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Réginald Vollant est un Innu de Uashat mak Mani Utenam, communauté innue de la Côte-Nord, située le long du fleuve Saint-Laurent, à la hauteur de la ville de Sept-Îles. Imprégné de sa culture, préoccupé de sa préservation et sa transmission, il a contribué à diverses entreprises qui voulaient rapprocher les générations. Il souhaite avant tout mettre en valeur la culture des aînés et leur expérience du territoire, transmettre cette richesse aux jeunes et permettre la perpétuation de la culture innue dans le contexte actuel.

Alors qu’il était directeur du Musée Shaputuan, poste qu’il a occupé jusqu’à récemment, j’avais invité Réginald Vollant à participer à un colloque sur les collections qui se tenait au Musée de la Civilisation du Québec (février 2002). À mon invitation, il prolonge ici ses réflexions sur l’implantation du musée à Uashat mak Mani Utenam et sur les défis qu’a posés son appropriation par les membres de la communauté. De façon plus large, il évoque également le rôle de la culture dans le développement communautaire, l’importance du territoire, la place de l’industrie touristique et la relative utilité de l’institution muséale pour les Autochtones : un outil parmi d’autres.

Inauguré en 1998, le musée Shaputuan se trouve sur la route principale qui longe la Côte-Nord, à une extrémité de la communauté de Uashat, directement à l’entrée de la ville de Sept-Îles, dans un centre commercial. Le bâtiment contient un espace central réservé à une exposition permanente et pouvant aussi recevoir de petites expositions temporaires, un local servant à entreposer la collection d’objets, un atelier, des bureaux administratifs et une salle de réunion avec cuisine attenante. Le nom du musée a été emprunté au terme innu « Shaputuan » qui désigne la grande tente de rassemblement communautaire.

Élise Dubuc : Monsieur Vollant, pouvez-vous nous raconter comment la création du musée Shaputuan a fait son chemin dans la communauté ?

Réginald Vollant : La naissance du musée doit se comprendre dans un contexte assez particulier, au début des années 1990, celui des négociations de la communauté avec les gouvernements et la compagnie d’électricité Hydro-Québec concernant l’implantation d’un futur barrage sur la rivière Sainte-Marguerite. Divisés sur l’entente, certains membres de la communauté étaient plus ou moins favorables, d’autres complètement contre. Afin de rallier le plus grand nombre, les promoteurs ont inclu dans l’entente divers projets, dont la construction d’une « maison de la culture ». C’est important de le mentionner, car les opposants étaient des gens plutôt proches de la culture, c’est-à-dire des traditionnalistes, des gens qui allaient en forêt. Les promoteurs ont inventé cette solution, disaient-ils, pour pallier les effets néfastes du barrage sur l’environnement et sur les activités traditionnelles. On parlait alors de travaux « remédiateurs ». Ainsi, la communauté ne s’attendait pas à se retrouver avec un musée. C’est arrivé comme un cheveu sur la soupe. Vers 1995 et 1996, par l’entremise de la SOTRAC[2], le concept du musée a été discuté entre les dirigeants de la communauté, les gouvernements et Hydro-Québec. Un muséologue non autochtone et supposé spécialiste de la culture avait également été engagé. Ce petit groupe a choisi le lieu d’implantation du musée, l’architecte, le type de bâtiment et même l’exposition permanente. Il n’y a pas réellement eu de consultation auprès de la communauté, malgré ce qui a été dit par la suite. Moi qui vivais dans la communauté, je n’en avais jamais entendu parler. Donc personne n’a pu exprimer comment on aimerait être représenté. Et c’est ce que j’ai remis en cause lorsque je suis arrivé.

É. D. : Le musée a ouvert ses portes au public en juin 1998, vous en étiez alors le directeur.

