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Cet ouvrage d’Ian Condry, anthropologue et professeur au MIT, est le fruit d’un travail de terrain effectué dans le cadre de sa thèse de doctorat sur la culture populaire (ou pop) au Japon. Tel que l’annonce son titre, l’ouvrage entend discuter d’une double thématique : d’une part, le hip-hop au Japon et, d’autre part, ce qu’il appelle la globalisation culturelle. Le projet de Condry est de se servir de l’étude approfondie qu’il a faite du hip-hop au Japon comme d’un cas spécifique, mais particulièrement significatif, qui exemplifie les dynamiques de la globalisation culturelle ou, pourrait-on dire, de la culture populaire. Chacune des réflexions qui animent le texte s’inscrit ainsi dans cette visée de montrer en quoi le hip-hop au Japon permet de mieux comprendre les processus de la globalisation.
L’auteur entend ainsi déjouer certaines des idées fréquemment associées à la globalisation en proposant une approche qui soit orientée sur les connexions plutôt que sur les oppositions qui semblent trop souvent caractériser les rapports entre le global et le local ou, par exemple, entre l’homogénéisation et la diversification des pratiques culturelles, etc. L’auteur se place d’un point de vue local ou microsociologique à partir duquel il cherche à comprendre les formes par lesquelles s’expriment le global et les forces mondiales – comment elles sont interprétées, articulées, transformées – et, du coup, les rapports étroits et les connexions qui s’y jouent, plutôt que de n’y voir que des oppositions dichotomiques.
Cette approche n’est certes pas nouvelle ; sa particularité tient donc moins de son caractère novateur que de la pertinence de l’angle d’observation que choisit l’auteur pour inscrire le hip-hop japonais dans cette approche qui cherche à comprendre les formes d’adaptation locales des processus globaux.
Cet angle d’observation est celui des genba, mot japonais désignant les sites spécifiques où un ensemble d’acteurs et de forces, globales et locales, convergent, se reflètent – à l’image de la boule disco dont parle l’auteur – et sont « performés ».
Les genba dans l’ouvrage correspondent plus précisément aux clubs où « performent » les rappeurs, à ces lieux où sont mises en scène les dynamiques caractéristiques du hip-hop japonais. Ces dynamiques sont approfondies dans chacun des chapitres. Les premiers mettent en évidence que la scène du hip-hop donne l’occasion aux rappeurs d’exprimer, souvent sous la forme de l’improvisation et du « duel », la quête d’authenticité qui caractérise nombre d’entre eux – quête qui lie étroitement l’authenticité à la question de l’ethnicité. Ensuite, l’auteur montre que les genba, de par leur caractère public, sont aussi le lieu d’expression de questionnements et de critiques politiques qui se matérialisent dans le rapport entre les fans et les rappeurs. C’est également dans les genba qu’il est possible de comprendre les politiques du langage auxquelles participent les rappeurs (dans quelle mesure faut-il utiliser l’anglais ? Le japonais est-il une langue qui peut être « rappée » ? Comment articuler les deux langues ?, etc.). Les genba constituent également les contextes dans lesquels ont évolué les réflexions sur la place des femmes dans le hip-hop au Japon. Des dynamiques à la fois locales et globales s’articulent de manière telle que des femmes rappeuses s’inscriront davantage dans la culture du kawaii (le « cute ») et que d’autres auront un style plutôt masculinisé. Les genba exposent également les rapports entre les artistes et l’industrie médiatique ; il y est possible, autrement dit, de comprendre les raisons pour lesquelles certains graviront l’échelle de la popularité et du succès et d’autres non. Les motivations des rappeurs ne se réduisent pas à la volonté de « faire de l’argent », mais s’ouvrent aussi à d’autres désirs, comme « faire bouger la foule », aiguiser le sens entrepreneurial, obtenir du soutien pour des projets à venir, se construire une réputation ou accroître le soutien des fans, etc.
Afin de mieux comprendre le hip-hop japonais, Condry conçoit donc les genba comme un carrefour où se rencontrent des forces globales (le hip-hop américain, le pouvoir de l’industrie médiatique, des technologies de communication et des grandes entreprises, les règlementations gouvernementales, etc.) et des forces locales (les parcours et objectifs personnels de chacun, les rencontres et opportunités ponctuelles, la compétitivité qui anime différents groupes de rappeurs, etc.). Celles-ci, affirme l’auteur, participent tout autant à la globalisation culturelle, mais par des voies diverses, alternatives, qui émergent de dynamiques concrètes, contextuelles. La réalité du hip-hop au Japon ne se résume donc pas à ce que certains ont cru être une copie de la version américaine. Elle s’inscrit dans ce processus mondial de la globalisation de la culture populaire tout en se démultipliant en une diversité de plus en plus grande de styles, pratiques, langages, etc., qui empêche de croire, soit à l’impossibilité de son existence au Japon, soit à sa mort éventuelle.