Article body

Introduction

L’obeah dans la Caraïbe peut être défini sommairement comme un ensemble de pratiques de gestion magico-religieuse de la maladie et de l’infortune souvent associées à la sorcellerie. Au-delà de cette définition classique de l’obeah, l’approche développée ici vise à le mettre en évidence comme lieu d’émergence de discours moraux et de cristallisation d’un imaginaire du mal. Il ne sera question ici ni de croyance en la sorcellerie, ni d’efficacité de pratiques ; et, sans pour autant nier l’existence de pratiques de sorcellerie ou des sorciers, il sera admis que l’emploi du terme obeah renvoie moins à un type spécifique de pratiques ou de connaissances qu’à un jugement moral, à une métaphore de l’ordre social et moral, révélés par les pratiques discursives et les idiomes moraux.

Au cours d’un terrain de huit mois à Ste-Lucie en 2006-2007, dans le cadre de mon Doctorat en anthropologie[1], une ethnographie des rumeurs et des accusations a été l’occasion d’initier une anthropologie des moralités locales. Les conceptions locales du bien et du mal sont analysées à l’aide d’un objet de recherche particulier, l’obeah, idiome d’explication de la maladie qui fait intervenir la question de la légitimation morale des guérisseurs-sorciers[2]. D’autres réflexions porteront sur la construction des discours moraux, sur le décalage entre les dimensions internes/externes, locales/globales des moralités et sur les divers usages sociopolitiques et moraux de l’obeah.

L’analyse des moralités de l’obeah présentée ici s’inscrit dans une étude des ethnoéthiques des thérapeutiques visant la description et la construction socioculturelle des discours moraux et des questionnements éthiques élaborés par, et sur, les médecines « traditionnelles » locales (Lieban 1990 ; Fabrega 1990 ; Kunstadter 1980). L’analyse des ethnoéthiques de la pratique des soins aborde les discours moraux produits par, et sur, les guérisseurs et leurs pratiques, provenant des malades, des guérisseurs eux-mêmes ou d’autres guérisseurs, des membres de communautés religieuses, ou de la population en général. Les ethnoéthiques médicales sont le résultat de négociations intersubjectives contextualisées, actualisées par une approche interactionnelle. L’accès aux ethnoéthiques des guérisseurs-sorciers peut être facilité par une perspective tridimensionnelle, telle que celle développée par Laguerre (1987). Son modèle d’analyse visant à définir un thérapeute non-biomédical dans la Caraïbe inclut la réalité subjective du guérisseur, la réalité objective mesurée par sa clientèle, et le système de croyances culturelles qui fournit un cadre pour l’interprétation des réalités subjectives et objectives. Cette tripartition permet d’envisager l’analyse interne des discours des thérapeutes concernant la légitimation éthique de leur pratique, la perspective externe qui rend compte des thérapeutes et des traitements tels qu’ils sont perçus moralement par la société et les malades, et la dimension globale des processus généraux d’évaluation morale en vigueur au sein de la société.

La perception morale des thérapeutes par la société, les discours moraux des malades en relation avec les pratiques de soin, l’autolégitimation morale des guérisseurs, les aspects moralement pertinents au regard des pratiques thérapeutiques, constituent des éléments d’analyse qui semblent peu exploités en anthropologie. Dans ce texte, les rencontres successives avec une dame fournissant des remèdes thérapeutiques et/ou sorcellaires servent de canevas à une ethnographie des moralités locales de l’obeah et à une compréhension des ethnoéthiques des guérisseurs à Ste-Lucie.

Chronologie de la relation

Le premier contact avec mon interlocutrice, nommée ici A. S., et connue pour ses remèdes à base de plantes, consiste en une demande d’entrevue. Elle ne me connaît pas, et sait juste que la personne qui m’a référée est un père de famille catholique. Elle évoque de façon naturelle un remède de guérison d’un tjenbwa[3] (mot créole quasi-synonyme d’obeah, désignant un sort), mais, lorsque je lui demande des précisions à ce sujet, elle se rétracte. Sa réaction invite à penser que je ne suis pas censée savoir ce qu’est le tjenbwa. Lors de la deuxième rencontre, elle me demande de l’argent à plusieurs reprises, sans en préciser les conditions : transmission d’un savoir, remède ou rétribution pour l’entrevue? L’idée d’une compensation financière pour une entrevue n’est pas explicite, et, lorsque je lui propose par la suite de lui offrir des produits à mon retour de Martinique, elle est gênée de ne pouvoir me payer. Dans cette entrevue, A. S. se veut provocante : « Mais, si tu es allée en Haïti, pourquoi viens-tu me voir, tu n’as pas trouvé les informations que tu cherchais là-bas? ». Elle a connaissance de mon séjour en Haïti : je lui ai en effet dit y avoir appris le créole ; ayant constaté ma curiosité pour l’obeah, elle cherche à savoir si j’en suis ou si je veux en être. Je suis soupçonnée de vouloir lui soutirer des informations gratuitement – apparemment une habitude chez les étrangers – pour ensuite « faire de l’argent avec ». Elle me fait comprendre que je ne tirerai rien d’elle, car même si elle dispose de connaissances, elle estime qu’elles seront toujours moindres par rapport à celles que l’on peut obtenir en Haïti. Cet échange est vécu comme une mise à l’épreuve à la fois de mon identité, de mes connaissances et de mes objectifs.

