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Ce numéro présente une réflexion sur les pratiques muséales concernant les peuples autochtones. Pour une part, il s’agit de s’intéresser aux nouvelles pratiques muséales en ce domaine. La volonté de reprise en main par les Autochtones d’une institution qui les a longtemps tenus silencieux entraîne de nouvelles façons de faire. On peut mesurer le chemin parcouru à l’aune de l’ouverture en grande pompe en septembre 2004 du tout nouveau National Museum of the American Indian. Ce musée, principalement conçu par les premiers intéressés, comme l’indique l’institution elle-même, est situé en un lieu symboliquement important de la capitale américaine, le Mail de la Nation. Les initiatives communautaires, c’est-à-dire les réalités vécues dans les communautés par les individus à qui l’on remet la charge de s’occuper du patrimoine, sont peut-être moins flamboyantes, mais elles n’en témoignent pas moins d’un renouveau. Pour l’autre part, il s’agit dans ce dossier de reconnaître comment l’institution muséale occidentale a embrigadé les objets de civilisations qu’elle croyait conquises, comment elle a formulé un discours qui traçait les ornières d’un mode d’appréhension de cultures considérées comme étant en voie de disparition, et comment elle évolue aujourd’hui.
La rencontre de ces deux perspectives offre aux anthropologues une réflexion sur la place (obsolète?) des collections amassées dans le passé, sur la représentation publique des connaissances scientifiques (public anthropology) et sur le rôle des « experts », souvent anthropologues, à qui auparavant incombait la tâche de représenter les Autochtones dans les musées, tâche qui est aujourd’hui amenée à changer radicalement. La métaphore du musée comme « zone de contact » évoquée par James Clifford sous l’inspiration de Marie-Louise Pratt (Clifford 1997 : 188-219 ; Pratt 1992) s’est imposée dans les esprits. L’auteur prolifique, reconnu comme référence incontestable sur les pratiques performatives de la culture dont font partie les musées, sur les connivences entre institutions occidentales, marchés capitalistes et élites nationales, nous a récemment rappelé combien l’héritage des relations entre les anthropologues et les communautés offre présentement autant d’obstacles que d’opportunités (Clifford 2004). On peut parler ici d’empreinte, à l’image de la très belle oeuvre de l’artiste innue Samec Germain reproduite en couverture du numéro, qui rappelle à la fois le poids du passé et les pistes annonçant le futur.
Avec la remise en question des pratiques passées, l’ère postcoloniale impose un nouveau regard sur le musée. On questionne les modes de collectes ainsi que l’autorité du discours anthropologique qui, au fil des ans, a tenté d’expliquer et de recontextualiser leurs significations. Malgré son ardente défense de l’utilité des musées pour l’étude de la culture matérielle, William Sturtevant signalait dans un article aujourd’hui célèbre (Sturtevant 1969) que l’anthropologie, devenue discipline universitaire scientifique, se détachait progressivement des pratiques de collectes et d’expositions d’objets qui caractérisèrent sa naissance au XIXe siècle. La réflexion actuelle est toutefois quelque peu différente. L’autorité des anthropologues est remise en question à l’intérieur de l’institution muséale. D’une part, le développement tout azimut de nouvelles pratiques scénographiques populistes laisse pour compte la réflexion scientifique (Terrel 1991). D’autre part, les peuples représentés dans les musées veulent obtenir voix au chapitre, ce qui amène les anthropologues à revoir leurs positions et entraîne une remise en question des musées d’ethnographie (Ames 1992 ; Clifford 1997). Les anthropologues regardent maintenant l’institution de l’extérieur, tel un nouveau terrain offert à l’investigation (Handler 1993).
Soulignant la crise actuelle dans laquelle se retrouvent les musées d’ethnographie, Anna Laura Jones (1993) fait état de conditions historiques qui expliqueraient les différences entre la situation telle qu’elle peut être vécue en Europe ou en Amérique du Nord. Dans des articles récents, Laura Peers (2000) et Élise Dubuc (2002) soulignent les différences entre les dynamiques muséales des pays d’Europe et celles des pays où les populations indigènes ont exercé des pressions afin de faire entendre leur voix.
