Abstracts
Résumé
Bien que l’usage du concept de servitude dans la définition légale internationale de la traite des personnes illustre un intérêt renouvelé pour celui-ci, il demeure flou et indéfini. Cet article s’efforce d’apporter un éclairage nouveau sur les significations contemporaines qui peuvent être attribuées à la servitude domestique dans la loi internationale, tout en réfléchissant à la nature floue des frontières entre le travail domestique et la servitude. Cet article s’appuie sur le Programme des aides familiaux du Canada (AF) comme étude de cas pour montrer comment ces frontières floues sont constituées, notamment du fait des dispositions légales qui encadrent l’AF, en faisant valoir que le permis de travail lié à un employeur donné, articulé à la nature privée et isolée du lieu de travail, crée des vulnérabilités qui rendent plus probables l’émergence des conditions de servitude.
Mots-clés :
- Hastie,
- Canada,
- Philippines,
- travail domestique,
- servitude,
- aides familiaux,
- migration,
- exploitation,
- travail migrant,
- droits humains
Abstract
Although the concept of servitude has been given renewed attention through its inclusion within the international legal definition of « human trafficking », within that context, it remains undefined. This article endeavours to shed greater light on the contemporary meanings that can be ascribed to domestic servitude within international law, and to explore the potentially blurring lines between domestic work arrangements and domestic servitude. This article uses the Canada’s Caregiver Program (CP) as a case study to demonstrate the how those blurring lines may arise, in part, as the result of the legal regulations governing the CP, arguing that the employer-specific work permit, coupled with the isolated and private nature of the workplace, create vulnerabilities that enhance the potential for servitude-like conditions to arise.
Keywords:
- Hastie,
- Canada,
- Philippines,
- Domestic Work,
- Servitude,
- Caregiver,
- Migration,
- Exploitation,
- Migrant Labour,
- Human Rights
Resumen
Aunque el uso del concepto de servidumbre en la definición legal internacional del tráfico de personas ilustra el renovado interés por ésta, no deja de permanecer vago e indefinido. Este artículo procura arrojar una nueva luz sobre los significados contemporáneos que pueden atribuirse a la servidumbre doméstica en la ley internacional, reflexionando sobre la naturaleza difusa de las fronteras entre el trabajo doméstico y la servidumbre. Este artículo se basa en el Programa de asistentes familiares de Canadá (AF) como estudio de caso para mostrar como dichas fronteras difusas se constituyen, especialmente debido a las disposiciones legales que encuadran el AF, argumentando que el permiso de trabajo ligado a un empleador dado, articulado con el carácter privado y aislado del medio de trabajo, crea vulnerabilidades que pueden favorecer el surgimiento de condiciones de servidumbre.
Palabras clave:
- Hastie,
- Canadá,
- Filipinas,
- trabajo doméstico,
- servidumbre,
- asistentes familiares,
- migración,
- explotación,
- trabajo migrante,
- derechos humanos
Article body
Introduction[1]
Les critiques au sujet du travail migrant domestique sont nombreuses : des régulations légales « liant » de fait un travailleur à son employeur, à la racialisation sous-jacente des professions, en passant par les notions paternalistes qui portent sur la relation employeur-employé. Le travail domestique peut ainsi être caractérisé comme vulnérable, précaire ou relevant de l’exploitation par nature. Dans la terminologie légale moderne, le concept de servitude domestique, en tant que forme particulière de trafic humain, peut être utilisé pour décrire les situations d’exploitation extrême sur des travailleurs domestiques. Bien que l’usage du concept de servitude dans la définition légale internationale de la traite des personnes illustre l’intérêt renouvelé pour celui-ci, il demeure flou et indéfini. Cet article s’efforce d’apporter un éclairage nouveau sur les significations contemporaines qui peuvent être attribuées à la servitude domestique dans la loi internationale, tout en réfléchissant à la nature floue des frontières entre travail domestique et servitude.
Cet article s’appuie sur le Programme canadien d’aides familiaux (AF) comme étude de cas pour examiner comment, et dans quelle mesure, la distinction entre travail domestique et servitude a tendance à disparaître. La vulnérabilité et l’exploitation des travailleurs domestiques apparaissent clairement dans les domaines juridiques où le travail n’est toujours pas régulé. Cependant, l’AF est une étude de cas singulière pour examiner le potentiel probablement inhérent au travail domestique à générer de la servitude, du fait qu’il est formellement encadré par les larges réglementations du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), d’une part, et à travers la reconnaissance et l’application de la loi pour l’emploi domestique, d’autre part. En tant que tels, les travailleurs liés à l’AF devraient mieux s’en sortir que leurs homologues dans des domaines qui ne sont pas réglementés juridiquement. Cependant, cet article démontre que plusieurs caractéristiques de l’AF, et notamment le travail domestique dans les résidences privées, donnent lieu à, et facilitent, un spectre de pratiques coercitives qui peuvent aggraver la vulnérabilité des travailleurs au point de mener à des conditions de servitude. Ainsi, alors que la servitude domestique et le travail domestique ne sont de fait pas synonymes, cet article cherche à montrer les manières dont les compréhensions légales de chaque concept tendent en fin de compte à se recouper, ou à estomper les frontières entre travail et servitude dans le travail domestique.
Comprendre le contexte sous-jacent au travail domestique migrant
Si l’on veut comprendre dans quelle mesure, comment et pourquoi les réglementations à l’oeuvre dans les programmes de migration du travail domestique peuvent créer et faciliter l’émergence de pratiques coercitives et d’exploitation, il est nécessaire d’étudier le contexte sous-jacent au travail migrant. Pour les travailleurs migrants, ce contexte renvoie à des espaces au sein desquels les idées de « trafic », de migration, d’agencéité et de genre recoupent des réalités, des motivations et des expériences concrètes en lien avec la décision de migrer pour travailler. Cette partie va brièvement décliner certains thèmes clés spécifiques à ce type de contexte et portant directement sur le domaine légal dans lequel les travailleurs domestiques migrants ont à vivre leurs expériences.