Les rencontres suivantes se déroulent dans sa petite maison-cuisine. Souvent, lors de nos échanges, des passants saluent A. S. ou l’interpellent de la rue. C’est de cette façon que son neveu, assis dans son auto, l’accuse d’être gajé. Elle lui répond en riant que ses gros pouces lui viennent de sa mère, et que cela fait de lui un maji nwè. Les gajé sont des personnes à qui l’on attribue des qualités hors du commun, provenant de pratiques magico-sorcellaires. Le maji nwè a le pouvoir de se transformer la nuit et d’entrer par effraction chez quelqu’un. On évoque plus souvent des hommes pénétrant dans le lit de femmes pour les abuser sexuellement que l’inverse, sans que cette possibilité soit cependant totalement écartée. Ce mode d’accusation spécifique, et les signes qui y sont associés, seront analysés plus loin.

Une nouvelle rencontre avec A. S., plus intimiste, me donne accès aux prières héritées de son père, qu’elle porte à son corsage en permanence. Ces prières de protection, en anglais, sont pour la plupart recopiées de la Bible, largement utilisée au sein des pratiques magico-thérapeutiques, ou d’ouvrages de sorcellerie (Egyptian Secrets, The Sixth and Seventh Books of Moses, The Secret Lore of Magic[4]), et de livres ésotériques et/ou scientifiques. Le pouvoir attribué à ces livres est très fort, ce qui en fait des instruments d’obeah généralement cachés au public (Elkins 1986). La possession et l’usage de livres de sorcellerie sont une des marques de l’engagement et un des fondements de la légitimation morale des guérisseurs-sorciers – le fait d’être lettré entrant dans les critères d’accusation de sorcellerie. Certains de ces ouvrages apportent en outre avec eux une légitimité internationale, du fait de leur inscription dans des réseaux mondiaux.

Partageant ses connaissances avec moi, à condition que le secret soit respecté, A. S. me propose d’écrire ces prières afin qu’à mon tour elles me protègent. Elle qui pourtant « n’est pas du genre à montrer ses affaires » s’ouvre à moi. Perçue comme étant capable d’entendre et de recevoir ses enseignements, je suis dans ce cas-ci avantagée d’être étrangère au monde st-lucien. Le caractère exclusif et secret de cette transmission instaure une relation particulière de complicité entre elle et moi, et renforce en outre le pouvoir de protection. Ce moment vise, outre la transmission d’un savoir, à préciser un statut moral auquel elle entend souscrire. Le positionnement revendiqué est celui du Bien, conçu de son point de vue comme la qualité d’une personne qui ne fait pas de mal, mais qui peut tout de même disposer de moyens lui permettant de se protéger. D’autres perspectives présentes chez des guérisseurs radicalisent le Bien, en admettant que la possibilité même de se protéger signifie une connaissance de ce contre quoi on se défend, et donc une capacité inhérente à faire le Mal.

La rencontre suivante réactive une distance sociale, via l’affirmation d’un capital financier grandement différencié entre nous. Bien qu’elle s’inscrive dans une situation relative de misère, elle se défend de vouloir ce que les autres ont, de succomber à l’envie ou à la jalousie. Se contentant de ce que Dieu lui donne, elle revendique une autosuffisance et un mode de vie qui l’éloignent d’une situation de dépendance. S’ensuit une journée passée ensemble, sur son invitation, qui se termine par une phrase relativement mystérieuse : « Yon jou, ou kay doubout enmen mwen » (« un jour, tu vas cesser de m’aimer »). M’étant longuement questionnée sur cet énoncé, je me dis que cette prédiction se base sur un fort sentiment dépréciatif : cette femme se sent moralement digne de reproches. Cette confession, indirectement formulée, vise à anticiper les informations que je pourrais obtenir à son égard, par le biais de ses connaissances, susceptibles de formuler des accusations à son encontre, habituelles[5] du fait de ses fonctions.

Lors de l’avant-dernière rencontre, elle me signale que si sa santé va mal, c’est parce qu’elle a « deux maîtres », autrement dit qu’elle travaille « des deux mains », pour le Bien et pour le Mal. Ayant toujours nié cette possibilité jusque-là, voudrait-elle confirmer l’existence d’un pouvoir en vue de me séduire, du fait de mon intérêt pour l’obeah? Elle se rétracte cependant juste après, en précisant que le Mal ne vient pas directement d’elle. L’ambiguïté du rôle attribué au Mal transparaît ici dans le fait que les connaissances, une fois transmises, n’appartiennent plus à la source (« je ne fais pas de mal, mais ceux à qui j’apprends en font »), et n’entachent pas moralement cette même personne-source (« je fais le bien ») ; mais, paradoxalement, les conséquences maléfiques de cette transmission agissent tout de même sur la personne à l’origine de la connaissance, et non des actes. Le tort causé se retourne contre l’instigateur, même si celui-ci n’en a pas directement été la source.

