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Prologue[1] : début de l’hiver 1956

Lors de mon premier voyage chez les Inuit, au Nouveau-Québec, je parvins, avec mes deux guides inuit, au camp saisonnier de Quaqtaq sur la rive Sud du Détroit d’Hudson, après quatre jours de traîneau à chiens, depuis Kangirsuk, à deux cents kilomètres plus au Sud. Le campement comprenait dix grands iglous de neige où vivaient 80 personnes. La seule habitation permanente était la Mission catholique, habitée par deux Pères Oblats[2] ; les traîneaux s’y arrêtèrent et j’entrai avec mes guides dans la salle de la mission où se trouvaient de nombreux Inuit intrigués par l’arrivée de visiteurs. Les missionnaires, prévenus de ma visite, m’offrirent l’hospitalité et, questionnés sur le regard craintif que les Inuit portaient sur moi, ils m’expliquèrent qu’on me prenait pour un agent de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), attendu de Kuujjuaq (Fort Chimo) pour régler un différend local : le Père le plus ancien avait lancé par radio un appel à l’aide à ce poste de la GRC, une semaine auparavant, après que quatre hommes du camp eussent enlevé de force une jeune fille inuit, réfugiée à la mission, et bousculé le Père oblat qui tentait de les en empêcher. L’un des hommes voulait qu’elle devienne la compagne de son fils, arguant que le père de la jeune fille avait donné son accord, l’automne précédent, à l’insu de sa fille, juste avant d’être évacué pour tuberculose sur le navire-hôpital C.D. Howe. Quand elle en avait été informée, elle avait refusé et demandé conseil au missionnaire. Il lui avait expliqué que selon la loi canadienne nul ne pouvait être marié contre son gré. Elle était depuis retenue prisonnière dans l’iglou de son ravisseur.

Quelques semaines après, le missionnaire me communiqua une information reçue de la station météo de Cape Hopes Advance : un traîneau en provenance de Kuujjuaq venait d’arriver avec, non pas l’agent de la Gendarmerie royale attendu, mais le nouvel administrateur du district, fonctionnaire du ministère des Affaires indiennes et du Nord, habilité comme juge de paix. Il demandait aux Inuit adultes du camp de venir à la station le lendemain, avec la jeune fille, son ravisseur et le fils de ce dernier, pour une confrontation à propos de l’union contestée. Les non-Inuit n’étaient pas invités. Le jour suivant, les Inuit partirent tôt vers la station et en revinrent dans l’après-midi. Tous ceux que je vis à la mission affichaient un grand sourire, y compris l’ex-séquestrée. J’en cherchais l’explication, quand le missionnaire principal la questionna en aparté sur ce qui s’était passé ; elle lui raconta ce qui suit :

L’administrateur nous a rassemblés dans la grande pièce de la station et il demanda à celui à qui on voulait me marier s’il m’acceptait comme épouse ; il acquiesça. Puis il me posa la même question et, intimidée par tous les regards qui s’étaient portés sur moi, j’acquiesçai à mon tour. Il nous déclara alors mariés.

Surpris, le Père lui rappela qu’elle avait formulé par écrit son refus d’un tel mariage. Elle lui répondit : « Nous les femmes ne sommes pas habituées à exprimer en public notre volonté ou nos désirs, ce sont les hommes qui décident ». Elle avait ensuite été autorisée à se déplacer librement dans le camp, et même à se rendre à la mission.

Les missionnaires me traduisirent aussi la réponse, sous forme de dicton, de Qattaq, la plus vieille femme du village, qu’ils avaient interrogée sur ce cas de mariage arrangé et « forcé » : « Plus une jeune femme résiste au mariage que lui imposent ses parents, meilleure épouse elle sera… celle qui acquiesce trop vite risque de se séparer bientôt de son conjoint… ».

On trouve dans l’ouvrage édité par Koperqualuk (2015) un témoignage similaire de Susi Alupa de Quaqtaq :

On avait coutume de dire qu’une femme qui s’était mariée en offrant de la résistance deviendrait plus attachée à son mari durant leur vie ensemble, si l’homme ne la maltraitait pas…

Koperqualuk 2015 : 350

On peut penser que le missionnaire avait réagi un peu vite dans cette affaire en ignorant cette tradition confirmée par plusieurs observateurs (Saladin d’Anglure 1977 ; Oosten et al. 1999 ; Laugrand 2014).

Fin février, les chasseurs m’emmenèrent à la chasse au phoque, que je souhaitais filmer. En fin de journée, ils reprirent le chemin de Quaqtaq, mais s’arrêtèrent à mi-distance pour visiter un aveugle inuit dont le beau-fils travaillait à la station. Il habitait avec les siens une cabane-iglou assez spacieuse. Mes compagnons voulurent y faire des jeux d’adresse auxquels ils me demandèrent de participer ; j’acceptai de m’initier à leurs jeux. Puis ils passèrent à un jeu de force qui se joue à deux. On met un genou à terre et on s’accroche mutuellement par le majeur d’une main ; l’un, bras replié et l’autre, bras tendu, tirent de toute leur force en s’appuyant sur l’épaule de leur adversaire avec l’autre bras. Ils commencèrent entre eux et au bout d’un certain temps, il n’en resta plus qu’un, le meilleur chasseur. Tous m’incitèrent à l’affronter. Comme je suis gaucher, je tendis la main gauche et nous accrochâmes nos majeurs de cette main, moi, bras tendu, et mon adversaire, bras replié. Au signal, je réussis à déplier son bras et dans un second temps, il échoua à déplier le mien. Il fallait, pour la deuxième manche, faire le même exercice avec le bras droit. Il accrocha son majeur droit au mien et commença à tirer ; je résistai, mais, très vite, sentis que j’allais céder… je tentai alors une ruse, en relâchant un peu mon bras, je tirai aussitôt de toutes mes forces… avec succès. L’assistance éclata de rire. Très vexé, il saisit mon index, le mit entre ses mâchoires et commença à serrer les dents au point que je crus qu’il allait me couper le bout du doigt. Furieux, je serrai mon poing gauche pour le frapper au visage, quand je me souvins d’un conseil donné par le missionnaire :

Ne vous mettez jamais en colère avec les Inuit ; si l’un d’eux a du ressentiment contre vous, approchez-vous de lui en le regardant droit dans les yeux et dites son nom en y ajoutant l’interjection « Hei ! » (Salut !). Il sera obligé de répondre s’il ne veut pas perdre la face et cela détendra l’atmosphère.

J’essayai et il me répondit « Ha ! » (D’accord !), avec un sourire. Mais, pour ce faire, il desserra les mâchoires et je retirai aussitôt mon doigt dégoulinant de sang. Je sentis un grand soulagement dans l’assistance qui décida de rentrer au camp.

