ou à des groupes particuliers décédés. Les earcons pourraient avoir été un moyen de chérir le souvenir de ces êtres ou de ces groupes.
Gestes sensoriels
Normalement, les gestes sont des signaux qui manifestent un sens à travers des performances visuelles. Cependant, les gestes peuvent aussi s’exprimer par l’entremise du son et de la perception auditive. Le mouvement du corps d’un instrumentiste entraîne des actions qui peuvent modifier la production du son, soit par constriction du souffle, soit par un léger ajustement du doigté pour modifier le timbre, soit par l’ajout d’un vibrato ou d’une modulation de la gorge pour améliorer la richesse du son. Les gestes sensoriels sont ceux qui sont plus précisément liés au son et aux fréquences des instruments ou aux techniques que le joueur peut employer pour produire un son de qualité.
Malheureusement, seulement 17 des 111 instruments de la collection ont permis de produire une gamme complète de sons. La collection comporte des échelles diatoniques non occidentales (composées de seulement deux notes à un ton d’intervalle) et des échelles pentatoniques hémitoniques (échelles de cinq notes contenant un demi-ton). Dans plusieurs cas, on retrouve aussi des échelles octatoniques diminuées (échelles qui comprennent des notes suivant un patron « ton, ton, demi-ton / ton, demi-ton, ton »). Quelques exceptions de la collection ne correspondent pas à la notation occidentale traditionnelle. Il semble qu’il n’y ait pas de relation entre la tonalité et l’iconographie de l’instrument (Kosyk 2016). Les ocarinas de la collection avaient le potentiel d’être joués ensemble. Une analyse d’un enregistrement de deux ocarinas de taille similaire joués simultanément avec différentes tonalités a produit une fréquence standard attendue des deux instruments. Cependant, l’écoute d’une gamme ascendante jouée simultanément sur deux ocarinas engendrait des distorsions microtonales que la plupart des instrumentistes modernes associeraient à de graves problèmes de justesse (ce qui produisait une sensation semblable à une vibration tonale dans l’oreille) et la fréquence du son doublait. Dans d’autres collections de musées que j’ai examinées et analysées, comme la collection Mayer au Denver Art Museum et la collection Harvard Peabody, les fréquences distortionnées sont courantes et sont probablement produites par des sifflets à deux tons.
Si ces instruments étaient joués à l’unisson pour accompagner une célébration ou une pratique rituelle, ils auraient pu être joués de manière à s’adapter à l’effet microtonal. Ou peut-être seulement un ou deux aérophones étaient-ils accompagnés d’instruments à percussion utilisés pour amortir les distorsions microtonales. Il est également possible que les distorsions microtonales fussent en fait un effet souhaité de ces instruments. Les instrumentistes interprétaient peut-être les sensations microtonales comme des gestes sensoriels (auditifs). Par exemple, les gestes sensoriels intègrent des stimulations auditives qui peuvent être un moyen d’induire ou de renforcer l’état d’extase chamanique. Selon Olsen (2002), il est possible que le son en soi, sans l’aide d’hallucinogènes, puisse être utilisé par le chamane pour atteindre un état de conscience altérée lorsqu’il communique avec le monde surnaturel. Habituellement, on prétend que cet état d’extase est atteint par l’entremise du rythme de tambours et de hochets, hypothèse à laquelle j’ajoute que les fréquences microtonales des ocarinas pourraient avoir eu le même effet.
Les réponses corporelles aux changements de fréquence peuvent avoir été des facteurs essentiels pour les conceptions de la vie et de la transcendance. Une expérience menée par Blesser et Salter (2007) a examiné les qualités de transformation psychoacoustique du son sur le corps humain dans des environnements donnés. L’expérience a été menée dans une pièce à plafond bas et les participants ont été testés selon diverses fréquences commençant à 15-20 Hz, que la plupart des humains ne peuvent entendre. À ce degré, les sous-fréquences auraient entraîné des distorsions harmoniques plus faibles. Les participants ont présenté les effets suivants : étourdissements, nausées, vertiges, maux de tête, haut-le-coeur, larmoiement et difficultés d’élocution et de déglutition (ibid.). Il est possible que les Nicoyans impliqués dans la consommation sonore de ce site aient interprété ces sensations comme venant d’un autre monde.
La consommation de son crée une signification symbolique par l’interaction d’un interprète, d’objets reliés au son et de publics. C’est la communauté qui établit la base des styles, des gestes et des matériaux conventionnels et la façon dont ils sont reçus au sein du groupe (DeNora 2004 : 47). La transmission des connaissances liées au son peut se produire de plusieurs façons. Dans un environnement d’apprentissage donné, la participation imitée se produit si l’instrumentiste peut à la fois voir et entendre la production du son. Si seul le son est entendu et que l’instrumentiste n’est pas vu, l’élève ne se concentre alors souvent que sur la hauteur, le rythme et la dynamique du son de manière cognitive. Par conséquent, toute l’expérience d’apprentissage dépend des compétences et des expériences de l’élève et de l’instrumentiste. Ainsi, un joueur d’ocarina expérimenté observant un autre instrumentiste à l’oeuvre remarquera les détails de ses gestes, alors qu’une personne n’ayant jamais joué de l’ocarina pourra interpréter les buts de ces gestes différemment (Wanderley 1999). Une fois que ces interfaces gestuelles sont entièrement incorporées dans notre système cognitif, il est possible d’améliorer les aspects de qualité sonore et les techniques de jeu stylistiques individuelles ou, en un sens, de créer la personnalité ou le caractère de la performance (DeNora 2004 : 53).