R. V. : Je suis arrivé en décembre 1997. Le musée n’était pas encore fini, mais tous les murs étaient debout. Le chantier était en cours. Déjà conçue, l’exposition permanente était en voie de réalisation avec l’aide d’une firme de design de Québec. À certains égards, il y avait sans doute une volonté que des Autochtones prennent en main cette institution. Vous savez, c’est un projet « clé en main ». Des gens conçoivent un bâtiment, ils inventent un concept de maison de la culture, plus précisément une « maison de transmission de la culture », et fabriquent une exposition permanente, puis nous donnent les clés. C’est pas tout de suite évident. Ce n’est pas facile. Lorsque j’ai remis tout cela en cause, notamment le processus de validation, on m’a dit qu’il y avait eu un spécialiste de la culture innue engagé pour l’occasion et que moi, Réginald Vollant, je n’avais pas de formation en muséologie. J’ai tout de même continué à faire des représentations à ce sujet. Il fallait ouvrir le musée. J’essayerais bien, après, de voir comment rétablir la situation. Je trouvais qu’il fallait repenser la conception du musée, et tout particulièrement l’exposition permanente qui ne correspond en rien à la façon de voir des Innus. La fabrication d’une exposition c’est un peu un piège, lorsqu’elle est en place, il est très difficile de trouver l’argent pour la remplacer, même si elle ne convient absolument pas. Cinq ans après l’ouverture du musée, ce défi reste entier.

É. D. : Quelles ont été vos premières actions à titre de directeur?

R. V. : Mon premier geste a été de choisir l’équipe de travail. Des Autochtones. Comme je viens de la communauté de Uashat mak Mani Utenam, j’arrive à saisir les forces des gens de la communauté. Avant d’être au musée, j’ai eu la chance de travailler pendant une douzaine d’années dans le domaine spécialisé de la transmission culturelle. À l’époque, un programme permettait d’amener des jeunes en difficulté de huit à douze semaines en forêt, encadrés par des aînés. C’était comme une école, un enseignement traditionnel extrêmement intéressant, très valorisant pour les jeunes, pour les aînés et même pour nous, en tant que gestionnaires. Par cette expérience et aussi par l’entremise du cégep, j’avais donc identifié des gens compétents dans le domaine de la gestion, dans la façon de voir l’évolution de la culture. On fonctionnait dans un environnement budgétaire restreint, l’équipe ne pouvait pas être nombreuse. Comme conservateur, j’ai eu la chance de trouver Lauréat Moreau, un Innu de Betsiamites, qui a cheminé dans le domaine de la culture et qui avait une expérience en muséologie. Il avait alors terminé un stage au Musée des civilisations à Gatineau, un programme pour les Autochtones. Christine Labbé, une Innue de Uashat, compétente dans le domaine de la gestion comptable et de l’administration, complète l’équipe qui est encore en place.

On avait au départ énormément de contraintes. D’abord, le nom qu’on avait donné au bâtiment : une « maison de transmission de la culture ». En fait, il y avait une exposition permanente et un espace pour des expositions temporaires. C’était bien plus un musée qu’autre chose. Alors on a travaillé dans ce sens là. Il était cependant important pour nous d’en faire un musée axé sur les réalités de la communauté. Étant Innus, ayant vécu dans la communauté, vécu des expériences d’échanges avec les aînés, avec les jeunes et les enfants, on est en mesure de saisir quels seraient les actions ou les gestes et la façon de travailler qui permettraient à la communauté de préserver sa culture. Par définition, un musée a la mission de préserver, de diffuser la culture en privilégiant l’exposition. Mais nous, on va au-delà de ça. On veut ajouter des gestes, des actions. On s’est beaucoup posé de questions à ce sujet et on a échangé. On a consulté des gens de la communauté, vu ce que les gens pouvaient apporter, des outils ou des façons de faire, afin que le musée puisse devenir réellement en lien avec les aspirations de la communauté. Cela n’a pas été facile, et ce n’est toujours pas évident, compte tenu de ce qui est arrivé, et j’en reviens au contexte de négociation du barrage de la Sainte-Marguerite.