La situation de distance dont bénéficient les musées européens est celle qui a traditionnellement caractérisé l’institution muséale occidentale. Ce modèle a également caractérisé l’établissement des musées qui ont par la suite essaimé dans les autres pays, notamment les anciens empires coloniaux où elle est aujourd’hui l’objet de vives contestations. La récente prise en compte d’une situation de proximité offre de nouvelles avenues à la réflexion. Dans cette perspective, Moira Simpson (1996) fait état de l’évolution dans les dernières années des relations entre les Autochtones et les musées en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis et au Canada. Elle souligne autant l’émergence des nouvelles institutions typiquement autochtones que des transformations dans les institutions occidentales bien établies. Michael Ames (1992, 1999), qui fut directeur du UBC Museum of Anthropology, a lui aussi souligné en tant que témoin et acteur l’ampleur des changements advenus.
Nous profitons de l’occasion pour saluer au passage l’oeuvre de Michael M. Ames, professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Colombie-Britannique, pendant plus de vingt-cinq ans directeur du Musée d’anthropologie de cette institution, qui prend dans les prochains jours une retraite bien méritée. Par une remise en question constante des pratiques établies, une critique constructive du rôle des musées, et notamment celui des anthropologues, il aura marqué profondément le paysage canadien quant à l’établissement de relations plus équitables entre les musées et les peuples autochtones.
L’actualité du questionnement
Les années 1990 ont vu se développer un riche et important travail sur l’histoire des collections. À la notion de signification des objets selon leur provenance, s’est ajoutée une réflexion sur les diverses pérégrination des objets, une fois sortis de leur lieu d’origine (voir par exemple l’article de Christian Feest 1998). En Europe, la création de nouvelles institutions renouvelle la donne, car elles auront en charge des collections ethnographiques sans pour autant suivre le modèle institutionnel traditionnellement développé par la discipline anthropologique. En France par exemple, la création d’un nouveau musée réunissant les collections du Musée de l’Homme et du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie ne se passe pas sans éveiller de vives querelles (Corbey 2000). Stimulée par la controverse, la revue Gradhiva consacrait en 1998 un dossier sur les musées, dirigé par Jean Jamin, et en 2001 un dossier sur les collections, dirigé par Marie Mauzé. Le Musée d’ethnographie de Neuchâtel en Suisse, acteur important du renouvellement de la réflexion sur le sujet, consacre son exposition annuelle (2002-2003) à la relation entre l’anthropologie et le musée. Le recueil de textes d’accompagnement qui en est issu, Le Musée cannibale (Gonseth et al., 2002), du nom de l’exposition, reprend la question provocante lancée par Jean Jamin : « Faut-il brûler les musées d’ethnographie? ». On s’interroge plus particulièrement sur les problèmes causés par la collecte passée d’objets issus de sociétés autres que la sienne, mais également sur le futur de cette pratique.
En Amérique du Nord, le débat se situe ailleurs, non pas entre les institutions, mais bien à l’intérieur de celles-ci. Au cours des ans, on a d’ailleurs vu les discussions se déplacer depuis la façon d’exposer les cultures jusqu’aux relations entre les musées et les communautés (Karp et Levine 1991 ; Karp et al. 1992). L’émergence des revendications des Premières Nations oblige les musées qui ont pris en charge des collections issues de ces communautés à une transformation interne. Au Canada, les avancées du Groupe de travail sur les Premières Nations et le musée qui entama ses travaux en 1989 (Nicks et Hill 1991) donne aujourd’hui le ton. Sans faire force de loi, il a donné lieu à l’instauration de nouvelles pratiques dans les musées. Aux États-Unis, une loi passée en 1990 a complètement changé les relations entre les Autochtones et les musées. Faisant suite à une série d’autres lois qui ont encadré le respect des traditions amérindiennes, le Native American Graves Protection and Repatriation Act (NAGPRA) obligeait les institutions muséales subventionnées par le gouvernement américain à rapatrier les ossements humains et les objets qui leur sont associés aux communautés qui en feraient la demande. De façon générale, il est indéniable que cette loi a eu de nombreux bénéfices. Elle a notamment suscité l’apparition de nombreuses institutions muséales complètement conçues et dirigées par des Autochtones. Si le modèle du musée occidental est parfois adopté en bloc, il est également soumis à des transformations importantes, donnant parfois naissance à des institutions complètement autres. Outre la question du rapatriement, le NAGPRA pose toutefois un grand nombre de questions et ses effets les plus profonds commencent à peine à se faire sentir, comme le souligne Nancy Parezo abordant la question de la propriété intellectuelle, notamment celles des archives de terrain (1998) ; le travail des anthropologues pourrait s’en trouver nettement transformé.
