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Après l’Afrique du Sud et le Rwanda, le Canada a mis en place une Commission de vérité et réconciliation (ci-après CRV) afin de répondre aux séquelles du colonialisme qui a fait de nombreuses victimes parmi les Premières Nations, les Métis et les Inuit. Sans doute faut-il rappeler que plus de 150 000 enfants ont été placés dans des écoles résidentielles en un peu moins de cent ans. Dans un dossier que la revue Recherches amérindiennes au Québec a consacré aux pensionnats, Mylène Jaccoud (2016 : 155) rappelle qu’en procédant ainsi, le Canada a choisi de construire « une réponse politique », espérant, d’une part, documenter dans les détails cette page sombre de l’histoire canadienne qui a produit de nombreuses injustices et des traumatismes intergénérationnels chez une multitude de victimes, directes ou indirectes et, d’autre part, amorcer un processus de guérison et de réconciliation. Contrairement à la CVR sud-africaine, ajoute la criminaliste, la CVR du Canada n’a pas mis la réparation et la réhabilitation des victimes au coeur de son mandat, se limitant à réaliser une enquête pour « faire oeuvre de vérité sur les faits ».
Il est regrettable que le Canada se soit montré aussi timide par rapport à bien d’autres nations, s’enfermant dans l’idée de révéler « une vérité historique », car de ce point de vue, le travail effectué laisse à désirer.
Le Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada était attendu depuis longtemps et la somme d’informations qu’il contient est considérable. À des fins de clarté, je reprendrai ici les différents volumes pour les commenter.
Le volume 1 de la vaste histoire des pensionnats rédigée par la CVR comprend deux parties. La première traite du contexte historique des pensionnats du Canada. La seconde présente le système des pensionnats au Canada de 1867 à 1939. Sont examinés successivement le rôle de l’idéologie coloniale, celui des églises et les tout premiers pensionnats avant la lettre, ceux qui ont été créés au Canada français par les récollets et les jésuites (1603-1763), et ceux qui datent d’avant la Confédération. De facture classique, cette partie revient sur plusieurs idéologies fondatrices comme la doctrine de la découverte, celle de la terra nullius, et sur l’action dite civilisatrice des premiers colons. Le chapitre 2 présente les Églises et leur mission de conversion. Le lecteur découvre comment, en dépit de quelques frictions avec le gouvernement canadien, les églises presbytérienne, morave, méthodiste, anglicane et catholique furent toutes impliquées, l’école demeurant un des piliers des transformations religieuses, et en particulier de la conversion. L’institution religieuse a partout été en mesure de saper les autorités, d’interdire les pratiques et d’imposer un nouveau code moral au nom de la salvification. À ce niveau de généralité, ces affirmations paraissent justes, mais quand on examine la situation de plus près, ce chapitre paraît trivial, d’une banalité déconcertante. Mais qu’importe, on ne semble pas ici chercher à retracer une histoire complexe, truffée de zones floues, d’ambigüités, ni à savoir que dans de nombreuses régions du Canada, les peuples autochtones ont eux-mêmes joué un rôle actif dans ce vaste mouvement de conversion, prenant parfois l’initiative de l’évangélisation. Au contraire, c’est à une vaste entreprise d’édification d’un mythe à laquelle on assiste. Soit, mais comme celui de l’obscurité du Moyen Âge, de la Grande noirceur au Québec ou d’autres légendes noires, ces imageries manichéennes seront un jour réexaminées et déconstruites. Sur le terrain, en effet, les situations furent tellement plus complexes qu’une telle caricature est regrettable et nuisible à la réconciliation. Parions qu’il faudra plusieurs décennies pour que les Canadiens et les Autochtones assument davantage cette période de leur histoire. Il est bien dommage que les rédacteurs n’aient pas lu le Sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner (1983), car cette lecture les aurait mis sur d’autres pistes que celles de culpabilité et de la victimisation. Si seulement cette mauvaise conscience s’accompagnait de réels changements dans les politiques du ministère des Affaires indiennes et d’une volonté réelle d’entendre les Autochtones ou de régler les conflits…