É. D. : Quels sont les rapports de la communauté avec le musée?

R. V. : Les gens ont été réticents et on les comprend. Ça a été très difficile pour nous d’aller chercher des gens, de leur faire valoir l’intérêt du musée et de les inviter à y venir alors que nous ne sommes pas d’accord avec la façon dont les Innus y sont représentés. Ç’a été très ardu pour nous de défendre cet aspect-là de la chose. Ce fut extrêmement contradictoire, et ça l’est encore. Ici, dans la communauté, les gens ne disent pas « c’est bien » ou « ce n’est pas bien ». Ils se font une idée de ce qu’ils ont vu, et c’est peut-être cinq ans plus tard qu’on va savoir ce qu’ils en ont pensé. C’est comme ça que les gens pensent et vivent. Donc ça a été difficile dans ce sens-là, mais les choses ont un peu changé, je crois, par le discours et ce que nous avons pu amener : la présence et les gestes. À partir de cela on pourrait reconstruire, faire des actions pour préserver et diffuser la culture.

É. D. : À quoi faites vous référence plus particulièrement?

R. V. : À certains événements, entre autres. Le rassemblement des aînés a été un moment magique. En 1999, pendant quatre jours des aînés de toutes les communautés de la Côte-Nord et la Basse-Côte-Nord, de même que Mashteuiatsh, Essipit et Betsiamites, ont échangé sur la culture, le rôle des aînés dans le développement et la préservation de la culture. Organisé par l’Institut culturel et éducatif montagnais (ICEM), l’événement s’est tenu au musée qui en était l’hôte. Le forum situé au centre du bâtiment facilitait le rassemblement et les échanges. À partir des discussions, les aînés ont fait une déclaration. C’est sans doute un des points forts de ce qui a été réalisé au musée. On se réfère à cet événement-là pour se remotiver dans notre travail. Les aînés arrivaient en autobus, ils avaient hâte de venir s’asseoir et d’échanger entre eux. On pouvait prendre un thé ensemble, échanger avec les aînés. Les aînés ont chanté au tambour. C’était très très fort, dans le sens qu’il n’y avait pas seulement des discussions, il y avait des échanges, des moments forts. Les aînés ont partagé les choses qu’ils vivent et leur expérience du Nord. L’ennui qu’ils peuvent ressentir des fois quand ils ne sont pas entourés d’enfants. C’était quelque chose d’extrêmement intéressant et enrichissant dans le sens où ça nous a profondément marqués. C’est à la suite de ce moment que l’on a pensé le musée un peu plus comme un lieu de rassemblement. Un lieu où l’on peut permettre à des aînés et à des jeunes de se rencontrer, des Autochtones et des non-autochtones également. Ça s’est concrétisé dans ce sens là. L’événement a été enregistré sur vidéo.

Il y a eu aussi d’autres événements, tel que le sommet de la jeunesse, la rencontre sur les médecines traditionnelles, des rassemblements d’artistes, des lancements de livres, de documentaires autochtones. Le plus important pour nous c’est de se concentrer et de réfléchir sur la mission et le rôle que le musée pourrait jouer là-dedans. Et cela ne peut pas se faire uniquement avec l’équipe de base du musée. On a sollicité la présence des gens de la communauté, des gens qui travaillent dans le domaine culturel, des gens de l’ICEM, une table de concertation pour ainsi dire, afin de réfléchir sur ce qu’on pourrait faire avec ce qu’on a en main, mais qui ne correspond pas à la représentation des Innus. Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour être plus à l’aise et être en mesure de passer les vrais et les bons messages? On s’est surtout concentrés sur les interventions futures et on est encore à ce processus-là.

É. D. : Outre ces rassemblements ponctuels et vos projets à long terme de renouvellement de l’exposition permanente, vous avez réalisé plusieurs expositions temporaires.