C’est ainsi qu’en deux mois d’hiver je fus plongé dans la vie du camp saisonnier avec ses joies, ses conflits et leur résolution. Sans compter les ajustements difficiles au contrôle administratif des instances coloniales du Sud. J’avais, de mon côté, réussi un rite de passage auquel on soumettait les nouveaux venus[3]

Introduction

Quand les responsables du numéro « Pluralismes juridiques et interculturalités » me demandèrent d’y participer comme témoin-expert dans des causes concernant les Inuit, je ne fus pas surpris. Quelques mois plus tôt, une telle invitation m’était déjà parvenue de la revue française Socio qui avait en chantier un numéro sur le thème : « Témoins à la barre. Les sciences sociales saisies par la justice », dirigé L. Atlani-Duault et S. Dufoix (2014). Mais j’avais refusé, au su du délai qui était trop court. Auparavant, je n’aurais pas imaginé recevoir une telle demande, car à l’âge de vingt ans j’avais dû choisir entre le droit, que j’avais commencé à étudier, et l’anthropologie sociale, que je choisis en 1960[4].

N’étant pas un anthropologue du droit, j’ai hésité, et enfin j’acceptai quand l’idée me vint de donner au texte la forme d’une « chronique » anecdotique et interculturelle qui me semblait plus appropriée qu’un article à mes expériences de témoin-expert ; je pourrais y ajouter quelques réflexions sur le pluralisme juridique décelable dans les concepts et les pratiques judiciaires rencontrés.

La première partie de ce texte porte sur une cause de viol relevant du droit pénal canadien. Elle me fut rapportée par le juge Robert Cliche qui venait de la juger (1976) dans un village du Nunavik. À cette occasion, j’esquisse une réflexion sur l’aveu, du point de vue canadien et du point de vue inuit.

La deuxième partie concerne encore le droit pénal, mais il s’agit d’examiner (1991) avec un Comité d’arbitrage de la GRC, le cas d’un gendarme auxiliaire inuit accusé de menaces de mort à l’encontre d’un métis du Labrador. Un juge inuit local l’avait inculpé. On me demandait d’aider à préparer la défense du prévenu à partir du droit coutumier inuit. Après enquête et étude du dossier, je proposai au Comité de contextualiser les menaces proférées. Elles faisaient suite à l’homicide involontaire du père du policier par le métis. Ce dernier avait ensuite agi en contradiction avec le droit coutumier inuit que j’opposai au droit pénal canadien.

La troisième partie concerne le droit civil québécois avec une requête présentée (en 1980) en Cour supérieure du Québec par un Mohawk pour annuler, à son profit, l’adoption coutumière de son fils biologique par les grands-parents maternels biologiques inuit de l’enfant, habitant à Quaqtaq. Mes services furent requis cette fois par le service juridique de la Société Makivik, qui avait déposé une contre-requête au nom des Inuit. Cas complexe, du fait que l’adoption coutumière avait été faite sans le consentement du père biologique et qu’en droit québécois, seuls les parents biologiques ont des droits sur un enfant né hors-mariage. Cette cause opposa les avocats, et les deux témoins-experts (anthropologue et psychologue), pour aboutir à un jugement qui fit jurisprudence.

La dernière partie décrit la contestation, dix ans après, du précédent jugement devant la même instance, puis s’intéresse au jeu de rôles des personnes mises en cause, au cours des 30 années qui suivirent.

La conclusion reprend et contraste les logiques sous-jacentes aux deux droits et commente une de mes récentes implications devant des instances juridiques, celle qui fit suite à la demande de la Commission de vérité et réconciliation du Canada ; elle souhaitait entendre mes suggestions sur une réconciliation. Je proposai d’introduire les valeurs traditionnelles des Inuit dans le système d’éducation des Inuit et surtout des autres Canadiens.

L’aveu : vérité judiciaire coloniale vs recherche de l’harmonie inuit

Automne 1976. Vingt ans après ma première visite chez les Inuit (1956), j’obtins, ainsi que mon collègue français Norbert Rouland[5], un rendez-vous à Québec avec l’honorable juge Robert Cliche, de retour d’une tournée dans le Nord du Québec. Il avait accompagné la Cour itinérante qu’il avait contribué à établir[6]. Le juge était encore ému par une cause criminelle qu’il venait de juger dans un des villages nordiques du Québec. Il nous la résuma ainsi : un jeune homme inuit était accusé par une jeune fille inuit du même village d’avoir abusé d’elle sexuellement et de l’avoir mise enceinte. Cela s’était passé l’année précédente, un dimanche après l’office anglican. Il avait proposé à la plaignante une promenade en motoneige dans les environs. Très tentée par ce nouveau mode de transport, elle accepta. Mais il s’éloigna plus que prévu et ne s’arrêta qu’en arrivant en vue d’une tente isolée. Il l’ouvrit et proposa à son invitée de prendre un thé avec lui. Elle accepta et c’est là qu’il abusa d’elle, malgré sa résistance. Puis ils rentrèrent au village et, très honteuse de ce qui lui était arrivé, elle n’en parla à personne, jusqu’à ce que sa soeur aînée, mariée à un non-autochtone dans le Sud, l’invite à venir passer une semaine chez elle. La cadette venait de se découvrir enceinte. Elle raconta tout à sa soeur qui la poussa à porter plainte, ce qu’elle fit. Il fallut cependant attendre un an avant que la Cour itinérante ne vienne siéger dans le village de la plaignante. Elle était présidée par le juge Robert Cliche. L’audience eut lieu dans une salle d’école. Étaient également présents un avocat commis d’office et un interprète. Le juge fit traduire au prévenu l’acte d’accusation et lui fit demander s’il reconnaissait les faits. Le jeune homme reconnut tous les faits, puis il se mit à énumérer les noms de plusieurs autres jeunes filles du village auxquelles il avait fait subir le même sort. Pris de court et incapable de le faire taire, malgré ses demandes réitérées, le juge suspendit la séance, le temps de consulter les aînés du village. Il nous avoua en aparté : « Si je l’avais laissé parler, c’est du pénitencier à vie qu’il était passible… J’ai dû tordre le bras au Code Criminel canadien ».

Il soumit le cas aux aînés en leur disant : « Que feriez-vous à ma place ? ». Ils répondirent : « Surtout ne pas l’envoyer en prison dans le Sud, il en reviendrait pire qu’il n’est ! Pourquoi ne pas lui imposer des travaux d’intérêt communautaire, à faire ici dans le village, sous notre supervision ? ». Le juge acquiesça et, après la reprise de l’audience, rendit un jugement dans ce sens.

