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Pourquoi recenser les écrits cinématographiques et littéraires de Guy Debord dans une revue consacrée à la recherche anthropologique? Pourquoi signaler la publication des oeuvres du plus tonitruant des détracteurs de la société de masse à un lectorat scientifique? La réponse est simple, mais ce n’est qu’une première réponse : par-delà les clichés sur la « société du spectacle » et le situationnisme, Guy Debord incarne peut-être mieux que tout autre l’esprit d’insoumission et d’irrévérence qui continue d’alimenter une certaine anthropologie. Qu’aujourd’hui encore, plusieurs domaines de recherche anthropologiques fassent écho à son oeuvre en porte témoignage.
La parution des oeuvres complètes de Guy Debord en un seul volume permet de prendre la mesure de cette pensée révolutionnaire, lucide et intransigeante. D’abord par l’impressionnante somme de correspondances, scénarios de films, tracts, manifestes et documents iconographiques qui, rassemblée, éclaire d’un jour nouveau son parcours artistique et politique. Mais surtout grâce au magnifique travail d’édition et à l’organisation chronologique de l’ensemble qui restitue l’étonnante cohérence de cet esprit dont l’unique dessein aura été de résister passionnément à l’air de son temps. « Il est assez notoire, disait Debord, que je n’ai nulle part fait de concessions aux idées dominantes de mon époque, ni à aucun des pouvoirs existants » (p. 1334). Ces Oeuvres, que l’on parcourt comme des archives, le confirment : en dépit de l’attachement qu’on lui connaît pour les notions de « détournement » et de « dérive », la trajectoire de Guy Debord est marquée par une rectitude à toute épreuve. Celui qui à vingt ans disait vouloir « se lancer dans toute aventure intellectuelle susceptible de “repassionner” la vie » (p. 36) semble n’avoir jamais dévié de sa route.
Pourtant, cette route fut loin d’être rectiligne : Guy Debord a fondé diverses organisations, pour ensuite les dissoudre systématiquement. Il a multiplié les ruptures, tourné des films et des anti-films, écrit quantité de manifestes et même inventé un jeu de société (le Kiegspiel). Tout commença en 1950, lorsque Debord rencontra les membres de l’avant-garde lettriste avec lesquels il rompra dès 1952, peu après avoir tourné son premier film, Hurlements en faveur de Sade. La même année vit naître l’Internationale Lettriste, un groupe de jeunes gens munis d’un sens aigu pour la provocation dont Guy Debord était le centre. Un des mérites incontestables de la publication de ces Oeuvres est de faire redécouvrir toute la richesse poétique et subversive de cette période lettriste, habituellement éclipsée par l’aventure situationniste. On y trouvera, entre autres choses, l’intégrale des vingt-huit livraisons du bulletin de l’Internationale Lettriste, Potlatch, au fil desquels plusieurs figures intellectuelles furent massacrées (de Sartre à Le Corbusier en passant par Ionesco et Chaplin). C’est, pour Debord et consorts, l’époque de la grande insolence et de la désinvolture ; l’époque où le travail est proscrit et le désoeuvrement élevé au rang d’attitude critique. « Le désordre pour le désordre » (p. 34), autrement dit. Mais c’est aussi l’occasion d’une intense activité théorique ayant pour objet l’urbanisme, ou plutôt la ville que les lettristes arpentent à coup de « dérives ». Le lecteur pourra ici suivre, pas à pas, le développement de cette réflexion sur l’organisation spatiale qui culminera avec l’invention de la « psychogéographie ».
En 1957, l’Internationale Lettriste fit place à l’Internationale Situationniste, aujourd’hui légendaire. À compter de cette date, la réflexion de Debord se politise et devient ouvertement révolutionnaire. Chemin faisant, il rencontre Marx et constate que la domination marchande n’est plus confinée à la sphère du travail et de la production ; celle-ci, au contraire, s’étend désormais à tous les aspects de la vie humaine. C’est-à-dire que les moments de « loisirs » acquis grâce à l’évolution technique de même que l’augmentation du pouvoir d’achat engendrent, selon Debord, de nouvelles formes d’aliénation. Celles-ci inaugurent le règne du « spectacle », entendu ici comme un cocktail de mensonges, d’apparences et de fausses consciences. La publication de ces Oeuvres offre au lecteur l’occasion de revisiter cette période d’effervescence intellectuelle et politique qui aura pour point d’orgue les troubles de Mai 68. En plus de textes célèbres (La société du spectacle et Rapport sur la construction des situations), on trouvera l’intégrale des parutions de l’Internationale Situationniste de même qu’une belle collection d’affiches, de manifestes et de communiqués permettant de mesurer l’influence des thèses situationnistes sur les évènements révolutionnaires de Mai – par l’entremise du Comité pour le maintien des occupations, entre autres.
La suite est moins grisante. Dès 1972, Debord rompt avec l’Internationale Situationniste, craignant que sa révolte ne soit récupérée, et banalisée. Dorénavant, il fera cavalier seul et consacrera l’essentiel de son énergie à court-circuiter les discours qui sont tenus sur sa vie et son oeuvre. D’où le ton autobiographique de la plupart des écrits issus de cette période, certes moins agitée, mais néanmoins féconde. On pourra s’en convaincre en lisant les deux tomes du magnifique Panégyrique ou encore les Commentaires sur la société du spectacle de 1988 dans lesquels Debord annonce, avec une étonnante clairvoyance, les traits caractéristiques de la mondialisation libérale qui s’imposera après la chute du mur de Berlin. S’y ajoute le chef d’oeuvre qu’est In girum imus nocte et consumimur igni ainsi qu’une série de textes mineurs dont les Notes inédites sur la question des immigrés où est posée la question de l’intégration des immigrants.
Lire Debord n’est cependant jamais facile. Sa plume est limpide, certes, mais la lucidité de ses thèses est souvent difficile à surmonter. Son ton péremptoire et sa posture condescendante n’aident en rien. C’est vrai que Debord n’a jamais cherché à plaire. Or, quoi qu’on en dise, il faut lui reconnaître le mérite d’avoir identifié, avec une rigueur implacable, ce que nos vies comportent d’intolérable.