R. V. : Nous ne fonctionnons pas dans un environnement budgétaire qui nous permette de réaliser tout ce qu’on devrait faire. Toutefois, avec Lauréat Moreau, nous essayons de bien représenter les artistes autochtones, ceux d’ici et aussi ceux de l’extérieur, aussi bien des artistes peu connus que ceux qui arrivent déjà à percer. Moi et mon équipe sommes particulièrement fiers des quelques belles expositions qu’on a pu monter, notamment avec Ernest Dominique, Lucien Gabriel Jourdain ou encore Christophe Fontaine. Par exemple, l’exposition de Christophe Fontaine de sculptures sur andouillers de caribou a voyagé à Mashteuiatsh et même au Biodôme de Montréal. Ce qui est bien. Toutefois, notre premier but c’était de présenter une belle exposition dans le musée. L’artiste a travaillé avec le conservateur au concept de l’exposition. J’ai beaucoup aimé les commentaires des gens de la communauté. Quelqu’un est entré dans la pièce et a dit « Enfin quelque chose qui nous ressemble, enfin quelque chose qui nous touche ». Ça fait du bien d’entendre quelqu’un de chez nous qui dit : « enfin quelque chose qui correspond à notre réalité ». Ce serait bien d’arriver à s’orienter dans cette direction. Une belle programmation d’expositions temporaires, avec des artistes de la communauté, qui répondrait à notre réalité. Ça c’est pour la programmation et certains événements, mais en fait, il y a tout un processus de mise en place qui est long et lent.

É. D. : Vous nous avez souvent parlé de la représentation des Innus dans l’exposition, celle formulée par d’autres qui ne vous correspond pas et celle que vous arrivez à donner de vous-mêmes et dont vous êtes fiers, vous insistez aussi beaucoup sur la reconnaissance.

R. V. : La reconnaissance se situe à deux niveaux, elle fait partie de ce processus à long terme et demande beaucoup d’énergie. Il y a d’abord la reconnaissance du musée par la communauté ici, comme un outil qui va être porteur, sans pour autant prendre le rôle des aînés — on ne peut remplacer les aînés — mais comme étant porteur de la culture. Un outil qui peut continuer à préserver, à diffuser la culture d’une certaine manière. Il y a aussi la reconnaissance au niveau des institutions, des gouvernements. Le musée n’a pas encore la reconnaissance d’une institution muséale. Et cela n’est pas uniquement une question d’accréditation, pas uniquement une question de budget ou de normes. C’est à mon avis une reconnaissance à gagner en tant qu’Innus capables de prendre en main cette connaissance-là, pouvant la maîtriser et faire en sorte qu’elle puisse jouer le rôle qu’elle a à jouer. Si je m’entoure de muséologues non-autochtones, je pense que je vais obtenir cette reconnaissance-là. Je ne suis pas fermé à l’idée, nous avons toujours besoin de côtoyer des gens qui peuvent nous nourrir, nous permettre d’aller plus loin, mais je crois aussi qu’on a des ressources, on a acquis une formation. Même si on n’a pas suivi de cheminement universitaire, nos expériences antérieures et les quatre années vécues ici sont des acquis qui nous orientent dans une bonne direction.

É. D. : Est-ce que ce travail de reconnaissance à deux niveaux ne vous oblige pas à développer deux discours?

R. V. : Presque. Du côté des institutions gouvernementales, je dois produire, parce que l’on est dans une mentalité de production. Il faut produire des rapports, une programmation, il faut augmenter notre niveau d’achalandage, etc. Ce sont des choses qui me sont demandées par les gouvernements afin d’obtenir du financement. Du côté des Innus, il faut que j’essaye de transmettre, que j’essaye de faire comprendre aux gens l’importance de préserver la culture et de poser des gestes. Ce qui est complètement, je ne dirais pas contraire, mais plutôt à l’opposé. La communauté ne me demande pas de remplir le musée de touristes, ici, demain matin. La communauté nous demande de continuer à travailler dans le sens de préserver la culture, la langue, les aînés. Travailler avec les aînés, avec les enfants, transmettre la culture au moyen d’exposition, découvrir de nouvelles choses, c’est ce qui est important pour la communauté.