Lorsque, quelques années plus tard, alcool et drogues furent l’objet d’un trafic orchestré depuis le Sud et d’une surconsommation, les Inuit devinrent très réticents à prendre en charge les délinquants condamnés à des travaux collectifs ; sous les effets de l’alcool ou des stupéfiants, ils devenaient incontrôlables.

Cette conversation avec le juge Robert Cliche me frappa car je travaillais depuis plusieurs années sur le chamanisme à Igloolik, avec des aînés qui l’avaient connu dans leur jeunesse. J’avais ainsi appris que, selon la tradition, les esprits étaient au courant de tous les manquements aux règles commis par les Inuit. L’aveu complet était donc une nécessité en raison des répercussions de tout manquement par un individu aux règles sociales et cynégétiques du groupe. Ces manquements affectaient toute la communauté et c’était à l’Angakkuq (chamane) de faire avouer le coupable (ou le patient) publiquement, en s’aidant de sa capacité chamanique de « voir » ce qui est invisible au commun des mortels. Durant sa transe, il « voyait » et évoquait des indices qu’il soumettait à l’assistance. Celle-ci identifiait et évoquait alors les infractions commises (Mathiassen 1988 [1928] ; Rasmussen 1929 : 133-141 ; Saladin d’Anglure 2001b : 107-129). Une fois l’aveu obtenu, l’assistance demandait à l’unisson le pardon pour le coupable.

Le refus d’avouer pouvait entraîner la mort du patient. Ce fut le cas d’un vieil Inuk d’Igloolik, Ungalaq, grand chasseur d’ours polaire, ainsi que me le raconta mon ami Ujarak (†1985), qui l’avait bien connu :

Ce chasseur avait eu des relations sexuelles avec une ourse qu’il avait tuée. Un de ses yeux s’étant infecté ensuite, cinq chamanes joignirent leurs efforts pour le soigner et lui faire avouer son forfait, ce qu’il refusa et il mourut bientôt, presqu’aveugle. On dit que c’était la vengeance de l’ourse.

Saladin d’Anglure 1980 : 80

Il y avait eu là un manquement grave à l’éthique inuit qui prescrit le respect des animaux chassés.

Avec la nécessité de l’aveu, l’équilibre socio-cosmologique prévalait sur le droit individuel devenu la pierre angulaire du droit occidental et, sous son influence, du droit international. On consultera avec intérêt Chalus (2009) : « La dialectique “aveu-droit au silence” dans la manifestation de la vérité judiciaire, en droit pénal comparé ». Elle distingue, de son point de vue de juriste, la vérité judiciaire de la vérité-réalité « entendue comme la connaissance des faits (litigieux) nécessairement relative » (Chalus 2009 : 325, note 1).

Les premiers siècles du christianisme ont connu des formes de confession publique comparables à celle des Inuit, mais cette confession, en devenant privée et secrète, perdit ses effets propitiatoires pour le groupe. L’introduction du droit canadien d’inspiration britannique en territoire inuit n’aurait-il pas eu les mêmes effets, en restreignant l’étendue et la portée de l’aveu ? Chalus, qui s’appuie sur une riche bibliographie, montre que le droit britannique fut le premier en Europe à reconnaître le droit au silence au XVIIe siècle (Chalus 2009 : 337), en même temps que le rationalisme s’imposait en Europe ; tandis que le silence chez les Inuit était considéré comme dangereux, tant pour la vie de l’individu[7] qui s’y enfermait que pour l’harmonie du groupe.

La psychanalyse en Occident n’aurait-elle pas fleuri sur le silence institutionnalisé ? Le refoulé du patient occidental qu’elle cherche à faire émerger, notamment dans sa dimension sexuelle, ne correspond-il pas au culturel inuit beaucoup plus ouvert sur le corps et la reproduction de la vie, sous ses aspects économique et sexuel ? (Laugrand 2014 ; Saladin d’Anglure 2014).

Homicide involontaire : droit pénal canadien vs droit coutumier inuit

Décembre 1991. La GRC sollicita mon intervention dans une cause criminelle, avec assignation à comparaître au Labrador, comme expert, devant son Comité d’arbitrage. Il s’agissait d’une procédure disciplinaire concernant un gendarme auxiliaire inuit, accusé d’avoir proféré des menaces de mort à l’encontre d’un métis, responsable de la mort de son père. On me remit une copie du dossier afin que je prenne connaissance des faits et que je prépare ma rencontre avec le prévenu, un employé bien noté.

L’affaire avait débuté deux ans auparavant, dans un bar du Labrador où le métis était venu consommer ; il y avait bousculé un vieil Inuk qui réagit en lui rappelant qu’il devait avoir du respect pour une personne âgée. Cela déplut au métis qui secoua vivement le vieil homme en rétorquant que ses remarques étaient déplacées… Celui-ci s’écroula subitement, victime d’une crise cardiaque. C’est le père du gendarme auxiliaire qui, informé du drame et des circonstances de la mort, interpela le métis et lui dit de disparaître du village, s’il tenait à la vie. L’autre répondit avec arrogance, mais prit le premier avion pour aller vivre ailleurs. Aucune plainte ne fut déposée alors par les deux parties. Deux ans plus tard, le gendarme auxiliaire reçut l’information d’un ses amis que le métis était revenu par un avion de ligne. Avant d’aller chercher son fusil, il demanda à son ami qu’il en informe le métis et lui intime, de sa part, l’ordre de repartir par le premier avion ; aussitôt informé, celui-ci alla porter plainte pour menaces de mort au poste de la GRC. La plainte suivit son cours et un juge inuit convoqua l’accusé et l’inculpa.

Parvenu au Labrador je questionnai le prévenu sur ses origines, son contexte familial et les relations qu’il avait eues avec son père. J’avais avec moi un article de mon collègue, Louis-Jacques Dorais (1984), sur l’expression linguistique du droit coutumier chez les Inuit du Labrador. Il y écrit dans sa conclusion :

Tout comportement et toute habitude acquise qui ne s’inscrivent pas dans l’ordre harmonieux des choses, qui sont excessifs ou inconvenants, sont considérés comme non souhaitables et, de ce fait, constituent des offenses. Ces offenses, à leur tour, humilient ceux qui en sont les victimes, accroissant ainsi le déséquilibre et la perte d’harmonies.

Dorais 1984 : 8

Je retins ces notions d’équilibre et d’harmonie qui correspondaient bien à mes propres recherches.