Les travailleurs migrants peu qualifiés sont constamment utilisés pour combler des pénuries chroniques dans des industries caractérisées par de bas salaires, des conditions de travail médiocres, et des régimes de migration précaires (Chuang 2006 ; Wheaton et al. 2010). Ces industries ont généralement un besoin de travailleurs saisonniers peu qualifiés, en grand nombre et adaptables (Dowling et al. 2007 : 7 ; Briones 2009 : 9). Les migrants pour du travail peu qualifié arrivent souvent de pays qui connaissent une instabilité économique et un taux de chômage élevés, et dans lesquels d’autres conditions socioculturelles comme le genre, l’éducation ou la classe peuvent interférer avec leur pouvoir économique (Dandurand 2012 : 4 ; Faraday 2012 : 60). Les programmes de migration pour du travail temporaire sont ainsi soutenus par, et dépendent de, « l’existence d’inégalités structurelles […] et d’inégalités de revenus entre les économies développées et en développement » (Faraday 2012 : 60).
La migration de femmes pour le travail domestique, en tant que classe particulière des migrants du travail, s’inscrit dans un contexte produisant plusieurs des situations précédemment évoquées. La migration de femmes pour le travail domestique représente une proportion croissante de la migration globale (OSCE 2010 : 10). Pour ce qui est des migrants dans le cadre de l’AF, 90 % des aides familiaux qui arrivent au Canada sont des femmes[2], et la majorité de ces travailleuses proviennent des Philippines[3].
[Ces données] reflètent la crise économique en cours dans les Philippines qui conduit un Philippin sur dix à trouver du travail à l’étranger. […] [C]es statistiques révèlent un modèle dans lequel la majorité des femmes se tournent vers le service domestique à l’étranger à cause d’inégalités sociales chez elles.
Fudge et Parrott 2011 : 7[4]
En d’autres mots, les inégalités économiques globales ainsi que les motivations économiques individuelles jouent un rôle de premier plan dans le cas des travailleurs migrants domestiques, tout comme pour beaucoup de travailleurs migrants et de programmes migratoires.
La migration pour travail domestique a aussi donné lieu à un nombre important de recherches et à une littérature concentrée sur les aspects genrés du phénomène (Parreñas 2001 ; Palmary et al. 2010 ; Fudge 2012). La littérature est souvent centrée sur l’agencéité des femmes – ou sur son défaut –, les décrivant à la fois comme des « victimes » d’exploitation et d’« esclavage », et comme des agents capables de choix et qui sont engagés dans la force de travail globale (Briones 2009 : 4-5 ; Peters 2015). Un pan important de la recherche existante sur le genre et le travail migratoire se concentre sur la « féminisation de la migration, dessinant un lien direct entre l’augmentation de la migration des femmes pauvres et l’expansion de l’économie politique globale patriarcale » (Briones 2009 : 4-5). Cette approche défend l’idée que le travail domestique migrant (des femmes), en particulier, agit comme « un échange import-export de marchandises dont le travail est réduit et limité à de la servitude proche de l’esclavage dans le secteur précaire du travail domestique » (Briones 2009 : 4-5).
Considérer l’impact des dimensions structurelles sur les flux de migrations liés au travail et sur le pouvoir des femmes qui se retrouvent dans cette situation ne doit pas pour autant conduire à perdre de vue l’agencéité et la dignité dont sont pourvues les femmes qui migrent pour travailler. Dans les recherches existantes, cette perspective « agencéité-centrée » a tendance à « mettre en lumière l’aspect positif des expériences des travailleurs migrants » et à « souligner les décisions individuelles des migrants dans la recherche de moyens d’existence dans le marché global du travail » et les bénéfices financiers ou d’autre nature qui peuvent découler de cette expérience (Briones 2009 : 5). Cependant, cette approche doit aussi reconnaître que la participation dans le « marché global du travail domestique » qui permet aux femmes d’« accéder à des salaires suffisants pour couvrir les frais de subsistance […] se fait souvent aux dépends de leur droits humains » (Briones 2009 : 3).
L’analyse qui suit porte principalement sur les manières dont l’environnement externe produit des contraintes sur les capacités des migrants d’édicter ou d’exercer des choix dans la sphère publique, plutôt que sur l’identification des contraintes qui pèsent sur les choix et la capacité individuelle de choisir. Elle reconnaît l’influence potentielle de facteurs structurels plus larges sur le développement de la loi, et la motivation d’acteurs particuliers dans leur relation individuelle d’emploi, tout en se demandant également comment la loi peut notamment améliorer et aborder l’empowerment des travailleurs domestiques migrants dans cette équation.
En plus de mettre l’accent sur l’aspect genré de la migration, la spécificité du travail domestique réside dans le fait qu’il prend place dans une résidence privée, ce qui renvoie à des conditions et hypothèses particulières. Le fait que les travailleurs domestiques vivent et travaillent souvent dans une seule et même résidence privée a pour conséquence de limiter leurs interactions avec la collectivité en général et de minimiser les contacts avec l’extérieur. Cela contribue à un état d’isolation à la fois physique et sociale[5], et peut avoir un impact sur la vulnérabilité des travailleurs face aux conditions d’exploitation. La nature privée du milieu de travail crée en outre des conditions qui facilitent l’exploitation en limitant les possibilités de contrôle et d’application des règlements. « La maison s’avère un refuge à la fois vis-à-vis des mécanismes du marché […], mais aussi, et surtout, vis-à-vis de l’État » (Anderson et O’Connell Davidson 2003 : 44). Ainsi, les standards de l’emploi et la gestion de l’État peuvent être perçus (par les employeurs) comme non pertinents dans le cadre des résidences privées. Cela peut rendre les inspections difficiles et conduire les employeurs à penser que les droits et standards du travail et de l’emploi sont « non applicables ou inappropriés » dans ce contexte (WCDWA 2013 : 32)[6].