Il faut trouver une façon de faire pour qu’il y ait vraiment une présence culturelle innue. Au sommet de la jeunesse qui a eu lieu au musée en 2000, ce sont les jeunes de la communauté, tant ceux qui fréquentent l’école que ceux qui l’ont abandonnée, qui l’ont eux-mêmes formulé. Mais souvent ce sont les structures qui ne nous permettent pas d’aller plus loin. Ce sont des structures de Blancs qui sont là, sans doute efficaces dans une société non autochtone. Tout est fonction de programmes de financement. Le musée est pris dans des cadres très précis. Si un projet ne « cadre » pas, il se peut qu’on n’arrive jamais à le faire, même si c’est un très beau projet.

É. D. : Transmettre la culture dans le bois, tel le programme du Centre Nutshimiu Atusseun auquel vous avez travaillé avec les aînés et les jeunes, c’est une chose. Transmettre la culture en pleine ville, par le moyen d’un musée, c’en est une autre. De quel genre de transmission pourrait-on parler?

R. V. : Pour transmettre exactement les gestes traditionnels de la culture des Innus, ça prend des espaces. Ça prend un lac, ça prend des rivières, ça prend une montagne, ça prend des arbres alentour pour respirer les odeurs de sapinage. On a appris comme ça. C’est la façon traditionnelle d’apprendre la culture des Innus. Les outils que les aînés avaient pour nous apprendre la culture traditionnelle, c’est un canot, une paire de raquettes, une tente, un poisson, un caribou. Ce sont des outils qui permettent aux gens de préserver et de continuer à poser des gestes traditionnels. Ici, dans le musée, ce n’est pas évident d’amener un lac à l’intérieur, d’amener une rivière.

Les documents audio-visuels sont un bel exemple de moyens qui peuvent nous servir adéquatement dans la diffusion de la culture. Les Innus sont des gens de tradition orale, extrêmement visuels, très auditifs. La vidéo, ça rejoint la façon de faire des Innus. C’est un outil que l’on devrait utiliser d’avantage. Déjà plusieurs choses ont été réalisées. Par exemple, André Vollant a produit une trentaine de documents didactiques sur la transmission de la culture : la fabrication des raquettes, de cache en forêt, etc. D’autres vidéos pourraient être faites dans le domaine de la préservation, notamment faire connaître d’avantage tous les espaces. Je parlais d’amener un lac au musée, c’est peut-être une manière de le faire. C’est aussi une manière de toucher les enfants, personnellement.

Lorsque j’étais très jeune, vers douze ou quinze ans, j’ai été marqué par ce que j’ai vu à la télévision, un documentaire d’Arthur Lamothe[3] qu’il était venu tourner chez les Innus, dans l’Est, je crois. J’ai alors vu des choses à la télévision de ma propre culture. C’est ça des Innus? Des vrais Innus? Il y a tellement eu d’images d’Autochtones véhiculées où l’on se perdait beaucoup. On essayait de se positionner en tant qu’Innus, puis on ne savait pas trop où. Les images que j’ai vues d’Arthur sont venues me chercher très profondément. J’ai vu des gestes qui étaient posés par des gens qui fendaient le bois. Tout simplement. À la façon de fendre le bois, on voyait que la personne était à l’aise. L’homme était dans son élément, heureux. Habile. J’étais fier de voir ça. C’est magnifique ça. C’est ça être Innu pour moi. Ce document-là m’a permis de découvrir ma culture, de me redécouvrir. De telles choses peuvent servir à semer des graines ici et là, permettre à nos enfants de découvrir eux aussi leur culture. Compte tenu du contexte de vie sédentaire où l’on vit, ils n’ont pas la chance d’aller en forêt, vivre une expérience de vie en forêt. Les documents audio-visuels peuvent certainement être des outils utiles.

