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À travers l’analyse de mythes nord-américains ayant pour motif l’Hôte maladroit, Daniel Clément renouvelle la lecture de ce champ d’études, jusqu’ici largement influencé par le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Souvent aberrants, bizarres ou absurdes, c’est par une analyse qui retourne à la base que Daniel Clément se confronte à l’obstacle de l’intelligibilité des récits mythiques et « cherche à découvrir au-delà des apparences ce qui motive les récits » (p. 11), afin d’en révéler le sens caché pour les usagers.
Regrouper près de quatre cents variations autour du motif universel de l’Hôte maladroit (Bungling Host) dans les cultures nord-américaines permet à l’auteur de soutenir que les mythes, ces manières prétendument aberrantes de penser, ont du sens. Préférant une analyse portant essentiellement sur le contenu – ce que les analystes précédents ont généralement ignoré –, Daniel Clément cherche à mettre en évidence les étymons des mythèmes, c’est-à-dire les sources d’où les thèmes mythiques tirent leur origine et qui en expliquent les manifestations.
Dans tous ces récits, un animal invite le Décepteur – un humain, représenté généralement par Coyote – à manger et à lui préparer de la nourriture. Pour remercier son hôte, le Décepteur essaye de l’imiter mais échoue sans cesse, parfois en se blessant ou même en y trouvant la mort. Qu’il s’agisse de Castor qui tue ses enfants et les fait revivre, de Canard qui obtient du riz en excrétant, de Mouffette qui obtient de la nourriture par son musc, d’Ours qui obtient de la graisse en se chauffant les mains ou de la viande en se coupant le pied, les modes d’appropriation de la nourriture varient considérablement selon les cultures. Bien que construits de façon similaire selon une trame invariable, les épisodes mythiques s’expliquent différemment, d’abord par le contexte culturel, ensuite en fonction même des animaux qui personnifient le Maître de maison. Différents, ils renvoient à des comportements éthologiques propres à chaque espèce, ce qui transparaît dans des détails en apparence anodins, mais dont la singularité est hautement significative : c’est pourquoi l’identification du Maître de maison est essentielle et constitue la difficulté première pour la compréhension des mythes.
Selon Daniel Clément, « les mythes contiennent un énorme savoir serti sous forme de bizarreries dont le caractère étrange n’est dû qu’à un amalgame judicieux d’éléments environnementaux et humains » (p. 450). Il s’agit de se rapporter pour chaque mythe à la vie sociale, économique et culturelle ainsi qu’aux connaissances relatives à l’environnement, notamment aux plantes et aux animaux. En effet, les connaissances véhiculées dans ces mythes relatifs à l’Hôte maladroit ne sont pas pour autant restreintes aux seules parties anatomiques des animaux ou à des comportements éthologiques, plusieurs mythèmes ont comme étymons des faits relatifs aux techniques de production alimentaire comme la chasse et la pêche, aux rites religieux ou encore aux règles d’hospitalité. Mais plusieurs d’entre eux reposent également sur des théories autochtones, comme le principe selon lequel l’animal s’offre au chasseur, directement ou indirectement par son épouse ou sa progéniture, et sur des enseignements tirés d’observations sur la reproduction des espèces.
Ainsi, ces épisodes relatifs à l’Hôte maladroit s’avèrent de bons moyens de transmission des connaissances locales et des habitudes du personnage central, et, ce faisant, agissent comme des mesures préventives de comportements blessants, dans la mesure où l’être humain ne détient pas les mêmes attributs ni les mêmes pouvoirs que les animaux. Essentiellement didactiques, ces mythes incitent leurs usagers à vérifier par eux-mêmes la véracité de ces dires ; l’éducation autochtone étant largement fondée sur le principe de la validation par l’expérience personnelle.
C’est ainsi que « les différentes variantes et versions aident à comprendre les divers modes opératoires des mythes, des plus simples aux plus complexes, du mode isologique au mode métonymique en passant par le mode analogique proprement dit et le mode métamorphologique » (p. 445). En constatant la présence simultanée de divers modes opératoires dans les mythes, Daniel Clément conclut que la pensée mythique ne précède pas la pensée scientifique. C’est en réalité la pensée scientifique qui est déjà présente, la mise en lumière des étymons en constituant un excellent témoignage, dans la mesure où les mythes associent des comportements aberrants à des savoirs précis.
Plutôt qu’une approche structuraliste centrée sur la forme, qui renonce à chercher une signification univoque cachée derrière les mythes et privilégie l’analyse comparée des variantes d’un mythe afin de dégager leur structure commune, Daniel Clément propose aux analyses mythiques une lecture complètement nouvelle et riche en possibilités, en étudiant les contenus des mythes pour eux-mêmes et en postulant que les extravagances des mythes peuvent être analysées pour en trouver les étymons, et ainsi en expliquer le sens. Destiné à toute personne curieuse des cultures nord-américaines, cet ouvrage constitue une remarquable introduction au déchiffrage des récits mythiques où il est aisé de se prendre au jeu et de se plaire à décrypter par soi-même ces récits.