Dans ce premier volume, la politique de civilisation du Bureau colonial britannique (1820-1867), que reprend presque intégralement le Département des Indiens du Canada-Uni qui lui succède en 1860, est assez bien présentée. Il en va de même du chapitre consacré aux pensionnats d’avant la Confédération où l’on découvre l’Institut Mohawk, une école dite « industrielle », ouverte à la demande des Indiens de Grand River et où ces derniers pouvaient parler leur langue, où des professeurs métis aussi furent enseignants, comme Peter Jones, le célèbre pasteur méthodiste. L’école formera même les premiers médecins autochtones en les envoyant à l’Université d’Oxford, en Angleterre. On est loin ici de la réalité d’autres écoles où nombre d’abus ont été commis, mais il est honnête de présenter ces cas atypiques qui montrent comment certains Autochtones espéraient déjà, par l’instruction, acquérir les compétences des coloniaux et devenir autonomes sur le plan économique. Ce chemin ne sera toutefois pas suivi. Après le rapport Ryerson en 1846, des écoles industrielles furent créées un peu partout au pays afin d’y enseigner la religion mais surtout les travaux manuels, l’agriculture, la mécanique. Comment ne pas établir ici un parallèle avec la volonté actuelle du gouvernement fédéral de former davantage les Autochtones pour en faire de bons travailleurs, mineurs et autres techniciens ? Car ce sont bien ces enjeux qui figurent aujourd’hui derrière l’idée de faire de l’éducation une priorité pour les Autochtones. Le gouvernement fédéral ne souhaite pas tant des intellectuels critiques que des travailleurs qualifiés susceptibles de participer pleinement au développement socioéconomique du pays. Les chapitres 6, 7 et 8 examinent plusieurs de ces écoles dans l’Ouest canadien et présentent le contexte sociohistorique de l’époque où « le Sauvage » se retrouve au coeur d’une vaste entreprise d’exploitation et d’occidentalisation.
La seconde partie est consacrée au système des pensionnats au Canada, de 1867 à 1939. Les 31 chapitres abordent l’établissement et le fonctionnement du système des pensionnats. Inscriptions, travaux, loisirs, sports sont décrits dans les détails. La section comprend un examen de plusieurs récits d’élèves qui ont vécu dans les pensionnats à cette période. Certains récits sont accablants. D’autres montrent que les pensionnaires n’ont pas tous vécu des expériences négatives, plusieurs ayant connu ensuite des carrières fructueuses. Parmi ces trajectoires, il faut citer les cas de Shingwauk, de Charles Nowell, de Daniel Kennedy, de Mike Mountain Horse, d’Eleanor Brass, de Mary John, et de nombreux autres dont les portraits sont esquissés. Dans bien des cas, ces pensionnaires – garçons ou filles – vivaient difficilement l’isolement par rapport à leur famille. La solitude, le dur labeur, la discipline, l’imposition d’une langue, la maladie, etc., sont autant de dures réalités auxquelles ces élèves devaient faire face. Une présentation détaillée du système de ces écoles (établissement, financement, règlements, etc.) et de l’éducation qui y était dispensée (pédagogie, routine quotidienne, programmes d’études, qualité des enseignants, charge de travail, instruction religieuse) est très bien faite dans les chapitres 10, 11, 12 et 13. Le chapitre 14 montre pour sa part comment les enfants autochtones constituent une main-d’oeuvre bon marché, les sports et les loisirs servant à leur insuffler un sens de la discipline et de la performance. Lors de la Première Guerre mondiale, plusieurs centaines de jeunes adultes seront d’ailleurs ensuite facilement enrôlés dans l’armée comme soldats. Assez vite, un autre bilan alors se dessine : celui des maladies infectieuses (surtout la tuberculose et la grippe), des incidents et des accidents (de très nombreux incendies notamment), des abus sexuels et des châtiments corporels, de la violence disciplinaire ou sociale perpétrée, des fugues et des absences, de l’abolition des langues autochtones, de la séparation des enfants de leurs parents, mais aussi des garçons et des filles et de l’assimilation forcée. Deux chapitres portent sur la réaction et la résistance des parents ainsi que sur une étude de cas, celui du pensionnat de Lytton (1902-1939). En définitive, ce premier volume montre