De très intéressants travaux de recherche interculturelle ont vu le jour. Mentionnons l’ouvrage de Miriam Clavir (2002) sur les notions de patrimoine, tant dans la conception scientifique de la muséologie (conservation des objets) que chez les communautés concernées (préservation de la culture), et ceux de Jaques Galinier et Antoinette Molinié (1998) ou encore de Christina Kreps (2003) sur l’utilisation de l’institution muséale. Et l’on ne se surprendra pas de voir se développer un domaine séparé d’une muséographie s’adressant au domaine de la culture matérielle autochtone (Ogden 2004), quoique l’on puisse se questionner sur le sujet.
Aux États-Unis, la revue Museum Anthropology, l’un des organes de l’American Anthropological Association, est devenue le lieu de discussion dynamique pour la communauté anthropologique. Au Canada, la revue canadienne Anthropologica publiait en 1999 un dossier thématique « Anthropologie et musées », où l’on questionnait la catégorisation ethnographique dans laquelle sont maintenus certains types d’objets, les relations entre l’institution et ses publics, ainsi que l’historicisation des pratiques. L’approche privilégiée dans le dossier présenté à Anthropologie et Sociétés se situe dans la même lancée, mais se démarque cependant par l’étude en contexte des pratiques actuelles.
Pour explorer les pratiques muséologiques actuelles, nous avons voulu nous rapprocher autant que possible du terrain en sollicitant des contributions d’auteurs avec une expérience du musée et une sensibilité aux contextes dans lesquels s’inscrivent les nouvelles pratiques. Il nous a semblé préférable de limiter l’enquête à l’Amérique du Nord en raison de la particularité du contexte nord-américain, composé de pays de colonisation récente où les tensions entre Blancs et Indiens, colonisateurs et colonisés, sont encore très vives, et où il existe une volonté de part et d’autre de renégocier le lien colonial. En Europe, la problématique est tout autre. Depuis la rupture du lien colonial, les collections ethnographiques provenant des anciennes colonies sont vidées de leur sens premier (Turgeon et Dubuc 2002). Certains tâchent de les actualiser en dénonçant les méfaits de la colonisation (Gonseth, Hainard et Kaehr 2002), d’autres les désethnisent pour en faire de purs objets d’art (Amselle 2004), d’autres encore les intègrent au patrimoine dans le cadre de la construction d’un nouvel espace européen (Ballé et Poulot 2004).
L’association des Autochtones aux musées
En Amérique du Nord, nous avons identifié au moins deux tendances qui sont bien reflétées dans ce numéro. La première vise à inscrire les nouvelles pratiques des collections autochtones dans la tradition du musée occidental (européen), tout en proposant des aménagements importants pour l’adapter au contexte postcolonial. En gestation depuis une bonne vingtaine d’années, cette approche est bien évoquée dans un article récent de James Clifford (2004) qui porte sur l’étude d’une exposition intitulée, Looking Several Ways, présentée récemment en Alaska. Pendant longtemps, le lieu privilégié de la construction et de l’expression du lien colonial, le musée est envisagé aujourd’hui comme lieu de sa déconstruction et de la négociation d’un nouveau modus vivendi. Pour destituer le régime colonial, alias postcolonial, on prône la restitution de certains objets sacrés aux communautés autochtones et leur participation accrue dans la préparation d’expositions. Le mot d’ordre des expositions est la « plurivocalité », pour que les voix de tous les groupes culturels concernés puissent se faire entendre. Il s’agit, en réalité, de faire de l’exposition et du musée en entier un modèle pour la société pluriculturelle englobant, dont l’idéal est d’accorder les différences sous le sceau de la tolérance (Turgeon 2003).
