Article body

Le titre de l’ouvrage est conforme à son contenu : les rites d’initiation masculine et, dans une moindre mesure, les pratiques féminines correspondantes. Les Díí – mot qui veut dire « les foncés » dans leur langue – expliquent volontiers leur organisation sociopolitique « en termes de circoncision ». Comme nous le constaterons plus bas, ce rite occupe, en effet, une position « centrale » dans la vie de leurs chefferies. L’auteur a observé plusieurs séances d’initiation masculine au début des années 1990. Il a recueilli des témoignages détaillés à propos d’initiations passées, dont certaines remontent à la Première Guerre mondiale. En plus de fournir une profusion d’éléments descriptifs, le livre retrace l’évolution des pratiques entourant la circoncision au cours du XXe siècle : simplification du cycle rituel, mais aussi abaissement de l’âge des initiés, privatisation graduelle des initiations et amorce de médicalisation. La description des rites féminins se réfère au début des années 1990. Aucune homme ne pouvant assister à une initiation féminine, cette partie du livre est plus succincte. Elle n’en présente pas moins un grand intérêt du fait de la forme originale d’initiation pratiquée par les femmes díí.

Se subdivisant en divers sous-groupes du point de vue dialectal, les 40 000 ou 50 000 Díí sont établis dans le nord de la province de l’Adamaoua et le sud de la province du Nord. Ce peuple a été assujetti aux Peuls au cours du XIXe siècle. Ils n’ont adhéré à l’islam en grand nombre qu’au cours des années 1960, les autres Díí se définissant soit comme catholiques, soit comme protestants. Les premières missions chrétiennes ont été implantées dans les années 1930. Cette ethnie vénérait ses ancêtres et les crânes de ses chefs décédés, mais les deux cultes ont moins bien résisté à l’épreuve du temps que les rites de circoncision. Les Díí disent que ces derniers ne relèvent pas de la « religion », contrairement aux premiers. Il s’agirait simplement de « choses anciennes ». En vérité, les Díí ont banalisé une coutume à forte connotation identitaire, mais jugée « païenne » par les missionnaires chrétiens et les musulmans de la région, la circoncision étant loin d’avoir le même lustre dans l’islam. Déjà dans les années 1930, la nudité des initiés dans les camps de brousse n’était plus acceptable. Néanmoins, les couteaux utilisés pour la circoncision sont encore dits yoob, « esprits des ancêtres ».

Chacune des plus de cent petites chefferies existant en pays díí comprend un lignage princier, des lignages autochtones et quelques forgerons, qui forment une caste endogame. À la pierre plate du tambour, « véritable centre social du village » et au trône en pierres plates qui est l’un des insignes de la chefferie, correspondent deux endroits situés en brousse et méconnus ou craints des femmes : la place de circoncision, tee, où sont les pierres sur lesquelles tous les sujets masculins sont circoncis debout et sous lesquelles sont enterrés les prépuces, et un rocher également plat et parfois appelé « petit tee », où sont aiguisés les couteaux de circoncision. Ces deux lieux sont sous le contrôle des circonciseurs, le premier des lignages autochtones. Il revient au chef d’organiser la circoncision de chaque petit groupe d’initiés, mais ni l’organisateur en chef du rite, ni aucun membre déjà circoncis de son clan ne peut se rendre au tee. Le chef n’y va que deux fois dans sa vie : lors de sa première et de sa seconde circoncision, cette dernière inaugurant son « règne ». Cette re-circoncision est fort justement qualifiée de « sur-initiation » par l’auteur.

Bien qu’intervenant plus tôt qu’autrefois dans la vie d’un individu, la circoncision continue de transformer les garçons en « hommes » en leur apprenant à endurer la souffrance, à encaisser stoïquement les sévices et brimades des hommes qui les accompagnent dans un parcours initiatique de plusieurs semaines et à rester « froid » en toute occasion. Deux fois circoncis, le chef passe pour le seul « homme vrai » de sa chefferie.