l’ampleur du génocide culturel mis en oeuvre par les institutions coloniales et religieuses, soit la destruction systématique des structures, des institutions et des pratiques de groupes humains jugés inférieurs et primitifs. Il faut rappeler que dans bien des cas, cette entreprise de destruction a été précédée par des victoires militaires ou politiques qui ont obligé les Autochtones à signer des traités, à céder du territoire et des ressources. De ce point de vue, on ne voit pas en quoi ni pourquoi ces traités devraient aujourd’hui servir de base à la réconciliation. Quel est le fondement juridique de ces accords souvent obtenus à la hâte ou sans réelles négociations ? Comment penser que ces derniers ne sont pas entachés par les conditions dans lesquels ils ont été signés ? Quelle valeur accorder à ces documents, si ce n’est celle – bien entendu – d’offrir du travail et des revenus à des générations d’avocats et de juristes non-autochtones ? Il faudra un jour chiffrer ces dépenses pour mesurer les miettes qui reviennent finalement aux communautés autochtones par rapport aux sommes astronomiques que récupèrent les cabinets juridiques. Quant aux préjudices, il est choquant de constater que si peu soit encore fait pour informer les Canadiens des cultures autochtones et de leur histoire, que presque rien n’est vraiment accompli pour sauver les langues autochtones, etc.
Le rapport final de la Commission comprend six autres volumes numérotés : le volume 1 est consacré à l’histoire de 1939 à 2000, le volume 2 à l’expérience inuite et nordique, le volume 3 à l’expérience métisse, le volume 4 aux enfants disparus et aux lieux de sépulture non marqués, le volume 5 aux séquelles et le volume 6 à la réconciliation à proprement dite.
Le volume 1, consacré à l’histoire des pensionnats de 1939 à 2000, offre un vaste panorama thématique et sociohistorique des pensionnats. Cette section 3 comporte 14 chapitres qui recoupent en partie ceux de la section 2 (on aborde ici une époque ultérieure), mais de manière plus large et moins précise. Les chapitres 32, 33, 34 et 35 traitent dans les détails du système des pensionnats en examinant leur administration et leur démantèlement dans les années 2000, le contenu des programmes et de la pédagogie, la question de la protection de l’enfance et celle du surpeuplement dans des établissements de plus en plus délabrés, notamment les dortoirs. Selon le document, la Loi des Indiens de 1920 établissait clairement l’objectif de l’assimilation totale avec, à terme, la dissolution des réserves et la dénonciation des traités, le but étant de faire disparaître l’indien, de le faire absorber par la société. Ces objectifs ne seront évidemment jamais atteints. En 1944-1945, le Canada comptait cependant 8 865 pensionnaires et 76 pensionnats, les 7 753 élèves restants fréquentant des externats sous la houlette du ministère des Affaires indiennes. Après la guerre, l’expansion des pensionnats leur a fait gagner le Grand Nord et le Québec. Et pourtant, dès les années 1940, le gouvernement fédéral semble perdre confiance dans ce système de scolarisation. En 1948, un rapport du comité spécial mixte du parlement en demande l’abolition pure et simple. Il faudra toutefois attendre encore près de 60 ans pour voir la fermeture complète des établissements. En attendant, le système des pensionnats est passé au crible : les programmes sont examinés, la formation scolaire complétant bien souvent une formation professionnelle (ce que désigne le système de la demi-journée), la vie en salle de classe avec ses aléas et la réaction des parents aux politiques d’assimilation.
Les chapitres 36, 37 et 38 dressent le bilan en matière de santé, de régimes et d’hygiène alimentaires et des risques d’incendie. À ce titre, entre 1940 et 1949, près de 10 bâtiments scolaires ont été détruits par le feu, plusieurs de ces incendies ayant été allumés par des élèves. Le bilan paraît tout aussi accablant que pour la période antérieure, avec de nombreux ravages provoqués par la tuberculose. En somme, même si des progrès substantiels sont notables après 1940, les bâtiments surpeuplés et la promiscuité favorisent la propagation rapide des infections et des maladies. Le sous-financement et les défaillances sur le plan de la surveillance entraînent de nombreux problèmes.