Enfin survint l’audience où je comparus devant le Comité d’arbitrage. Je tentai d’y démontrer que le métis avait contrevenu à plusieurs règles coutumières inuit, de tradition orale, dans le règlement d’un conflit résultant d’un homicide involontaire :

  • La première infraction était que le métis n’avait eu aucun respect pour le vieil Inuk qu’il avait bousculé, puisqu’il s’était offusqué du rappel par celui-ci de la règle immémoriale du respect des aînés.

  • La seconde infraction était l’absence totale, chez le métis, de regrets, d’excuses et de remords, pour les gestes qu’il avait posés et pour leur conséquence ;

  • La troisième infraction était qu’aucune compensation n’avait été offerte par le métis à la famille lésée, alors qu’après un homicide involontaire il fallait une réparation ; cela pouvait se négocier, mais, en cas de refus, conduire aussi à une vengeance du sang, ou au bannissement du coupable.[8]

Le juge inuit[9] qui avait inculpé le gendarme auxiliaire avait appliqué de façon très scrupuleuse le code criminel canadien. Mais l’arbitrage de la GRC se termina par un non-lieu et la relaxe du prévenu, dans un esprit d’harmonie sociale plus conforme à la tradition inuit.

Cet esprit d’harmonie relève d’une logique du tiers-inclus propre à la société inuit comme aussi à beaucoup d’autres sociétés animistes à tradition chamanique. On cherche à rétablir une bonne entente entre les individus (Dorais 1984), à compenser le préjudice subi par quelqu’un plutôt qu’à punir le coupable (Saladin d’Anglure 2006 : 365-369). On retrouve cette logique chez la plupart des sociétés amérindiennes, et dans les autres sociétés originaires d’Asie. C’est elle qui opère toujours dans la tradition taoïste (Shao 2011, 2015a).

La publication récente par Lisa Koperqualuk (2015) d’un ouvrage sur le droit coutumier traditionnel au Nunavik nous donne accès aux entrevues conduites par Asen Balikci à Puvirnituq en 1958. Elles contiennent des détails (Koperqualuk 2015 : 293-310) sur un cas d’homicide involontaire qui entraîna une série de meurtres dans cette région, résumée ci-dessous :

Fin du XIXe siècle. Près de l’embouchure de la rivière Kuuvik au Nord-Ouest du Nunavik, Aukkauti était parti chasser le phoque sur les glaces flottantes, la nuit, avec un compagnon plus âgé, Kumainnaq, au caractère irascible (sic) et le fils adoptif de celui-ci, Qupiqrualuk. Quand un guillemot noir se posa sur le morceau de banquise où se trouvaient les chasseurs, Aukkauti saisit le fusil chargé qu’il portait en bandoulière, mais le coup partit accidentellement et tua Qupiqrualuk. Anéanti par la mort de son fils, Kumainnaq rejoignit le rivage et rentra dans son iglou. Très éprouvé lui aussi, Aukkauti partit sur le rivage chercher une peau d’ours pour traîner la dépouille du mort et la ramener à son père adoptif. En arrivant tardivement chez Kumainnaq avec le corps du défunt, il aperçut la pointe d’un fusil qui le visait par un trou du porche de l’iglou, et il se cacha. Kumainnaq tira sur lui, mais le coup ne partit pas et il rentra dans son iglou pour y prendre un couteau. Aukkauti s’élança alors et le poignarda mortellement ; il tua ensuite la femme de Kumainnaq. Puis il se dirigea vers son iglou où il découvrit les cadavres de sa femme, de son fils et de sa fille, que Kumainnaq avait assassinés pendant que lui était sur la banquise occupé avec la peau d’ours…

Ce témoignage recueilli par Balikçi laisse à penser que le mauvais caractère de Kumainnaq et son agressivité lui firent refuser le geste positif d’Aukkauti qui lui proposait de ramener le corps sans vie de son fils ; mais cette explication ne me satisfaisait pas. Je fis alors des recherches dans le fonds manuscrit en syllabique que j’ai recueilli, enregistré, puis déposé à l’Institut culturel Avataq. J’y trouvai des traces de l’histoire d’Aukkauti que m’avait racontée, en 1967, Georges Ananaaq (†1968) de Kangiqsualujjuaq. Il y mentionnait que Kumainnaq avait tué les deux enfants et la femme d’Aukkauti parce que celui-ci avait refusé de lui donner son propre fils pour compenser la mort de Qupiqrualuk. On comprend mieux la logique du récit avec cette précision. Ananaaq tenait ses informations d’Inuit ayant fui la région des meurtres, pour se réfugier du côté de la baie d’Ungava.

Je terminerai cette réflexion sur les préjudices infligés involontairement à des tiers avec un cas que j’ai recueilli à Igloolik dans les années 1970 : deux chasseurs inuit furent recrutés pour aider à la construction d’une station de la Dew Line d’observation du ciel par radars à Sanirajak (Hall Beach), à 70 kilomètres au sud d’Igloolik. C’était durant la Guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. L’un des Inuit travaillait à pelleter au sol pendant que l’autre opérait un tracteur. Et voilà que le second passa trop près du premier et lui écrasa un pied avec la chenille de son tracteur, le blessant de façon irrémédiable. Pour compenser ce préjudice, l’auteur de l’accident offrit de marier sa fille à l’un des fils du blessé. Ce que l’autre accepta. C’était là un moyen traditionnel de consolider des liens existant déjà entre les familles qui risquaient de se détériorer à la suite d’un tel accident fâcheux ; comme aussi le don d’un enfant en adoption pour compenser la détresse d’un proche parent endeuillé.

Droit civil et psychologie, à l’épreuve du droit coutumier inuit

Juin 1980. Les faits que je relate maintenant relèvent du droit civil. Je me trouvais à Igloolik pour mes recherches quand je reçus l’appel d’un avocat de la Société Makivik (Montréal) qui me demandait de venir l’aider à préparer la défense d’une famille inuit. Il savait que j’avais fourni à l’Association des Inuit du Québec arctique, précurseur de Makivik, les résultats de mes recherches en équipe sur l’occupation traditionnelle du territoire inuit du Québec (Saladin d’Anglure 2001a). Ces données avaient aidé l’association à conclure l’entente de principe de novembre 1974 avec les sociétés de développement de l’énergie hydro-électrique québécoises et les gouvernements du Québec et du Canada qui conduisit à la Convention de la Baie James et du Nord québécois (1975).