La dernière rencontre est ressentie comme une agression : A. S. me rappelle en effet mon dû[6]. Mais cette règle de réciprocité m’est rappelée en présence de trois autres personnes, dont une m’insulte – ou du moins me provoque délibérément – sur la base d’un critère esthétique. S’ensuivent des rires moqueurs, desquels je m’extirpe assez difficilement en montrant tout de même mon mécontentement, mais sans conflit ouvert. Cette volonté de mise à distance radicale se traduit par le fait qu’A. S. ne me ménage plus, et que, clairement, elle se joue de moi.

Interprétations et analyses

« Je ne fais pas d’obeah » : discours d’autolégitimation

Une des premières remarques d’A. S. touche à son statut moral. Par le biais de remarques telles que « je ne suis pas dans les affaires de tjenbwa » ou encore « je ne crois pas en ça », nombre de mes interlocuteurs montrent leur volonté de se démarquer de cet idiome. Certaines personnes disent qu’ils « n’en sont pas » à travers des énoncés humoristiques – en m’invitant par exemple à constater que le terme tjenbwa est appliqué à un autel dédié à la Vierge Marie. Le déni est fréquent : une autre femme qui affirme ne « rien avoir à faire avec ces gens-là », alors que son mari, réputé gadè[7] dans le village, le revendique lors d’une entrevue, en présence même de sa femme. Ce genre de procédé, répété à maintes reprises, amène à associer la pratique de l’obeah à des pratiques magiques et sorcellaires moralement inacceptables.

Les diverses rencontres avec A. S. illustrent un mode de fonctionnement global chez les guérisseurs-sorciers, dans la mesure où leurs discours s’inscrivent souvent dans une volonté d’autolégitimation morale. Ne souhaitant pas être affiliés à la pratique de l’obeah et qualifiés d’obeahman ou de tjenbwatè, les praticiens mettent de l’avant, dans une logique de revendication identitaire, des valeurs morales positives (bonté, générosité, autosuffisance, désintérêt financier, pardon…). Cette valorisation axiologique s’appuie sur des idiomes moraux le plus souvent associés au catholicisme, car les pratiques religieuses chrétiennes sont moralement légitimes et acceptables, à l’instar de celles en Haïti (Vonarx 2005 ; Brodwin 1996), alors que celles de l’obeah, si elles ne sont pas totalement reniées comme à la Barbade (Poirier 2002), sont décrédibilisées et rendues moralement illégitimes ou inacceptables. Le religieux et le spirituel sont omniprésents dans les secteurs traditionnels de gestion de la maladie et de l’infortune dans la Caraïbe, et dans les systèmes de moralité qui y sont associés. Ces mondes de référence sur lesquels les praticiens s’appuient renvoient à des ordres de moralité en compétition et moralement différenciés.

La question de l’argent : réciprocité obligée et autosuffisance

Bon, combien d’argent me donnes-tu pour que je te dise tout ça? [Rires]. J’ai dit que je ne demandais pas de l’argent, mais je veux savoir combien tu vas me donner pour que je m’asseye avec toi, là. [Rires] […] Bon qu’est-ce que tu m’as apporté, à présent? N’importe quoi, que je le veuille ou pas, je le prendrai [Rires].

Je ne prends pas l’argent des gens. Mais rien n’est fait gratuitement à présent. C’est à eux de décider combien ils me donnent.

A. S. m’avait demandé de l’argent à plusieurs reprises lors de la première entrevue, mais était tout de suite revenue sur cette attitude provocante en revendiquant son désintéressement sur le plan pécuniaire. Cette façon d’être directe se démarque de celle habituellement constatée chez les guérisseurs-sorciers, peu nombreux à demander de l’argent lors de la première rencontre. Même si les interlocuteurs se défendent pour la plupart d’entre eux de travailler pour l’argent, une rétribution implicite est souvent attendue, sauf pour les pauvres, qui bénéficient chez certains du droit à un régime plus souple. La réciprocité peut se faire sous la forme d’échanges de services ou de cadeaux. Un guérisseur-masseur, accusé d’être un maji nwè, parle ainsi de cette question d’argent : « C’est ta conscience qui va te faire acheter quelque chose pour moi. Si je te prends l’argent des mains, ce n’est pas bon. Si tu es venu pour te faire soigner, ne me demande pas combien d’argent tu me dois ». Certains guérisseurs travaillent à perte car ils n’osent pas réclamer leur dû de peur de se faire traiter de tjenbwatè. D’autres demandent une contribution pour fabriquer les remèdes, estimant que tout travail mérite salaire, et ils comparent alors leurs tarifs à ceux pratiqués par les médecins.

Il existe même une catégorie de remèdes fabriqués dans un but lucratif : les remèdes-poche. Mais du fait qu’ils sont gouvernés par une intention cupide, ces remèdes peuvent nuire à l’efficacité du traitement, à son potentiel de guérison. A. S. me met souvent en garde contre les profiteurs et donneurs de « remèdes-poisons », ceux qui prennent « n’importe quelle plante pour soutirer de l’argent ». Donner un remède est un geste de générosité, fait « avec le coeur », un don de Dieu, alors que demander de l’argent peut représenter un signe que l’on est engagé dans l’obeah ou une preuve de charlatanisme. Dans le langage courant, le qualificatif tjenbwatè constitue un jugement, une accusation envers les personnes mercantiles ou les charlatans qui abusent de la crédulité des personnes souffrantes. Mais la cupidité n’est pas l’apanage des guérisseurs accusés d’obeah, bien au contraire : c’est une caractéristique également associée aux patients, médecins ou pasteurs, qui devient plus largement représentative de l’ensemble de la société : « Aujourd’hui, l’argent des gens, c’est leur amitié ».