Le travail domestique migrant peut aussi produire des conditions de vulnérabilité face à l’exploitation du fait des caractéristiques propres à la relation entre employeur et employé. La précarité du statut des travailleurs migrants peut être évaluée et interprétée par les employeurs comme rendant difficile pour le travailleur de quitter son emploi, mais aussi comme entraînant une plus grande flexibilité et une plus grande coopération de sa part vis-à-vis des conditions de travail et d’emploi. Une étude sur des travailleurs domestiques a montré que les employeurs comprennent très clairement que « les migrants étaient plus faciles à contrôler par manque d’alternatives » (Anderson et O’Connell Davidson 2003 : 30-31). En outre, les employeurs en question percevaient les travailleurs domestiques migrants comme plus « travaillants, reconnaissants et enthousiastes » (ibid. : 30-31). Cette perception racialisée des migrants a permis aux employeurs de travailleurs domestiques de « construire une relation d’exploitation de type paternaliste/maternaliste » (ibid. : 31-32)[7]. En d’autres mots, les employeurs peuvent se percevoir comme généreux, et justifier des mauvais traitements sur la base d’une comparaison avec les conditions d’emploi qu’ils connaîtraient dans leurs pays d’origine (par exemple : « c’est mieux que ce qu’ils auraient chez eux »). La perception par les employeurs qu’ils sont en fait généreux et bons à l’égard des travailleurs domestiques est apparue comme une manière d’humaniser (et donc de rationaliser) l’exploitation de ces travailleurs (Stiell et Enland 1997 ; Anderson et O’Connell Davidson 2003 : 39).
Globalement, le contexte dans lequel le travail migrant domestique prend place est similaire en bien des manières au travail migrant en général. Cependant, il est important d’identifier les motivations sous-jacentes à la migration (par exemple les perceptions et les préjugés ou présupposés des employeurs) pour comprendre comment la servitude domestique et l’exploitation peuvent se produire dans ce contexte. Le présupposé genré qui est au fondement du travail domestique contribue aussi à l’exploitation potentielle. Enfin, la sphère privée que constitue l’espace de travail et de vie et leurs interactions ajoutent un autre niveau de complexité aux cas à étudier. Il faut donc considérer à la fois le concept de servitude domestique et de l’AF avec ce contexte sous-jacent à l’esprit pour saisir comment cette vision élargie permet de jeter un regard différent sur le développement de la loi et de la réglementation.
Conceptualiser la servitude domestique
Le concept de servitude en soi est loin d’être nouveau, et les formes contemporaines de servitude et d’esclavage ont fait l’objet de recherches et de publications dans plusieurs disciplines de manière constante ces deux dernières décennies[8]. Cependant, au sein de la sphère légale, l’arrivée du Protocol to Prevent, Suppress and Punish Trafficking in Persons, Especially Women and Children (ci-après, le Protocole) a conduit à renouveler l’attention portée au concept de servitude. Ce document massivement ratifié, qui oblige les États à définir et à criminaliser la « traite des personnes » dans leurs lois domestiques, ce Protocole et sa définition légale internationale, donc, sont l’occasion de contribuer de manière significative à la définition et aux approches concernant les formes contemporaines de servitude. Toutefois, le concept de « servitude », tout comme d’autres concepts importants inclus dans la définition légale internationale, n’a pas été clairement défini. C’est pourquoi, si l’on veut évaluer le rôle potentiel de la loi sur les formes contemporaines de servitude, il est crucial de développer un cadre qui permette de comprendre le concept de servitude tel qu’il est utilisé dans la loi.
La définition légale internationale de la traite des personnes a été élaborée d’après le Protocole entré en vigueur en 2002. Vraisemblablement issu de préoccupations liées à la prostitution et au crime organisé, le Protocole inclut cependant, dans sa définition finale, des formes variées d’exploitation, notamment la « servitude ».
La définition de la traite des personnes figure dans l’Article 3(a) du Protocole, qui précise :
(a) L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ;
OHCHR 2000 : n.p.[9]
La définition légale internationale contient trois éléments principaux : un acte, un moyen, et une finalité d’exploitation. Le Protocole a été développé dans un contexte de loi criminelle, et la définition de la traite des personnes qui en résulte est donc centrée sur les acteurs privés qui créent ou facilitent l’exploitation d’autres acteurs. À cause de cette influence de la loi criminelle, le Protocole est aussi centré sur l’établissement de types de conduites spécifiques qui seraient à l’origine d’une situation d’exploitation criminalisée. Cela est établi par les moyens qui définissent dans le Protocole la conduite prohibée qu’une personne pourrait utiliser pour en exploiter une autre. La liste des finalités d’exploitation identifie différents types d’exploitations envisagées par le Protocole – exploitation sexuelle, travail forcé, esclavage ou pratiques similaires à l’esclavage et servitude. Cette inclusion d’une liste des finalités avait probablement pour but de relier les concepts légaux internationaux avec la définition de la traite des personnes, et de fournir ainsi un large éventail de situations pouvant être recouvertes par le concept.
Si « servitude », tout comme « finalité d’exploitation », n’est pas clairement défini dans le Protocole, le texte évolutif des travaux préparatoires permet de saisir ce que recouvre ce terme. Dans une proposition de définition pour l’expression « traite des personnes », le concept de « servitude » est clairement défini comme :
Le statut ou la condition de dépendance d’une personne [injustement] contrainte par une autre personne à réaliser n’importe quel service et qui a des raisons de croire qu’il ou elle n’a pas d’autres alternatives que de réaliser ce service.
UNODC 2000 : 342
Une autre définition propose de définir la servitude comme :
La condition d’une personne illégalement contrainte ou forcée par une autre à réaliser n’importe quel service pour cette personne ou d’autres et qui n’a pas d’autre alternative que de réaliser ce service incluant la servitude domestique et la servitude pour dettes.
UNODC 2000 : 344-345
Ces définitions établissent que la notion de servitude recouvre une situation avec les deux caractéristiques principales suivantes : 1) lorsqu’un individu est contraint ou obligé de travailler et fournir des services ; 2) lorsqu’il ou elle croit qu’il n’y a pas d’autres alternatives que d’accomplir ce travail ou de donner ce service. Ces deux caractéristiques se rapportent clairement, premièrement, au concept de travail forcé, et deuxièmement, au concept d’abus de la position de vulnérabilité d’une personne, toutes deux étant par ailleurs aussi incluses, sans pourtant être définies, dans la définition du Protocole.