Il s’agissait, en fait, d’une adoption coutumière inuit contestée par le père biologique amérindien, vivant dans la région de Montréal. J’appris que l’enfant, né hors-mariage, était, depuis près de deux ans, élevé par ses grands-parents maternels inuit à Quaqtaq, lieu évoqué dans le prologue de cet article. Voici le contexte : l’Amérindien, Black Elk, un Mohawk, avait un frère aîné, marié à une femme inuit de Quaqtaq qu’il avait connue quand tous deux étudiaient à Montréal. Black Elk vint visiter son frère à Quaqtaq où il passa dix mois. Là-bas il tomba amoureux d’une jeune Inuk de 16 ans, Lali Nauja, dans la famille de laquelle il vécut quelques mois. Comme elle voulait suivre des cours de traduction à Ottawa, elle s’y rendit pour constater, en arrivant, qu’elle était enceinte. Elle en informa son ami Black Elk, descendu aussi dans le sud qui l’invita à venir habiter dans la réserve mohawk où vivait sa famille. C’est là que naquit l’enfant, un garçon, qui reçut le nom de Moonchild Elk.

Quand il eut dix mois, Lali Nauja apprit (mai 1978) qu’un de ses frères venait de décéder à la suite d’un accident de motoneige. Elle décida de remonter aussitôt dans son village, avec son bébé, pour les obsèques. Dès que les grands-parents virent leur petit-fils, ils remarquèrent la macule rouge de naissance qu’il avait sur le crâne et y virent le signe que leur fils décédé, Taami Nauja, revivait dans cet enfant. On croit chez les Inuit que les défunts qui veulent revivre dans un nouveau-né le font savoir par des signes visibles ou en rêve.

C’est ainsi que Moonchild Elk devint Taami Nauja pour les parents de sa mère et pour leur entourage. Tous s’adressèrent désormais à lui comme s’il était Taami décédé et réincarné. Lali, très émue, confia son fils à ses parents pour qu’ils l’adoptent selon la coutume inuit. Elle voulait pour sa part se perfectionner comme traductrice de l’inuktitut afin d’obtenir des contrats du gouvernement régional Kativik, à Kuujjuaq (Nunavik), ou de Makivik à Montréal, ce qui impliquait de fréquents déplacements. Deux ans plus tard, en 1980, lors d’un voyage à Montréal pour son travail, elle décida de rendre visite à Black Elk avec l’enfant. Elle pensait le lui laisser pour la fin de semaine.

Black Elk accepta. Il s’était trouvé une compagne amérindienne, mère de deux enfants, qu’il voulait épouser. Mais quand Lali revint pour reprendre son fils, il refusa de le lui rendre et l’informa qu’il avait déposé une requête en Cour supérieure pour en obtenir la garde légale. Effondrée, elle alerta le service juridique de Makivik, qui prit l’affaire en main et déposa en Cour supérieure une contre-requête afin que l’adoption coutumière par les grands-parents maternels soit reconnue, dans l’intérêt de l’enfant, avec l’accord de la mère.

La cause Nauja/Elk fut entendue l’été 1980. Mais comme il y avait de nombreuses autres causes en suspens, il y avait pénurie de juges, et un juge à la retraite fut rappelé pour juger cette cause. Black Elk bénéficia de l’aide juridique ; pour le défendre il eut une jeune avocate dont c’était la première cause. Elle avait bien préparé son dossier et rencontré les parents de Black Elk dans la réserve. Une témoin-experte psychologue de l’enfant, professeure d’Université, l’accompagnait. L’avocate avait un solide argumentaire basé sur l’opinion de la psychologue, à savoir qu’un jeune garçon avait besoin de la présence de son père durant son jeune âge ; basé aussi sur les observations faites par Black Elk et sa famille sur Moonchild Elk (Taami Nauja) à son retour dans le Sud. Selon leurs dires, il avait été très mal éduqué pendant les trois ans passés à Quaqtaq :

Il marchait comme un canard, quand un enfant de cet âge devrait savoir marcher normalement. Il était incapable de se lever et de se coucher à heure fixe… incapable de manger avec la famille aux heures régulières des repas, bref un enfant sauvage dont le comportement contrastait fortement avec la bonne éducation de la famille Elk.

L’avocate insista sur le fait que Lali Nauja ne pouvait pas s’occuper de son enfant à cause de ses emplois temporaires en dehors de Quaqtaq. Elle aurait eu, dans le passé, des problèmes d’alcool et utilisé à l’occasion des psychotropes, selon Black Deer. Enfin d’après le Code civil québécois, dans le cas d’un enfant né hors-mariage, seuls le père et la mère biologiques ont des droits sur leur enfant ; de ce fait, les grands-parents inuit n’en avaient aucun. Le juge âgé avait l’air fatigué par la longueur de la plaidoirie ; il était affalé sur son fauteuil, les yeux à moitié fermés et écoutait sans réagir.

L’avocat de Makivik me fit signe que cela allait être bientôt mon tour. J’étais serein car je connaissais bien l’importance de l’éponymie inuit avec les croyances et pratiques qui en découlaient, pour avoir enquêté et publié sur ce thème (Saladin d’Anglure 1967).

Quand le juge m’invita à avancer et me demanda ce que j’avais à dire à propos de la requête présentée, je lui répondis qu’étant moi-même père d’un jeune fils que j’élevais, j’étais sensible à l’intérêt manifesté par le père biologique pour son fils et je savais par expérience que dans les causes familiales de ce genre, les tribunaux du Québec privilégiaient l’intérêt de l’enfant et la conciliation. Je repris ensuite tous les arguments présentés par la procureure du requérant :

L’enfant âgé de trois ans, marche comme un canard en balançant le corps d’un côté et de l’autre ? Mais c’est la seule façon de marcher dans ce pays de toundra, si l’on ne veut pas tomber. L’été quand fond le pergélisol, le sol est mou comme une éponge, et l’hiver il faut aussi adapter ses pas à la neige…
Il est incapable de se lever et de se coucher à une heure fixe… Mais à Quaqtaq, les jours sont très courts l’hiver, à peine quelques heures, et les nuits très longues, alors que l’été c’est l’inverse et on peut jouer toute la nuit dehors…
Il est incapable de manger avec la famille aux heures régulières des repas ? Mais les Inuit sont des chasseurs-pêcheurs-collecteurs ; ils mangent quand ils attrapent du gibier ; et, quand ils sont bredouilles, il doivent aller puiser parfois assez loin dans leurs caches de viande ou de poisson.

Évidemment ces habitudes tranchaient avec celles d’une famille amérindienne, sédentarisée dans une réserve périurbaine… Le juge m’écoutait les yeux toujours à moitié fermés. Je racontai ensuite la surprise des grands-parents maternels de l’enfant lorsqu’ils découvrirent qu’il avait sur le crâne une macule rouge de naissance :

C’était pour eux le signe évident que leur fils de vingt ans, qu’ils venaient de perdre dans un accident de skidoo, revivait dans cet enfant. C’est ainsi qu’ils commencèrent à s’adresser à lui par les mêmes termes de parenté qu’ils utilisaient pour leur fils… l’enfant était Taami, leur fils…[10]

On vit alors le juge redresser subitement la tête, les yeux pétillants… il m’interrompit et me demanda :

- Mais monsieur le professeur, c’est une théorie de la réincarnation ?

