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Voici un ouvrage bienvenu et excellent. En effet, tout en reposant sur une enquête de terrain, il apporte une réflexion de fond et une démarche opérationnelle sur la pertinente question de l’éthique et de ces enjeux dans le cadre des programmes de santé publique.
L’intérêt de ce travail est dans l’ouverture qu’il suggère. En effet, il ne s’agit nullement d’enfermer les professionnels dans une démarche procédurale, mécaniste ou linéaire fondée sur un quelconque code éthique. L’approche des auteurs consiste plutôt en une ouverture vers la prise en compte de la pluralité des valeurs et de la pluralité des interprétations des divers acteurs.
La première partie débute par une définition d’outils conceptuels et méthodologiques requis pour fonder une éthique appliquée à la santé publique. Les axes de réflexion portent sur la question de la « santé publique comme nouvelle moralité » (chapitre 1). Puis les auteurs recensent et proposent des définitions des normes et des valeurs qui fondent l’élaboration de cadres d’intervention basées sur des questionnements éthiques (chapitres 2 à 5). Un modèle d’analyse et de résolution des enjeux éthiques est construit à l’aide de grilles opérationnelles. Elles font partie des processus d’analyse des valeurs imbriquées dans les diverses étapes d’élaboration d’une stratégie d’intervention. Cette partie se termine par une étude de cas qui tient lieu de synthèse où la démarche proposée est activée de manière très didactique et convaincante.
La seconde partie est consacrée à l’identification des enjeux et à la formulation des questions éthiques qu’ils soulèvent. Le chapitre 8 s’interroge sur les approches de santé publique par les groupes à risque et sur leurs manières d’engendrer la stigmatisation et la discrimination sociales des individus et des groupes qui auraient été étiquetés… Étiquetage ethnique, selon l’orientation sexuelle, les travailleurs, des institutions, des industries… « L’étiquetage renforce l’image sociale d’un groupe qui méritait ce qui lui arrive, tout en déculpabilisant la société en avançant que la maladie étant partie intégrante de leur identité collective, elle est aussi partie de leur destin, elle est en eux » (p. 254). Après avoir analysé les conséquences de l’étiquetage social, « le fait d’être catégorisé à risque conduirait certains individus à accroître leurs comportements à risque » (p. 257), des pistes de solutions et de correctifs sont proposés aux chercheurs et aux professionnels. L’idée d’une justice sociale renvoie aux questions politiques (chapitre 9) : « La société a donc un devoir moral de compenser les inégalités naturelles ainsi que celles socialement et culturellement construites en puisant dans les ressources de ceux qui ont la chance d’être avantagés. [L]e champ de la santé s’impose comme un domaine prioritaire de correction des injustices naturelles et socialement créés » (p. 279). Le chapitre 10 « Certitude scientifique et précaution » réaffirme que les épidémiologistes ont la responsabilité morale d’informer mais qu’ils doivent aussi reconnaître et faire reconnaître le degré d’incertitude inhérent à leurs recherches. Les risques d’abus et de dérapages dans la manipulation de données de l’evidence-based preventive medicine sont présents dans la réflexion menée. Certains professionnels enquêtés soulignent que la santé publique risque de se muer en entreprise de conviction, en recourant à des informations qui présentent parfois un niveau élevé d’incertitude et qui se vend pourtant comme des vérités, dans le cadre d’un « marketing socio-sanitaire ». Nous adhérons à la nécessaire prise de conscience selon laquelle les sources scientifiques doivent être considérées comme des conditions d’ouverture et de questionnement sur les certitudes.
En conclusion, cet ouvrage montre que les valeurs fondamentales sont implicitement et explicitement promues à travers chacune des étapes d’intervention en santé publique. La promotion de la santé soumet les populations (cibles pauvres, marginaux, communautés ethnoculturelles) a une forme de normalisation des comportements liés à la santé et ces valeurs sont susceptibles d’entrer en conflit. Les professionnels et en particulier ceux de l’éducation à la santé ont la responsabilité de s’outiller pour gérer adéquatement les conflits ethniques qu’elle alimente. Un processus d’équilibrage et d’arbitrage s’impose : il passe par une discussion éthique impliquant tous les acteurs, membres des populations ciblées et professionnels de santé.
Ce livre utile stimule la réflexion pour donner encore plus de sens à l’action. Il nous rappelle que l’éthique ne doit pas être sacralisée et déléguée à des comités d’experts. Elle nous concerne tous, chercheurs et professionnels de terrain. La réflexion éthique doit nous permettre d’atteindre les objectifs de la démarche de Bergson préconisant d’« agir en homme de pensée et de penser en homme d’action ».