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Ce livre posthume de Louise Dechêne voit le jour grâce à sa grande amie, Hélène Paré, qui s’est entourée de Sylvie Dépatie, Catherine Desbarats et Thomas Wien, tous professeurs d’histoire, ainsi qu’à ses enfants et ses soeurs. L’auteure y aborde la milice sous le Régime français. Après Habitants et marchands de Montréal (1973) et Le partage des subsistances au Canada sous le Régime français (1994), elle analyse, dans l’espace de 12 chapitres et une conclusion de Dépatie et Desbarats, l’exercice du pouvoir à l’aide d’une approche anthropologique des rapports entre dominants et dominés, rappelée par Thomas Wien.
À défaut de témoignages, Dechêne appose son regard sur des documents (archives, pièces comptables, correspondance, mémoires) pour construire, à la Foucault, le dispositif constitutif de la subjectivité des Canadiens d’alors, qui s’est déployé en quatre phases. Une première (1608-1669) qui se termine par la création d’une milice en 1669 ; une seconde (1667-1687) d’organisation moulée à la structure territoriale ; une troisième (1687-1744) marquée par l’arrivée des compagnies de la Marine et l’implantation d’une structure à trois paliers : 1) une avant-garde de domiciliés (Amérindiens pacifiés) et de voyageurs (coureurs des bois) ; 2) l’armée ; 3) la milice qui encadre la population et accompagne les militaires ; une quatrième (1744-1760), la phase nord-américaine de la guerre de Succession d’Autriche, dont l’aboutissement est la capitulation de Montréal.
Au cours de cette guerre, les habitants et miliciens deviennent, vers 1755, des Canadiens, nom accolé par des officiers venus de France. Mobilisés, y compris leurs récoltes et bêtes, ils passent de 2 000 hommes en 1748 à 11 0000 au moment de l’invasion, soit la quasi-totalité de ceux en état de se battre. Avec l’armée (5 000 soldats) et les domiciliés (plus de 1 500), ils constituent la force de frappe française. Avant les batailles de Québec et de Sainte-Foy, on en retrouve à la campagne d’Acadie, dans les pays d’en haut (Grands Lacs), du côté du lac Champlain ou sur le Richelieu et le Saint-Laurent, assignés aux préparatifs pour contrer une attaque de l’ouest.
Pour Dechêne, l’affrontement sanglant du 3 juillet 1754 au fort Necessity est à l’origine de la percée de l’armée britannique en Nouvelle-France. L’invasion, au chapitre onze, en témoigne. Après la prise de Beauséjour en 1755, la destruction des villages acadiens en Nouvelle-Écosse et la dispersion de leurs habitants de Boston à Savannah ou ailleurs, cette armée reprend Louisbourg en 1758 et saccage la côte de Gaspé avant de se retrouver avec 21 500 hommes aux portes de Québec pendant que Forbes fonce sur Montréal après l’abandon de la région de l’Ohio. Alors que Saunders pilonne Québec de Lévis, Wolf, défait sur la côte de Beaupré, ordonne à Scott d’incendier maisons et bâtiments de Québec à La Malbaie et Kamouraska.
Peu après, plusieurs miliciens désertent. Après la défaite le 13 septembre sur les hauteurs d’Abraham, alors que les militaires quittent la côte, d’autres miliciens retournent derrière les murs où certains des leurs partagent leurs logis avec des soldats britanniques. Lévis poursuit cependant la lutte avec 9 000 hommes (soldats, miliciens et Amérindiens). Quand il se présente devant Québec, Murray charge. Les hommes de Lévis le repoussent le 28 avril et assiègent la ville. L’arrivée de navires britanniques à la mi-mai oblige au repli. C’est le début de la débandade. D’autres miliciens désertent, les Britanniques brûlant les maisons d’où ils sont absents. Lévis se retrouve avec ses soldats et seulement le tiers des 2 551 miliciens qui l’accompagnent.
Au dernier chapitre, Dechêne soupèse ses découvertes par rapport aux thèses connues. Celle voulant que les habitants se soient dissociés d’un régime qui les exploite n’est que propagande britannique pour déculpabiliser les auteurs d’atrocités. Les Britanniques ont ordre de soumettre ou d’éradiquer. Pas de libérer. Quant aux thèses françaises de l’insoumission, elles lui paraissent peu crédibles. Les miliciens ne sont pas soldats. Ils ne font que servir en assumant leurs responsabilités de pères.
Y avait-il une opposition entre soldats français et miliciens? Non, dit-elle. S’il y a un décalage entre la noblesse et les habitants, il s’atténue à la guerre, ces derniers ayant intérêt à s’associer pour sauver leur peau. L’organisation du régime fait que tout s’y exécute au nom du roi et du vent providentiel qui accompagne le Dieu des armées. Alors, parler d’une nation canadienne distincte de la nation française n’est qu’une reconstruction posthume pour faire du clergé son protecteur ou créer une pseudo-nation pour d’autres fins.
Il s’est passé autre chose, qu’occultent nombre d’historiens : 1) une conquête britannique grâce à une force de frappe six fois plus importante que la française ; 2) un clergé diffusant dès 1758 un discours incitant à l’expiation et manifestement préoccupé, comme nombre de seigneurs et marchands, à se faire reconnaître des nouveaux maîtres ; 3) une réorganisation de la colonie, dans la tradition de soumission léguée par la France, sous l’égide de la Grande Bretagne et de l’église catholique.
Oeuvre magistrale, ce livre l’est. Incontestablement. J’ai une seule petite réserve. Après 1760, les Canadiens ne se soumettent pas autant que le souhaitent les Britanniques et leurs nouveaux alliés. En 1763, plusieurs se liguent avec Pontiac et, en 1775-1776, d’autres, plus nombreux, avec les Patriots américains, ce qu’occultent aussi des historiens qui préfèrent honorer les détenteurs du pouvoir plutôt que raconter les moments constitutifs de l’histoire d’un peuple, aujourd’hui différent, mais toujours sous l’égide d’un pouvoir qui cherche à le soumettre.