Au musée, on peut reproduire des gestes aptes à transmettre une technique. Il y a un canot à l’intérieur du forum. Les gens de la communauté sont venus construire le canot ici. Des jeunes sont venus pendant une semaine, échanger avec Serge Vollant. Ce sont des activités que l’on peut faire. Mais préserver la culture, ça va au-delà de ça. Il faut travailler avec les sens, avec l’odorat, l’ouïe. Il faut travailler avec tous les éléments. C’est un grand défi. Essayer de trouver un bel équilibre entre ce que l’on peut transmettre ici, ce que l’on peut transmettre aux jeunes Innus, et puis aller plus loin par la suite. Peut-être aller là, derrière les collines que vous voyez, et peut-être aller plus loin. Mais je pense que c’est aussi toute la communauté qui aura à se poser ce questionnement. Comment peut-on préserver la culture? Je crois que le musée a un rôle à jouer, mais ce ne peut cependant pas être l’unique moyen. Il y a les écoles. Nos enfants passent la majorité du temps dans les écoles, beaucoup peut être fait. Nous avons un rôle à jouer, les aînés, les parents, le conseil également. Un rôle de transformation sociale, identitaire. Je pense que c’est la collectivité qui aura à se poser très sérieusement la question et voir comment on pourrait construire une belle société. Il faut trouver un équilibre entre la vie traditionnelle et celle qui est vécue aujourd’hui.

É. D. : Est-ce qu’il y a un rapport entre le musée et la langue?

R. V. : Dans les statistiques gouvernementales, on dit que la langue innue n’est pas en danger. Cependant, même si près de 80% de la communauté ici parle innu, c’est néanmoins très fragile. Les enfants parlent innu dans les familles. Mais dans la rue, entre eux, ils parlent français, et après, ça va très vite. On sait que le musée est un outil qui nous permettrait de travailler avec les écoles. Mais dans l’exposition permanente qu’on y présente, c’est très difficile de se reconnaître. Il faut donc revenir à la base : avoir des outils plus adéquats. Mais ça, on n’y est pas encore arrivé. En attendant, nous nous sommes tournés vers les animations plutôt que l’utilisation des objets des expositions. Faute de ressources, on n’a pas pu les développer beaucoup. On ne veut pas faire n’importe quoi. Il faut que cela ait un sens. Et pour cela on doit travailler avec d’autres, notamment les écoles et ceux qui connaissent bien les programmes scolaires. En ce qui a trait à la langue écrite innue, elle est très récente, elle a été développée dans les années 1980-1990. On l’utilise au musée. Les enfants la maîtrisent assez bien et peuvent lire rapidement. Pour ma génération, ce n’est pas la même chose, c’est une langue que l’on a toujours parlée, mais jamais lue. Nous l’avons apprise tardivement et souvent, nous sommes moins rapides à la déchiffrer que nos enfants qui l’ont étudiée à l’école. Intégrer la tradition orale au musée est également un autre grand défi. Il y a la langue parlée dans la communauté et la langue parlée en forêt. La langue d’origine, c’est très différent. Les noms de lieux, ceux des différentes formes de lacs, ceux des animaux selon leur âge, et encore bien d’autres. Ces termes là, un enfant de dix ou douze ans ne les comprend pas. La langue des bois, si on ne vit plus en forêt, elle va se perdre.

É. D. : À travers les objets que le musée expose ou conserve, y a-t-il moyen de transmettre quelque chose?