Le concept de servitude est intimement lié au concept plus large du travail forcé. Dans les travaux préparatoires, par exemple, une proposition suggère que les concepts de servitude involontaire et de travail domestique forcé soient inclus dans le concept de « travail forcé » (UNODC 2000 : 333, n5). De même, le Département d’État américain définit la servitude domestique involontaire comme « [une] forme singulière de travail forcé » (US State Department n.d.). La définition internationale du travail forcé est exposée dans la Convention Concerning Forced or Compulsory Labour de l’OIT (1930) comme : « tout travail ou service qui est exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré », ce qui est très proche de l’exigence implicite selon laquelle la servitude domestique renvoie à fournir du travail ou des services de manière contrainte ou dans une situation coercitive. La définition du travail forcé a été élaborée par l’OIT de telle manière que la « pénalité » n’inclut pas uniquement des sanctions pénales mais aussi une perte de droits ou de privilèges pour le travailleur (ILO 2005 : 20), tels que la restriction des mouvements ; des pénalités économiques[10] ; la rétention du passeport ou d’autres papiers d’identité ; et/ou la menace de dénonciation aux autorités (ILO 2005 : 20-21). Le concept de travail forcé cherche donc à inclure, autant que possible, toute conduite illicite utilisée pour contraindre un individu à fournir du travail ou des services. Le concept de servitude domestique peut ainsi être considéré comme une forme singulière de travail forcé, mais qui s’inscrit dans une compréhension plus large du travail forcé dont font partie des comportements illicites en vue de forcer ou de contraindre une personne à fournir un travail ou un service.
Le concept de servitude domestique est aussi fortement lié au concept d’abus de la position de vulnérabilité d’une personne dans le Protocole. L’idée de l’absence d’« alternative » comme trait caractéristique inhérent à la servitude et à l’abus de la position de vulnérabilité d’une personne est déjà présente dans les travaux préparatoires, où « l’abus d’une position de vulnérabilité » est défini comme : « n’importe quelle situation dans laquelle la personne impliquée n’a pas d’autre alternative réelle ou acceptable que de se soumettre à l’abus en question » (UNODC 2000 : 347). Le concept d’« abus de la position de vulnérabilité » a été élaboré de manière plus approfondie dans les publications de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, l’organisme responsable du Protocole.
Plus précisément, l’idée de vulnérabilité comme situationnelle et circonstancielle revêt une importance considérable pour la compréhension du concept de servitude domestique (UNODC 2012 : 2.3). La vulnérabilité situationnelle renvoie au sens d’appartenance de l’individu, et peut être reliée à son statut d’immigrant, à son isolation sociale, linguistique ou physique (UNODC 2012 : 2.3). La vulnérabilité circonstancielle peut renvoyer, par exemple, à la misère économique ou à la situation de chômage d’une personne (idem). Les types de vulnérabilités envisagés par le Protocole établissent l’importance des facteurs suivants comme facilitant l’exploitation : la nationalité ; le statut d’immigration ; l’isolement social, linguistique ou physique ; le statut de chômeur ; et enfin, la dépendance économique.
Ces facteurs sont particulièrement importants dans le cas du travail domestique, et renvoient à des modes d’exploitation (OSCE 2010 : 16). Étant donné que le lieu de travail et la relation avec l’employeur se situent dans la sphère privée, les travailleurs domestiques sont souvent, dans une très large mesure, socialement et physiquement isolés (OSCE 2010 : 10-11, 13 ; Dandurand 2012 : 6). Le recours au travail migrant, notamment pour du travail domestique, sous-tend beaucoup d’autres facteurs menant à, ou renforçant, la vulnérabilité, comme par exemple l’altérité culturelle ou ethnique, dont on a constaté qu’elle facilite les conditions menant à l’exploitation. Les normes culturelles et les préjugés au sujet de l’ethnicité et de la classe du travailleur et de l’employeur, tout comme le type de travail considéré, peuvent conduire les employeurs à avoir le sentiment qu’ils peuvent exiger certaines conditions de travail, ou menacer un travailleur domestique en parfaite contradiction avec les normes édictées par la loi (Anderson et O’Connell Davidson 2003 : 29-32). De même, les normes culturelles et les préjugés peuvent conduire le travailleur domestique à consentir plus facilement à des conditions de travail en deçà des normes, ou à se montrer réticent à formuler une plainte face à ces conditions de travail ou à d’autres abus.
Plus encore, le statut d’immigration des travailleurs domestiques est souvent, implicitement ou explicitement, dépendant de l’employeur, ce qui n’est pas sans inciter fortement les travailleurs domestiques à ne pas déplaire ni désobéir à celui-ci. Inversement, pour les travailleurs domestiques sans statut régulier, la possibilité permanente et implicite d’être dénoncés aux autorités par l’employeur peut aussi conduire à ce qu’ils consentent à des traitements en deçà des normes et se montrent réticents à formuler des griefs. La précarité liée au statut d’immigration, dans les deux cas, est aussi directement reliée à la précarité de la situation de l’emploi et donc au pouvoir économique (ou à son défaut). La dépendance économique des travailleurs vis-à-vis de l’employeur est importante dans les deux cas, et est stimulée à bien des niveaux. Premièrement, le salaire du travailleur est sous le contrôle de l’employeur. Les travailleurs domestiques soutiennent peut-être leurs familles dans leur pays d’origine, et se sont peut-être endettés de manière significative pour voyager à l’étranger. En plus de cela, le statut « à résidence » des travailleurs domestiques, lorsque c’est le cas, implique une importante dépendance économique. Comme la plupart des travailleurs domestiques vivent chez leur employeur, le besoin essentiel que constitue le logement dépend de la continuité de leur emploi. La dépendance vis-à-vis de l’employeur a, entre autres, été identifiée comme un facteur important qui contribue à rendre possible l’exploitation dans le travail domestique (Anderson et O’Connell Davidson 2003 : 45 ; OSCE 2010 : 11, 13, 16). Réunis, ces différents facteurs participent à créer un environnement global d’exploitation :
Dans le contexte du travail domestique, […] l’exploitation n’est pas que le résultat des services que les travailleurs sont forcés de fournir, mais aussi des conditions globales de travail et de vie (alimentation, hébergement, heures de travail, salaire, […] variété de travail, attitude culturelle et familiale, traitement social, etc.).