Les chapitres 39, 40, 41 et 42 traitent des fugueurs et des incidents, de la discipline et des mauvais traitements infligés aux pensionnaires, sans oublier la victimisation des élèves par leurs camarades eux-mêmes. Dans les pensionnats, la détresse sur le plan affectif se mesure en effet de plus en plus, avec de nombreuses fugues, en particulier dans les années 1940. Ces fugues sont sévèrement punies par le fouet et les menottes. Les institutions et le gouvernement tentent momentanément de trouver une politique disciplinaire mais les discussions traînent et les dispositions s’avèrent difficiles à appliquer. Dans ce contexte, la violence règne et les mauvais traitements se multiplient. Le chapitre 41 fournit des tableaux détaillés des préjudices et des sévices les plus graves perpétrés dans les pensionnats des différentes provinces, certains ayant donné lieu à des réclamations et/ou à des poursuites criminelles devant les tribunaux. Le chapitre suivant n’est guère plus facile à lire, qui aborde la violence entre les élèves eux-mêmes, laquelle a atteint aussi des proportions inimaginables avec, en date du 14 décembre 2012, plus de 8 470 demandes d’indemnisation soumises par des personnes disant avoir été maltraitées par d’autres élèves. Les maux se nomment intimidation, violence sexuelle, etc. De ce point de vue, ni le sport, ni les arts, ni les jeux discutés dans le chapitre 43 n’ont permis de réguler les tensions sociales dans ces établissements.
Les deux derniers chapitres, 44 et 45, sont consacrés au personnel (1940-2000) et à la Convention de règlement signée en 2006. Sont examinés le recrutement des employés, leurs conditions de vie, les relations sociales, les conflits, le personnel autochtone, les curriculums, etc. Une date importante est celle de 1954, année à partir de laquelle le ministère des Affaires indiennes se charge dorénavant totalement de la responsabilité d’engager le personnel enseignant. Près de 1 400 enseignants deviennent ainsi des employés du gouvernement. Ce transfert de responsabilité des Églises au gouvernement ouvre la voie à la prise en charge des écoles par le gouvernement en 1969. Ce dernier espère de nouveau mettre un terme au système des pensionnats mais des autorités autochtones s’y opposent et il semble que ce soit ainsi l’avènement d’écoles exploitées par les Autochtones eux-mêmes qui ait prolongé la durée du système. Le chapitre 45 revient plus sur le processus de négociation qui a ensuite débouché sur la signature d’une Convention de règlement qui associe des excuses (elles seront présentées par le premier ministre Stephen Harper en 2008), des droits concédés « aux survivants », des poursuites civiles, des recours collectifs, des indemnisations pour les mauvais traitements subis dans les écoles, et la création de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, cette dernière s’étant vu confier le mandat de « faire connaître aux Canadiens l’histoire des pensionnats et l’impact de ces établissements sur les Autochtones » (p. 610).
Le volume 2 est consacré à l’expérience inuit et nordique. Divisé en deux parties, la première examine les écoles de missionnaires dans le Nord de 1867 à 1960 et porte principalement sur l’ouest de l’Arctique canadien, couvrant les institutions situées dans les Territoires du Nord-Ouest et au Yukon. Les auteurs abordent la politique gouvernementale canadienne qui, pendant longtemps, néglige plutôt que dirige la question de l’éducation des Inuit. Le chapitre 2 traite des premières bases de la création des écoles entre 1850 et 1900. Les chapitres 3, 4 et 5 décrivent les écoles missionnaires, la vie des élèves et l’éducation. La seconde partie analyse les pensionnats et la bureaucratisation du Nord après 1950 en tenant compte des établissements qui ont été ouverts au Nouveau-Québec et au Labrador. Le gouvernement fédéral repense ici sa politique en créant des externats, des grands et des petits foyers. L’administration territoriale est analysée de 1969 à 1997. Mais dans le Nord comme ailleurs, les problèmes se ressemblent et de nombreux abus, conflits et dysfonctionnements sont montrés du doigt. Surtout, la transmission intergénérationnelle des valeurs et des traditions a été brutalement interrompue. Les enfants ont perdu beaucoup de leur culture et se trouvent détachés de leurs parents, ce qui a donné lieu à de nombreux problèmes. En dépit des épreuves parfois très lourdes qu’ont dû vivre les pensionnaires, plusieurs ont ensuite connu d’intéressantes carrières, devenant des leaders importants. Plusieurs leaders indiquent même leur satisfaction à avoir ainsi découvert les modes de pensée des Blancs, ces connaissances leur permettant aujourd’hui de faire fonctionner le gouvernement du Nunavut.
