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Qui a dit que les intellectuels pratiquaient tous la trahison? Cela n’est certes pas le cas de Jacques Pelletier du moins, qui s’inscrit autant en porte-à-faux avec les idéologies de droite qu’à l’égard des idées pseudo-progressistes et gauchisantes qui marquent le Québec contem-porain. S’attardant aux enjeux qui découlent de la vie culturelle et idéologique québécoise, l’auteur se penche tout d’abord sur le paradoxe entre la désastreuse réalité socio-économique et l’incapacité de la gauche d’en formuler une critique satisfaisante. Empreint d’un ton parfois provocateur mais sans manquer de rigueur, cet ouvrage réactualise les débats gauche-droite et réussit à convaincre lorsqu’il dénonce l’ineptie d’une majorité d’intellectuels, voire leur copinage avec l’establishment politique.
Sévère à l’endroit des discours et pratiques de l’air du temps donc, la réflexion critique proposée ici s’accompagne d’un « Que faire » pour que la gauche québécoise et l’engagement des intellectuels reprennent leurs lettres de noblesse. Celui qui se définit comme fidèle aux idées socialistes et à l’indépendance du Québec juge en effet nécessaire de revoir la voie em-pruntée par la gauche depuis la Révolution Tranquille pour la réinscrire au cœur d’un engagement intellectuel concret. Tout en admettant son penchant pour le renversement de l’ordre établi, Jacques Pelletier préconise plutôt un engagement politique et organisationnel classique fondé sur la création d’un parti politique. Cette solution, qui n’arrive pas malgré tout à prendre ses distances avec les structures en place, a au moins le mérite de ne pas pécher par excès d’idéalisme. Ainsi, la création d’un nouveau parti de gauche s’impose dès lors que les actions spontanées et spectaculaires (manifestations, actions directes) ou encore les actions limitées au champ intellectuel (revues, cercles d’études) sont jugées trop peu ouvertes et sujettes à dérapages. Au-delà de ces raisons, celle qui pèse le plus est liée à l’urgence d’instaurer une opposition à l’ensemble des partis politiques québécois qui sont engagés sur la voie du conser-vatisme.
Les reproches ne se limitent toutefois pas à la sphère de la politique, et ce professeur de littérature est également critique à l’égard de certains travaux effectués par ses pairs dans la communauté universitaire québécoise. Il dénonce notamment l’approche révisionniste qui touche diverses disciplines comme l’histoire, la sociologie et la littérature. Refusant, par exemple, de voir dans l’époque de Duplessis plus qu’un libéralisme économique, Pelletier rejette les tentatives de relecture ou de réhabilitation de cette période de l’histoire du Québec et reconnaît d’emblée l’importance des transformations issues de la Révolution tranquille. C’est parce que cette dernière a mené à la création d’un État-providence apte à consolider un projet collectif global qu’il ne faut pas remettre en cause ses acquis mais plutôt y donner suite. La propension de nombreux intellectuels québécois à retourner sur les lieux de la Révolution tranquille masque en fait l’enjeu politique qui se dessine entre la poursuite d’un héritage à l’avantage du plus grand nombre et la volonté de certains d’asseoir leur domination de classe. C’est ici à notre avis que la critique est la mieux construite et que les arguments sont les plus percutants. Certes, sa connaissance du milieu universitaire y est pour quelque chose, mais peut-être encore plus, c’est cette volonté de réinscrire la gauche comme force politique majeure qui séduit ici. À une époque où il est de bon ton de consacrer la « Fin de l’histoire », il est rafraîchissant de s’apercevoir que certains refusent de démissionner. Loin de se limiter à la relecture de la Révolution Tranquille, l’auteur s’en prend aussi à la prégnance d’un mode d’engagement intellectuel, québécois comme français, qui se caractérise de plus en plus par un vedettariat artificiel et qui est condamné à un rôle de divertissement. Le chapitre consacré à la question de la mort de l’intellectuel critique présente un portrait sombre, mais non fataliste, de l’intellectuel moderne, car si certains ne font que répéter les lieux les plus communs de l’époque, d’autres ont encore le pouvoir d’agir pour peu qu’ils ne perdent pas de vue le contexte historique de chaque situation singulière.
Pour appuyer son argumentation, Pelletier s’attarde ensuite aux trajectoires intel-lectuelles de Pierre Vallière, André Laurendeau et Hermann Broch dont la vie est considérée comme un modèle d’engagement intellectuel qui permettrait de sortir du marasme actuel. Différentes à bien des égards, ces trajectoires n’en sont pas moins similaires par leur intensité et leur désir de questionner et de remettre en cause les finalités à partir desquelles s’organise la société.
Cet ouvrage au ton accusateur n’est pas sans faire revivre un engagement intellectuel que l’on croyait à jamais oublié. On pourrait toutefois lui reprocher de ne pas être assez intégré d’un chapitre à l’autre. Ainsi, le projet politique énoncé au chapitre premier n’est que trop partiellement repris par la suite pour faire place à la question de l’engagement des intellectuels. Comment faire conjuguer en effet un engagement intellectuel à la Vallière, Lau-rendeau et Broch, avec les nécessités de compromis inhérentes à la vie politique contem-poraine? Y a-t-il lieu de parler d’intellectuel organique ou doit-on séparer engagement intellectuel et action politique? Pour notre part, il semble que la faiblesse du fil conducteur soit la conséquence d’un choix d’exemples nécessairement arbitraire qui nuit à une parfaite cohésion entre les problèmes de la gauche québécoise et ceux, plus généraux, liés à l’engagement intellectuel. De plus il faut garder à l’esprit que la rédaction des chapitres n’était pas conditionnée au préalable par la publication d’un tel essai. Malgré ces quelques remarques, bien secondaires après tout, c’est de la pertinence des idées émises par l’auteur qu’il faut se rappeler. S’il est vrai que les intellectuels sont tous des traîtres, et bien Jacques Pelletier fait bande à part et la lecture de son ouvrage n’en devient que plus justifiée.