Dans son article provoquant consacré à une étude critique des premières expositions du tout nouveau National Museum of the American Indian, Shepard Krech plaide ici la cause de l’approche plurivocale. Pour préparer l’édification du futur musée à Washington, le directeur, Richard West, un Amérindien Cheyenne, a organisé quatre expositions dans les années 1990 à New York avec l’intention de faire ressortir la « voix authentique » des Amérindiens. Selon lui, les artefacts traditionnels représentaient l’authenticité amérindienne bien plus que les dioramas (life groups) ou les expositions d’objets d’art amérindiens trop inspirés des canons esthétiques occidentaux. Krech soutient que West, en voulant inverser la perspective et présenter une vision authentiquement amérindienne, a essentialisé les cultures amérindiennes et, d’une certaine façon, a reproduit le modèle univocal des conservateurs blancs qui l’ont précédé. Au lieu de se distinguer radicalement, West a construit un modèle inversé de la même chose. Krech cite les exemples du Milles Lacs Museum et le Mashantucket Pequot Tribal Museum qui ont exploité le diorama de la vie traditionnelle avec beaucoup de succès. Plutôt que de rejeter le diorama, sous prétexte qu’il est d’origine occidentale, ces deux musées se le sont approprié et l’ont « indianisé », tout en le renouvelant. Ils sont aujourd’hui reconnus comme des références internationales dans ce genre d’exposition. De même, le Milles Lacs Museum et le Mashantucket Pequot Tribal Museum ont exposé sans gêne des tableaux d’art contemporain amérindien et ils ont préparé, en collaboration avec des chercheurs américains, des expositions qui traitent de leur souveraineté. D’après Krech, la plurivocalité est une approche prometteuse, même pour les musées autochtones.
La participation des Autochtones aux expositions n’est pas aussi novatrice et récente que l’on pourrait le penser. Dans son article tout en nuances, Nancy J. Parezo rappelle que, dès 1942, le Denver Art Museum a organisé une exposition de 53 costumes de femmes amérindiennes, fabriqués de manière traditionnelle par des Amérindiennes. Pour donner vie et corps à ces costumes, le conservateur, Frederic Douglas, les faisait porter par de vraies amérindiennes dans son exposition conçue comme un défilé de mode. En plus de rendre le costume plus vivant, cette exposition, mieux connue sous le nom d’Indian Style Show, devait faire valoir l’esthétisme des femmes amérindiennes, mettre en valeur leur liberté d’expression, souligner leurs capacités d’adaptation et leur créativité, et éliminer les préjugés et le racisme envers elles. L’Indian Style Show a connu un immense succès. Monté comme une exposition itinérante, il devient l’exposition la plus visitée de son temps et fait plus de 120 tournées des États-Unis entre 1947 et 1956, année du décès de Frederic Douglas. Même si les Amérindiennes prenaient une part active dans l’exposition, elles y demeuraient des figurantes. Comme le souligne Nancy Parezo, l’Indian Style Show servait surtout à véhiculer des valeurs de créativité et de liberté aux femmes américaines en manque de nouveautés, puis à nourrir les créateurs américains de modes contemporains. L’exposition de Douglas a idéalisé la femme amérindienne et l’a érigée en « princesse » pour en faire un produit de consommation de masse. Aujourd’hui les défilés de mode amérindienne ne sont plus présentés dans les musées. Celui qui tenterait de les y réintroduire serait probablement taxé de sexiste et de raciste. Cependant, ces défilés sont courants dans les programmes scolaires amérindiens, les pow-wow et les expositions d’art et d’artisanat amérindiens, et ils inspirent désormais les créateurs de mode amérindiens. Bref, les princesses de Frederic Douglas se sont fait réapproprier, recontextualiser et intégrer dans la culture contemporaine de nombreux groupes amérindiens. On voit que les temps ont changé et les formes d’association aussi.