A. S. répète souvent qu’elle n’envie pas les autres, qu’elle peut se suffire à elle-même. L’autosuffisance est une valeur positive que l’on revendique pour bien se positionner sur une échelle de moralité. Cette volonté d’indépendance, tant au niveau matériel qu’idéel, incite à ne pas demander d’argent ou de service et à se contenter de ce que l’on a ; à ne pas jalouser ceux qui ont plus ; à ne pas montrer son mécontentement lorsque l’on est en position de faiblesse ; à ne pas s’occuper des affaires des autres. Toutes ces attitudes sont le contrepoint systématique des comportements jugés voraces, attribués à des personnes avides ou médisantes. On se défend alors d’être rancunier, de dire du mal des autres, en même temps que l’on décrie avec force les personnes voraces et commères.

Réciprocité et autosuffisance sont quelques-uns des idiomes moraux, recensés lors de ma recherche, parmi d’autres tels que la honte, le respect ou la respectabilité, la jalousie, la responsabilité, la confiance, l’honnêteté, ou encore le pardon. Les idiomes moraux sont des formes culturelles qui déterminent les manifestations et modes d’expression, d’identification, d’explication et d’interprétation qui sont acceptables, voire privilégiés, dans une culture donnée (Massé 1999). Ils communiquent un état des moralités en un temps et un lieu donnés et s’avèrent pertinents pour comprendre la « reprochabilité » de l’obeah.

Accusations de sorcellerie genrées?

Assistant à une rencontre fortuite entre A. S. et son neveu, je suis témoin d’une accusation indirecte de sorcellerie. Quels sont les signes d’engagement sorcellaire à l’origine des accusations? La construction des accusations à l’encontre d’A. S. s’appuie sur plusieurs critères, développés brièvement ici : statut matrimonial, hygiène, pauvreté, fréquentations, usage quasi unilingue du créole, protection face aux sorts. Certains de ces signes relèvent d’une moralité genrée.

Être une femme âgée vivant seule, dans une société qui valorise l’hétérosexualité, la vie en couple et le mariage, devient facilement l’occasion de soupçons. La femme célibataire fait l’objet de suspicions quant à ses pratiques, que l’on juge moralement mauvaises, et peut être assez vite qualifiée d’homosexuelle, de mauvaise femme ou de sorcière. Chez les guérisseurs et guérisseuses rencontrés (ou chez l’anthropologue), les accusations de sorcellerie s’inscrivent dans une moralité genrée qui rend les femmes plus sujettes à des jugements, et peut-être également porteuses de ces mêmes jugements. Il n’existe pas réellement de critères d’accusations spécifiques envers les femmes, mais certains facteurs sont mis plus facilement en exergue lorsqu’il s’agit de femmes. Les femmes sont plus vulnérables, plus moralisées, et potentiellement plus dangereuses. On formule des reproches vis-à-vis des femmes jugées franches, grossières, débauchées[8], trop indépendantes ; on valorise celles qui se montrent discrètes, fidèles, généreuses, dévouées, disponibles, polies, propres et bien éduquées – celles qui sont considérées comme respectables et se conforment aux normes.

Un autre critère d’accusation utilisé envers A. S. concerne son manque d’hygiène supposé. Le fait de vivre dans la saleté ou le désordre est signe d’un engagement avec des forces maléfiques, d’un travail d’obeah. A. S. vit en effet dans une petite cuisine faite de tôles, abîmée, et son apparence vestimentaire laisse supposer un certain dénuement. Cette apparence misérable peut être parfois recherchée – c’est le cas pour une autre femme gadè, qui préfère officier dans une petite cabane plutôt que dans sa fastueuse maison.

A. S. parle essentiellement créole, et les créolophones unilingues – souvent des personnes âgées vivant en milieu rural – se voient attribuer des caractéristiques dépréciatives. Les anglophones unilingues sont plutôt jeunes et citadins. Il existe donc un dualisme culturel, linguistique et moral entre l’anglais et le créole à Ste-Lucie, qui s’explique historiquement par les colonisations successives anglaises et françaises. C’est plutôt l’anglais, langage officiel des administrations, qui est valorisé : il représente la connaissance et constitue un langage savant. Le créole, quant à lui, même s’il est fréquemment employé, est considéré comme quelque chose de moins qu’un vrai langage (Garrett 2007) : une langue populaire, reléguée au registre des émotions, ou objet d’une dérision sympathique. Pour parler de sorcellerie, on emploie le terme obeah en référence aux autres pratiques magicoreligieuses et sorcellaires caribéennes ; le terme de tjenbwa est pour sa part plus souvent utilisé pour qualifier des pratiques de sorcellerie considérées comme maléfiques.