- Tout à fait votre Honneur !

On sentit que cette coutume lui plaisait lorsqu’il ajouta lentement :

- Mais que feriez-vous, monsieur le professeur, si vous étiez à ma place ?
- Votre Honneur, il s’agit bien ici d’une adoption coutumière par les grands-parents et dans ce cas les Inuit respectent toujours les liens biologiques, à moins que les parents biologiques ne maltraitent leur enfant, ce qui n’est pas le cas. Quant à la scolarisation de Taami, je crois qu’on a le choix entre deux solutions pour répondre à votre question : ou bien l’enfant ira à l’école durant l’année dans le village de son père biologique et remontera au Nord durant les vacances d’été, auquel cas il perdra la pratique de langue inuit qu’il a acquise au cours des deux dernières années à Quaqtaq ; il apprendra le mohawk et sera scolarisé en anglais, sans personne auprès de lui pour représenter sa famille maternelle et reviendra les étés à Quaqtaq comme un étranger… Ou bien la solution inverse : il sera scolarisé à Quaqtaq dans la langue inuit plus l’anglais ou le français ; il vivra la majeure partie de l’année chez ses grands-parents maternels qui le considèrent comme leur fils ; il sera parmi ses amis inuit et sera tout près de sa mère biologique, et de son oncle paternel mohawk auquel il pourra rendre visite facilement et même communiquer par radiotéléphone, de chez lui, à son père biologique ; il passera ensuite les trois mois des vacances scolaires estivales chez ce dernier avec lequel il pourra communiquer en anglais et s’initier au mohawk.

On entendit soudain, juste derrière moi, un bruit de sanglots. Le juge interrompit la séance. L’avocat des Inuit se précipita pour consoler sa consoeur – la procureure du Mohawk – qui avait fondu en larmes, en comprenant qu’elle était en train de perdre sa première cause en cour supérieure[11]. Vingt minutes plus tard la séance reprit et plusieurs autres témoins furent encore entendus. Mais toute l’assistance avait compris qu’il y avait un retournement de situation et que la contre-requête des Inuit avait de fortes chances de prévaloir…

Le jugement fut rendu au début de l’automne 1980, dans lequel le juge, privilégiant l’intérêt de l’enfant, reprit mes recommandations en faveur d’une scolarisation à Quaqtaq durant ses années de croissance… Et ensuite, il fit preuve d’une grande sagesse juridique pour surmonter l’argument que, l’enfant étant né hors mariage, ses grands-parents n’avaient aucun droit sur lui ; il dissocia la garde juridique de l’enfant qu’il accorda à la mère biologique, de la garde physique qu’il accorda aux grands-parents maternels, après acquiescement de la mère. L’enfant pourrait plus tard faire un autre choix quand il serait suffisamment mature.

Ce jugement fit jurisprudence à l’international quand, quelques années plus tard, il fut utilisé pour un cas d’adoption coutumière comparable, impliquant des Aborigènes australiens[12].

Témoins à la Barre[13] : jeu de rôles, duel public ou intérêt de l’enfant ?

Dans cette section, je vais suivre le personnage principal de la cause précédente durant les 36 ans qui ont suivi le premier jugement le concernant (1980), jusqu’à aujourd’hui (début 2016) ; il s’agit de Taami Nauja–Moonchild Elk, qui aura 39 ans en juin 2016. J’essayerai de comprendre son point de vue et de suivre son itinéraire à travers les rencontres directes ou indirectes que j’ai pu avoir avec lui, à travers d’abord l’épisode juridique qui suit :

Sept ans après (1987) le premier jugement, le même avocat de Makivik me sollicita pour la même cause qui connaissait un développement nouveau : Black Elk, sans doute mécontent du précédent jugement, venait de déposer un nouveau recours en Cour supérieure visant à modifier à son profit la garde légale de son fils. Cette fois-ci, il fit appel à un avocat anglophone chevronné qui releva dans le jugement de 1980 le fait que l’éducation de l’enfant était l’objectif majeur recherché, ce qui avait justifié aux yeux du juge le choix de Quaqtaq et des grands-parents maternels pour y veiller. Or, selon le requérant, ces grands-parents inuit s’en étaient très mal acquittés en ce sens qu’âgé maintenant de neuf ans, après trois ans de scolarité dans le Nord, il ne pourrait même pas être admis au grade 1 dans une école anglophone du Sud, sachant à peine lire et écrire en anglais. Il était donc demandé que soit inversé le jugement en donnant la garde légale au père et des droits de visite à la mère et aux grands-parents maternels, s’ils le demandaient. L’audience fut initialement prévue pour le 8 décembre 1986 à Montréal, mais à la demande des Inuit une évaluation psychopédagogique fut effectuée à Quaqtaq (les 21 et 22 janvier 1987) et les parties s’entendirent aussi pour qu’une autre évaluation soit effectuée au Centre d’apprentissage du McGill Montreal Children’s Hospital à Montréal (le 4 février 1987), ce qui fut accordé. Ces deux évaluations présentent l’adolescent comme un élève travaillant et brillant après les deux premières années enseignées en inuktitut, langue qu’il parle et écrit couramment ; l’enseignement en anglais, à Quaqtaq, n’a commencé qu’au niveau 3 ; Taami est un des meilleurs de la classe mais confond parfois les mots dans cette langue qui est pour lui une langue seconde. Les tests ayant été conçus pour des élèves dont l’anglais est la première langue, on peut douter cependant de leur validité. Les Inuit furent très choqués par la façon dont le système scolaire du Nord avait été présenté dans la requête. Le procès semblait sa focaliser sur l’éducation.

L’audience fut fixée au début juin avec un nouveau juge. Je fus convoqué pour le deuxième jour de l’audience, et quand le juge me demanda mon point de vue sur la requête, je lui répondis ce que je pensais du système d’éducation au Nord :

Ce système opère dans une population autochtone où la langue inuit est parlée couramment par plus de 90 % de la population ; l’anglais et le français y ont donc forcément un statut de langue seconde. On ne peut faire de comparaison avec une situation où l’anglais est la langue première. […] Mais a-t-on pensé à demander à Taami quelles étaient ses préférences ?[14]

Ce n’était pas le cas. Lorsqu’il fut interrogé, la réponse de l’adolescent surprit bien des gens : il souhaitait passer l’année scolaire dans le Sud et les trois mois de vacances estivales dans le Nord !