Le volume 3 porte sur l’expérience métisse. Les auteurs soulignent ici le rôle qu’ont joué des soeurs métisses éduquées par les Soeurs de la Charité de Montréal, deux d’entre elles, les soeurs Angélique et Marguerite Nolin, ayant ouvert une école à Rivière-Rouge en 1829. Louis Riel étudiera lui-même dans une école catholique du Bas-Canada avant d’être recruté comme enseignant au pensionnat pour garçons au Montana. En ce sens, Inuit et Métis semblent plus nuancés que bien des membres des Premières Nations face à la question des pensionnats.
Le volume 4 est consacré aux enfants disparus et aux lieux de sépulture non marqués. Le chapitre 1 offre une analyse statistique détaillée des décès en distinguant le registre des décès confirmés d’élèves dont le nom est connu, le registre des décès confirmés d’élèves dont le nom est inconnu et le registre des décès nécessitant des compléments d’enquête. Le chapitre 2 sur les politiques opérationnelles et les soins de garde examine les politiques administratives relatives aux décès, aux maladies et aux disparitions. Le chapitre 3 offre pour finir une étude sur les cimetières et les lieux de sépulture où des élèves ont vraisemblablement été enterrés, de nombreuses tombes ayant été laissées à l’abandon. Cinq annexes identifient les pensionnats au pays et reviennent sur les incendies, avec près de 53 établissements détruits par le feu de 1867 à 1997. Pour conclure, il est rappelé que sous l’effet de la tuberculose et d’autres facteurs, 2 040 élèves sont décédés dans les pensionnats, un chiffre terrible auquel il faut ajouter 1 161 décès déclarés de pensionnaires inconnus et d’autres, puisque les enquêtes demeurent inachevées. Ces chiffres sont effrayants pour des esprits contemporains, mais si on ne peut pas les excuser, il faut aussi les rapporter aux conditions de vie et aux sensibilités de l’époque.
Le volume 5 s’attache à saisir les multiples séquelles laissées par les pensionnats. Ces séquelles se mesurent bien entendu sur le plan culturel, de nombreux Autochtones ayant été aliénés, séparés de leur famille et déculturés, ce qui se voit clairement de nos jours dans le déclin inquiétant des langues autochtones. Au-delà de ces effets déstructurants, les Autochtones se heurtent toujours au racisme, présentent une espérance de vie inférieure à celle des autres Canadiens, et font face à de nombreux préjugés. Maladies, pauvreté, analphabétisme, échec scolaire, drogue et alcoolisme ne sont que les principaux maux dont souffrent encore de nombreuses communautés, y compris dans un pays comme le Canada qui a pourtant essayé, il y a quelques mois encore, de bloquer la venue d’un enquêteur des Nations Unies. Les séquelles psychologiques paraissent moins visibles, mais elles sont bel et bien mesurables, le mal être, la dépression et le suicide touchant de nombreuses familles, sans oublier la surincarcération qui touche les Autochtones et les nombreuses injustices dont ils demeurent les victimes. Ces faits ne sont toutefois pas seulement attribuables au système des pensionnats, mais à une entreprise d’assimilation pensée à une échelle plus large encore. Cette assimilation a donc profondément affecté les Autochtones dans des domaines clés que sont la protection de l’enfance, l’éducation, la langue, la culture, la santé et la justice. Au terme de cinq chapitres qui abordent ces lourdes et durables séquelles, ce volume se clôt sur les différents appels à l’action dans ces mêmes domaines. Les commissaires en appellent, entre autres – car ici le texte est fort détaillé – à réduire les inégalités dont souffrent les Autochtones et à mieux protéger leurs enfants ; à combler les écarts en matière d’éducation et d’emploi entre Canadiens et Autochtones ; à reconnaître des droits linguistiques et culturels aux peuples autochtones ; à améliorer la santé de ces populations ; à assurer plus d’équité dans la justice ; et à signer la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Toutes ces mesures, soit près de 94 propositions concrètes, y compris le respect des traités et des commémorations, devraient faciliter un pacte de réconciliation.