Comme en témoigne abondamment l’ouvrage, l’animal le plus dangereux, le plus courageux et « le plus prestigieux » que les Díí connaissent, à savoir le léopard, occupe une place de choix dans la symbolique de la circoncision. Dans la vraie vie, tuer ce fauve est un acte de bravoure donnant droit au port d’un insigne particulier. Les peaux de léopard sont réservées aux grands chefs. L’esprit d’un chef défunt à qui l’on aurait manqué de respect pouvait, croyait-on, envoyer les léopards « dévorer bêtes et gens » et une attitude « de léopard » incite au respect. D’ailleurs, les couteaux de circoncision portent le nom du léopard, zag, car ils tranchent « comme ses griffes ». Advenant la mort d’un initié durant le cycle rituel, la mère apprend que son enfant a été « dévoré par le léopard ». Un homme osant révéler les secrets de la circoncision à une femme serait terrassé par ce fauve. Au cours du cycle rituel, les initiés sont supposés « tuer le léopard », puis le « manger ». Cet animal terrifiant semble représenter « les puissances de la brousse » auxquelles les initiés sont confrontés. Tout indique que, dans l’imaginaire social des Díí , mais plus particulièrement aux yeux des femmes, les « garçons », autrement dit leurs fils, frères ou futurs époux, sont devenus au terme de leur parcours initiatique plus « forts » que des léopards.

La symbolique de la circoncision comporte bien d’autres aspects. Par exemple, le tee se trouve dans un vallon parcouru par un ruisseau et les couteaux de la circoncision sont remisés dans un pot. L’auteur montre que la sortie de circoncision se présente comme une re-naissance. Cette fois-ci, un « père collectif » se substitue à la mère. Sans que la relation d’un sujet avec sa mère ne soit rompue, le néo-circoncis n’est plus un enfant, il appartient à la société des hommes.

Malgré l’érosion des rites et coutumes des Díí, « la substance des cérémonies de la circoncision » a été sauvegardée et, selon l’auteur, cette essence revient à « l’antagonisme entre les sexes », qui est le socle de « toute leur éthique ». Il ne serait, en effet, pas trop difficile de démontrer que la circoncision s’inscrivait dans une même logique de polarisation des identités sexuelles chez beaucoup d’autres peuples africains, notamment en Afrique orientale.

Le cycle rituel auquel les femmes soumettent les filles ressemble à certains égards (brimades) à celui des garçons. Nettement moins élaboré, partiellement tenu en brousse et donnant la réplique aux rituels masculins, il assure pareillement l’intégration des jeunes initiées à la société des femmes. L’épisode le plus secret se rapporte aux organes sexuels des filles : grattage de la vulve et étirement répété quatre fois – chiffre féminin qui s’oppose au 3 masculin – du clitoris. En manipulant de la sorte les organes génitaux de la jeune initiée, « l’exciseuse » exhorte cette dernière à ne pas se laisser séduire facilement par les hommes. En 1993, l’auteur avait qualifié les femmes díí de « presque excisées ». Ici, elles sont vues comme des « pseudo-excisées ». L’excision n’a jamais été très répandue chez les ethnies du Cameroun. Quelques populations la pratiquaient, dont les Gbaya, proches des Díí. C’est ce qui amène l’auteur à conclure que les femmes díí ont « réfléchi sur l’excision gbaya et décidé qu’elle ne leur convenait pas ».

À en juger par de nombreuses indications ethnographiques, le clitoris passait chez bien des populations de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique de l’Est pour un organe susceptible de se développer par lui-même de manière indue, nonobstant l’excision. Muller met un bémol sur la théorie inspirée des Dogons voulant que les rites de circoncision et d’excision africains aient pour but d’extirper aux représentants de chaque sexe une particule identifiable au sexe opposé, donc de purifier l’identité sexuelle de chaque individu. Cette théorie ne s’applique pas aux Díí. Le prépuce de trois circoncis ayant subi l’épreuve avec courage est réduit en poudre et offert aux initiés de la promotion suivante sous forme de drogue. Rien de plus masculin donc qu’un prépuce! Quant au clitoris, il se présente ici à la fois comme le « signe distinctif de la féminité » et comme un organe capable de protéger les femmes. L’ethnologie n’a décidément pas fini d’en apprendre sur l’Afrique.