R. V. : Les objets ont leur importance, mais les gestes encore bien plus. Une paire de raquettes c’est très important dans la culture des Innus. Cependant, si tu ne sais pas enfiler une paire de raquettes, si tu ne sais pas marcher avec une paire de raquettes, et bien, tu peux avoir les plus belles raquettes au monde, il manque quelque chose. Les gestes, ce sont des choses comme ça. Les gens ont de la difficulté à marcher avec les vraies raquettes traditionnelles. Un couteau croche : c’est un outil qui a permis à nos parents et grands parents de fabriquer des raquettes, des pelles, des rames. Ça c’est extrêmement important dans la culture des Innus, tout comme une paire de raquettes ou le tewegan (tambour). Mais ce n’est pas qu’un objet. Ce sont des outils qui ont permis au peuple innu de vivre, de survivre. C’est donc très important. Mais ça ne demeure pas qu’un outil. Le tewegan a permis aux gens de conserver tout le savoir. Un savoir traditionnel en rapport avec les chants traditionnels et les rêves. Et encore plus. Un joueur de tewegan va être considéré, il va rassembler les gens autour d’un événement, souvent joyeux, souvent très rassembleur. C’est l’outil qui a permis de rassembler le peuple. C’est très respecté. Ce n’est pas tout le monde qui joue du tewegan. Ce n’est pas n’importe qui, et les gens ne chantent pas n’importe quoi. Il y a toujours des messages. Le tewegan joue ce rôle-là. Alors ce ne peut pas être qu’un instrument de musique. C’est même pas du tout un instrument de musique. Il en est de même pour une paire de raquettes ou pour un canot. Un canot, ce n’est pas qu’un moyen de transport. C’est la personne qui l’a fabriqué, la façon qu’il l’a monté, les outils avec lesquels il l’a fabriqué, la matière qu’il a utilisée. Et là, dépendant de la personne, ça rend une certaine présence de la personne. Un canot de Panashue Pilot, c’est un canot de Panashue. Parce que c’est Panashue qui l’a construit, c’est pas la même chose : la personne est considérée. Les gens sont fiers d’avoir un canot de Panashue Pilot, parce que la façon qu’il avait de construire un canot, c’était quelque chose de bien. Il y a tout un monde qui est relié à ces aspects-là, qui est relié aux objets. Ça peut être un couteau croche, ce peut être aussi une hache, un fusil ou un filet de pêche. Même s’ils n’ont rien de particulier, ce sont des objets dans lesquels on peut se reconnaître, parce que d’autres avant nous les ont utilisés et c’est un peu d’eux qui est là.

Un certain nombre de membres de la communauté gardent des objets qui ont appartenu à leurs parents et dont ils sont fiers. Ils les conservent et c’est bien qu’ils restent là. Quelques-uns ont commencé à apporter de ces objets au musée. Par exemple, Napoléon Vollant est venu nous porter une petite paire de raquettes. C’était à son garçon qui est aujourd’hui devenu grand. Lauréat Moreau, notre conservateur, était particulièrement fier de recevoir cette paire de raquettes. Napoléon ne l’a pas donnée au musée pour être réutilisée. C’était un objet précieux qui représente énormément pour lui, et il l’a laissé ici. Il reconnaît peut-être le musée comme étant la place pour préserver les choses. Avec des objets comme ça, où les gens se reconnaissent un peu, le musée prend un sens.

Il y a aujourd’hui une émergence de jeunes artistes et c’est merveilleux. Dans notre recherche de la culture, de sa préservation et de sa diffusion, je pense que ces artistes vont être appelés à permettre de faire connaître la culture, ici, à l’intérieur de la communauté, par la façon dont ils l’interprètent. Les gens de la communauté sont ouverts à ce genre d’expression. Par exemple, le conseil de bande vient d’acquérir douze toiles de Jean-Pierre Fontaine, des portraits des aînés de la communauté, des porteurs de traditions. Pour les oeuvres abstraites qui sont une nouvelle façon de voir, de faire et de constater les choses par les artistes innus, c’est un peu différent. Les oeuvres de Marc Siméon ne sont pas nécessairement comprises tout de suite par la majorité des membres de la communauté. L’art abstrait, c’est nouveau. On est loin des grands centres, on n’a pas eu la chance de voir des expositions d’art abstrait d’artistes autochtones. On n’en a même jamais vu. On connaît Marc Siméon qui fait de belles pièces. Ce sont des découvertes qui restent à faire. Il y a de la place et il faut faire des choses comme ça. Ce sont des découvertes culturelles. Il faut s’alimenter à ce qui se passe ailleurs. Les gens ne sont pas réticents, ils disent : « C’est un Innu qui a fait ça ? Ah bon ». Alors il a toute une démarche, même si on est néophyte là-dedans, on veut apprendre et faire des choses dans ce sens-là.