Le volume 6, intitulé La réconciliation, propose des principes directeurs et un cadre pour favoriser la réconciliation dans la société canadienne tout en soulignant les multiples défis qu’il faudra surmonter pour réussir cette sortie du cadre impérial. Plus que des excuses nécessaires, des gestes symboliques et l’établissement de relations respectueuses entre les Canadiens non-autochtones et les peuples autochtones, les auteurs préconisent de revaloriser les cultures, les pratiques, les lois et les traditions autochtones. Mais la société canadienne est-elle capable de prendre ces directives au sérieux ? Les auteurs proposent plusieurs moyens comme l’éducation publique, les arts et la commémoration. En somme, les Canadiens doivent « apprendre à décoloniser », pour reprendre les propos de Shirley Flowers. Ils doivent prendre conscience du passé, reconnaître les torts, expier les fautes commises, présenter des excuses, et agir pour faire changer les comportements. La réconciliation consiste donc en un long processus visant « à établir et maintenir une relation de respect réciproque entre les peuples autochtones et non autochtones du pays » (p. 3).
La fin des travaux de la Commission en 2015 amorce ainsi une nouvelle période, celle de la guérison, mais aussi celle d’une voie nouvelle et audacieuse. Il est vrai que de nombreux Canadiens méconnaissent encore beaucoup les peuples autochtones qui les entourent, et même ignorent tout des traditions et des spiritualités autochtones. Pourtant, saura-t-on définitivement tourner la page du colonialisme ? Les fantômes du colonialisme ne reviendront-ils pas rapidement lorsqu’il s’agira de reconnaître certaines des pratiques autochtones qui se situent bien loin de nos valeurs ? Comment les initiatives de revitalisation culturelle seront-elles reçues en dehors des cercles autochtones ? À certains égards, le document tombe vite dans l’utopie… Ainsi veut-on construire une société plus équitable et inclusive en éliminant les grands écarts sur les plans social, économique et sanitaire entre les Autochtones et les Canadiens non-autochtones, alors que tous les indicateurs laissent entendre que l’inverse se produit en général dans l’Occident tout entier, les écarts entre riches et pauvres ne cessant de se creuser. Enfin, il ne faudrait pas non plus imaginer que les Autochtones n’ont été que des victimes passives de l’occidentalisation et qu’ils ont perdu leurs identités et toutes leurs traditions, car bien des continuités sont repérables lorsqu’on s’intéresse aux dynamiques locales.
En somme, les 7 volumes qui constituent le Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada plongent le lecteur dans ce qui est sans doute le plus sombre épisode de l’histoire canadienne, épisode au cours duquel on peut dire qu’un « génocide culturel » a été perpétré.
Le juge Sinclair, qui signe un des textes introductifs, évoque le terrible paradoxe qui a affecté les victimes parmi les plus vulnérables, sept générations d’enfants : « Alors que certains perçoivent les pensionnats comme des centres d’éducation, il s’agissait, en réalité, de centres d’endoctrinement culturel » (p. vii). À certains égards, cette idéologie a pourtant largement survécu, comme l’attestent encore toutes ces initiatives et ces discours qui stigmatisent les peuples autochtones, pour ne pas mentionner la facilité avec laquelle une bonne partie de la société civile canadienne accepte les drames qui affectent les nations autochtones : disparition des femmes, multiplication des sans-abris, dépossession des terres savamment et légalement orchestrée (voir le film Le peuple invisible, de Richard Desjardins et Robert Monderie, 2007), exploitation unilatérale des ressources du sous-sol (voir le film Une tente sur mars, de Martin Bureau et Luc Renaud, 2009), etc. En d’autres termes, en dépit de la résistance, les peuples autochtones continuent de faire face à des politiques d’assimilation dont on mesurera un jour les effets dévastateurs. Mais les instruments ont changé et sont devenus plus insidieux.