Les mauvaises fréquentations d’A. S. alimentent par ailleurs les suspicions à son égard. Wilson (1969) montre à ce sujet dans son étude de la réputation que la mesure morale d’une personne dérive souvent de ses interactions avec les autres. A. S. ne jouit pas d’une bonne réputation : des personnes non-recommandables viennent la voir ; et ceux de mes interlocuteurs qui sont au courant de ma destination me sourient avec ironie, voire avec mépris. Peu respectée des gens du village, A. S. est prise pour une folle, ou pour une indigente qui use de toutes sortes de tromperies pour s’en sortir. Mais cela ne l’empêche pas de se sentir protégée face aux éventuelles accusations de sorcellerie. Ce sentiment de force, d’intouchabilité est prétexte à attaques, et cela ramène à l’ambiguïté qui existe entre protection et ensorcellement. Agissant à l’avantage des personnes accusées, la suspicion à l’égard d’un pouvoir potentiel engendre paradoxalement une peur qui les rend intouchables et finalement les protège en retour des risques de vol ou d’agression.

Stratégies face aux accusations

Les réactions face aux accusations sont diverses : du déni à l’acceptation ; et le procédé discursif récurrent est le recours à des énoncés humoristiques. Face aux accusations proférées par son neveu, A. S. explique que ce sont juste des blagues. Modes de réponses fréquents à mes demandes de précisions sur l’obeah, les dérisions ou ironies servent à détourner ou à relativiser la conversation, à se distancier par rapport aux accusations, à rendre floues et difficilement saisissables les opinions personnelles ou à dissuader de poser plus de questions. Et lorsque j’en fais la remarque à mes interlocuteurs, ces arguments sont alors interprétés comme une insulte ou comme l’indice d’un pouvoir sorcellaire. L’humour vient donc renforcer l’ambiguïté qui existe déjà dans la conception de la vérité et du mensonge (Massé 2002).

Les jeux de langage sont très divers et la polysémie des termes crée en outre une ambiguïté qui rend difficile l’accès aux opinions et intentions véritables des personnes. Cette suspicion, qui peut présenter des avantages, s’inscrit cependant dans un climat de méfiance plus général au sein des relations sociales, illustré par le dicton selon lequel « vos amis sont vos pires ennemis » qui considère que les proches de quelqu’un sont aussi les personnes susceptibles de lui faire le plus de mal. Prudence et méfiance sont donc de mise à l’égard de l’entourage, entraînant des mécanismes de protection et/ou de défense, où la confiance accordée trop tôt devient suspecte.

Secret de l’obeah, de la discrétion comme mode de vie

L’utilisation d’une forme de thérapie particulière est une activité morale qui engendre l’énonciation de valeurs et jugements moraux, tant du point des vue des malades que des thérapeutes ou de la population en général. Parmi les guérisseurs-sorciers interviewés, la plupart parlent de l’obeah soit pour s’en démarquer, soit pour me signaler qu’ils ont été accusés de sorcellerie. L’obeah est un sujet tabou pour de nombreuses personnes rencontrées, et peu de personnes ont bien voulu me répondre et m’en parler de façon directe. Tous mes efforts pour rencontrer des « clients » de l’obeah s’avérèrent vains, même après que j’ai pu obtenir leurs noms, ou malgré des rencontres à même les salles d’attente. Cette discrétion vis-à-vis du recours à des guérisseurs-sorciers, voire le déni total qui l’entoure, illustrent l’illégitimité morale de l’obeah.

Réserve et discrétion sont des qualités morales valorisées, encore plus pour les femmes, et les personnes qui « ne se contiennent pas » sont montrées du doigt. La retenue, suggérée dans de nombreux contextes, s’oppose à l’ostentation et à l’arrogance, ces dernières constituant d’ailleurs des critères d’accusation de sorcellerie. La recherche de confidentialité, qui explique en partie le déni du recours à l’obeah, est amplifiée dans des sociétés d’interconnaissance – des petites sociétés insulaires où les personnes se connaissent souvent entre elles et où il est recommandé de cacher systématiquement ses affaires. Les dispensaires ruraux à Ste-Lucie, au profit des hôpitaux des villes, sont peu fréquentés par les personnes du village lorsque celles-ci sont atteintes d’une maladie honteuse (par exemple les maladies sexuellement transmissibles), sous prétexte que le personnel de santé ne respecte pas le secret professionnel. La discrétion est un mode de vie qui se reflète dans les discours sur les pratiques de gestion magico-religieuse de la maladie et de l’infortune associées à l’obeah, mais également de façon plus générale dans les activités quotidiennes.

Réflexions

Légitimation morale des guérisseurs-sorciers (interne/externe)

Dans ce texte, l’accent est mis sur les idiomes moraux activés dans la construction de l’autolégitimation morale des guérisseurs-sorciers, mis en relation avec les désignations externes et les accusations attribuées à ces mêmes personnes. Un des résultats saillants est le décalage entre la mise en scène morale de soi par les guérisseurs et leur réputation.

De l’extérieur, les praticiens de l’obeah sont localement identifiés par la paraphrase de « moun ki ka fè yon twavay bay lòt moun » (« des gens qui font des travaux pour les autres »), ou par les termes de gadè ou de tjenbwatè. Plusieurs indices de l’engagement sorcellaire, plus ou moins présents selon les cas, ont été relevés : assurance, arrogance, notoriété auprès des femmes (pour les hommes), réussite sociale des enfants (plutôt pour les femmes), protection vis-à-vis des vols ou des agressions verbales, saleté, clandestinité, signes physiques ou vestimentaires, alphabétisme, voyages à l’étranger, fréquentations… L’image morale des guérisseurs-sorciers joue un grand rôle dans le processus d’accusation sorcellaire, et ne se juxtapose pas forcément avec leur autolégitimation morale.