Conclusion
Cet article a examiné trois interfaces gestuelles identifiées dans les vestiges matériels liés au son afin de mieux comprendre comment les anciens peuvent avoir expérimenté et perçu le son. À l’aide d’analyses empiriques et sonores, notamment de la posture et de la position des doigts, j’ai montré comment certaines conceptions d’instruments influencent les aspects ergonomiques, interprétatifs et sensoriels de la production sonore. Ces interfaces gestuelles sont souvent négligées dans les études archéologiques en raison de leur éphémérité, mais elles ont le potentiel de démontrer comment l’interaction, au plan sensoriel, entre les individus, les groupes et les objets sonores nous informe sur l’acoustique souhaitée des peuples du passé. Les artéfacts sonores étudiés proviennent d’un site archéologique (G-752Rj) de la Grande Nicoya associé à la période Tempisque précolombienne (de l’an 500 avant J.-C. à l’an 300 après J.-C.), un site initialement considéré comme un cimetière de musiciens (Guerrero 2009, 2011). Je soutiens plutôt que les instruments évoquent une tradition de longue date qui pourrait avoir été associée aux pratiques chamaniques. Cette théorie s’appuie sur la faible variabilité dans la fabrication des instruments, qui a confiné les gestes dans une capacité fonctionnelle. La conception et la fabrication de ces instruments ont très probablement été maintenues par un ou plusieurs groupes de consommateurs, car la conception des instruments est uniforme dans toute la région au cours de cette période.
Le son est un objet physique composé d’ondes qui vibrent, exercent une pression et déplacent des matières comme l’air ou l’eau (Bennett 2010). Si le son est ainsi considéré comme un objet (quoique sous une forme unique), l’expression d’un instrumentiste et de son instrument entraîne l’expression d’un objet, l’instrument sonore, qui, à son tour, construit un autre objet, la musique ou les ondes sonores. Les sons produits par des instruments révèlent bien plus que des fréquences, des caractéristiques physiques et leur relation à l’espace acoustique (Davois 1999 ; Goldhahn 2002 ; Reznikoff 2006 ; Rifkin 2009 ; Mills 2010 ; Diaz-Andreu et Garcia Benito 2012 ; Waller 2017). La production de son par l’engagement d’un humain et d’un objet démontre notamment une forme dynamique d’interaction. L’oreille et l’esprit humain perçoivent souvent le son de différentes manières en évoquant une variété de connexions internes chez les auditeurs (Ihde 2007). La pratique de l’écoute et de la production sonore dans la Grande Nicoya précolombienne démontre des interfaces gestuelles peu variables, possiblement associées à l’identité de groupes. L’archéomusicologie encourage non seulement à analyser les instruments de musique, mais d’en jouer afin de mieux comprendre comment le son et l’instrument ont été un jour incorporés dans les activités culturelles. Grâce à une analyse du son et de la condition physique de l’instrument, les chercheurs peuvent réfléchir aux interfaces gestuelles déterminées par un groupe, qui peuvent révéler l’identité à l’intérieur de pratiques de performances rituelles et personnelles dans un contexte où le son est incorporé à la vie quotidienne.
Appendices
Notes
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[1]
J’aimerais remercier sincèrement Alexandrine Boudreault-Fournier et Peter Stahl pour leur soutien et pour leur apport tout au long de mes travaux sur le terrain et de mes recherches. Leurs judicieux conseils m’ont été d’une grande aide. J’aimerais aussi remercier mes amis du Museo Nacional de Costa Rica de m’avoir permis d’accéder à la collection du site G-752Rj et d’explorer leur lieu d’entreposage à la recherche d’instruments précolombiens.
-
[2]
Un aérophone est un instrument de musique qui produit un son par vibration de l’air. Cette catégorie d’instruments comprend habituellement la plupart des instruments à vent, parmi lesquels les flûtes, les sifflets et les ocarinas sont les plus courants.
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[3]
L’embouchure fait référence à la fois à la partie de l’instrument que l’on met en bouche pour en jouer et, par extension, à la manière de mettre en bouche cette partie de l’instrument (positionnement du visage et de la bouche de l’instrumentiste). Ainsi, l’embouchure d’un trompettiste diffère de celle d’un joueur d’aérophone. Le trompettiste se concentre sur l’interaction des lèvres avec l’embouchure (partie de l’instrument) pour produire un son tandis que le joueur d’aérophone doit plutôt travailler la direction de l’air dans l’instrument.
-
[4]
Déterminée par le volume de la chambre interne de l’aérophone et par la capacité pulmonaire moyenne d’un adulte (Kosyk 2016).
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[5]
En fonction de ma propre expérience de flûtiste intermédiaire lors de l’exploration de la collection.
-
[6]
La technique de la « respiration circulaire » est utilisée avec le didgeridoo australien (voir Fletcher 1996 : 11).
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