Gerald Conaty nous conduit sur le terrain pour montrer comment se négocie concrètement le rapatriement des objets sacrés autochtones des musées. Il souligne que le rapatriement est régi par des règles très strictes et par un cadre juridique d’origine occidentale très largement axé sur l’écrit. L’étude porte sur des demandes de rapatriement de sacs sacrés (sacred bundles) faites par les Pieds-Noirs du sud de l’Alberta à deux musées : une à un musée canadien, le Glenbow Museum (Calgary, Alberta), et l’autre à un musée américain, le Denver Art Museum (Denver, Colorado). Le caractère sacré des sacs était incontestable : il s’agit pour les Pieds-Noirs de sacs transmis de génération en génération qui matérialisent leurs relations avec la Création et qui définissent leur droit « d’exister dans ce monde ». Même s’il n’existe pas de législation au Canada en matière de rapatriement des objets sacrés, chaque institution muséale étant libre de négocier à sa guise des ententes, les sacs conservés par le Glenbow Museum ont été restitués pratiquement sans conditions. En revanche, aux États-Unis où il existe une loi sur le rapatriement depuis 1990, le Native American Graves and Repatriation Act (NAGPRA), les sacs ont été prêtés pour une période déterminée, mais non restitués de façon permanente. Selon le NAGPRA, le demandeur a l’obligation de faire la démonstration que les objets n’ont pas été acquis par le musée de manière légale et légitime. Dans ce cas, le Denver Art Museum possédait des preuves écrites comme quoi les sacs avaient été achetés en toute légitimité. Les éléments de tradition orale présentés par les Pieds-Noirs ont été rejetés. Cependant, sans doute un peu gêné par le dénouement politiquement incorrect de l’affaire, le Conseil d’administration du Denver Art Museum a voté à l’unanimité la restitution des sacs, en dépit du jugement de la NAGPRA, et ils furent rapatriés. Malgré le sort plutôt heureux de cette demande, celle-ci montre bien que le rapatriement fonctionne bel et bien à l’intérieur d’un cadre juridique occidental.
De son côté, Laurence Pourchez montre comment les nouvelles technologies peuvent être exploitées pour accroître la participation des Autochtones dans l’élaboration du regard anthropologique, que ce soit par la muséographie, le film ou le texte écrit. En effet, l’émergence des technologies numériques est en train de révolutionner l’enregistrement des données ethnographiques (audio, vidéo et photographiques), leur traitement et leur diffusion par cédérom ou par Internet. Le chercheur peut ainsi rétrocéder rapidement ses données aux populations enquêtées, intégrer leurs réactions à l’exposition ou au récit filmique et pratiquer ce que certains appellent « l’entrecroisement des regards », d’autres « l’anthropologie partagée ». Par exemple, une collection d’objets matériels peut être montrée aux interlocuteurs à l’aide de micro-expositions au cours du terrain afin de recueillir leurs réactions et encourager une réappropriation. Selon Laurence Pourchez, les nouvelles technologies contribuent aussi à la communication intergénérationnelle dans les groupes où les jeunes refusent d’écouter les aînés, jugés trop archaïques. Des supports d’information novateurs attirent plus facilement l’attention des jeunes et leur permettent de créer des passerelles entre les savoirs traditionnels et le monde moderne.
Vers une autonomisation des pratiques autochtones
Dans les exemples qui ponctuent les articles présentés, on voit que l’approche plurivocale change en profondeur les pratiques, mais qu’elle ne modifie pas fondamentalement les structures du musée, institution qui demeure occidentale dans sa conception, sa visée et son organisation. La mission du musée reste la conservation, la transmission, l’exposition et la mise en valeur du patrimoine dans une perspective essentiellement européenne. Faut-il ajouter que ces musées sont financés et administrés par des Blancs et les expositions destinées à des publics blancs. C’est sans doute pour cette raison que les Autochtones tendent de plus en plus à prendre leurs distances par rapport aux musées occidentaux et à développer leurs propres pratiques muséales. Certains chercheurs occidentaux tâchent de les suivre dans cette voie vers une autonomisation et de contribuer à la construction d’un savoir qui serait propre au patrimoine autochtone.