Pour revenir aux pensionnats, cette masse de documents a de quoi bouleverser les consciences collectives. La Commission aurait recueilli pas moins de 6 500 témoignages d’anciens élèves décrivant des expériences vécues dans les pensionnats entre 1940 et 1997. Les données statistiques et les photographies donnent encore plus d’ampleur à ce corpus. Ces récits font entrer le Canada dans le rang des grandes nations colonisatrices. Le lecteur découvre une colonisation intérieure particulièrement dure et qui s’est prolongée bien au-delà des années 1960 alors qu’ailleurs dans le monde, ces années marquaient une nouvelle étape dans la décolonisation.
Même si ce travail a représenté un chantier gigantesque, on regrette qu’il manque de nombreuses voix : celles du personnel technique, des professeurs, et surtout celles des soeurs missionnaires qui ont été nombreuses à travailler, parfois avec le plus grand dévouement, auprès des enfants. Ces mémoires brillent par leur absence. Les récits des victimes ne suffisent pas. En outre, il serait erroné de penser qu’il n’y a pas eu de victimes ou de tentatives de résistance de l’autre côté. À Chesterfield Inlet, par exemple, une soeur métis s’est distinguée en se montrant laxiste sur les règlements ; une autre relate comment elle a su faire face à un patient alité plein d’ambition à son égard, etc. Le rapport n’accorde aucune place à ces gestes. Au contraire, il frôle parfois la caricature. Que faire aussi de ces cas de jeunes filles inuit qui préféraient aller au pensionnat ou devenir des postulantes plutôt que de se retrouver mariées de force par leur famille, comme le voulait la tradition des mariages arrangés ?
Le livre de l’historien Henry Goulet intitulé Histoire des pensionnats indiens catholiques du Québec… (2016) ne fait pas davantage de place à cette complexité. Au contraire, en pointant des responsables et des acteurs clés – ici les missionnaires oblats –, on oublie aisément le rôle de toute une nation, d’une collectivité entière qui connaissait fort bien l’existence de ces pensionnats et de certains des abus qui y étaient perpétrés. D’ailleurs, nombre de pensionnaires non-autochtones ont subi des violences du même ordre dans certaines écoles. À ce titre, on regrette l’absence ici comme dans le Rapport de la Commission d’une réelle réflexion de fond à partir des travaux de H. Arendt, de P. Legendre et de P. Ricoeur.
L’ouvrage de Goulet compte 5 chapitres, soit un chapitre introductif et synthétique où l’auteur rappelle l’ouverture tardive des pensionnats indiens au Québec, et quatre chapitres/études de cas où il examine les pensionnats de Fort-George (1930-1980), de Sept-Îles (1952-1971), de Saint-Marc-de-Figuery à Amos (1955-1973) et de Pointe-Bleue (Mashteuiatsh) (1960-1973). L’auteur a raison de rappeler combien les oblats ont tenté de freiner l’assimilation des Autochtones en défendant le maintien des cultures et des valeurs amérindiennes, en s’opposant donc à ce que les élèves autochtones soient envoyés dans des écoles publiques et en faisant la promotion des pensionnats, mais le système des écoles résidentielles est bien antérieur à cette posture des oblats des années 1960. Ce système d’assimilation est plutôt conforme à l’idée britannique d’assimilation.
L’ouvrage de Ronald Niezen, Truth and Indignation… (2013) semble plus convaincant sur le plan analytique, mais on peut regretter d’entrée qu’il offre si peu de matériaux empiriques sur les voix et perspectives des missionnaires. L’auteur cite brièvement plusieurs missionnaires et soeurs qui évoquent tantôt leur étonnement face aux résultats de la Commission, tantôt leur malaise ou leur colère, tandis que d’autres encore indiquent qu’ils ont fait leur travail sans volonté de blesser quiconque. L’ouvrage de Niezen apporte toutefois un regard critique sur la Commission elle-même. L’anthropologue du droit montre bien les contradictions et les multiples difficultés de la Commission, laquelle ne s’est pas dotée des moyens suffisants pour atteindre ses objectifs, n’a pas bien médiatisé son travail et, surtout, n’a pas vraiment fait justice ni réparé les victimes. Ces errances n’ont pas soulagé la souffrance des victimes mais multiplié les frustrations tant pour les victimes, et ce, sur un plan intergénérationnel, que pour les missionnaires condamnés au silence, d’où cette notion d’indignation que partagent maintenant l’ensemble des acteurs.