Dandurand 2012 : 7
Ces facteurs jouent très fortement sur la possibilité d’exploitation en ce qu’ils créent des conditions de plus grande vulnérabilité, et fournissent un large groupe cible pour les employeurs qui peuvent se comporter de manière illégale et coercitive tout en bénéficiant d’une culture de relative impunité. En effet, les acteurs externes ne disposent que de moyens limités pour entrer directement en contact avec quelques-uns ou toutes les parties impliquées dans la relation employeur/employé, du fait que le lieu de travail de l’un est le foyer de l’autre et relève de la sphère privée. En d’autres mots, ces facteurs facilitent les conditions conduisant un travailleur domestique à ne percevoir « aucune alternative raisonnable » à l’acceptation des exigences de l’employeur. L’instauration de conditions précaires ou de vulnérabilité recoupe directement les indicateurs dominants d’exploitation et d’abus de la position de vulnérabilité d’une personne rapportés par l’OIT : heures de travail excessives ; mauvaises conditions de vie ; manipulation des salaires ; dépendance à l’égard des exploitants ; statut familial ; et relation avec les autorités ou par rapport au statut légal (ILO 2009 ; OSCE 2010 : 15, 22-24). Ces indicateurs sont des exemples de moyens employés pour contraindre ou forcer un individu à fournir du travail ou des services, et à créer un environnement où il a le sentiment de ne pas avoir d’autres alternatives que de rester dans la situation d’exploitation. Globalement, dans des situations de servitude domestique, les tactiques de contrôle psychologique et émotionnel sont efficaces en ce qu’elles permettent de manipuler des travailleurs et d’établir des formes de dépendance (Hopper et Hidalgo 2006 ; OSCE 2010 : 11, 22 ; Dandurand 2012 : 8). Tous les indicateurs évoqués ci-dessus sont directement liés aux facteurs soulignés dans les paragraphes précédents, mettant ainsi en lumière les vulnérabilités spécifiques présentes dans le contexte du travail domestique.
Se fondant sur l’analyse ci-dessus, la suite de ce texte vise à mettre en évidence les principaux éléments de la servitude domestique en tant que concept distinct : 1) la servitude implique la production contrainte ou forcée de travail ou de services, souvent en infraction avec les normes légales et d’emploi de base ; 2) la contrainte ou la coercition à fournir du travail ou des services est obtenue par une conduite ou un discours (moyens) menaçant le travailleur de conséquences particulièrement négatives en cas de refus d’obtempérer ; 3) les moyens utilisés pour contraindre ou forcer le travailleur ciblent des vulnérabilités particulières et singulières reliées à la situation du travail domestique et aux travaux mal rémunérés typiquement attribués aux migrants ; 4) ainsi, le travailleur se retrouve avec l’impression qu’il n’a raisonnablement pas le choix que de se soumettre aux exigences de l’employeur.
Nous nous attacherons ci-dessous à appliquer ce concept de servitude domestique et les éléments clés précédemment dégagés à une étude de cas de l’AF canadien, afin d’illustrer le possible effacement des limites entre travail domestique et servitude. L’AF représente une étude de cas de premier plan pour cette recherche, au regard des réglementations existantes pour protéger les travailleuses domestiques dans ce domaine de juridiction. Résultant de la reconnaissance et de la réglementation légale du travail domestique au Canada, ce programme vise à offrir de meilleures conditions de travail que celles offertes dans des domaines où le travail domestique n’est pas réglementé, et dans lesquels l’exploitation des travailleuses domestiques a largement cours. Cependant, comme la suite de l’article va le montrer, des inquiétudes similaires persistent dans le cas de l’AF, suggérant que la nature même du travail domestique implique des vulnérabilités que la réglementation actuelle n’est pas à même de contrer. Tout en s’intéressant aux manières dont les lois et les règlements influencent ces questions, la présente étude de cas illustre les limites de la loi elle-même dans sa tentative de constituer une mesure à la fois préventive et réactive à l’exploitation.
Travail domestique/servitude au Canada : examen critique du programme d’aide-familiaux
Les critiques portant sur le PTET au Canada, y compris l’AF, sont nombreuses : un permis de travail qui lie le migrant à un employeur unique exacerbe la vulnérabilité à cause de l’important déséquilibre de pouvoir dans la relation d’emploi et de la menace constante et implicite de déportation ; un manque de réglementation efficace vis-à-vis des tierces-parties qui recrutent, lesquelles ont créé un marché dans lequel les travailleuses migrantes contractent souvent une dette importante pour financer leur voyage et travailler au Canada, malgré les lois interdisant cette pratique ; et enfin, une lacune en matière d’inspection obligatoire et régulière des conditions de travail et de vie des travailleurs migrants au Canada, qui instaure une culture de l’impunité pour les employeurs peu scrupuleux[11]. Ceux-ci, entre autres problèmes, aggravent la vulnérabilité des travailleurs migrants[12]. Si cela ne signifie pas que tous les travailleurs migrants, incluant ceux sous l’AF, ont ou auront une expérience négative ou connaîtront des conditions de travail d’exploitation au Canada, il est important de réfléchir à comment la structure légale et les réglementations qui s’appliquent pour ce genre de travail facilitent, plus qu’elles ne limitent, l’éventualité de telles expériences.