La légitimation interne des praticiens se base sur de nombreux principes, différemment sollicités selon les individus. L’appartenance religieuse est souvent revendiquée, principalement la pratique catholique. L’espace moral de l’obeah se construit en effet en étroite relation avec la sphère religieuse, et les discours de légitimation illustrent cet aspect, tant au niveau de l’origine des pouvoirs que de la pratique thérapeutique quotidienne. Les guérisseurs-sorciers mettent de l’avant leur bonne réputation, et revendiquent la nécessité de vivre de façon morale en référant à des idiomes moraux comme la bonté, le désintérêt financier, le pardon, le jugement, le respect du secret, l’honnêteté. Peu d’entre eux s’associent ouvertement à la pratique sorcellaire, en se disant par exemple gadè, sorcier; et cette revendication, lorsqu’elle existe, inspire un mélange à la fois de crainte et de respect.

Le discours d’autolégitimation, qui vise au positionnement moral des guérisseurs-sorciers, est plurivalent. Des systèmes de valeurs alternatives coexistent et se confrontent à des niveaux différenciés de la vie sociale et individuelle (Wilson 1973 ; Howell 1997). Il ressort des différents discours que ce statut moral est très souvent ambigu, en partie parce qu’il est défini différemment selon les contextes. Dans le cas d’A. S., le discours sur les prières permet la mise au jour de certaines ambivalences : elle affirme en effet que ses prières sont intrinsèquement bonnes, puis précise à une autre occasion que la valeur des prières dépend du contexte d’utilisation. Ces deux perspectives, essentialiste et constructiviste, se chevauchent et sont alternativement sollicitées selon les situations. En outre, A. S. évoque à certains moments une connaissance exclusive des protections face à l’obeah ; à d’autres un travail « des deux mains », une connaissance des maléfices aussi bien que des remèdes de protection et de défense. La moralité pratique des individus doit être considérée comme un processus situationnel et flexible ; où l’action constitue une réponse appropriée à une situation particulière ; où la décision morale relève de la débrouillardise plutôt que d’une activité purement rationnelle (Ciekawy 2001). La moralité est un processus relationnel qui se construit en relation à un Autre – l’anthropologue par exemple – par des liens sociaux spécifiques entre deux personnes (Read 1955 ; Humphrey 1997) et des ajustements réciproques qui en découlent au niveau personnel (Bougerol 1997).

Omniprésentes, ces ambivalences morales ressortent de la construction des idiomes d’autolégitimation, et la mise au jour des perceptions locales des guérisseurs-sorciers et des suspicions à l’encontre de la chercheure (qui n’ont pas été développées ici) illustrent les tendances contradictoires (Shore 1990) à l’oeuvre au sein d’une même société, chez un même individu, ou d’une culture à l’autre – la polyvocalité des valeurs morales traduisant cette idée de possibilité de relativisme interne à une culture ou un individu (Lambek 1993).

L’obeah comme métaphore de l’ordre social et moral

La compréhension des attributions morales permet la mise en évidence de l’espace moral (Ciekawy 2001) st-lucien ; de l’ordre moral conçu comme un ensemble plus ou moins organisé et pluriel des valeurs et jugements moraux, composé de règles, d’attentes et d’idées à propos de ce qui est considéré comme bien et bon, et qui soutient – idéalement – le système social (Fassin et Bourdelais 2005). Les termes obeah et tjenbwa sont employés de façon récurrente et prennent souvent une valeur métaphorique, dépendante des situations. Cette métaphore polysémique se traduit par des symboles discursifs identiques qui renvoient à des significations morales plurielles. L’analyse des discours de l’obeah amène à ne pas envisager cet idiome comme le Mal en soi, ses qualités maléfiques étant relatives à la façon dont on l’utilise, au discours qui le porte, qui dépend lui-même du caractère moral de la personne qui en est la source. Connaissance et vérité relèvent d’une construction culturelle stratégique (Massé 2002), d’une expérimentation interpersonnelle et intersubjective, sur la base des qualités morales attribuées aux individus (Hallen 2001). Dans cette perspective, on doit admettre l’ambiguïté des pratiques qualifiées de sorcellaires.

« L’obeah, c’est les autres » : la question des frontières morales

Idiome d’explication de l’infortune, l’obeah est un lieu d’expression de la construction des frontières morales entre le Bien et le Mal. L’obeah – ou plutôt l’absence du recours à l’obeah – intervient dans la vie des st-luciens comme un marqueur identitaire, qui met en évidence des valeurs telles que la respectabilité, l’honnêteté et la sincérité. Les individus, invités à se positionner dans un camp ou dans l’autre, utilisent en quelque sorte l’obeah comme un repoussoir identitaire. Cette notion permet d’envisager l’obeah comme un élément moral qui fait partie intégrante du processus de différenciation sociale, la construction des moralités étant un processus étroitement lié aux distinctions sociales.

