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Depuis quelques années déjà, la question des réseaux sociaux, et plus globalement des liens qui unissent les membres de ces réseaux, constitue une préoccupation majeure en sciences sociales. Systématiser et formaliser les différentes formes que prennent les réseaux sociaux sont un exercice complexe auquel Lemieux, dans Les réseaux d’acteurs sociaux, s’est livré avec concision et précision en s’inspirant largement des schèmes structuralistes.

L’auteur utilise les réseaux marchands, de communication, de parenté, d’affinité, de soutien, de mobilisation, d’entreprises, de clientélisme et ceux qui concernent les politiques publiques pour explorer formellement les diverses structures de liens qui créent des relations entre les acteurs sociaux individuels ou collectifs. Cet angle d’approche permet à Lemieux de théoriser la question de la mise en commun et de la mise en ordre de la variété des liens comme principes fondamentaux structurant les réseaux d’acteurs sociaux. À partir de la distinction entre réseau et appareil, l’auteur développe un point de vue très intéressant sur la tension qui existe au sein des structures de réseau entre le partage et la redistribution, entre le capital connexionnel et le capital disconnexionnel ainsi qu’entre les liens serrés et les liens lâches.

Dans la perspective de l’auteur, la mise en commun de la variété des liens serait toutefois une caractéristique associée aux réseaux ou aux quasi-réseaux qui fait de ceux-ci des structures où le partage prédomine dans les relations entre individus. Valorisant les liens serrés et le capital connexionnel, les acteurs sociaux au sein des réseaux demeurent surtout intéressés par la mise en commun de la variété des liens, selon Lemieux, même si au sein des quasi-réseaux la question de la mise en ordre de cette variété demeure également un principe structurant. D’autre part, les appareils et les quasi-appareils vont être quant à eux régis par des principes de répartition qui s’actualisent plutôt sur la base de liens lâches et sur un capital disconnexionnel généré par les trous structuraux, produit de l’asymétrie et du conflit existant entre les acteurs sociaux de ces types de structures. Bien sûr, encore une fois, il faut nuancer cette tendance au sein des appareils. Les quasi-appareils vont également avoir recours à des principes de mise en commun, mais généralement en excluant l’idée de partage.

La tension qui existe entre la mise en commun de la variété des liens et de leur mise en ordre puise son origine, selon la perspective de l’auteur, dans le désir de contrôler les différents types de ressources mises en jeu par les relations entre acteurs. Ces ressources, quelles soient matérielles, normatives, statutaires, « actionneuses », humaines, informationnelles ou relationnelles, deviennent à la fois les enjeux du contrôle et les atouts.

Cette idée de contrôle intéressé des ressources, bien qu’elle soit formulée dans un cadre structurel, n’est pas sans appeler quelques interrogations quant à l’intentionnalité des acteurs des réseaux. Les cas utilisés par Lemieux pour illustrer ces dynamiques réseautiques, par exemple les réseaux de soutien, ne démontrent pas nécessairement cette « quête » intéressée du contrôle des ressources. L’intentionnalité (la finalité dans les mots de l’auteur) des différents acteurs se doit d’être nuancée. Les modèles de Lemieux ont la qualité de démontrer efficacement les formes que prennent les échanges entre acteurs, mais restent ambigus et même erronés sur les fins de ces liens d’échange.

Bien sûr le contrôle des ressources, tel que le présente l’auteur, demeure un élément essentiel à la compréhension de plusieurs types de réseaux ou d’appareils. Toutefois, au niveau des réseaux d’affinités, de parenté ou de soutien, l’idée de contrôle des ressources réduit la complexité du lien social qui unit les acteurs de ces réseaux. Le don, probablement beaucoup plus central à la cohésion de ces réseaux, constitue un angle d’approche qui donne une perspective plus globale quant aux finalités qui stimulent les liens entre les acteurs sociaux. Sans entrer dans la question du don, qui a largement été développée en anthropologie, il est intéressant de remarquer qu’en évacuant cet aspect du lien social, il est plus aisé de « mécaniser » les échanges qui mettent en relation les individus au sein des réseaux d’acteurs sociaux.

L’essai de formalisation des réseaux d’acteurs sociaux de Lemieux demeure une réflexion intéressante sur les formes d’échanges et de liens. Les différents exemples ou types de réseaux proposent des figures prégnantes qui montrent bien différents aspects des systèmes sociaux de la modernité avancée. Cette exemplification permet de mieux comprendre comment circulent certaines ressources dans les mondes contemporains occidentaux. Le modèle de Lemieux fournit un outil formel de compréhension des dynamiques de liens sociaux qui mécanise certains types de réseaux. Ce modèle demeure réducteur quant à l’intentionnalité des acteurs qui non seulement « commercent » et veulent s’approprier les ressources du réseau, mais aussi y naissent, y aiment, y vivent et y meurent.