L’existence d’un permis de travail lié à un employeur donné est fréquemment citée comme une des dimensions les plus problématiques du PTET en général, y compris l’AF. Cette situation « limite les capacités des travailleurs de changer d’employeurs et donne par la même occasion à l’employeur un pouvoir considérable sur l’employé » (House of Commons 2009 : 24)[13]. Cela est dû au fait que les travailleurs migrants ne peuvent pas facilement quitter leur employeur sans risquer de perdre leur statut au Canada ; si l’on considère les motivations sous-jacentes à la migration ainsi que son contexte, tels que présentés dans la première partie de cet article, il est clair que le permis de travail lié à un employeur donné restreint les possibilités de choix sensés et d’alternatives pour les travailleurs migrants qui subissent un comportement abusif ou de l’exploitation. En conséquence, le fait que le permis de travail soit lié à un employeur donné réduit le pouvoir de négociation des travailleurs migrants, et rend très difficile la formulation de plaintes. Là où un employeur adopte un comportement coercitif ou illégal, le travailleur migrant a plutôt tendance à se conformer. Un récent rapport sur l’intégration sociale et économique des immigrants aides familiaux résidents au Canada a examiné, en partie, l’impact du statut temporaire sur les participants au programme de l’AF. Ce rapport et les trois études menées par ses auteurs touchent au total 58 travailleurs ayant participé ou participant actuellement à l’AF, dont 95 % sont des femmes et près de 80 % proviennent des Philippines (Atanackovic et Bourgeault 2014 : 7). L’étude a confirmé que le statut temporaire et le permis de travail fermé qui font partie des conditions de l’AF ont créé une vulnérabilité des employés face aux abus de l’employeur (Atanackovic et Bourgeault 2014 : 7-8). Les résultats de cette étude récente sont tout à fait cohérents avec ceux d’une autre recherche empirique qui a observé des tendances et des problèmes similaires au sujet des travailleurs domestiques migrants au Canada durant les 20 dernières années[14].
Alors que le programme de l’AF est en général « loué » du fait qu’il offre une opportunité pour les participants d’obtenir la résidence permanente, l’engagement minimum à travailler 24 mois sur une période de quatre ans pour demander la résidence permanente est lui aussi considéré comme restreignant les possibilités d’alternatives à une situation potentielle d’exploitation (Pratt et PWC 2003 : 4 ; House of Commons 2009 : 11-12 ; WCDWA 2013 : 36). Tout comme pour les autres PTET, les travailleurs de l’AF, qui ont un permis de travail lié à un employeur donné, peuvent être encore plus hésitants à formuler une plainte ou à quitter leur employeur dans une situation d’abus, celle-ci étant perçue comme un problème temporaire face à une solution finale bien meilleure – celle de la résidence permanente (Pratt et PWC 2003 : 4 ; House of Commons 2009 : 11 ; WCDWA 2013 : 36). Le permis de travail lié à un employeur donné, et les délais requis pour être éligible à la résidence permanente dans le cadre de l’AF ont ainsi pour effet de créer une vulnérabilité situationnelle pour les travailleurs domestiques qui font face à des obstacles importants pour interrompre ou mettre en jeu leur situation d’emploi, même quand ils doivent composer avec des demandes inappropriées de leur employeur. De plus, la limitation du nombre de permis de résidence permanente disponibles entraîne que tous les travailleurs ne pourront atteindre cet objectif, ce qui peut encore plus jouer sur le choix des migrants aides familiaux d’accepter des conditions de travail qui tiennent de l’exploitation. Le lien entre le statut de travail et l’immigration dans le cadre de l’AF peut ainsi faciliter l’acceptation des conditions de servitude pour lesquelles une travailleuse a le sentiment de ne pas avoir d’« alternative raisonnable ». Cette réalité met en lumière que la reconnaissance et la réglementation légale du travail domestique ne sont pas suffisantes pour prévenir ou lutter contre la vulnérabilité face à la servitude, et en fait, risque plutôt de faciliter des conditions similaires à celles de domaines où le travail domestique n’est pas légalement reconnu ou réglementé.
Les recherches empiriques confirment en outre que l’obligation pour les travailleurs de l’AF de résider chez l’employeur contribue à leur vulnérabilité, les travailleurs « faisant face à des défis au regard de leurs conditions de vie et de travail » : leur intimité peut être violée, et ils sont perçus comme disponibles 24h/24 et 7 jours sur 7 pour leur employeur, par exemple[15]. Cette perception d’une disponibilité « 24/7 » a notamment été identifiée plus généralement dans la littérature comme contribuant aux possibilités d’exploitation pour les travailleurs domestiques à cause de ce temps « sans limites » (Blackett 2014 : 250). Comme les travailleurs domestiques doivent souvent vivre et travailler dans une seule et même résidence privée, la division entre temps « au travail » et temps « à la maison » – ou en dehors du travail – devient floue, et peut conduire des employeurs à percevoir le travailleur domestique comme toujours « au travail » par le simple fait qu’il est dans leur maison. Si l’on considère le contexte sous-jacent et les circonstances dans lesquelles les travailleurs migrants viennent au Canada pour participer à l’AF, et comment les réglementations qui balisent leur participation sont structurées, cette relation confuse entre travailleur et employeur au sein de la résidence privée peut facilement ouvrir la voie à une situation de servitude domestique.
Les réglementations de l’AF ont récemment évolué de sorte à retirer l’exigence de résidence, donnant ostensiblement à voir que le programme offre une plus grande sécurité et liberté aux travailleurs migrants. Déterminer entre vivre sur place ou ailleurs est maintenant une affaire à régler entre l’employeur et le travailleur. Cependant, étant donnée la différence importante, inhérente à leurs positions respectives, dans le pouvoir de négociation, ce nouveau processus de détermination des modalités de vie aboutit dans la majorité des cas à ce que les aides familiaux continuent à vivre dans la maison de leur employeur.
Associé au déséquilibre de pouvoir créé par le permis de travail lié à un employeur donné et à la nature même du travail à résidence, le manque de contrôle et de réglementation efficaces pour s’assurer que l’employeur se conforme aux règles dans le cadre du PTET est souvent cité comme contribuant à un environnement où exploitation et abus peuvent prendre place dans une relative impunité[16]. Dans le cadre de l’AF, en particulier, où le travail a lieu dans une résidence privée, un contrôle ou une inspection réels sont très difficiles à mener du fait des lois protégeant la vie privée et des préoccupations qui entourent ce lieu de travail singulier. La nature privée du lieu de travail ne crée pas seulement un isolement pour les travailleurs domestiques, mais peut réellement entraver l’encadrement juridique efficace de l’AF, le caractère privé du lieu de travail limitant de fait les inspections et contrôles.