Les accusations d’obeah visent des guérisseurs dits « traditionnels » recourant à des plantes médicinales ou à diverses techniques de massage ou de divination. Parmi les personnes qui revendiquent la pratique de l’obeah, pour la plupart déjà marginalisées, on constate que leurs pratiques ne sont attribuées à l’Afrique ou à Haïti que de manière lointaine. Ce sont plutôt des ouvrages scientifiques, magiques ou sorcellaires en provenance d’Europe ou des États-Unis qui sont utilisés. Ces individus, s’ils n’habitent pas en ville, y officient, et peuvent de ce fait être assimilés à des citadins. Cette recherche montre que les praticiens de l’obeah sont très variés, et souvent représentatifs de milieux qui ne sont pas traditionnellement associés à la sorcellerie, comme les jeunes, les urbains, les personnes scolarisées et les migrants temporaires.

L’obeah a été dévalorisé et/ou diabolisé par la plupart des personnes rencontrées au cours de mon enquête. Ce phénomène peut notamment être illustré avec le processus d’altérisation qui opère à l’encontre des pratiques, des représentations et des personnes associées à l’obeah. Le phénomène des voyages thérapeutiques, qu’effectuent soit les malades en quête de soins, soit les guérisseurs-sorciers eux-mêmes pour donner des traitements ou dispenser des enseignements, illustre un processus d’altérisation symbolique qui vient attribuer à l’Autre une efficacité et un pouvoir thérapeutiques ou sorcellaires supérieurs, dans l’espace ou dans le temps. Ce processus se traduit par une production de différences constitutives d’altérité collective plus ou moins radicale, et souvent essentialisée. Le pouvoir sorcellaire attribué aux autres, du Sud de l’île ou des régions reculées, aux Martiniquais, Haïtiens, Africains, aux anciens, agit comme une projection phantasmatique entraînant une valorisation ou une dépréciation de l’Autre. En ce sens, « l’obeah, c’est les autres »[9].

Obeah, systèmes thérapeutiques et ethnoéthiques

L’anthropologie des moralités, perspective développée ici à partir d’un objet particulier, l’obeah, conçu comme ensemble de pratiques magico-religieuses de gestion de la maladie et de l’infortune, permet de revisiter les approches anthropologiques de la santé ou de la religion habituellement utilisées dans l’analyse de cet ensemble de pratiques. Principalement étudiées en termes religieux, magiques, thérapeutiques et culturels, les pratiques de l’obeah sont ici analysées sous l’angle de la moralité et des processus de moralisation qu’elles génèrent ou qui les génèrent.

Les pratiques et les discours de l’obeah donnent lieu à la construction de moralités spécifiques, et les rapports entre systèmes thérapeutiques et moralités se situent à différents niveaux. Il semble tout d’abord nécessaire de prendre en considération l’influence que peuvent avoir les moralités au sein des logiques des itinéraires thérapeutiques des malades. En effet, les épisodes de maladie ou d’infortune sont des situations génératrices de moralité ; ce sont des évènements particuliers et moralement significatifs de la vie quotidienne qui mettent en jeu des questions morales au sein d’une vision du monde propre à Ste-Lucie. Afin de comprendre la négociation entre représentations de la maladie, contraintes socio-économiques et systèmes éthiques en conflit (Brodwin 1996), il convient d’analyser le discours moral qui accompagne le cheminement explicatif et les itinéraires thérapeutiques des malades qui ont recours ou non à l’obeah. Quels sont les éléments moraux déclencheurs de stratégies individuelles, les conditions morales amenant à l’établissement d’un tel diagnostic – souvent le fait des malades, de leur famille et/ou des guérisseurs-sorciers – renvoyant l’origine de la maladie ou de l’infortune à un acte de sorcellerie, à un travail d’obeah? Une analyse de la logique pragmatique des itinéraires thérapeutiques doit donner accès à une compréhension de l’ajustement de ces itinéraires en fonction des espaces de moralité (Brodwin 1996) qui modèlent tant les discours que les processus concrets de recherche de soins. Dans ce sens, l’étude des idiomes moraux devient nécessaire afin de saisir le contexte moral local.

Dans le même ordre d’idées, les moralités interviennent au niveau de la constitution des idiomes d’explication de l’infortune en oeuvre au sein d’une société. L’obeah, analysé comme un idiome parmi d’autres pour expliquer les maladies et l’infortune s’inscrit dans un registre étiologique de la causalité, dans un système d’accusation sorcellaire qui a ses caractéristiques propres. Dans toutes les sociétés, les questions de santé ont une composante morale et l’approche ethnoéthique des pratiques et des recours thérapeutiques envisage les scénarios explicatifs de la maladie d’après leurs caractéristiques morales intrinsèques, exprimées ou non. Il convient de comprendre les processus de moralisation des questions de santé étant donné que ces évènements s’inscrivent au sein de questions morales et éthiques plus larges : ils alimentent un débat « métamédical » sur Dieu, sur la moralité et sur le soi au sein de la société (Brodwin 1992).

Un autre rapport entre moralités et systèmes thérapeutiques touche à la question de la légitimation morale des guérisseurs-sorciers. Par légitimation morale, on entend ici l’ensemble des valeurs défendues ou rejetées par les guérisseurs-sorciers, définissant leur statut moral. Outre l’origine de l’acquisition de leur pouvoir thérapeutique, les guérisseurs mettent en évidence d’autres éléments à caractère moral, comme, entre autres, la capacité à pardonner, le désintérêt financier, les sacrifices nécessaires à une bonne pratique, la bonté, la réputation, la conscience morale… Toutes ces valeurs interviennent de façon complexe et différemment partagée selon les guérisseurs-sorciers, et elles s’inscrivent dans une dynamique d’autolégitimation présente dans la construction de l’intégrité et de l’identité morale du guérisseur, ce que Brodwin (1996 : 197) appelle la « pratique subjective du pluralisme médical », dynamique qui se trouve au confluent des nombreuses traditions de guérison et des mondes moraux compétitifs dans un système de soins de santé pluriel.

