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Comprendre les raisons de l’existence de la monnaie et son histoire devrait être une tâche centrale pour les économistes. Pourtant, nombre d’entre eux se contentent d’énumérer les fonctions de la monnaie (dans l’ordre suivant : intermédiaire des échanges, mesure et réserve de la valeur) et se limitent à un évolutionnisme des plus succincts pour toute analyse historique. À l’origine, n’importe quel bien pouvait servir d’équivalent pour faciliter les échanges, c’était l’économie de troc. Mais des métaux « précieux » (or, argent ou alliage des deux) prennent ensuite la place de ces quasi-monnaies. Puis, la véritable monnaie (dont le nom grec signifie « loi ») apparaît au VIe siècle avant notre ère, lorsqu’en Lydie puis en Perse et dans toutes les cités grecques, l’autorité frappe les pièces métalliques de son sceau pour garantir la valeur inscrite, c’est l’acte de naissance de l’économie monétaire. Enfin, les inventions de la monnaie fiduciaire puis scripturale ne sont qu’une adaptation technique au fil du développement économique, débouchant sur l’économie de crédit. L’interrogation sur la signification de la monnaie et son histoire est dès lors, pour l’essentiel, laissée aux anthropologues et aux historiens. Ce petit livre, qui ne déroge pas à la règle, déconstruit ces fameuses fonctions de la monnaie et constitue une critique sans concession de la fable monétaire de nombreux économistes, en étudiant l’histoire de la monnaie non seulement dans les sociétés étatiques, mais aussi dans les sociétés dites primitives (c’est-à-dire sans État). L’anthropologue Alain Testart rédige l’introduction et un chapitre de réflexion théorique sur la distinction entre moyens d’échange et de paiement, pour délimiter les particularités des monnaies primitives. Les chapitres suivants traitent de sociétés étatiques : la Mésopotamie du IIIe millénaire avant notre ère, par l’historien Jean-Jacques Glassner ; l’Égypte de l’époque pharaonique, par la juriste Bernadette Menu ; et la Chine dont la singularité par rapport à l’Occident est que sa monnaie, dès le début (6 000 ans avant notre ère), est essentiellement fiduciaire. Cela a pour corollaire la multiplicité de ses supports, le monopole d’émission décrété au IIe siècle avant notre ère étant fréquemment remis en question jusqu’à l’avènement de la république populaire en 1949, selon François Thierry, conservateur en chef du département des Médailles, monnaies et antiques de la Bibliothèque nationale de France. L’ouvrage illustre ainsi différentes variations historiques sur le lien monétaire avant l’avènement et le développement de la monnaie métallique frappée.
Or, ce retour sur la « monnaie avant la monnaie » est riche d’enseignement et montre l’importance des différents modes de circulation des biens et services qui coexistent dans toute société : la réciprocité, la redistribution et l’échange. Aux trois fonctions de la monnaie de la plupart des économistes, il convient alors d’en ajouter une quatrième : la monnaie comme instrument de paiement, qui ne s’assimile à la médiation des échanges qu’avec le développement des relations marchandes, comme l’avait déjà souligné Polanyi. De par sa nature, la fonction de paiement (qui, en dehors de l’échange, correspond à des obligations politiques, judiciaires et familiales unilatérales) est première. La fonction d’intermédiaire des échanges s’en déduit, ce qui montre bien, selonTestart, que la monnaie n’existe pas pour faciliter les échanges, mais est une cause de l’échange, puisqu’elle permet de se libérer de toutes les obligations. Dès lors, la monnaie est aussi objet de l’échange, d’où découle sa fonction de réserve de valeur, comme Keynes l’avait remarqué contre les néo-classiques pour lesquels la monnaie n’était qu’un voile. En définitive, la fonction de la monnaie comme mesure des valeurs est la moins cruciale. La singularité de la monnaie primitive est qu’elle est un moyen de paiement, et non d’échange de biens, celui-ci étant fondé sur la réciprocité – ou système de dettes et de créances interpersonnelles tendant à se compenser sur le long terme, en raison de la faible division du travail. En revanche, notre monnaie moderne (qui ne disparaît toujours pas dans la circulation, comme la monnaie primitive) invente l’anonymat, car elle s’insère également dans l’échange de biens, et son acquisition devient une nécessité pour survivre. Tandis que dans les sociétés primitives les obligations concernent des personnes, dans les sociétés de marché généralisé l’obligation concerne un objet, le crédit s’effaçant devant la monnaie.
Ce livre montre ainsi que la monnaie n’est pas le résultat du développement du marché, mais lui préexiste, étant même un lien social central – aux modalités cependant changeantes – par l’unité et l’interdépendance qu’elle institue au sein d’une société.