Au lieu d’inscrire d’emblée les objets autochtones dans le cadre de l’institution muséale occidentale, il s’agit de se placer du côté des Autochtones pour voir si la conservation, la transmission et l’exposition de leur patrimoine ne sont pas animées par d’autres logiques. Il s’agit aussi de comprendre comment les objets occidentaux, y compris les objets autochtones rapatriés des musées, connaissent une réappropriation par les cultures autochtones. En plus de reconnaître aux Autochtones la possibilité d’exister en dehors de la culture occidentale, cette approche offre aux chercheurs l’occasion de découvrir des pratiques autres que celles instituées par le musée occidental et de contribuer au développement du savoir muséologique. Comment les pratiques muséologiques s’inscrivent-elles dans l’histoire autochtone et comment sont-elles actualisées? Quelles stratégies les Autochtones emploient-ils pour reprendre en main leur patrimoine? Quelles sont les nouvelles pratiques qu’ils mettent en oeuvre?
Jacques Galinier pose d’emblée la question de savoir s’il existe dans les sociétés amérindiennes une « imagination muséologique ». Il propose d’explorer ce lieu et de dégager les logiques qui le régissent à partir d’enquêtes menées chez les Indiens otomi du Mexique oriental. Son incursion chez les Otomi ne révèle pas un système muséographique cohérent et totalisant, mais plusieurs ensembles de pratiques qui varient dans le temps, selon les communautés et en fonction des contextes sociopolitiques. Il ne trouve plus de trace d’une institution prédominante qui monopolise le patrimoine, mais plusieurs rites et pratiques qui prennent en charge ses différents éléments. Ici, il n’est pas question d’une cacophonie qui finit par se fondre dans une même voix. Jacques Galinier observe plutôt une pluralité des pratiques diffuses et une grande souplesse dans les classifications. Pas question donc d’une médiation qui distingue un avant et un après musée, un objet usuel d’un objet de collection. Loin de conserver les objets matériels comme support mnémonique, principe de base du musée occidental, les Otomi ont recours au sacrifice, c’est-à-dire à la destruction de l’objet après son usage rituel. Le but est de lui donner sens, non pas par sa présence matérielle, mais en créant un manque, une absence qui instaure une force chez le groupe. C’est sans doute pour cette raison que l’on voue une attention particulière à tout ce qui concerne la pourriture et la mort. Pas question non plus d’introduire une distinction entre objets à soi et objets de l’autre. Les objets provenant d’autres cultures, y compris de l’Occident chrétien, se voient complètement assimilés ; ils deviennent le capital propre aux Otomi.
Marie Roué se penche sur les pratiques muséologiques des Cris de Chisasibi (baie James, Québec) lors d’une réunion en août 2001 regroupant des représentants de toutes les Nations cries du Canada. Elle distingue trois espaces nettement délimités lors de cette réunion de trois jours : la patinoire couverte, transformée en salle de conférence destinée aux discours politiques, trois tentes érigées sur une place centrale gazonnée qui tiennent lieu de musée-auberge, et un troisième espace, situé à quelques kilomètres du village, qui réunit des Aînés et des enseignants cris pour discuter d’un projet de renouveau de la culture locale. Le musée-auberge propose aux visiteurs, essentiellement des Cris, le partage d’un « lieu de vie », c’est-à-dire une démonstration en continu des savoir-faire traditionnels des Cris de Chisasibi : fabrication de raquettes, séchage du poisson, préparation de la graisse d’ours, bref, toutes les activités pratiquées par une famille à l’intérieur de sa maison. On est loin de l’exposition d’objets inertes pour des étrangers. L’identité est ici mise en actes entre soi par la culture matérielle et la technologie traditionnelle. Il s’agit d’exposer des éléments vivants de la culture locale pour des hôtes venus de toutes les communautés cries du Bouclier canadien et même des Plaines de l’Alberta. Car, comme le souligne Marie Roué, l’idéal patrimonial est de renouer avec la culture ancestrale, perdue par des siècles de colonisation. L’Autre, pour les Cris de Chisasibi, ce n’est pas le Blanc, mais le Cri des Plaines, son cousin qui séduit par sa spiritualité et son costume haut en couleurs.