Conséquence de ces réglementations et du manque d’exécution de la loi pour protéger les droits qui existent pourtant pour ces travailleurs, on peut relever un certain nombre d’indices d’un large éventail de comportements illégaux auxquels se livrent ou peuvent se livrer les employeurs de travailleurs migrants à tous les niveaux des PTET, y compris l’AF. Parmi ces comportements répréhensibles[17] : le paiement de salaires plus bas que ceux convenus ; le non-paiement d’heures supplémentaires ; des déductions illégales sur les salaires ; de la désinformation intentionnelle au sujet des droits aux prestations, et autres droits légaux ; des exigences pour des heures de travail extrêmement longues avec peu de pauses ; des installations de base insuffisantes ; l’exposition des travailleurs à des risques de sécurité et de santé excessifs ; un contrôle et une restriction des mouvements et de la communication avec d’autres travailleurs ; des conditions de vie inappropriées ; la rétention du passeport et d’autres papiers d’identité ; l’exigence d’exécuter des tâches non convenues dans le contrat ; le refus de soins médicaux et d’autres prestations ; et enfin, des menaces de déportation.
La majorité des exemples de comportements répréhensibles et de conditions illégales cités ci-dessus correspondent aux facteurs que l’OIT donne comme indices d’une situation de travail forcé. De plus, la majorité de ceux-ci visent les vulnérabilités spécifiques abordées dans la partie précédente – l’instabilité économique, le statut d’immigration ou d’emploi, et l’isolement social et physique. Le plus souvent, les circonstances entourant l’exploitation et la conduite de l’employeur produisent conjointement un environnement dans lequel la travailleuse domestique sent qu’elle n’a pas d’alternative raisonnable à l’acceptation des exigences de l’employeur. Ainsi, alors qu’un seul des indicateurs ci-dessus peut ne pas renvoyer, en soi, à une situation de travail forcé ou de servitude domestique, on constate souvent la présence de plusieurs de ces indicateurs dans n’importe quel cas. Ce qui suggère, encore une fois, que malgré la réglementation qui encadre le travail domestique de l’AF, l’application et l’exécution efficaces de cette loi restent limitées, et d’une certaine manière, peuvent conduire à des vulnérabilités instaurant des conditions analogues à celles considérées comme de la servitude. Alors que les travailleurs développent des stratégies de résistance et d’empowerment à l’encontre de ces conditions (Cohen 1991 ; Chowdury et Gutman 2012 : 231), il est important d’évaluer de manière critique comment la réglementation encadrant ce genre de travail participe à l’instauration de cet environnement, au lieu de le tempérer efficacement ou même de le prévenir.
Bien qu’aucune contestation judiciaire par un travailleur du programme de l’AF n’ait encore été menée à bien au Canada, une décision récente du BC Human Rights Tribunal (2015) au sujet d’un travailleur domestique entré au Canada met en évidence la forte probabilité qu’une situation de servitude et d’exploitation se produise aussi pour des travailleurs dans le cadre de l’AF. Dans ce cas, « PN », travailleuse migrante des Philippines, a commencé à travailler pour des répondants à Hong Kong, et après un an, les a accompagnés dans leur déplacement au Canada. La décision écrite du BCHRT relève dans ce cas beaucoup de pratiques illégales et inappropriées de la part de l’employeur, qui renvoient à celles identifiées plus haut : PN voyait ses mouvements et relations sociales contrôlés ; sa paye et ses conditions de travail non conformes ; son intimité n’était pas respectée ; et elle vivait occasionnellement des situations d’agressions physiques et sexuelles (BCHRT 2015 : 30-51). Dans cette décision, le membre du Tribunal décrit PN comme étant :
[Une] esclave virtuelle. Elle ne pouvait aller nulle part ou ne rien faire sans permission. Elle ne pouvait pas aller et venir selon sa propre volonté et parler aux personnes dans son propre langage […]. Quand elle était autorisée à dormir, c’était entre les chambres des répondants donc elle était virtuellement disponible 24/7. Elle était fréquemment humiliée et rabaissée par MR qui la menaçait, la traitait de tous les noms et menaçait de lui enlever du salaire s’il elle s’asseyait au travail.
BCHRT 2015 : 101
Bien que PN n’a pas participé à l’AF, le déséquilibre de pouvoir et les conditions d’exploitation observés dans ce cas peuvent également être identifiés et utilisés contre un travailleur dans le cadre de l’AF, du fait des paramètres légaux du programme précédemment discutés.
Conjointement, les trois dimensions réglementaires de l’AF – le statut temporaire et le permis de travail fermé, l’exigence de résidence, et le manque de surveillance efficace – créent un contexte dans lequel la vulnérabilité et la précarité des travailleurs migrants sont exacerbées, et dans lequel l’exploitation et les abus comme ceux décrits précédemment prennent place avec un risque d’être détectés très minimal. Les pratiques coercitives exercées par les employeurs de travailleurs migrants au Canada sont rendues possibles directement à cause de la formulation et de l’interaction des dispositions des réglementations qui encadrent l’AF. La perte du pouvoir de négociation pour les travailleurs migrants – et plus particulièrement pour les travailleurs domestiques qui vivent et travaillent dans une résidence privée – crée une importante vulnérabilité situationnelle menant à l’exploitation et à la servitude domestique. De plus, considérer leur situation au regard de la vulnérabilité circonstancielle potentiellement préexistante pour les travailleurs ajoute une autre dimension à la complexité de la relation entre employeur et travailleur domestique. Bien que tous les travailleurs domestiques migrants ne vivent pas une situation de servitude ou d’exploitation et que certains développent des stratégies de résistance et d’empowerment efficaces, on peut voir que la structure légale de l’AF contribue elle-même directement à rendre possible des situations d’exploitation ou de servitude lorsqu’on les observe dans le contexte social et relationnel plus large de la migration et du travail domestique.