Tous ces travaux sur les pensionnats ont été menés avec des fonds d’archives et des témoignages oraux, mais les zones d’ombre demeurent encore trop nombreuses pour évoquer une quelconque « vérité ». D’ailleurs, un récit objectif demeure sans doute un peu utopique tant la violence de certains événements et les traumatismes qu’ils ont produit pèsent encore trop lourd pour que toutes les vérités puissent être dites.
Plus fondamentalement, il faut s’interroger sur la pertinence même d’une réconciliation alors que de nombreuses fractures demeurent. Cette idée circule depuis quelques années déjà dans les cercles évangéliques et pentecôtistes, mais à qui la réconciliation va-t-elle bénéficier ? Où sont les réparations ? Comment ne pas voir qu’aujourd’hui, encore, une forme de néocolonialisme perdure, cette fois sur le plan socioéconomique, les territoires autochtones étant devenus des espaces et ressources convoités ? Il suffit d’évoquer les sables bitumineux et la construction des pipelines. D’ailleurs, les procès à venir seront nombreux. Bref, en guise de réconciliation, ne faudrait-il pas, plutôt, se lancer dans un exercice réflexif et collectif avec les Autochtones pour imaginer et définir plus clairement les termes et les conditions d’un vivre ensemble ? La réconciliation est un horizon, elle ne se décrète pas.
La commissaire Marie Wilson, qui rédige une déclaration au début du volume 1, laisse entendre qu’il s’agit bien là d’un premier pas vers une réconciliation. On peut rétorquer qu’il faudra pourtant bien aborder aussi les dossiers irritants, ce que fait le chef Wilton Littlechild, qui a été un élève de pensionnat pendant près de douze ans. Ce dernier préfère, lui, de parler de guérison et de résilience, en appelant à un retour de la spiritualité via celui des langues, des cultures et des terres spoliées. Littlechild esquisse quatre solutions : partir des traités historiques, se servir de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones pour donner un cadre à la réconciliation, développer une éducation holistique, et retrouver une harmonie familiale. Soit, mais il reste au Canada et à ses habitants d’en faire un peu plus à l’égard des peuples autochtones au risque de donner raison à Niezen, qui s’interroge à l’effet de savoir si en créant une telle Commission le Canada n’a pas voulu se donner bonne conscience, comme il l’a fait pour le Nunavut, et ainsi redorer son image. Une fois de plus, le pays confirme son incapacité structurelle à développer des relations respectueuses et d’égal à égal avec les peuples autochtones encore soumis à la Loi sur les Indiens, nonobstant son caractère racial et désuet, comme l’a bien illustré un collectif amérindien (Picard-Sioui 2009).
Combien de temps, et combien de commissions faudra-t-il encore pour en sortir ?
Appendices
Références
- Bruckner Pascal, 1983, Le Sanglot de l’homme blanc. Paris, Éditions du Seuil.
- Bureau Martin et Luc Renaud, 2009, Une tente sur mars [film documentaire]. Québec, Productions Thalie, 60 min.
- Desjardins Richard et R. Monderie, 2007, Le peuple invisible [film documentaire]. Montréal, Office national du film du Canada, 93 min.
- Jaccoud Mylène, 2016, « La portée réparatrice et réconciliatrice de la Commission de vérité et réconciliation du Canada », Recherches amérindiennes au Québec, 46, 2-3 : 155-164, disponible sur Internet (doi : 10.7202/1040443ar) le 28 août 2017.
- Picard-Sioui Louis Karl (dir.), 2009, La Loi sur les Indiens revisitée. Wendake, Musée huron-wendat.
- Recherches amérindiennes au Québec, 2016, « Tableau noir et réconciliation : écoles et pensionnats au Québec », disponible sur Internet (https://www.erudit.org/fr/revues/raq/2016-v46-n2-3-raq03118/) le 28 août 2017.