Outre la légitimation morale, la désignation externe des guérisseurs-sorciers définie par la population, les malades ou les autres guérisseurs se situe également au carrefour entre moralités et systèmes thérapeutiques. En effet, les questions de réputation, l’appellation des guérisseurs-sorciers et les modalités d’accusation de sorcellerie se construisent en fonction de tout un ensemble d’idiomes moraux présents dans la société st-lucienne. On parle par exemple de la qualité morale attribuée à leurs fréquentations, de leurs tarifs de consultation, de leurs relations avec leur entourage (enfants, relations extra-maritales), de leurs modes et de leur hygiène de vie, de leur attitude lors des interactions sociales…

Itinéraires thérapeutiques, représentations de la maladie et logiques de causalité, autolégitimation et réputation des guérisseurs-sorciers sont des caractéristiques du système thérapeutique st-lucien qui sont imprégnées de valeurs morales. Dans cette perspective, l’obeah reflète un ordre moral local, et son analyse donne accès aux idiomes moraux interagissant autour de cet ensemble de pratiques. L’obeah doit tout autant être conçu comme un jugement moral que comme un ensemble de pratiques thérapeutiques, magiques ou sorcellaires particulières.

Obeah : voix multiples de moralités

Outre les ambivalences entre légitimations internes et externes des praticiens de l’obeah, il existe un décalage entre discours locaux et globaux sur l’obeah. Les discours à propos de l’obeah associent cet ensemble non-homogène de pratiques à des cultes africains, agrémentés de recettes haïtiennes, et pratiqués davantage par des individus créolophones. À Ste-Lucie, les représentations de l’Afrique et d’Haïti sont très souvent négatives, exception faite des rastas et de quelques instances qui reconnaissent et valorisent la culture traditionnelle africaine et/ou haïtienne au sein des pratiques culturelles locales (le Folk Research Center[10] à Castries par exemple). S’il existe également une littérature en sciences sociales qui évoque l’Afrique comme source de construction des pratiques médicales et religieuses dans la Caraïbe – dimension effectivement valorisée dans certaines îles de la Caraïbe – à Ste-Lucie par contre, la référence à l’Afrique est souvent évacuée, voire déniée dans les discours locaux. Plusieurs personnes ont été élevées dans le déni des origines africaines, et par là même dans la dévalorisation des gens ou des pratiques qui y sont associés. Il en va ainsi pour l’obeah, lequel bénéficie (ou plutôt « maléficie ») de valeurs négatives, et est souvent caché, voire nié, alors qu’il intervient, de manière apparemment paradoxale, dans la vie quotidienne. L’attitude négative et condamnatoire de l’Église catholique envers les éléments de la religion africaine traditionnelle et de la culture afro-caribéenne ; l’augmentation des petites Églises (anglicanes, méthodistes, baptistes, adventistes, évangélistes, témoins de Jéhovah) qui ont souvent une vision diabolisée des conceptions locales ; ainsi que la biomédicalisation de l’offre de soins de santé qui n’envisage que peu l’intégration des pratiques thérapeutiques dites « traditionnelles », viennent en partie expliquer cette dévalorisation.

À partir d’une interrogation sur les facteurs de visibilisation ou de modification des frontières morales (Fassin et Bourdelais 2005), on peut regarder cette attitude condamnatoire face à l’obeah à travers le prisme d’une économie politique de la sorcellerie (Mantz 2007). Cette piste de recherche viserait à restaurer les problématiques économiques et sociales (locales et globales) que connaît Ste-Lucie[11] dans l’explication des accusations de sorcellerie, lesquelles constitueraient des réponses logiques aux anxiétés socioéconomiques.

De l’évacuation des influences africaines des pratiques thérapeutiques par le discours local à sa valorisation par des promoteurs de la culture ou des études en sciences sociales, force est de constater que l’objet que constitue l’obeah est construit par des discours non-homogènes qui sont le reflet de frontières morales et de distinctions sociales préexistantes. Rendue visible par les discours à propos de l’obeah, cette construction soulève la question de l’instrumentalisation de cet objet et des enjeux sociaux, politiques, religieux et culturels dans la société st-lucienne. L’ethnographie de ma rencontre avec A. S. m’aura permis de comprendre certains aspects des moralités de l’obeah, moralités construites de façon dynamique, incarnée, situationnelle, et interpersonnelle, ainsi que le processus de construction du raisonnement moral. Toutefois, l’analyse systématique des jugements moraux à l’encontre des pratiques thérapeutiques reste un domaine d’étude à développer. On devra s’interroger notamment sur les aspects méthodologiques et sur les visées comparatistes de telles recherches, dans le but d’approfondir la compréhension des ethnoéthiques des pratiques de gestion de la maladie et de l’infortune dans la Caraïbe.