Conclusion
Cet article a cherché à faire la lumière sur le concept légal de servitude domestique et ses possibles liens inhérents, ou distinctions floues, avec le travail domestique tel que défini et réglementé dans la loi. En se basant notamment sur le travail domestique migrant, et en prenant le Programme des aides familiaux du Canada comme étude de cas, il a mis en évidence plusieurs liens importants entre la manière dont le concept de servitude domestique est compris, et celle dont le travail domestique migrant est réglementé au sein du Programme des aides familiaux du Canada.
Considérant la servitude domestique comme une forme contemporaine d’exploitation extrême, possédant des liens intrinsèques avec à la fois la traite des personnes et le travail forcé, mais aussi des caractéristiques distinctes liées au fait que l’emploi se fait dans la sphère privée, cet article a placé la servitude domestique en regard des concepts légaux prédominants utilisés pour identifier les formes extrêmes d’exploitation dans et en dehors de l’espace de travail contemporain. Ce texte a ainsi illustré comment la distinction entre servitude et travail peut s’effacer une fois examinés les problèmes légaux inhérents au cadre : le permis de travail-immigration ; l’exemption de (certaines) lois de l’emploi ; et l’impact du fait de travailler (et souvent de vivre) dans une résidence privée.
Malgré des changements notables dans la structure de l’AF au Canada – en retirant l’exigence de résidence – ainsi qu’au niveau international, avec l’introduction de la Decent Work for Domestic Workers Convention, beaucoup reste à faire pour limiter la vulnérabilité qui touche les travailleurs migrants domestiques confrontés aux lois de l’immigration et de l’emploi. Mieux comprendre les liens entre travail domestique et servitude, même dans des juridictions qui offrent des emplois juridiquement encadrés et une réglementation de l’immigration, peut constituer un fondement plus solide pour reconsidérer la place et le but du travail domestique migrant et assurer sa réglementation efficace sur une plus large échelle.
Appendices
Notes
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[1]
Cet article est en partie issu d’un rapport préparé pour le BC Office to Combat Trafficking in Persons (2014, non publié). L’auteure remercie Elisabeth Giffin pour son travail comme assistante de recherche, les relecteurs externes et les coordonnateurs de ce numéro pour leurs commentaires constructifs. L’auteure voudrait également remercier Alexis Martig pour s’être chargé de la traduction de cet article en français.
-
[2]
Barber (2008 : 1275) ; Fudge et Parrott (2011 : 7) ; Sikka (2013 : 22).
-
[3]
Fudge et Parrott (2011 : 7) ; Faraday (2012 : 36) ; WCDWA (2013 : 11) ; Atanackovic et Bourgeault (2014 : 4).
-
[4]
Traduction libre, comme pour toutes les citations dans ce texte (NdT). Voir aussi Pratt (2002 : 198) ; Hodge (2006 : 64).
-
[5]
Voir US State Department (n.d.) ; House of Commons (2009 : 45) ; OSCE (2010 : 10, 13, 16) ; WCDWA (2013 : 30-32).
-
[6]
Voir aussi Anderson et O’Connell Davidson (2003 : 34).
-
[7]
Voir aussi Pratt (1997) ; Stiell et Enland (1997) ; Bourgeault et al. (2010 : 88).
-
[8]
Rassam (1999) ; Massias (2000) ; Miers (2000) ; Quirk (2006) ; Brysk et Choi-Fitzpatrick (2012) ; Chaignot (2012).
-
[9]
Je souligne. La version française du Protocole est disponible sur Internet (http://www.ohchr.org/_layouts/15/WopiFrame.aspx?sourcedoc=/ Documents/ProfessionalInterest/ProtocolTraffickingInPersons_fr .pdf&action=default&DefaultItemOpen=1) en date du 27 février 2017.
-
[10]
Incluant, par exemple, des déductions excessives sur les salaires, des refus de payer ou des retraits de salaires, ou l’instauration d’« amendes » pour violation des « règles de la maison ».
-
[11]
Voir House of Commons (2009 : 24, 30, 37) ; RCMP (2010 : 31, 34) ; Faraday (2012 : 61-63) ; Dandurand (2012 : 5) ; WCDWA (2013).
-
[12]
Les critiques sur le travail migrant domestique – réglementé ou non – ne sont pas spécifiques au Canada. On retrouve des préoccupations similaires autour de la précarité législative, des vulnérabilités ou de pratiques d’exploitation dans beaucoup d’autres juridictions (Mantouvalou 2006 ; Murphy 2013).
-
[13]
Voir aussi Faraday (2012 : 76) ; Sikka (2013 : 10) ; WCDWA (2013 : 18) ; Benton (2014 : 8).
-
[14]
Bakan et Stasiulis (1997) ; Pratt (1997) ; Pratt et PWC (2003) ; Oxman-Martinez et al. (2004) ; Bourgeault et al. (2010) ; Chowdury et Gutman (2012).
-
[15]
Atanackovic et Bourgeault (2014 : 9) ; voir aussi Grandea et Kerr (1998) ; Pratt et PWC (2003 : 5) ; Bourgeault et al. (2010 : 87, 96-98).
-
[16]
Cela a aussi été observé par Atanackovic et Bourgeault (2014 : 9). Des modifications aux PTET, annoncées en juin 2014, incluent une surveillance et une inspection renforcées, ainsi qu’une augmentation des pouvoirs pour le gouvernement. Cependant, des difficultés perdurent, liées au type de lieu où les aides familiaux sont employés.
-
[17]
Voir Oxman-Martinez et al. (2004) ; Alberta Federation of Labour (2009) ; House of Commons (2009 : 37-38) ; RCMP (2010 : 35-36) ; Depatie-Pelletier et Radi (2011) ; Law Commission of Ontario (2012) ; Sikka (2013 : 15-16, 20-22) ; WCDWA (2013 : 29-31) ; Atanackovic et Bourgeault (2014 : 11-13) ; Kaye et al. (2014 : 31).
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