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« Traditions authentiques » performées pour des touristes ; copyright sur les usages rituels d’une plante ; revendication d’un territoire ancestral pour y installer un casino ; marketing de « biens ethniques ». À partir de tels exemples, les époux Comaroff, dans l’inspirant Ethnicity, Inc., s’attachent à décortiquer le phénomène de mise en économie des identités au sein du paradigme néolibéral global. Identifiant la prépondérance accordée dans le monde contemporain à des formes spécifiques – biopolitiques et économiques – des notions d’identité et de diversité culturelle, les auteurs analysent la logique et les effets de la mise en marché de la différence. Ils montrent, avec l’élégance et le dynamisme habituels de leur style, comment la vente mondiale des identités culturelles, encouragée par une rhétorique de la modernisation, transforme les définitions, les frontières et les textures affectives des identités sur la base de critères économiques tout en établissant la culture en propriété (intellectuelle) à exploiter.
L’ethnicité constitue aujourd’hui, tant pour les instances politiques mondiales que pour les nations et les marketeurs, le véhicule sociosémiotique préférentiel de la diversité humaine. Les Comaroff observent que, si les ontologies de ces identités ethniques sont naturalisées dans un discours biologisant condensant l’appartenance culturelle à l’inéluctabilité du sang et des gènes, l’identité est aussi simultanément conçue comme un choix des individus et/ou des collectivités libres « d’agir » leur différence ethnique afin de l’entériner sur le marché de la reconnaissance.
Ethnicity, Inc. est de fait finement articulé autour d’une dialectique entre marchandisation de la culture et incorporation des identités par les sujets de la « différence culturelle, Inc.». Les Comaroff s’intéressent aussi bien à la circulation et aux acteurs du capital dans l’économie de l’identité qu’aux effets de cette capitalisation sur les notions de culture, d’identité et de différence. S’appuyant sur la pensée de Benjamin (1968) selon laquelle certains objets culturels sont désirables parce qu’ils sont entourés d’une aura conférée par la culture – aura que la mise en marché de ces objets estompe et dissout paradoxalement –, les Comaroff ajoutent que c’est aussi cette mise en marché, aussi normalisante soit-elle, qui permet de conserver, de réanimer, de réinventer, de faire circuler et finalement de constituer les identités ethnoculturelles des « différents, Incorporés ». Le jeu de la politique de la reconnaissance se joue sur le terrain de la consommation. Si les différences culturelles mises en vente sont aplanies par la logique du marché, elles sont aussi pérennisées, affirmées et cristallisées par leurs essentialisations « vendables ». En conséquence de quoi, comme l’affirme cet aîné tswana rencontré par les auteurs : dans le marché mondial des identités, ne rien avoir à vendre, c’est ne rien être culturellement (p. 18).
Les Comaroff choisissent l’angle économique pour aborder ces transformations contemporaines de l’identité culturelle, déplorant au passage la fixation de l’anthropologie sur les aspects politiques des identités. Ils inscrivent leur analyse dans une conception foucaldienne du néolibéralisme en tant que recouvrement historique par la logique économique de tous les domaines de l’existence, notamment l’inféodation du politique aux principes managériaux (Foucault 2004). La liberté du sujet néolibéral est exclusivement entrepreneuriale ; le collectif est conçu comme espace « à gérer ». La constitution des entités culturelles en corporations-propriétaires et la mise en vente des identités – nivelées par un fétichisme juridico-légal – sont ainsi devenues les modes privilégiés d’appréhension des différences humaines.
L’analyse offerte dans Ethnicty, Inc. est déployée à partir d’exemples ethnographiques africains, américains et européens parfaitement documentés, exhaustivement présentés et minutieusement articulés à la théorie. On pourrait cependant regretter que les auteurs ne fassent qu’effleurer trois enjeux de la mise en économie des identités ethnoculturelles : tout d’abord ses effets, comme technologie de soi, sur la constitution des subjectivités ; ensuite, l’importance de l’esthétique dans ce marché de la diversité ; enfin, les modalités de la relation entre propriété territoriale et identité ethnoculturelle.
Ethnicity, Inc. est un ouvrage qui a la sagesse et le courage de ne pas faire la morale ou, pire, l’éthique. En préférant l’analyse au jugement, les auteurs parviennent à montrer comment les transformations actuelles dans la conception et l’expérience des identités et des cultures peuvent être sources à la fois d’appauvrissement et d’empowerment, de renforcement d’inégalités anciennes et de prise de pouvoir, de pertes pour certains et de gains pour d’autres. Déconstruisant la fiction d’un clivage entre authenticité culturelle et marchandisation, les Comaroff renouvellent la réflexion anthropologique sur ce qu’ils appellent la commodification de la culture en prenant à bras le corps la complexité et l’instabilité des notions de tradition, d’authenticité, de culture, et de différence. Aussi original et étonnant que précis et actuel, Ethnicity, Inc. est un essai qui se lit d’un souffle. Les pistes de réflexion qu’y ouvrent les Comaroff montrent à l’anthropologie contemporaine, autant grâce à l’objet d’étude qu’au ton employé, les voies les plus pertinentes à emprunter désormais.
Appendices
Références
- Benjamin W., 1968 [1936], « The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction » : 217-252, in H. Arendt (dir.), Illuminations : Essays and Reflections. New York, Schoken.
- Foucault M., 2004, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979. Paris, Gallimard.