En conséquence, le juge accepta la demande du père biologique. Ébahis par ce retournement de situation, je voulus avec l’avocat de Makivik en savoir plus en interrogeant Taami hors-audience. Voici ce qu’il nous expliqua :

Tous les amis inuit de mon âge ont déjà participé avec succès à des chasses aux divers gibiers, phoques annelés, phoques barbus, belugas, oiseaux migrateurs ainsi qu’à la pêche à l’omble arctique qui descend dans la mer au début de l’été, pas moi ! Tous ces animaux abondent durant l’été pendant que moi je suis dans le Sud auprès de Black Elk…

C’était donc la raison de son choix, qui n’avait rien à voir avec l’école. Sans doute ni son père biologique, ni son avocat, ni le juge ne l’avaient compris. Car Taami Nauja était parfaitement intégré à la société et à la culture inuit. Il était passionné de chasse et de pêche et son grand-père aimait l’emmener avec lui dans les très rares occasions qui se présentaient durant les fins de semaines ou les petits congés scolaires. L’identité masculine inuit est très orientée vers la chasse et la pêche[15] ; chaque performance nouvelle d’un enfant est célébrée par des rituels ancestraux, durant lesquels les aînés célèbrent l’« exploit » du jeune. S’il a tué son premier lièvre arctique, on prétend qu’il a tué un caribou et on le partage comme si c’en était un. Ainsi les gibiers sauront qu’il partage leur chair avec les autres Inuit et viendront par la suite s’offrir à lui. Rien n’est pire pour un garçon inuit que d’être en retard sur ses pairs en ce qui concerne les premières performances de chasse ou pêche.

Visiblement, en 1987, les motivations de Taami, celles de son père biologique ou de son avocat, celles de ses grands-parents maternels, celles des services juridiques de Makivik, et enfin celles du juge de la Cour supérieure fondées sur le droit canadien et québécois et sur la jurisprudence, divergeaient considérablement.

Taami était heureux à Quaqtaq, il se sentait bien entouré avec ses grands-parents, sa mère qui y vivait en couple après avoir refait sa vie, son oncle paternel, et surtout ses cousines paternelles issues comme lui de deux cultures inuit et mohawk ; mais il était soucieux aussi de se perfectionner dans les deux langues – le mohawk et le français – qu’il côtoyait dans le Sud sans bien les connaître, et d’améliorer son anglais. Il s’intéressait à la musique contemporaine, notamment inuit, car de brillants artistes inuit commençaient à se faire connaître ; il partageait ce goût avec sa cousine paternelle Lisi Elk, de Quaqtaq, déjà célèbre au Nunavik.

Le père biologique de Taami, Moonchild Elk, fort de sa culture mohawk et de plusieurs générations d’acculturation en périphérie de Montréal, semblait avoir un complexe de supériorité face à la culture inuit restée par comparaison beaucoup plus traditionnelle ; il était persuadé que l’école de Quaqtaq était incapable de développer les grandes capacités de son fils qu’il prétendait surdoué ; il avait aussi une revanche à prendre à l’encontre du premier jugement.

Les grands-parents maternels de Taami étaient très attachés à leur « fils » revenu chez eux, qui avait comblé le grand vide laissé par la mort du premier Taami ; le grand-père, maire de Quaqtaq, était une personnalité écoutée dans les réunions et comités régionaux auxquels il participait, tout un étant un chasseur traditionnel ; sa grand-mère inuit confectionnait à la maison avec zèle tous les vêtements traditionnels pour son « fils ».

Quant aux avocats de Makivik, ils cherchaient à défendre la culture et la société inuit face au colonialisme envahissant du Sud.

Enfin, pour le nouveau juge, il s’agissait d’évaluer avec équité la requête du demandeur en tenant compte de l’intérêt de l’enfant et du droit canadien.

La suite de ce feuilleton à épisodes montre à quel point la dimension humaine et culturelle de chaque intervenant, en particulier autochtone, mais aussi la personnalité des juges et des avocats ont joué un rôle déterminant sur un fond très formaliste de droit colonial. Il est difficile pour les juges et les avocats d’intégrer les concepts et coutumes d’une société comme celle des Inuit, qui vit un pied dans la tradition et un pied dans la modernité. Les juges, en particulier, ont du mal à tenir compte des droits coutumiers dans leurs jugements, si ce n’est dans le cas de juges éminents et courageux qui n’hésitent pas à « tordre le bras » aux Codes judiciaires, pour reprendre l’expression de Robert Cliche[16], en créant une jurisprudence innovante ; quant aux services sociaux, responsables du suivi des individus sur le terrain, ils connaissent un roulement de personnel trop rapide pour être en mesure d’évaluer en profondeur les situations qui posent problème, à part évidemment quelques exceptions.

Bien sûr, des expériences sont en cours, notamment dans les villages du Nunavik avec les Comités villageois de justice, mais de nouveaux obstacles ont surgi avec la Loi de protection de la personne et des droits de la jeunesse, qui interdit de rendre public le nom d’un délinquant mineur ; alors que dans les communautés inuit la coutume voulait que tous les adultes soient informés du nom du coupable mineur et contribuent à lui faire entendre raison et à le remettre dans le droit chemin. En 1998, j’ai pu assister dans un village nordique du Nunavik à une assemblée des parents d’élèves de l’école du village après le saccage nocturne récent de plusieurs classes par des élèves. C’était arrivé lors d’un congé scolaire. Les coupables furent identifiés par la police qui transmit le dossier aux services sociaux du village. Les parents furent choqués de ne pouvoir ni les nommer, ni discuter collectivement de leur réhabilitation.

Environ dix ans plus tard, en 1998, alors que je me rendais à Kangiqsujuaq avec une équipe de cinéastes pour y filmer le site de gravures rupestres que j’y avais « découvert », j’embarquai à Kuujjuaq dans le petit avion qui desservait les villages du Nunavik. Un Inuk d’une vingtaine d’années vint s’assoir à côté de moi, et j’engageai avec lui une conversation en langue inuit ; il se rendait à Quaqtaq et je découvris à ma grande surprise qu’il s’agissait de Taami Nauja–Moonchild Elk pour lequel j’avais témoigné. En le questionnant, j’appris qu’après ses études à Montréal il avait suivi dans le Sud une formation de policier auxiliaire et qu’il retournait dans son village inuit de Quaqtaq pour y exercer cette fonction, très heureux d’être de retour parmi les siens.