D’origine autochtone, Élisabeth Kaine a conçu un musée virtuel, pas seulement pour conserver le passé, mais aussi pour construire l’avenir et la modernité autochtones à partir de la tradition. Son projet Design et culture matérielle est guidé par un double objectif : d’abord, la valorisation identitaire des communautés par la création et l’exposition et, ensuite, l’élaboration de nouvelles formes matérielles inspirées d’éléments de la culture traditionnelle autochtone. Travaillant auprès de jeunes dans les communautés inuit du Nord du Québec, elle a commencé par dresser un inventaire informatisé des objets traditionnels encore en usage dans les communautés. Dans un deuxième temps, elle a encouragé les enfants à imaginer de nouvelles fonctions pour ces objets et à créer de nouveaux objets pour y répondre. Dans un troisième temps, les oeuvres sont exposées dans le but de mettre en valeur les créations, soit dans les écoles ou dans les magasins coopératifs des villages qui représentent un « lieu de vie ». L’exposition permet aux membres plus âgés de la communauté de valider les créations des jeunes, d’inscrire leur modernité à l’intérieur de la culture traditionnelle et de favoriser la communication intergénérationnelle. Le projet a connu un immense succès dans les communautés inuit parce qu’il leur offre un présent du passé et un espoir dans le futur.
Le Musée Shaputuan, situé à Sept Isles (Québec), est une institution muséale occidentale située dans une communauté autochtone, chez les Innus de Uashat mak Mani Utenam. Comme l’explique l’ancien directeur, Réginald Vollant, lui-même innu, le musée avait été construit par la compagnie Hydro-Québec pour dédommager les Innus de l’usage de certaines de leurs terres inondées lors de la construction du barrage hydro-électrique sur la Rivière Sainte-Marguerite. On avait nommé un muséologue non autochtone pour diriger le musée et retenu une firme de Québec pour préparer une exposition « clé en main » qui, selon Vollant, ne correspondait « en rien à la façon de voir des Innus ». À la suite de pressions de la communauté de Uashat mak Mani Utenam, Réginald Vollant est nommé directeur et il s’entoure d’une équipe composée d’Innus. Aux prises avec une exposition permanente qui est loin de refléter sa culture, il se questionne sur les façons de rendre plus pertinents de tels équipements afin de mieux représenter la signification du nom Shaputuan qui a été attribué au musée et qui signifie « la grande tente de rassemblement ». Pour remédier aux problèmes sociaux de la communauté, notamment le taux élevé de suicides chez les jeunes, la direction décide de mettre le musée au service de la collectivité et d’en faire un lieu de vie. Depuis son ouverture en 1998, Shaputuan a organisé des rassemblements des Aînés, des expositions d’objets traditionnels, des expositions d’artistes autochtones et des ateliers de contes autochtones avec beaucoup de succès. Le Shaputuan se trouve donc à la croisée des chemins, entre le modèle occidental et la reprise en main par la communauté. L’enjeu demeure de savoir s’il réussira à créer un sentiment d’appartenance à l’intérieur de la communauté, à contribuer à son autonomie et à construire son avenir. Shaputuan n’a sans doute pas fini de faire parler de lui.
Appendices
Note
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[1]
Plusieurs des articles publiés dans ce numéro ont été d’abord présentés et discutés lors d’un atelier organisé par Élise Dubuc et Laurier Turgeon au Musée de la civilisation (Québec) en février 2002, dans le cadre d’un projet de recherche financé par le FQRSC (programme Équipes de recherche), dirigé par Laurier Turgeon, et d’un projet du CRSH (programme Grands travaux de recherches concertés) dirigé par Pierre Ouellet. Nous tenons à remercier ces organismes subventionnaires pour leur soutien.
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