En 1998, à l’ouverture du musée, on nous avait proposé une exposition de Diane Robertson, une artiste de Mashteuiatsh aujourd’hui décédée. Elle avait fait des pièces avec des parties d’animaux, une patte de caribou, le bout d’une tête d’outarde. On était réticent à l’époque, surtout pour l’ouverture du musée. Les gens de la communauté n’étaient pas ouverts à ça. On a refusé. Une outarde c’est tellement représentatif, tellement important dans la culture des Innus de Uashat mak Mani Utenam que tu ne peux pas représenter une patte d’outarde ici, une patte de caribou là, tenues par une structure. Les aînés m’auraient dit : « Voyons Réginald, qu’est-ce que tu fais avec les animaux? ». Il y a tout un monde qu’il faut considérer. Mais je crois que les gens vont être éventuellement plus ouverts. C’est le rôle du musée.

É. D. : Compte tenu de votre expérience, comment voyez-vous la place du musée dans la communauté?

R. V. : À l’époque, lorsque le musée a été créé, je me suis demandé pourquoi il n’avait pas été situé le long de la baie, avec une belle vue sur le fleuve. Mais en fait, c’est au centre d’achat que sont les gens. C’est là que ça se passe. C’est plein d’Innus, en fait beaucoup plus que dans les salles communautaires, plus qu’au gymnase. C’est là que les gens sont. Et c’est correct que le musée qui parle de culture et d’histoire soit là, entouré d’un Walmart[4] et d’un MacDonald, parce qu’on vit comme ça. La situation aurait été sans doute très différente si le musée avait été implanté à Uashat, le long de le baie, ou encore dans la communauté de Mani Utenam. Mais être à l’entrée de la ville de Sept-Îles ça peut aussi être important touristiquement parlant, quoique ce ne soit pas notre priorité. En quelque part, il faut se faire connaître aussi en tant que peuple. On a un souci de préservation de la culture innue, de la langue, des actions, et de faire connaître des artistes dans la communauté. Mais c’est aussi très important de se faire connaître par la planète. Par le monde. Les conflits racistes[5] qui ont lieu à Sept-Îles reposent sur la méconnaissance. Le musée a un rôle à jouer pour mieux faire apprécier notre culture. Venez au musée, venez vous asseoir avec nous et on va jaser tout simplement. On va faire découvrir des choses, qu’il y a des gens ici et de la vie. Il n’y a pas des masses de monde, mais c’est pas grave, l’histoire du peuple est là. Et puis les gens qui viennent ici comprennent, quoique l’on ait des valeurs différentes. Et ça peut faire en sorte que l’on puisse mieux vivre en harmonie.

Les défis sont énormes, car l’enjeu ne touche pas uniquement ce niveau là, faire venir des touristes. Il y a nos enfants, il y a nous. Il faut trouver une harmonie en dehors de ça, avec ce que tu fais, avec ce que tu es. Il y en a beaucoup qui décrochent. Le taux de suicide est très élevé ici. Il y a un mal de vivre dans la communauté et on ne va pas régler tous les problèmes. Il y a beaucoup d’autres gens qui sont impliqués à ce niveau-là. Il y a du travail à faire et je suis persuadé que le musée a un rôle là-dedans aussi. Tout est relié à l’identité : qui tu es, où tu t’en vas. En tant qu’individu, tu te poses des questions, puis en tant que collectivité aussi on se pose des questions. Et n’y a pas de consensus là-dessus. Alors c’est doublement plus difficile pour un jeune de se reconnaître dans les différents discours. Et eux ils représentent la majorité de la population.