Article body
L’anthropologie phénoménologique est un sous champ fertile méconnu mais actuellement en voie d’effervescence dans les recherches anthropologiques. Émanant de tendances théoriques aussi diverses que celles des approches phénoménologiques de Husserl, de Heidegger et de Merleau-Ponty, du pragmatisme américain de James et de Dewey, de la phénoménologie herméneutique de Dilthey et de Ricoeur et de la phénoménologie déconstructiviste de Derrida (Desjarlais et Throop 2011 : 88), l’anthropologie phénoménologique s’est éloignée de sa position marginale dans les dernières décennies du vingtième siècle. Souffrance et guérison, corporéité, perception sensorielle, performance rituelle, créativité, improvisation et expérience vécue sont certains des domaines de recherche au coeur de tout projet affilié à l’anthropologie phénoménologique.
Phenomenology in Anthropology. A Sense of Perspective est l’un des rares volumes qui emmène ses lecteurs au sein des différents aspects de l’anthropologie phénoménologique. En introduction, les éditeurs, Ram et Houston, tentent de préciser et de circonscrire l’anthropologie phénoménologique en vue d’étendre son applicabilité. Leur discussion touche alors un autre débat portant sur la redéfinition de l’expérience vers une atténuation de la primauté accordée à la volonté et l’expression consciente dans les oeuvres de divers anthropologues phénoménologiques. C’est ce que les auteurs proposent comme geste pour rendre possible une analyse plus satisfaisante du pouvoir et des politiques. Cependant, l’approche des éditeurs en ce qui concerne l’anthropologie phénoménologique en tant que champ limitée au niveau de l’individu, et sous-équipée pour l’étude des questions politiques demeure discutable, et ce, en raison de l’opposition au psychologisme et au positivisme par laquelle la phénoménologie se définit en tant que champ politique par essence même.
Comme on s’y attendrait d’un livre d’anthropologie phénoménologique, la première partie de l’ouvrage traite du corps. Le deuxième article de cette section, rédigé par T.J. Csordas, présente une « topologie » de l’incorporéité en tant que champ méthodologique indéterminé défié par les expériences de perception, le mode de présence, et l’engagement au monde. Csordas cherche à comprendre comment les structures variées de l’agencéité modulent les relations entre nos corps et le monde. Considérant la maladie comme relevant du domaine culturel, il se concentre sur trois troubles particuliers (le syndrome du membre fantôme, le syndrome de la fatigue chronique, et celui de la sensibilité chimique multiple), pour mettre en évidence comment la maladie constitue et façonne nos expériences d’être au monde.
C.J. Throop présente pour sa part un autre chapitre intéressant dans cette section. Touchant à l’existence humaine, il expose les connections particulières entre le sacré et la souffrance dans la vie quotidienne des populations de l’Isle de Yap dans le Pacifique occidental. En atténuant la distinction durkheimienne entre le sacré et le profane, et en se fondant sur les théories existentielles et phénoménologiques du sacré, Throop démontre de manière convaincante comment les expériences du sacré trouvent leurs racines dans l’expérience quotidienne de la souffrance.
La deuxième section est centrée sur la présentation des explorations phénoménologiques de l’histoire et de la temporalité. La troisième section, quant à elle, contient plusieurs articles dans lesquels il est question de photographie, d’art et de poésie en tant que champs apparentés à l’anthropologie phénoménologique, et habilités à offrir une représentation de l’expérience humaine. La contribution de L.L. Wynn porte, par exemple, sur les tabous culturels et disciplinaires touchant les anthropologues et leurs informateurs, sur les relations sexuelles et l’intimité aux marges de l’anthropologie. Quand bien même on trouverait dans les oeuvres exceptionnelles de Merleau-Ponty et de Malinowski des considérations de type étiques sur le sexe, mais distantes au niveau expérientiel, l’impressionnant succès d’une romance historique démontre bien à quel point les techniques de fiction permettent aux anthropologues un dépassement des standards de l’écriture ethnographique, en vue d’une description bien faite des expériences du corps, de l’excitation, de la fantaisie et du désir.
Bien que la phénoménologie révèle apports et inspirations pour les anthropologues, la relation gagne à être encore clarifiée. Il est tout à fait nécessaire que ceux qui explorent l’anthropologie phénoménologique continuent à la développer, ainsi que ses forces et ses privilèges. La conclusion de Jackson dans cette anthologie, l’un des pionniers de l’anthropologie à saveur phénoménologique, vient donner du poids à cet ouvrage, qui participe tout à fait de ce projet, notamment en soulignant en quoi il est profitable pour enrichir la discipline de l’anthropologie.
On peut recommander ce livre à tous les phénoménologues et anthropologues qui cherchent à en savoir plus sur l’anthropologie phénoménologique, ainsi qu’à tous ceux disposés à enrichir leur compréhension de l’expérience vécue humaine.
Appendices
Référence
- Desjarlais R. et C.J. Throop, 2011, « Phenomenological Approaches in Anthropology », Annual Review of Anthropology, 40 : 87-102.