Mais l’histoire ne finit pas là, car en 2014 je fus sollicité à Montréal par une équipe de documentaristes qui désirait obtenir de moi des séquences sur les chiens inuit pour les utiliser dans un film sur la vie d’un Inuk nommé Henry Nauja de Quaqtaq. Il avait perdu une jambe dans un accident de chasse, et avec beaucoup de résilience avait décidé d’élever un attelage de chiens pour participer aux courses annuelles organisées depuis une vingtaine d’années au Nunavik sous le nom d’IVAKKAQ. Henry, me dit-on, réalisait de belles performances dans ces courses, faisant l’admiration de ses concitoyens. En cherchant dans mes généalogies, je découvris qu’il était l’oncle maternel de Taami Nauja, devenu son « frère » lorsque il avait été adopté par ses grands-parents. Et, surprise encore, c’est Taami Nauja–Black Elk qui avait composé la musique et les chants pour le film sur son « frère » handicapé (Saladin d’Anglure 2015b). En me renseignant, j’appris que Taami avait quitté son poste d’officier de police, difficile à occuper très longtemps dans un village où l’on a grandi, afin de se consacrer à la musique. Taami a quatre enfants et est venu s’installer dans la région de Montréal avec sa compagne ; il se présente comme consultant, mais parle toujours avec passion de sa musique, qui connaît un grand succès.

Conclusion

Il n’est pas facile pour un anthropologue social de jouer le rôle de témoin-expert dans des causes le plus souvent conflictuelles. Il lui faut s’investir avec l’aide d’avocats qui le guident dans les méandres du droit, je devrais dire des droits, Code civil de la Coutume de Paris pour le droit civil au Québec, code pénal fédéral, droit jurisprudentiel du Common Law britannique et, dans le cas des Inuit, de la jurisprudence récente.

Il a par contre une meilleure connaissance du droit coutumier inuit, non écrit, qui intègre dans une socio-cosmologie les relations des humains entre eux, mais aussi avec les entités invisibles régissant l’environnement, les mouvements cosmiques, les espèces animales, les défunts. Le tout intégré dans le concept de Sila, souffle cosmique qui anime le cycle des saisons, les mouvements célestes et, par-dessus tout, les cycles de reproduction de la vie sous toutes ses formes à commencer par la vie humaine. L’esprit maître de cette entité floue qu’est Sila, proche du Qi proto-taoïste, régit la vie comme aussi le cosmos (Saladin d’Anglure 2015a).

La conception inuit des liens de parenté tient compte autant des liens biologiques que des liens électifs créés par l’adoption (Saladin d’Anglure 1997) ou des liens virtuels créés par les noms personnels hérités de personnes décédées (ou vivantes). Il a fallu un vieux juge à la retraite, intuitif et expérimenté, pour comprendre l’importance qu’avait la croyance inuit en la réincarnation d’une personne défunte. Il trouva comment sortir de la logique binaire du tiers exclus, sous-jacente à l’opposition coupable/innocent. Par son jugement il dénoua la crise que la rétention de Taami Nauja par son père biologique provoqua.

En élargissant la perspective et en incluant toutes les parties mises en cause, le vieux juge a agi pour le plus grand bien de Taami en prévoyant à terme la possibilité pour lui de faire d’autres choix. L’intelligence des choix qu’a fait Taami pendant les trente-cinq ans qui ont suivi le jugement de 1980 témoigne également des effets bénéfiques de ce jugement. Car le jeune homme est resté en bons termes avec tous les siens et, en devenant adulte, a trouvé une voie épanouissante.

Les juges confrontés aux problèmes des communautés inuit ou autres communautés autochtones originaires d’Asie devraient connaître et pouvoir utiliser la logique du tiers-inclus qui permet de restaurer l’harmonie sociale entre les individus, les familles et les groupes. C’est la voie qu’a choisie le juge Robert Cliche pour juger un prévenu accusé de viol ; qu’a choisie le Comité d’arbitrage de la GRC pour juger un policier inuit accusé de menace de mort. À ces causes où ma participation comme témoin-expert fut requise, j’aurais pu en ajouter encore au moins cinq autres, mais je n’en citerai qu’une : lors de recherches à Igloolik au printemps 2011, j’appris que la Commission de vérité et réconciliation du Canada arrivait le lendemain pour la première fois dans ce village afin d’y tenir une session publique de deux jours et je décidai d’y assister. Dans la salle bondée, j’eus la surprise de rencontrer Wilton Littlechild, un des Commissaires que je connaissais, ainsi que Peter Irniq et Robert Watt, de vieilles connaissances, qui assistaient la Commission[17]. Le deuxième jour, ils sollicitèrent de façon pressante mon témoignage afin que je fasse des suggestions à propos de la « réconciliation », dont aucun des Inuit n’avait parlé, trop préoccupés qu’ils étaient par la « vérité » de leur vécu dans les pensionnats et de ses conséquences sur leur vie actuelle.

J’improvisai donc en insistant sur l’importance de raviver chez les Inuit les valeurs éprouvées de leur socio-cosmologie millénaire, secret de leur survie dans l’Arctique ; et surtout d’initier les Occidentaux, notamment ceux qui sont impliqués dans l’éducation, la santé et la justice au Nord, à la logique qui sous-tend ces valeurs ; aux principes du partage et du vivre ensemble, aux règles du bien-vivre[18], au respect des aînés et des enfants qui les réincarnent… à la souplesse du genre dans l’enfance quand on réincarne un ancêtre de sexe différent. Pour cela, il faudra trouver des médiateurs inuit, encore trop rares, comme Peter Irniq au Nunavut, Henrietta Rasmussen au Groenland, ou des juristes inuit expérimentés comme Dalee Sambo, une Inupiaq d’Alaska, spécialiste de droit international qui a présidé l’instance permanente sur les affaires autochtones de l’ONU, ou encore Alexiina Kublu, professeur d’inuktitut et ancienne juge de paix à Iqaluit. Il faudrait aussi compléter la formation des nouveaux avocats inuit afin qu’ils apprennent des aînés encore en vie, ou des écrits et enregistrements de ceux maintenant décédés, la façon dont les générations précédentes géraient collectivement le règlement des conflits. Des documents traduits de l’inuktitut sont disponibles auprès d’organisations inuit comme l’Institut culturel Avataq (Montréal) ou l’Oral History Database d’Igloolik, consultables au ministère de la Culture du Nunavut dans ce village, ou aussi les entrevues faites avec des aînés, publiées par le Collège de l’Arctique du Nunavut[19], ou incluses dans le projet À l’écoute de notre passé, financé par Patrimoine canadien. Quelques juristes occidentaux (Piquet 2008) ou inuit et spécialistes des sciences sociales tentent également de trouver de nouvelles voies pour rendre le droit plus flexible, plus ouvert au pluralisme et aux changements (Bernheinm 2011).